L’Orient (Gautier)/Syrie. À propos du voyage en Orient de Gérard de Nerval

SYRIE

À PROPOS DU

VOYAGE EN ORIENT DE GÉRARD DE NERVAL

Voici déjà longtemps que ce livre a paru ; il a eu des éditions multiples, et toute bibliothèque un peu bien composée le possède sur ses rayons. L’âme charmante, dont il renferme les tendres confidences, a passé du rêve de la vie au rêve de l’éternité, inconsciente de la triste fin de son enveloppe, et à sa mémoire s’attache ce respect que l’islam accorde aux esprits visités de Dieu. Rien n’est plus sage, d’ailleurs, plus raisonnable, plus fin d’aperçu, plus délicat et plus correct de forme que cette œuvre où les confessions de l’homme se mêlent aux peintures des choses, et qui transporte en Orient, avec une originalité propre, le voyage senti mental de Sterne. Personne n’a oublié Zeynab, la Javanaise au teint jaune, aux cheveux couleur d’acajou sombre, à la poitrine tatouée de soleils et de signes cabalistiques, à la narine percée par la boutonnière d’un anneau et que Gérard acheta cinq bourses du djellab Abd-el-Kerim, pour se soustraire au soupçon d’immoralité qui ne manque pas d’atteindre au Caire quiconque vit dans le célibat, et aussi un peu pour entrer dans l’intimité de la vie orientale si hermétiquement fermée au touriste. On se rappelle quels embarras causa naïvement à son maître cette pauvre esclave imbue des préjugés de sa race et rebelle à toute tentative de sociabilité européenne. Qui n’a souri aux scrupules de conscience qu’expose dans sa parfaite bonté de cœur ce cher Gérard empêtré et charmé de son acquisition, mais craignant d’avoir, par un caprice d’artiste, pris la responsabilité d’une existence innocente ? Connaissant nos opinions turques à l’endroit de la femme, il nous avait même écrit de Beyrouth pour nous proposer sa cadine, la certifiant d’un ton d’ambre à contenter les plus difficiles amateurs de couleur locale ; mais il fallait l’aller prendre sur place ou tout au moins l’attendre à Marseille à la descente du paquebot. La crainte que Zeynab, une fois à Paris, n’eût la fantaisie de s’affubler d’un chapeau à plumes, d’une robe à volants et d’un châle traînant sur le talon de sa bottine, nous empêcha d’accepter le présent de notre ami. — Cependant quel effet eût produit aux premières représentations une Javanaise jaune d’or, cheveux couleur d’acajou !

Mais ce n’est pas pour revenir sur cette partie du voyage de Gérard que nous écrivons ces pages. Dans ce livre, qui est un chef-d’œuvre, il y a un séjour au Liban auquel les événements de Syrie[1] donnent un intérêt tout actuel et qui montre avec quelle sagacité ce rêveur, insouciant en apparence, avait observé les hommes et les choses. Après avoir confié Zeynab aux soins de madame Cartès, une maîtresse de pension marseillaise, dont la classe réunissait les religions les plus diverses, notre voyageur parcourt Beyrouth, l’esprit en repos, et tout en flânant dans les rues et les bazars, médite une excursion dans la montagne qui a fourni des poutres au temple de Salomon.

Une alerte récente avait ému la ville ; mais, après quelques coups de fusil échangés et quelques maisons brûlées de part et d’autre, Druses et Maronites étaient rentrés dans l’ordre jusqu’à la première occasion. Les cheiks maronites étaient allés conter leurs griefs au pacha, qui leur avait fait donner un chibouk et une tasse de café, et, leurs doléances écoutées, leur avait répondu avec un beau flegme turc que leurs adversaires étaient venus déjà déposer des plaintes identiques ; qu’il réfléchirait mûrement pour voir de quel côté se trouvait la justice et qu’on pouvait tout espérer du gouvernement de Sa Hautesse, devant qui toutes les religions et toutes les races de l’empire auront toujours des droits égaux.

Au fond, les Turcs ne se soucient que d’une chose, du payement des impôts — que le miri rentre, peu importe le reste. Il ne leur est pas autrement désagréable que ces chiens, d’origines et de croyances opposées se déchirent entre eux. Leur domination est assurée par ces rivalités. Le rôle des pachas n’est d’ailleurs pas facile dans ce pays, comme le remarque judicieusement Gérard de Nerval : « On sait, dit-il, quelle est la variété des races qui habitent la longue chaîne du Liban et du Carmel, et qui dominent de là comme d’un fort le reste de la Syrie. Les Maronites reconnaissent l’autorité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protection de la France et de l’Autriche. Les Grecs-unis, plus nombreux, mais moins influents, parce qu’ils se trouvent en général répandus dans le plat pays, sont soutenus par la Russie. Les Druses, les Ansariés et les Métualis, qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que repousse l’orthodoxie musulmane, offrent à l’Angleterre un moyen d’action que les autres puissances lui abandonnent trop généreusement. »

À ce propos, quel fin portrait humoristique il trace de ce ministre anglican, rencontré à la table d’hôte du signor Battista, alors le seul hôtelier franc de Beyrouth ! Ce digne commis voyageur de la société évangélique de Londres, qui se faisait servir par un parsis à figure bronzée, portant un costume de mousseline blanche et des boucles d’oreilles d’argent, arrivait de la montagne où il avait répandu plus de trois cents Bibles et opéré beaucoup de conversions. Il fit voir à son commensal le registre des abjurations obtenues, confirmées par des signatures et des cachets arabes ; et sur le verso les présents et les sommes données aux néophytes. C’était de la propagande tenue en partie double, comme il sied à tout commerçant qui a de l’ordre. Lui-même touchait une prime pour chaque conversion, et n’était-ce pas juste ? Ne fallait-il pas rémunérer des voyages chers, fatigants, périlleux quelquefois ?

Ces conversions, on le pense bien, n’étaient rien moins que sincères. La doctrine secrète des Druses sectateurs du calife Hakem les autorise à embrasser extérieurement la religion qui convient le plus à leurs intérêts ; mais ces conversions rangent naturellement les néophytes sous le protectorat de l’Angleterre ; et, pour protéger les gens, il faut bien se mêler de leurs petites affaires, ce qui est un excellent prétexte d’intervention politique.

La sympathie du ministre était toute dévolue aux Druses, opprimés selon lui par les Maronites. — Ces pauvres gens, disait-il, sont bien malheureux ; on les tue, on les brûle, on éventre leurs femmes, on détruit leurs moissons, on coupe leurs arbres. — Pardon, lui répondait Gérard, mais nous nous figurons en France que ce sont eux, au contraire, qui oppriment les chrétiens !

— Oh Dieu ! non, les pauvres gens ! Ce sont de malheureux cultivateurs qui ne pensent à rien de mal. Mais vous avez vos capucins, vos jésuites, vos lazaristes qui allument la guerre, qui excitent contre eux les Maronites, beaucoup plus nombreux. Les Druses se défendent comme ils peuvent, et sans l’Angleterre ils seraient écrasés. L’Angleterre est toujours pour le plus faible, pour celui qui souffre…

Les événements de Syrie ont prouvé, avec un luxe d’incendies et de massacres, que c’étaient bien les Druses qui assommaient les Maronites, aidés en cela par la complicité du fanatisme musulman à qui la religion chrétienne est plus odieuse que toute autre. Mais l’opinion de l’Angleterre ne s’est pas beaucoup modifiée pour cela. — Elle trouve qu’on est bien sévère pour ces pauvres Druses, et sans doute le révérend ministre continue à répandre des Bibles dans la montagne.

On ne peut rien lire de plus amusant que la description de Beyrouth dans le livre de Gérard. — Bien que la peinture des objets soit exacte, ce n’est pas le côté pittoresque qui prend le plus de place. Quand il a indiqué les monuments, les personnages, les costumes de sa touche fine, sobre, discrète, l’auteur décrit ses propres sensations. Le pays ne lui apparaît pas avec une nouveauté absolue ; il lui revient comme un souvenir d’existence antérieure, comme un de ces rêves oubliés que ravive la rencontre inattendue de l’objet dans la réalité. Les récits des historiens et des voyageurs, les tableaux, les gravures composent au fond de l’âme une sorte de géographie chimérique que contrarie souvent la véritable, et c’est là un des désenchantements du touriste. Il voit crouler, une à une, devant lui les villes merveilleuses qu’il s’était créées avec la libre et riche architecture de l’imagination. Mais ici, ce n’est pas le cas ; il n’y a pas de déception ; la fantastique perspective existe et satisfait à toutes les exigences du mirage ; aussi notre voyageur enthousiasmé s’écrie-t-il avec un bel élan lyrique :

« Ô nature ! beauté, grâce ineffable des cités d’Orient bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur des flots d’azur, comment peindre l’impression que vous causez à tout rêveur et qui n’est pourtant que la réalité d’un sentiment prévu ? On a déjà lu cela dans les livres, on l’a admiré dans les tableaux, surtout dans ces vieilles peintures italiennes qui se rapportent à l’époque de la puissance maritime des Vénitiens et des Génois ; mais ce qui surprend aujourd’hui, c’est de le trouver encore si pareil à l’idée qu’on s’en est formée. On coudoie avec surprise cette foule bigarrée qui semble dater de deux siècles, comme si l’esprit remontait les âges ; comme si le passé splendide des temps écoulés s’était reformé pour un instant. Suis-je bien le fils d’un pays grave, d’un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l’ont précédé ? Me voilà transformé, observant et posant à la fois, figure découpée d’une marine de Joseph Vernet. »

Cette sensation, nous l’avons éprouvée nous-même plus d’une fois en Afrique, en Grèce, à Constantinople ; et c’est une des plus vives qui puisse chatouiller encore un esprit blasé par la monotonie des civilisations. L’aspect de la barbarie plus rapprochée de la nature que l’état où nous vivons semble remuer au fond de l’homme les anciens instincts primitifs endormis et exerce une séduction irrésistible. La société y écrase moins l’individu, chacun y a davantage la responsabilité de soi-même. Aussi quelle ineffable dignité possède le moindre Levantin, qu’il soit vêtu d’un soyeux burnous ou seulement drapé d’une loque ! L’on se sent si misérable, si disgracieux, si laid dans ce hideux habit moderne que, bien qu’il soit une protection en Orient, on a hâte de le dépouiller, car l’on est gêné parmi cette foule éclatante où l’on fait tache, comme lorsqu’on tombe en frac noir au milieu d’un bal masqué.

Gérard ne manque pas d’ajouter à son costume un détail de parure particulièrement syrienne, qui consiste à se draper le front et les tempes d’un mouchoir de soie rayé d’or, qu’on appelle keffieh et que l’on fait tenir sur la tête en l’entourant d’une corde de crin tordu. L’utilité de cet ornement est de préserver les oreilles ou le col des courants d’air si dangereux dans les montagnes. — Ainsi costumé, notre ami Gérard avait l’air d’un roi mage, il l’avoue lui-même, en faisant violence pour cette fois à sa modestie ordinaire. Dans le bazar de Smyrne nous avons rencontré plusieurs Syriens arrangés de la sorte, et rien n’est plus pittoresque que cette coiffure bariolée d’or et de couleurs éclatantes, avec ses longs cordons de soie dont les nœuds et les houppes se répandent gracieusement sur les épaules. — Quand on pense que les nations prétendues civilisées portent sur la tête des boisseaux de carton revêtus de peluche noire, c’est à mourir de honte !

Sous cet accoutrement, qui n’était pas une simple fantaisie d’artiste, mais une sorte de domino assurant la liberté de l’observateur parmi ce carnaval de costumes, Gérard de Nerval put circuler partout sans exciter la défiance, observer les détails de mœurs, assister à des cérémonies religieuses d’où l’eût banni, comme profane, le fanatisme musulman ; et il fut, à l’enterrement d’un santon célèbre, témoin d’un miracle turc, occasion rare ! Le santon, de son vivant, était un homme d’un caractère bizarre, et la mort en avait fait un cadavre fantasque. Son corps se refusait à entrer dans le turbé ou marabout préparé pour lui, soit qu’il ne le trouvât pas assez magnifique, soit pour toute autre raison. À chaque fois qu’on présentait le cercueil à la porte, il se rejetait en arrière, repoussé par une force inconnue, entraînant avec lui les derviches croque-morts. — Les Turcs présents à la cérémonie conseillèrent de faire tourner rapidement le corps, afin de l’étourdir un peu et de vaincre sa résistance ; le conseil fut suivi et le santon, corrigé de son caprice, entra paisiblement dans l’asile, où il devait dormir son sommeil éternel, les pieds orientés vers la Mecque.

Ce miracle était-il vrai ou faux ? Un sceptique n’y aurait vu qu’une grossière jonglerie des derviches pour accréditer un marabout. Mais Gérard n’était pas sceptique ; il aimait mieux croire que nier ou douter seulement. — Sa crédulité scientifique ajoutait foi volontiers à toutes les superstitions, aux plus anciennes comme aux plus récentes.

« D’ailleurs, s’écrie-t-il, qui oserait faire du scepticisme au pied du Liban ! Ce rivage n’est-il pas le berceau même de toutes les croyances du monde ? Interrogez le premier montagnard qui passe : il vous dira que c’est sur ce point de la terre qu’eurent lieu les scènes primitives de la Bible ; il vous conduira à l’endroit où fumèrent les premiers sacrifices ; il vous montrera le rocher taché du sang d’Abel, plus loin existait la ville d’Énochia, bâtie par les géants et dont on distingue encore les traces : ailleurs, c’est le tombeau de Chanaan, fils de Cham. Placez-vous au point de vue de l’antiquité grecque et vous verrez aussi descendre de ces monts tout le riant cortège des divinités dont la Grèce accepta et transforma le culte propagé par les émigrations phéniciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris de Vénus pleurant Adonis, et c’était dans ces grottes mystérieuses où quelques sectes idolâtres célèbrent encore des orgies nocturnes qu’on allait prier et pleurer sur l’image de la victime, pâle idole de marbre ou d’ivoire aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes éplorées imitaient les cris plaintifs de la déesse. — Les chrétiens de Syrie ont des solennités pareilles dans la nuit du vendredi saint ; une mère en pleurs tient la place de l’amante, mais l’imitation plastique n’est pas moins saisissante. On a conservé les formes de la fête décrite si poétiquement dans l’idylle de Théocrite. — Croyez aussi que bien des traditions primitives n’ont fait que se transformer et se renouveler dans les cultes nouveaux… Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs antiques et de rêveries religieuses où conduisent si invinciblement l’aspect des lieux et le mélange des populations, qui résument peut-être en elles toutes les croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse, Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet et jusqu’au Bouddha indien ont ici des disciples plus ou moins nombreux. »

Un tel milieu devait plaire à Gérard de Nerval, dont le cerveau fut toujours travaillé d’idées mystiques, et qui rêvait une synthèse religieuse réduisant en un seul les cultes de tous les temps qui, selon lui, se trouvent les mêmes. Son point de vue n’était nullement négatif et voltairien ; il admettait tout, et sa vaste érudition ne manquait jamais de ressources pour rattacher à l’idée fondamentale le fait divergent en apparence par quelque interprétation symbolique aussi subtile qu’inattendue. Il rendait des respects à tous les dieux, et comme il le disait : « Pourquoi ne pas être poli à l’endroit de Jupiter ? » Toute raillerie contre les dieux olympiens le gênait visiblement, et il n’aimait pas qu’on parlât mal d’aucun prophète, même de Hamza le prophète, de Hakem, dernière apparition de la divinité sur terre.

Un jour, à la place Royale, debout devant la grande cheminée du salon de Victor Hugo, Gérard dissertait sur son sujet favori, mélangeant les Olympes et les Enfers des différents cultes avec une impartialité telle qu’un des assistants lui dit : « Mais, Gérard, vous n’avez aucune religion ! »

Il toisa dédaigneusement l’interrupteur et fixant sur lui ses yeux gris, étoiles d’une scintillation étrange, il répondit : « Moi, pas de religion ; — j’en ai dix-sept… au moins ! »

On pense bien qu’une pareille profession de foi termina la discussion. — Personne dans l’assemblée ne pouvait déployer un tel luxe de croyance.

Le désir de se renseigner sur cette secte mystérieuse des Druses, la plus récemment révélée de toutes, le poussa vers le Liban, autant au moins que la curiosité pittoresque. Déjà, au Caire, il se préoccupait du calife Hakem, ce dieu qui se manifesta lui-même par lui-même, à lui-même, suivant l’expression du catéchisme druse et dont plus tard il raconta les aventures sous la forme d’une légende orientale qui n’est pas le moindre ornement de son volume. La doctrine secrète des Druses est le contre-pied de toute religion ; elle n’admet pas de néophytes. — Se convertir à elle n’est pas un moyen d’être sauvé ; le renégat d’un autre culte en serait pour son abjuration. Comme dit la loi, « la porte est fermée, l’affaire est finie, la plume est émoussée, » et après sa mort son âme va rejoindre sa première nation et sa première religion. Il faut naître Druse ; on ne le devient pas. Désirant étudier de près Druses et Maronites, notre voyageur résolut de mettre à profit la connaissance qu’il avait faite d’un émir du Liban pour aller visiter sous sa conduite le village mixte de Bethmarie. Il loua un grand cheval blanc, maigre comme la monture de la Mort dans l’Apocalypse et dont l’épine dorsale ressemblait à une arête de poisson. Un jeune garçon, nommé Moussa, baragouinant L’italien d’une façon assez intelligible, l’accompagnait.

À quelque distance de la ville ont fit remarquer à notre ami la grotte d’où s’élança le dragon qui devait dévorer la fille du prince de Beyrouth et que Saint-Georges, le plus chevaleresque des saints, traversa d’un coup de lance ; prouesse admirée de tous, et même des Turcs qui ont bâti une petite mosquée sur l’emplacement même du combat.

De ce point l’on aperçoit Beyrouth, dont le promontoire s’avance à deux lieues dans l’azur de la mer, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et ses escaliers de jardins cultivés en terrasse. La vallée qui sépare les deux chaînes de montagnes s’étend lavée de teintes d’améthyste et piquée de points d’un blanc crayeux, représentant à cette distance les villas et les habitations. Bientôt l’on traversa à l’ombre des arches d’un pont romain le Nahr-Beyrouth, ruisseau l’été, torrent l’hiver, dont le cours est dessiné par d’onduleuses lignes de lauriers-roses ; puis l’on atteignit la crête de la première zone de montagnes qui d’en bas semble se confondre avec le Sannin. Derrière ce contre-fort se creuse une vallée dont l’autre versant se relève et forme une arête plus haute, couronnée de villages qu’il serait facile de fortifier d’une manière inexpugnable, si trop de peuples n’avaient pas intérêt à maintenir la division parmi les tribus du Liban.

Sur le second plateau s’élève une église, de style byzantin, où l’on célébrait la messe et sur laquelle Gérard remarqua avec peine l’aigle à double tête d’Autriche, déployant ses ailes en signe d’une protection qui incombait autrefois à la France.

En dépit de l’observation de Henri Heine, qui prétend que le catholicisme est une bonne religion d’été, notre touriste, baigné de sueur, ne voulut pas pénétrer sous les voûtes fraîches du sanctuaire et se contenta de suivre les cérémonies de la porte. L’office se célébrait en syriaque et les prêtres vêtus de raides dalmatiques avaient l’aspect de ces saints grecs encastrés dans des champs de mosaïque d’or.

Le village de Bethmarie, où l’on ne tarda pas à arriver, après avoir traversé des ravins à pierres tranchantes, quelques lambeaux de sables stériles, des bois de pins et des plants d’olivier, se dresse sur un plateau d’où l’on aperçoit d’un côté la mer et de l’autre une vallée creusée en abîme, d’où émergent, à travers la vapeur bleuâtre du lointain, les cimes d’autres montagnes formant un nouveau contre-fort.

Une vingtaine de maisons disséminées sous les arbres présentaient l’aspect d’un de nos villages du Midi. L’une d’elles, au toit effondré, aux solives charbonnées, indiquait un incendie récent. Les Druses, profitant d’une noce qui rassemblait dans cette enceinte une assez nombreuse compagnie de Maronites, y avaient mis le feu ; les invités avaient à peine eu le temps de fuir. Les Druses étaient des habitants de Bethmarie même, et leur quartier n’était séparé de la partie maronite du village que par un intervalle vide de deux cents pas, où les Turcs intervenus avaient établi un camp d’Albanais qui vivaient aux dépens des victimes et des oppresseurs avec la plus flegmatique impartialité, après avoir retiré les armes — à qui ? aux Druses, coupables d’attaque nocturne et d’incendie, allez-vous dire, — non pas ; mais bien aux Maronites assommés et brûlés. — Vous voyez bien que le système suivi ne date pas d’hier.

Gérard fut invité à prendre le café chez le moudhir (gouverneur turc). Ce gouverneur prétendait que toutes ces dissensions provenaient de ce que les Druses ne voulaient pas verser l’impôt entre les mains des cheicks maronites, et réciproquement ; mais qu’après tout, ces gens étaient fort tranquilles, et que l’étranger pouvait circuler par tout le pays, sans être obligé, comme autrefois, de prendre parti pour la croix blanche ou la main blanche. — (La croix et la main sur champ rouge sont les signes distinctifs des sectes rivales et figurent sur leur drapeau.) Les événements de Syrie ont donné un démenti éclatant à cet optimisme oriental.

Le manoir de l’émir Abou-Miran avait une physionomie gothique, perché qu’il était au sommet d’un mamelon autour duquel tournait un chemin escarpé. De hauts murs où se découpaient quelques fenêtres à ogives étroites enfermaient une cour intérieure entourée de galeries soutenues par des colonnes. On y accédait par une porte basse a cintre surbaissé. — Des nègres et des valets s’empressaient autour des chevaux, et le voyageur fut conduit au Serdar, salle réservée aux hôtes où un divan lui tint lieu de lit. — Le matin, le piétinement des chevaux dans la cour, les bruits variés d’une grande maison qui s’éveille, firent dès l’aurore ouvrir les yeux a notre voyageur. Des montagnards apportaient des provisions, des moines en capuchon blanc et en robe bleue se promenaient, regardant cette activité d’un air de bienveillance. Le prince mena son hôte au jardin où se cultivaient des palmiers, des bananiers et autres plantes tropicales qui sont des raretés à cette hauteur, dans la fraîche atmosphère de la montagne. — On jouissait de là d’une vue splendide sur la vallée où coule profondément encaissé le Nahr-el-Kelb, ou rivière du Chien ; mais toutes ces perspectives ne distrayaient pas Gérard de son idée fixe. — Un manoir si féodal devait avoir des châtelaines. — Les verrait-il ? — Les Maronites étant chrétiens ne voilent pas leurs femmes. — Aussi à l’heure du dîner, deux femmes magnifiquement parées étaient-elles accroupies dans des poses d’idole sur les coussins du divan. — Une petite fille jouait près d’elles qui se leva pour aller baiser la main de l’hôte selon la coutume de l’Orient.

L’on sera peut-être curieux de connaître la toilette des deux princesses du Liban. La description, quoique faite il y a plusieurs années, doit être exacte encore aujourd’hui, car les modes asiatiques ne changent guère.

« Ces personnes étaient vêtues, par-dessus les gilets qui pressent la poitrine et le chetyan (pantalon) à longs plis, de longues robes de soie rayée ; une lourde ceinture d’orfèvrerie, des parures de diamants et de rubis témoignaient d’un luxe, très-général d’ailleurs, en Syrie, même chez les femmes d’un moindre rang. Quant à la corne que la maîtresse de la maison balançait sur son front et qui lui faisait faire les mouvements d’un cigne, elle était de vermeil ciselé avec des incrustations de turquoises ; les tresses de cheveux entremêlés de grappes de sequins ruisselaient sur les épaules, selon la mode générale du Levant. Les pieds de ces dames repliés sur un divan ignoraient l’usage du bas, ce qui, dans ce pays, est général et ajoute à la beauté un moyen de séduction bien éloigné de nos idées. Des femmes qui marchent à peine, qui se livrent plusieurs fois par jour à des ablutions parfumées, dont les chaussures ne compriment pas les doigts, arrivent, on le conçoit bien, à rendre leurs pieds aussi charmants que leurs mains. La teinture de henné qui en rougit, les ongles et les anneaux des chevilles, riches comme des bracelets, complètent la grâce et le charme de cette portion de la femme, un peu trop sacrifiée chez nous à la gloire des cordonniers. »

Le lendemain, l’émir régala son ami d’une chasse à l’oiseau, un plaisir tout féodal, un sport de haut goût que Gérard, tendre pour les animaux comme un brahme de l’Inde, apprécia médiocrement. Il faut aller en Orient pour retrouver la fauconnerie si chère à Louis XIII. — Les faucons de l’émir étaient blancs et de cette race particulière à la Syrie, dont les yeux ont l’éclat de l’or. Ils eurent bientôt saisi un héron qui se leva d’un marécage.

Quelques jours après, notre voyageur, saisi d’un enthousiasme belliqueux, voulut se joindre à une expédition de l’émir sur le territoire des Druses. Mais les exploits de la bande se bornèrent à quelques coups de fusil échangés de loin, à des plantations arrachées, à des arbres coupés. — On voulait bien incendier un peu, en manière de représailles, mais la pensée qu’on pourrait apercevoir les flammes à Beyrouth fit éteindre les torches, au grand regret des Maronites ; car le talion est la peine de la montagne, œil pour œil, dent pour dent.

Mais que devient pendant tout cela la pauvre Zeynab ? Elle est toujours à la pension de la bonne madame Carlès, où elle ne veut ni coudre, ni broder, ni faire œuvre de ses dix doigts, de peur de passer pour une servante, pour un odaleuk. Elle refuse également d’apprendre à lire et de cultiver les arts d’agrément, ce qui la rangerait parmi les almées, ou femmes de plaisir. Dans l’entêtement de ses idées orientales, pour maintenir sa position de cadine, elle s’obstine au plus parfait far niente. Sa conversion non plus ne fait pas de grands progrès ; et, bien que devant les images de Jésus et de la Vierge, elle dise d’un air respectueux Aïssé et Myrian, l’insurmontable aversion de l’islam pour les représentations de la figure humaine, la détourne du christianisme. En changeant de religion elle eût cru tomber dans l’idolâtrie, car il faut pour séparer l’idée du symbole une métaphysique plus avancée que celle de cette esclave ignorante dominée invinciblement par ses préjugés d’enfance. Le mariage entre Gérard et Zeynab, dénoûment d’une situation difficile, imaginé par madame Carlès, devenait donc impossible ; il est vrai que notre voyageur n’y songeait nullement, et que la pensée de traîner à travers la vie parisienne une femme jeune, tatouée de soleils, et qu’on eût pu soupçonner de goûts anthropophages, ne s’était même pas présentée à son esprit. D’ailleurs la beauté de Zeynab avait besoin de l’Orient pour cadre ; en la transplantant elle perdait tout son charme et devenait ridicule. La fantaisie que s’était permise un touriste enthousiaste, épris de couleur locale, ne devait en aucun cas survivre au voyage qui l’avait fait naître. La conscience de Gérard, quelque délicate qu’elle fût, ne lui ordonnait pas d’embarrasser à jamais sa vie d’une pauvre créature exotique qui se fût trouvée malheureuse dans notre froid climat, parmi des usages inconnus, la plupart inacceptables pour elle, et que sa nature inculte et illettrée n’aurait pas su comprendre. Et Gérard tout perplexe regardait d’un air attendri cette femme qu’il aimait un peu, après tout, et plus peut-être qu’il ne se l’avouait à lui-même. L’abandonner, il n’y fallait pas penser, et il lui répugnait de la revendre, expédient par trop oriental et barbare. Ce qui serait arrivé, nul ne peut le prévoir, et Gérard le savait moins que personne, si le hasard, « ce grand dénoueur de trames, » n’avait changé la face des choses, dans ce petit roman turc, par l’introduction d’un nouveau personnage.

Quand Gérard au retour de son expédition guerrière alla voir Zeynab, madame Carlès tenait sa classe à l’ombre d’un tendido, dans la cour de sa maison, ancienne résidence du consul de France, comme le témoignaient les fleurs de lis à moitié dédorées de l’écusson national blasonné sur les murs. Les petites filles accroupies en cercle autour du divan de la maîtresse répétaient toutes ensemble la leçon avec des mutations de tête à la mode turque. C’était comme un bourdonnement d’abeilles autour d’une ruche. Zeynab, oisive, était couchée à demi sur les carreaux, près de madame Carlès ; mais à l’autre extrémité du divan, il y avait une jeune fille qui, à l’entrée de Gérard, se voila instinctivement le visage de son livre, ne laissant deviner de sa beauté que des cheveux blonds aux longues tresses d’or, et des mains aristocratiquement délicates aux ongles roses et polis. Ce n’est pas une chrétienne, se dit Gérard, car les chrétiennes ne se masquent pas la figure à l’approche des hommes, surtout à l’intérieur des maisons.

Madame Carlès se leva et passa avec l’esclave et Gérard dans une pièce voisine, et notre voyageur s’informa de la religion de cette jeune fille, dont la tournure élégante et noble l’avait frappé : — Elle est Druse, répondit la maîtresse de pension, et son père, scheick de la montagne, est retenu prisonnier pour s’être hasardé à Beyrouth en temps de troubles, et n’avoir pas payé le miri depuis 1840 ; sa fille va le voir tous les jours et demeure chez moi ; je lui apprends l’italien, et elle montre aux petites l’arabe littéral, car c’est une savante. Salèma et Zeynab se sont liées, et elles s’aiment beaucoup : — Ya makbouba, c’est mon amie, dit l’esclave, en jetant ses bras au cou de Salèma, qui était sortie de la classe et consentait enfin à se laisser voir. Notre touriste put alors admirer des traits où la blancheur européenne s’alliait au dessin pur de ce type aquilin qui, en Asie comme chez nous, a quelque chose de royal. Un air de fierté, tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque chose d’intelligent, et son sérieux naturel donnait du prix au sourire qu’elle adressa au visiteur européen lorsqu’il l’eût saluée.

Laissons parler le poëte ému d’un sentiment nouveau que déjà sa fine analyse démêle au milieu de son trouble. « Appuyé contre la rampe de la galerie, l’air pensif et le front baissé, je profitais du temps que me donnait la faconde méridionale de l’excellente institutrice pour admirer le tableau charmant qui était devant mes yeux. L’esclave avait pris la main de la jeune fille et en faisait la comparaison avec la sienne : avec une gaîté imprévoyante, elle continuait cette pantomime en rapprochant ses tresses foncées des cheveux blonds de la voisine qui souriait d’un tel enfantillage. Il est clair qu’elle ne croyait pas se nuire par ce parallèle, et ne cherchait qu’une occasion de jouer et de rire avec l’entraînement naïf des Orientaux ; pourtant, ce spectacle avait un charme dangereux pour moi, et je ne tardai pas à l’éprouver. »

« En lisant les pages de ce journal, tu souris, sans doute, continue Gérard, de mon enthousiasme subit pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les bancs d’une classe. Tu ne crois pas aux passions subites, mais tu fais la part de la nouveauté et du cadre pittoresque ; il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l’être, comme si ce n’était pas la même chose en résultat ! »

En effet, nous l’avions doucement raillé quelquefois de ses passions soudaines à l’endroit de femmes aperçues de loin et dont il évitait même de se rapprocher, pour ne pas détruire son illusion, disait-il, — le reproche lui tenait au cœur, et il ajoute ces lignes auxquelles sa triste fin a donné depuis un sens sinistre.

« J’ai entendu des gens graves plaisanter sur l’amour que l’on conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poètes, pour tout ce qui, selon eux, agite l’imagination plus que le cœur ; et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort, ou à des sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d’intelligence. Ah ! je crois être amoureux ! Ah ! je crois être malade, n’est-ce pas ? mais si je crois l’être, je le suis ! »

Une chose que Gérard de Nerval ne dit pas, car nulle âme ne fut plus discrète et plus pudiquement mystérieuse, mais que devine l’ami qui connut, sans pouvoir les consoler, les tourments de ce pauvre cœur si troublé, c’est que la vue de Salèma n’était pas pour lui une révélation, mais bien un souvenir. À travers cette jeune fille, ressuscité et rajeuni, apparaissait un ancien amour, dont il était allé chercher l’oubli en Orient. Ces cheveux blonds, cette blancheur lactée, ce type aquilin d’une fierté presque royale, ce sourire tendre et sérieux, il les avait déjà vus ailleurs ; et devant cette beauté connue, son cœur à peine cicatrisé se rouvrait et versait des larmes rouges. — Le hasard ou la fatalité, pour nous servir d’une expression plus turque, le ramenait vers ce qu’il fuyait. Celle qu’il n’a jamais nommée de son vrai nom, il l’avait rencontrée, comme dit le poëte,

Dans un lieu rayonnant qui rayonnait moins qu’elle,
transfigurée par ces mirages de la scène qui avaient tant de puissance sur notre rêveur plus amoureux de chimères que de réalités. Salèma se présentait à lui avec l’attrait romanesque et l’entourage de circonstances poétiques nécessaires pour éveiller une imagination qui ne demandait qu’à ouvrir les ailes, et c’était comme une sœur de l’ombre adorée. — Un amour nouveau était né dans ce cœur qui se croyait mort. — Tout heureux de cette rénovation intérieure, Gérard s’écrie :

« En quittant la maison de madame Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre ! Ce pays, qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse, ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cours de mes ans, que je me refesais enfant au berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle ! »

Et plein d’un ravissement lyrique, notre voyageur sort de Beyrouth et se promène au bord de la mer, le long des jardins et des pentes couronnées de pins-parasols. — Cette fois, il n’agite plus, comme à son ordinaire, quelque obscur problème de théogonie ou de philosophie ; il voit rayonner dans la flamme du couchant la femme idéale que chacun poursuit dans ses rêves et qu’il a trouvée ou retrouvée enfin.

Un incident bizarre et puéril vint calmer un peu cette effervescence. Tandis que notre voyageur, fier comme un triomphateur romain, foulait d’un pied superbe le sable rougeâtre de la route, un énorme insecte la traversait, poussant devant lui une boule plus grosse que lui-même. C’était une sorte d’escarbot, rappelant les scarabées égyptiens qui portent le monde au-dessus de leur tête. Gérard de Nerval était superstitieux et il saisissait dans les détails les plus futiles en apparence des sens mystérieux, des coïncidences providentielles, des causes occultes d’événements encore à naître. Il ne manqua pas de tirer un augure de cette intervention symbolique tracée en travers de son chemin. Une idée d’obstacle, de lutte, de destinée contrariée lui vint à l’esprit et il retourna sur ses pas, presque découragé. Mais l’espoir renaît vite au cœur des amoureux, et, dès le matin, pour se donner un prétexte à retourner chez madame Carlès, il acheta au bazar des ajustements de femme, une mandille de Brousse, quelques pics de soie ouvragée en torsade ou en feston pour garnir une robe, et des guirlandes de petites fleurs artificielles que les Levantines mêlent à leur coiffure.

Il était peut-être plus raisonnable de renouveler la robe un peu défraîchie de Zeynab que de lui apporter ces fanfreluches luxueuses qui appelaient le satin et le velours. Mais, à son insu, Gérard de Nerval cédait à ce besoin de se montrer magnifique devant l’objet aimé ; car l’esclave, quoiqu’elle dût profiter de ces cadeaux, n’en était que l’occasion. Toute joyeuse, elle courut les faire voir à son amie, qui sourit doucement, et le maître de Zeynab passa aux yeux de toute la classe pour un seigneur splendide et généreux. Des présents plus utiles lui eussent fait moins d’honneur. En Orient comme en France, dans les choses de toilette, le superflu, aux yeux des femmes, n’est-il pas le nécessaire ?

Notre voyageur craignit un instant d’avoir marqué par ces galanteries plus d’amour pour l’esclave qu’il n’en éprouvait réellement, et de s’être fait tort auprès de Salèma. Mais dans le Levant, où la polygamie n’est pas un cas pendable, la jalousie féminine ne s’éveille pas si facilement. Habituées à se partager les caresses d’un époux, les femmes admettent des goûts multiples, et l’amour comme chez nous ne se présente pas à leur idée avec la condition d’être unique. La fille du cheick ne témoigna donc aucun déplaisir.

Pour renforcer de quelques fils le lien bien frêle qui le rattachait à Salèma et que les scrupules bien légitimes de madame Carlès pouvaient rompre un jour ou l’autre, Gérard de Nerval promit d’employer son influence pour l’élargissement du cheick, et il se souvint fort à propos qu’il possédait une lettre de recommandation à l’adresse du pacha de Saint-Jean d’Acre, qu’il avait du reste connu à Paris.

Le cheick Séid Eschérazy, père de l’akkalé Siti Salèma, passait pour un personnage dangereux. Ses prédications fanatiques avaient causé des troubles dans la montagne, et c’était le vrai motif de sa détention plutôt que le refus de l’impôt, délit commun à presque tous les chefs druses. Gérard l’alla visiter dans sa prison, qui n’était pas un cachot à voûte surbaissée, mais une suite de chambres blanchies au lait de chaux et semblables aux habitations ordinaires du pays, — à cette différence près que des soldats en gardaient la porte. Le cheick prenait sa captivité en patience, et il reçut Gérard avec cette gravité polie des Orientaux qui ne s’étonnent ni ne s’offensent de la curiosité européenne. Il ne se doutait certes guère que ce visiteur fût un aspirant à la main de sa fille. Le chef druse parlait assez aisément l’italien pour soutenir une conversation en cette langue.

Quand le serviteur eut apporté le café et une pipe pour l’étranger, car Séid Eschérazy, en sa qualité d’homme austère, ne fumait pas, et que Gérard, installé sur le divan, put considérer le cheick avec attention, il ne put se défendre d’un certain embarras. Le père de Salèma ne paraissait guère plus âgé que l’amoureux de sa fille ; ses traits nobles et mâles traduisaient dans un autre sexe les traits adorés, et le timbre pénétrant de sa voix rappelait l’accent qui avait fait vibrer le cœur de Gérard. Heureusement le cheick était habitué aux visites d’Anglais et s’attendait aux questions sur son pays, sa race et sa croyance ; il avait des réponses toutes prêtes pour un dialogue prévu, et son aisance eut bientôt tranquillisé notre touriste.

La conversation s’établit bientôt sur les Druses et leur religion. Le cheick s’étonnait de voir un nazaréen si bien instruit des mystères de cette secte qui ne cherche pas à faire des prosélytes, puisque, selon sa doctrine, les croyants existent de toute éternité ; mais les guerres et les pillages ont fait tomber entre des mains profanes les livres et le catéchisme de cette nation.

« La religion des Druses a cela de particulier, qu’elle prétend être la dernière révélée au monde. En effet, son messie apparut vers l’an 1,000, près de quatre cents ans après Mahomet. Comme le nôtre, il s’incarna dans le corps d’un homme, mais il ne choisit pas mal son enveloppe, et pouvait bien mener l’existence d’un dieu même sur la terre, puisqu’il n’était rien moins que le commandeur des croyants, le calife d’Égypte et de Syrie, près duquel tous les autres princes de la terre faisaient une bien pauvre figure en ce glorieux an 1000. À l’époque de sa naissance toutes les planètes se trouvaient réunies dans le signe du Cancer, et l’étincelant Pharaois (Saturne) présidait à l’heure où il entra dans le monde. En outre, la nature lui avait tout donné pour soutenir un tel rôle : il avait la face d’un lion, la voix vibrante et pareille au tonnerre, et l’on ne pouvait supporter l’éclat de son œil d’un bleu sombre. »

Cependant, malgré tous ces avantages, Hakem ne trouva pas dans sa vie beaucoup de prosélytes, et le puissant calife obtint moins de pouvoir sur les âmes que le Fils du charpentier, et à Médine le chamelier Mahomet. Il ne négligeait pourtant aucun moyen de propagande. Dans les églises, les synagogues et les mosquées, d’où il avait chassé les prêtres, des docteurs à ses gages prêchaient sa divinité, qui ne rencontrait que des incrédules. L’avenir, seulement, lui gardait un peuple de croyants fidèles, qui, si peu nombreux qu’il soit, se regarde, ainsi qu’autrefois le peuple hébreu, comme dépositaire de la vraie loi, de la règle éternelle, des arcanes de l’avenir.

Les Druses ne reconnaissent qu’un seul dieu qui est Hakem. Seulement ce dieu, comme le Bouddha des Indiens, s’est manifesté au monde sous plusieurs formes différentes, et s’est incarné dix fois en différents lieux de la terre, dans l’Inde d’abord, en Perse plus tard, dans l’Yemen, à Tunis et ailleurs encore : c’est ce qu’on appelle les stations. Le nom de Hakem au ciel est Albar, il doit se manifester encore une fois pour faire triompher définitivement sa doctrine sur toute la terre, et lady Ester Stanhope, qui, pendant son long séjour au Liban, s’était infatuée des idées des Druses, attendait la venue du Madhi (c’est le nom que le dieu Hakem portera dans cette suprême incarnation), et lui tenait dans sa cour un cheval tout préparé. Ce cheval prédestiné a sur le dos une sorte de selle naturelle, formée par les plis de la peau et les épis du poil.

Après Hakem viennent cinq ministres, émanations directes de la divinité, dont les noms d’ange sont Gabriel, Michel, Israfil, Azariel et Métatron : on les appelle symboliquement l’Intelligence, l’Âme, la Parole, le Précédent et le Suivant. Trois autres ministres d’un degré inférieur s’appellent, au figuré, l’Application, l’Ouverture, le Fantôme. Ils ont en outre des noms d’homme qui s’appliquent à leurs incarnations diverses, car eux aussi interviennent de temps en temps dans le grand drame de la vie humaine.

Ainsi, dans le catéchisme druse, le principal ministre, nommé Hamza, qui est le même que Gabriel, est regardé comme ayant paru sept fois. Il se nommait Schatnil à l’époque d’Adam, plus tard Pythagore, David, Schoaïb ; du temps de Jésus, il était le vrai Messie et se nommait Éléazar. Du temps de Mahomet, on l’appelait Salman el Faresi, et enfin, sous le nom d’Hamza, il fut le prophète de Hakem, calife et dieu, et fondateur réel de la religion druse.

Lorsque Gérard eut suffisamment édifié le cheick par sa science et son orthodoxie, il se retira tout joyeux d’avoir noué connaissance avec le père de Salèma. Il renouvela ses visites, et Séid Eschérazy, mis en confiance, lui raconta la merveilleuse légende du calife Hakem avec tous les embellissements des narrateurs orientaux, dont la poétique est prise des Mille et une Nuits. — La captivité de Hakem, emprisonné parmi les fous de l’hôpital de Morissan, produit une impression douloureuse ; car au récit du cheick l’écrivain semble mêler des souvenirs malheureusement personnels.

Écouter des histoires était bien, mais il fallait agir et montrer l’efficacité du crédit dont on s’était vanté peut-être un peu à la légère. La tempête qui soufflait depuis quelques jours sur Beyrouth s’apaisait, et Gérard n’avait plus de raison de différer sa démarche auprès du pacha de Saint-Jean d’Acre, son ami.

Un paquebot anglais, qui n’était pas même un vapeur, faisait seul, alors, le service des échelles de Syrie ; il descendait et remontait à époques déterminées ces échelons de cités illustres qui s’appelaient Beryte, Sidon, Tyr, Ptolémaïs, Césarée, et qui n’ont conservé ni leurs noms, ni même leurs ruines. — Gérard s’y embarqua.

Vous pensez bien que les distinctions de la première et de la seconde classe étaient maintenues, à bord de ce sabot britannique, aussi rigoureusement que sur le plus splendide steam-boat, au grand étonnement des Orientaux, qui ne conçoivent pas que, pour quelques piastres de plus ou de moins, des marchands et des giaours occupent les places d’honneur, tandis que les cheicks, des schérifs et même des émirs se trouvent confondus avec les soldats et les valets.

Dans ces parages, la chose se complique d’un sérail, espèce de parc entouré de toiles et réservé aux femmes musulmanes qui, à cause de la chaleur, s’établissent généralement sur le pont. Les Turcs, leurs maris, leur rendent avec une bonhomie parfaite tous les petits soins qu’exige la circonstance ; ils vont leur chercher de l’eau pour leurs ablutions ; ils les soutiennent dans les défaillances et les nausées du mal de mer, et font tout ce qu’il faut pour les préserver du contact des infidèles qui rôdent, espérant attraper à la dérobade quelques profils de ces beautés mystérieuses lorsque, se croyant hors de vue, elles abaissent un moment leur yachmack.

À l’heure du déjeuner, l’on passa devant un point de la côte qu’on suppose être le lieu même où Jonas s’élança du ventre de la baleine. Une petite mosquée indique la piété des musulmans pour cette tradition biblique.

Dans sa curiosité de voyageur, Gérard de Nerval avait franchi la ligne de démarcation qui sépare les premières des secondes ; une conversation s’était engagée entre lui et un Marseillais, et par ce contact, malgré son habit noir, ses bottes vernies et ses gants blancs, il avait perdu tout droit à la considération des gens comme il faut, des gentlemen. Il était devenu improper et chacun lui tournait brusquement le dos.

Ayant franchi le Rubicon social, il ne courait plus aucun risque à se lancer en pleine couleur locale ; il accepta une tranche de saucisson d’Arles que lui offrait le Marseillais, et but une gorgée de vin de Lamalgue dans la tasse de vermeil d’un vieux pope, accompagné de sa femme, non moins âgée que lui, et d’un corbeau centenaire, commensal familier du pauvre ménage, qui sautillait en poussant des cris. — Un corbeau familier croassait et battait des ailes aussi rue de la Vieille-Lanterne, sur le palier de la rampe fangeuse, maculée de neige, près des hideux barreaux, et peut-être à son heure suprême le pauvre Gérard de Nerval, par un de ces sauts de pensée si fréquents aux moments solennels, se souvint-il du corbeau rencontré sur le pont du navire. L’escarbot roulant sa boule, le corbeau poussa des cris, n’étaient-ce pas des présages funèbres ?

On eut bientôt dépassé Sayda (Sidon) et Sour (Tyr), et le soir l’on arriva à Saint-Jean d’Acre. De grand matin, Gérard se mit à la recherche de son pacha. On le désignait familièrement sous le sobriquet de Guezluk (l’homme aux lunettes), d’après l’habitude orientale de distinguer les gens par quelque particularité caractéristique de conformation, de costume ou d’habitude.

C’était jour d’audience, et le pacha reçut Gérard d’une manière froide, vague, presque hautaine ; mais ce n’était qu’une pose de dignité faite pour ne pas choquer les Orientaux présents, car il retint notre voyageur à dîner, et alors il lui témoigna beaucoup d’aménité et de bienveillance ; le matin il avait été pacha, le soir il était civilisé. Tout haut fonctionnaire turc ressemble à ce personnage de ballet qui est moitié paysan et moitié seigneur. Il montre le côté gentleman à l’Europe. Il est toujours un pur Osmanli pour l’Asie. Les préjugés des populations font d’ailleurs une nécessité de cette politique.

Le pacha avait étudié à l’école de Metz, dont Gérard connaissait plusieurs élèves, et la conversation, mêlée de souvenirs communs, prit ce caractère d’intimité qui permet les confidences. Notre amoureux exposa sa situation à l’homme aux lunettes. Il lui dit l’embarras que lui causait Zeynab, et le projet qu’il avait formé d’épouser la fille du cheick dont il sollicitait la grâce.

« Je ne peux pas grand’chose, dit le pacha ; si Zeynab vous gêne, vendez-la-moi pour un cheval, pour une arme de prix, pour un objet quelconque, nous n’avons pas là-dessus les mêmes préjugés que vous. Quant au cheick, j’écrirai au gouverneur de Beyrouth, à Essad-Pacha. Le pachalick d’Acre n’est plus ce qu’il était jadis. »

Le pouvoir de Guezluk était plus efficace qu’il ne voulait bien le dire ; car, en retournant à Beyrouth, Gérard, reçu à merveille par le kaïmakan, apprit que Séid-Eschérazy avait déjà été transféré à Déir-el-Kamar, résidence actuelle de ce personnage, héritier pour une part de l’ancienne autorité de l’émir Béchir.

Gérard, ayant obtenu la permission de visiter le cheick, prit un logement à Déir-el-Kamar, d’où l’on apercevait Béir-Eddin, l’antique résidence des émirs de la montagne, assignée pour demeure à Séid-Eschérazy. Ce palais est bien le symbole de la politique des émirs qui l’habitaient. Il est païen par ses colonnes et ses peintures, chrétien par ses cours et ses ogives, musulman par ses dômes et ses kiosques. Il contient le temple, l’église et la mosquée, enchevêtrés dans ses constructions, à la fois palais, donjon et sérail ; il ne lui reste aujourd’hui qu’une portion habitée, la prison. Salèma avait accompagné son père logé au château, et c’était l’aimant qui attirait Gérard. Mais cette situation ne pouvait se prolonger. Il fallait s’expliquer. Aux premières ouvertures, le cheick se posa le doigt sur le front et dit : Enté medjnoun (es-tu fou) ?

Gérard répondit modestement que Medjnoun était le nom d’un amoureux célèbre, et qu’il ne repoussait pas cette qualification.

— Aurais-tu vu ma fille ? s’écria le cheick avec une expression de physionomie si farouche que toutes sortes d’aventures tragiques revinrent involontairement à la mémoire du pauvre amoureux. Gérard lui expliqua de son mieux ses visites chez madame Carlès, bien justifiées par le séjour qu’y faisait son esclave, l’amitié que cette dernière avait pour la fille du cheick, et le hasard de la rencontre, en glissant sur la question de l’écartement du voile. — D’ailleurs, ajouta-t-il, en aucun pays du monde ce n’est une offense que de demander en mariage une fille à son père ; ma position est égale à la tienne, et je ne vois pas la raison de ta surprise. — Certes, je ne changerais pas de religion pour les plus heureux mariages de la terre ; mais il est une région élevée où toutes les croyances peuvent s’entendre dans l’idée pure de la Divinité.

Sans lui laisser poursuivre cette théologie transcendante et peu orthodoxe, Séid-Eschérazy s’écria : « Eh ! malheureux, la plume est brisée, l’encre est séchée, le livre est fermé ! » ce qui est la formule d’excommunication druse contre les infidèles. Gérard ne se tint pas pour battu, et il répondit au cheick : « Lorsque les days (apôtres) ont semé la parole dans le monde, vers l’an 1000 de l’ère chrétienne, ils ont fait des prosélytes ailleurs que dans ces montagnes. Qui te prouve que je ne descends pas de ceux-là ? Veux-tu que je te dise où croît la plante aliledji ? Elle ne croît que dans les cœurs des fidèles unitaires pour qui Haken est le vrai Dieu.

— C’est bien la phrase sacramentelle ; mais si tu es l’un des Druses des autres îles, tu dois avoir ta pierre noire. Montre-nous-la, nous te reconnaîtrons.

— Je te la montrerai plus tard, répondit Gérard fort embarrassé, car non-seulement il ne possédait pas de pierre noire, mais il ignorait même en quoi consistait ce mystérieux symbole de reconnaissance. Son ami le kamaïkan ne fit aucune difficulté de le lui apprendre. La pierre noire représente un veau taillé en amulette et portée sur la poitrine par les Druses, ce qui les a fait passer pour idolâtres, accusation absurde.

Par une accumulation bizarre de circonstances, Gérard parvint à découvrir que les Druses étaient les francs-maçons d’Orient. — Dès lors tout fut sauvé ; il produisit un de ces beaux diplômes maçonniques pleins de signes cabalistiques familiers aux Orientaux, car il était lui-même un des enfants de la veuve, un louveteau (fils de maître) ; il avait été élevé dans l’horreur du meurtre d’Adoniram et dans l’admiration du saint temple dont les colonnes ont été des cèdres du mont Liban. — Les Druses cessent de le regarder comme un infidèle ; il est un muta-darassin ; ensuite il deviendra réfik et passera day. On ne lui demande plus sa pierre noire, qu’il soupçonne devoir être le baphomet ou petite idole secrète des templiers. Le cheick l’accueille favorablement. Salèma et Zeynab vivent ensemble, et l’époque du mariage est fixée au jour où le Français obtiendra le grade de réfik.

Les détails manquent sur les amours de Gérard et de Salèma. — Ses entrevues avec sa fiancée furent très-rares, et il explique ainsi cette discrétion de rapports : « En Orient, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, à moins de cas particuliers ; seulement cette aimable personne m’a donné une tulipe rouge, et a planté dans le jardin un petit acacia qui croît avec nos amours. C’est un usage du pays. »

La tulipe rouge et l’acacia, ces gracieux symboles, ne parvinrent pas à vaincre le pronostic fatal de l’escarbot roulant sa boule et du corbeau croassant près du vieux couple. Il était écrit là-haut que Gérard ne se marierait ni en Orient ni en Occident. — Il fut pris d’une de ces fièvres du Hauran, causées par les exhalaisons des eaux sanissue au fond des gorges de la montagne, qui ne pardonnent guère à l’Européen, et dont le seul remède est une prompte fuite, un brusque changement d’air. — Le fiancé de Salèma, le maître de Zeynab, frissonnant sous ce chaud soleil de Syrie, dut interrompre ses études sur la religion druse, ses poétiques entrevues avec la fille du cheick, et prendre en toute hâte le paquebot de Constantinople.

Bientôt rétabli sous le climat de Stamboul, qui ressemble à celui de nos villes du Midi, Gérard se trouva fort perplexe, et il expose ainsi ses irrésolutions : « Que résoudre ? Si je retourne en Syrie plus tard, je verrai renaître cette fièvre que j’ai eu le malheur de prendre — c’est l’opinion des médecins. — Quant à faire venir ici la femme que j’avais choisie, ne serait-ce pas l’exposer elle-même à ces terribles maladies qui emportent dans les pays du Nord les trois quarts des femmes d’Orient qu’on y transplante ? Après avoir réfléchi sur tout cela avec la sérénité d’esprit que donne la convalescence, je me suis décidé à écrire au cheick pour dégager ma parole et lui rendre la sienne. »

Ainsi finit ce petit roman oriental. Gérard regretta-t-il beaucoup Salèma ? nous en doutons. Sans se l’avouer à lui-même, il pensait comme Chamfort « qu’il n’y a en amour que des commencements. » — Il se plaisait à disposer sa vie comme un drame ; il provoquait les aventures, arrangeait les situations, se passionnait pour l’héroïne, déployait beaucoup de ressources et d’éloquence, et au dénoûment il s’esquivait, soit timidité, soit lassitude ou vague crainte de voir son désir accompli. Sans posséder l’objet aimé, il avait obtenu ce qu’il cherchait, l’émotion, l’enthousiasme, le déplacement du but de l’existence, et surtout un motif de rêverie amoureuse.

C’était une nature ailée, voltigeante, que l’ombre d’un lien effrayait, et qui papillonnait au-dessus de la réalité dans un rayon de soleil ou de clair de lune, au gré de la fantaisie, sans se poser nulle part. — Le mariage même le plus heureux eût été pour Gérard un horrible supplice. — Son esprit de plus en plus détaché de la vie pratique et perdu dans l’infini du rêve ne pouvait plus s’astreindre à des rapports humains. La sollicitude même de l’amitié lui pesait. Il fallait l’accepter quand il venait, mais ne pas lui demander de commerce suivi ; comme l’hirondelle, il entrait lorsqu’il voyait la fenêtre ouverte, et faisait deux ou trois fois le tour de la chambre avec de petits cris joyeux ; mais c’eût été effaroucher son indépendance que de fermer la croisée.

Pauvre Gérard ! en lisant ce livre adorable plein d’amour, d’azur et de lumière, qui se douterait de la mort lamentable du poëte ? mais, comme dit Henri Heine : « Ne te hâte pas trop de le plaindre, car qui sait la fin que le sort te réserve ? »


Revue Nationale, 25 décembre 1860.
  1. Écrit en 1860.