L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 95-101).
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10.

C’est une indiscutable tradition que la tragédie grecque, dans sa forme la plus ancienne, avait pour unique objet les souffrances de Dionysos et que, pendant la plus longue période de son existence, le seul héros de la scène fut précisément Dionysos. Mais on peut assurer avec une égale certitude qu’avant et jusqu’à Euripide Dionysos n’a jamais cessé d’être le héros tragique, et que tous les personnages célèbres du théâtre grec, Prométhée, Œdipe, etc., sont seulement des masques du héros originel Dionysos. Que, derrière ces masques, un dieu se cache, telle est la cause essentielle de l’ « idéalité » typique si souvent admirée de ces glorieuses figures. Je ne sais qui a prétendu que tous les individus sont comiques en tant qu’individus et, partant, non tragiques ; d’où se déduirait que les Grecs, en général ne pouvaient supporter les individus sur la scène tragique. Et, c’est ainsi qu’ils semblent avoir senti, en effet, comme paraît l’indiquer la distinction platonicienne, profondément enracinée dans la nature hellène, de l’ « Idée », en opposition à l’ « Idole », à l’image. Pour employer la terminologie de Platon, on pourrait expliquer les figures tragiques du théâtre grec à peu près ainsi : le seul véritablement réel Dionysos apparaît dans une pluralité des figures sous le masque d’un héros combattant et se trouve en même temps enlacé dans les rets de la volonté particulière. Le dieu se manifeste alors, par ses actes et par ses paroles, comme un « individu » exposé à l’erreur, en proie au désir et à la souffrance. Et, qu’il apparaisse ainsi, avec cette précision et cette clarté, ceci est l’œuvre d’Apollon, interprète des songes, qui révèle au chœur son état dionysiaque par cette apparence symbolique. Mais, en réalité, ce héros est le Dionysos souffrant des Mystères, le dieu qui éprouve en soi les douleurs de l’individuation, et de qui d’admirables mythes racontent que, dans son enfance, il fut massacré et mis en pièces par les Titans, et adoré ainsi sous le nom de Zagreus. Cette légende signifie que cette mutilation, ce morcellement, la véritable souffrance dionysienne, peut être assimilée à une métamorphose en air, eau, terre et feu, et que nous devons, par conséquent, considérer l’état d’individuation comme la source et l’origine primordiale de tous les maux. Du sourire de ce Dionysos sont nés les dieux ; de ses larmes, les hommes. Dans cette existence de dieu mis en lambeaux, Dionysos possède la double nature d’un démon cruel et sauvage et d’un maître doux et clément. Mais l’espoir des Époptes fut alors une renaissance de Dionysos, que nous devons désormais pressentir comme la fin de l’individuation. C’est la venue de ce troisième Dionysos que chante l’hymne de joie frénétique des Époptes. Et, seule, cette espérance peut faire briller un rayon de joie sur la face du monde déchiré, morcelé en individus : ainsi que le montre la légende, par l’image de Demeter, plongée dans un deuil éternel et qui, seulement alors, retrouve la joie, quand on lui dit qu’elle pourra enfanter encore une fois Dionysos. Dans les considérations qui précèdent, nous possédons d’ores et déjà tous les éléments d’une idée du monde pessimiste et profonde et en même temps aussi l’enseignement des Mystères de la Tragédie : la conception fondamentale du monisme universel, la considération de l’individuation comme cause première du mal, l’art enfin figurant l’espoir joyeux d’un affranchissement du joug de l’individuation et le pressentiment d’une unité reconquise. —

Il a été dit plus haut que l’épopée homérique est le poème de la culture olympienne, l’hymne de victoire où elle chanta les terreurs de la guerre des Titans. Sous l’influence prépondérante du poème tragique, les mythes homériques renaissent à présent transformés et montrent par cette métempsycose que, depuis lors aussi, la culture olympienne a été vaincue par une idée du monde encore plus profonde. Le fier titan Prométhée a déclaré à son bourreau olympien que sa puissance serait un jour menacée du plus grand des dangers s’il ne s’unissait pas à lui au moment favorable. Dans Eschyle, nous reconnaissons l’alliance du Titan et de Zeus effrayé, craignant sa fin. Ainsi est ramenée du Tartare et rappelée au jour l’ère antique des Titans. La philosophie de la nature sauvage et nue contemple, à la lumière crue de la vérité, les mythes du monde homérique qui dansent devant elle : ils pâlissent, ils tremblent sous le regard étincelant de cette déesse — jusqu’à ce que la main puissante de l’artiste dionysien les force à servir la nouvelle divinité. La vérité dionysienne s’empare de tout l’empire du mythe comme du symbole de sa connaissance et exprime cette connaissance soit dans le culte public de la Tragédie, soit dans les fêtes secrètes des Mystères dramatiques, mais toujours sous le voile du mythe antique. Quelle fut cette force qui délivra Prométhée de son vautour et transforma le mythe en héraut de la sagesse dionysienne ? Ce fut la force herculéenne de la musique : quand celle-ci, arrivée dans la tragédie à sa plus haute expression, est alors capable d’interpréter le mythe avec une force nouvelle et un sens plus profond ; ce que nous avons caractérisé plus haut comme la plus puissante faculté de la musique. Car c’est le sort de tout mythe de déchoir peu à peu à une réalité soi-disant historique et d’être considéré, à une époque postérieure quelconque, comme un fait isolé se réclamant de l’histoire ; et les Grecs étaient d’ores et déjà absolument enclins à transformer arbitrairement et subtilement tous les mythes rêvés par leur jeunesse en d’historiques et pragmatiques Annales de leur jeunesse. Car c’est ainsi que les religions ont coutume de mourir : lorsque les mythes qui forment la base d’une religion en arrivent à être systématisés, par la raison et la rigueur d’un dogmatisme orthodoxe, en un ensemble définitif d’événements historiques, et que l’on commence à défendre avec inquiétude l’authenticité des mythes tout en se raidissant contre leur évolution et leur multiplication naturelles ; lorsque, en un mot, le sentiment du mythe dépérit pour être remplacé par la tendance de la religion à rechercher des fondements historiques. Alors, de ce mythe expirant, s’empara le génie naissant de la musique dionysienne, et, dans sa main, ce mythe s’épanouit une fois encore, comme une branche couverte de fleurs, avec des couleurs qu’on ne lui avait jamais connues et un parfum qui faisait naître enfin le pressentiment d’un monde métaphysique. Après cette dernière floraison, il meurt ; ses feuilles se flétrissent et bientôt les Luciens railleurs de l’antiquité s’efforcent d’en saisir les fleurs décolorées et fanées emportées par tous les vents. Le mythe acquiert, dans la tragédie, sa portée la plus profonde, sa forme la plus expressive ; encore une fois il se relève, comme un héros blessé, et, dans son regard brûlant, brille d’un ultime et puissant éclat le dernier regain de force, en même temps que le calme clairvoyant de la mort.

Quel était ton but, sacrilège Euripide, lorsque tu tentas d’asservir encore cet agonisant ? Il périt entre tes mains brutales ; et tu eus recours alors à un masque, une contrefaçon du mythe ; et ce pastiche, comme le singe d’Hercule, ne sut que s’attifer de la parure pompeuse de l’antiquité. Et en perdant l’intelligence du mythe, tu perdis aussi le génie de la musique ; en vain de tes mains avides, tu essayas de piller toutes les fleurs de son parterre, tu n’obtins encore ainsi qu’un masque, une contrefaçon de musique. Et parce que tu renias Dionysos, Apollon t’abandonna à son tour. Va relancer toutes les passions dans leur gîte pour les enfermer dans ton domaine, ajuste aux discours de tes héros une dialectique sophistique soigneusement limée et aiguisée — les passions de tes héros ne seront jamais qu’un masque, une contrefaçon de passions, leur langage ne sera jamais qu’un pastiche.