L’Orient (Gautier)/Le Sahara

Fasquelle (2p. 333-372).

LE SAHARA

Les peintres, lorsqu’ils quittent le pinceau pour la plume, conservent une manière aisément reconnaissable. — L’habitude d’étudier la nature sous son aspect plastique donne à leur phrase un contour arrêté et précis. Leur œil saisit les objets sous un angle particulier, les dessine, les assied, les met en perspective et les colore avec une netteté toute spéciale. Ils connaissent beaucoup mieux que les littérateurs occupés de la pensée pure le mobilier de la création. Il fait jour dans leur esprit comme dans ces grands ateliers éclairés de vitrines immenses où ils travaillent, le modèle sous les yeux ou rendu présent par des croquis. À force d’étudier les types, les visages, les attitudes, les mouvements et jusqu’au tic du corps, ils arrivent à une pénétration qui surprend. Tout un caractère leur est souvent révélé par un pli de la face, par une déviation de ligne, par un indice imperceptible pour tout autre. Leur art les rend involontairement observateurs, et même, lorsqu’ils ont déposé la palette et semblent inattentifs, ils se rendent compte de la forme propre des choses. Avec eux point de vague, point d’à peu près, point de généralités banales ; chaque mot est un trait décisif, une touche accentuée ; voir est plus difficile qu’on ne pense ; beaucoup de prunelles sont voilées d’une taie quoique parfaitement claires, et voir — c’est avoir, dit le proverbe.

Pour notre part, nous aimons la façon d’écrire des peintres, surtout quand ils ne se proposent pas quelque idéal académique, quelque imitation de poëte ou de prosateur en vogue. Nous y trouvons alors une saveur, un relief, une vie et une originalité qui nous séduisent plus que nous ne saurions dire.

Dans une étude sur Marilhat, nous avons extrait de sa correspondance, mise à notre disposition par sa famille, des morceaux d’un style charmant, des croquis à la plume de son voyage en Syrie et en Égypte tracés en courant parmi des détails purement intimes et sans aucune prétention littéraire qui se trouvaient de petits chefs-d’œuvre ; il y avait autant de lumière et de couleur dans ses pages que dans ses tableaux — c’était tantôt une halte auprès d’une fontaine, sous une touffe de végétations ; tantôt une caravane de chameaux au profil bizarre ; d’autres fois la rencontre d’une horde de Bédouins, ou bien encore la route poudreuse rayant comme une trace de craie la plaine jaune et brûlée, et enfin le Caire vu du Mokattam avec ses minarets, ses dômes, ses terrasses, ses bouquets de palmiers, tout cela découpé en silhouette, coloré d’une teinte franche et si bien mis en place que la description la plus détaillée d’un littérateur qui se serait beaucoup appliqué n’en aurait pas appris davantage.

Auguste Salzmann a fait des jardins de Rhodda une peinture si verte, si touffue, si luxuriante, si criblée de soleil à travers ses ombres fraîches, qu’aucun poëte ne pourrait la dépasser. Eugène Delacroix tient brillamment sa place parmi les rédacteurs de la Revue des Deux Mondes, et chacun a lu les beaux articles qu’il a consacrés à l’appréciation des maîtres avec une hauteur de vues, une propriété et une compétence auxquelles nul critique ne saurait prétendre.

M. Eugène Fromentin, qui jusqu’à présent ne s’était fait connaître que par de charmants tableaux empruntés pour la plupart aux sites et aux mœurs de l’Algérie française, vient de se révéler comme un écrivain de premier ordre par son volume intitulé : Un Été dans le Sahara.

Plus d’une fois, dans nos comptes rendus du Salon, nous avions signalé et loué, comme il le mérite, le talent de M. Eugène Fromentin ; sa couleur douce et chaude, son atmosphère lumineuse, ses terrains solides, ses figurines drapées d’une touche et marchant d’un pas si naturel, accompagnées de leur ombre ; nous le félicitions d’avoir su se faire un Orient en dehors de Marilhat, de Decamps et de Delacroix, mais nous étions loin de soupçonner la vocation double du peintre.

Son volume nous l’a fait voir sous un jour tout nouveau. Un Été dans le Sahara n’est pas, comme on pourrait le croire, un simple récit attachant, et curieux surtout parce qu’il a un peintre pour auteur, c’est un chef-d’œuvre de style que les plus illustres seraient fiers de signer. Chose étrange ! M. E. Fromentin a du premier coup pénétré tous nos secrets, il est passé maître sans avoir été écolier. Aucune des incertitudes, des faiblesses et des bavochages du début ne se trahit dans ce livre singulier et charmant, d’une nouveauté absolue, et qui rend avec un bonheur rare des effets qui ne semblent pas du domaine de la littérature — ce voyage, qu’on nous passe le mot, est une transposition d’art complète ; au lieu de noircir sa plume d’encre, M. Fromentin trempe un pinceau dans les godets d’une boite d’aquarelle et lave des phrases que la typographie peut reproduire avec une idéale pureté de ton. Trois nuances composent son style : blanc, gris de perle et bleu.

Chaque talent a sa patrie, qui souvent n’est pas la terre où il est né. Il existe des climats pour les esprits. M. Fromentin, quoique Français, appartient au désert. Peut-être quelque goutte de sang des Arabes chassés par Charles Martel bouillonne-t-elle encore dans ses veines ; évidemment, hors du Sahara il est exilé et ressent toutes les douleurs du proscrit.

Comme lui, nous avons éprouvé bien des fois la nostalgie de l’azur, bien des fois nous avons rêvé des pèlerinages « au céleste pays du bleu », qui n’a rien de commun avec la contrée chimérique que Ludwig Tieck désigne sous ce nom ; quelles mornes tristesses s’emparent de certaines âmes quand l’hiver semble vouloir lier le ciel brumeux à la terre boueuse par une trame de pluie, quand l’eau court sous les toits en bouffées blanches, ou ruisselle au long des vitres comme des pleurs au long d’une joue, ceux-là seuls le savent qui ont dans le cœur le sentiment de la lumière !

Ce vif amour du soleil se trahit dès les premières pages du livre. Il est déjà ancien chez l’auteur, et il explique comment il lui est venu. La saison des pluies avait duré longtemps cette année en Algérie (1848) ; l’artiste fuyait devant l’hiver de Blidah à Alger, d’Alger à Constantine, toujours poursuivi par la tempête. Mélancolique, il se promenait sur les remparts de la ville d’Achmet-Bey, et il songeait au désert. « La route qui y conduit se dessinait sur le Condiat-Aty trempé d’eau, et de temps en temps l’on voyait descendre de longs convois de gens au visage marqué par un éternel coup de soleil, suivis de leurs chameaux chargés de dattes et de produits bizarres ; il me semblait sentir encore, en les approchant, comme un reste de tiédeur apportée dans les plis fangeux de leurs bournous. Un matin donc, nous partîmes en désespéré, passant tant bien que mal les rivières débordées et poussant droit devant nous, vers Bisk’ra. Cinq jours après, le 28 février, j’arrivais à El-Kantara, sur la limite du Tell de Constantine, harassé, transi, traversé jusqu’au cœur, mais bien résolu à ne plus m’arrêter qu’en face du soleil indubitable du Sud. »

Voici le voyageur lancé ; il ne s’arrêtera pas, tant qu’au ciel flottera un seul nuage ; dès qu’il a franchi la brèche ouverte par la nature dans cette muraille de rochers hauts de trois ou quatre cents pieds qui sépare le Tell du Sahara, et passé sur le pont romain jeté en travers de la coupure, son œil s’illumine, sa poitrine se dilate et aspire avec délices l’air tiède du désert ; le village d’El-Kantara apparaît au milieu d’une oasis de vingt-cinq mille palmiers.

L’hiver, selon la croyance des Arabes, ne peut dépasser la chaîne de roches contre lesquelles ses volutes de nuages viennent moutonner comme les vagues contre un rivage inexpugnable. Il s’arrête vaincu au pont d’El-Kantara ; — au delà, c’est l’été éternel ; d’un côté, la montagne est noire et couleur de pluie ; de l’autre, rose et couleur de beau temps.

Après les collines, dernières ondulations du terrain, s’étend la plaine d’Angad, un premier essai du Grand Désert.

Le Désert se révèle au jeune artiste avec son paysage et ses figures, et il rend cette première impression dans une page charmante.

« Ces palmiers, les premiers que je voyais ; ce petit village couleur d’or, enfoui dans des feuillages déjà chargés des fleurs blanches du printemps ; une jeune fille qui venait à nous, en compagnie d’un vieillard, avec le splendide costume rouge et les riches colliers du Désert, portant une amphore de grès sur sa hanche nue ; cette première fille à la peau blonde, belle et forte, d’une jeunesse précoce ; ce vieillard abattu, mais non défiguré, par une vieillesse hâtive, tout le Désert m’apparaissait ainsi sous toutes ses formes, dans toutes ses beautés et tous ses emblèmes, c’était pour la première fois une étonnante vision. Ce qu’il y avait surtout d’incomparable, c’était le ciel ; le soleil allait se coucher et dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du grand rideau noir étendu sur nos têtes, et rangés comme une frange d’écume au bord d’une mer troublée ; au delà commençait l’azur, et alors, à des profondeurs qui n’avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu. Des brises chaudes montaient, avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne, du fond de ce village en fleurs ; les dattiers, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d’or dans leurs palmes, et l’on entendait courir, sous la forêt paisible, des bruits d’eau mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d’oiseaux, à des sons de flûte. En même temps, un muezzin qu’on ne voyait pas se mit à chanter la prière du soir, la répétant quatre fois aux quatre points de l’horizon, et sur un mode si passionné, avec de tels accents, que tout semblait se taire pour l’écouter !

« Le lendemain, même beauté dans l’air et même fête partout ; alors seulement je me donnai le plaisir de regarder ce qui se passait au nord du village, et le hasard me rendit témoin d’un phénomène en effet très-singulier. Tout ce côté du ciel était sombre et présentait l’aspect d’un énorme océan de nuages dont le dernier flot venait pour ainsi dire s’abattre et se rouler sur l’extrême arête de la montagne, mais la montagne, comme une solide falaise, semblait le repousser.

« Au large, et sur toute la ligne orientale du Djebel-Sahari, il y avait un remous violent, exactement pareil à celui d’une forte marée ; derrière, descendaient lugubrement les traînées grises d’un vaste déluge ; puis, tout à fait au fond, une montagne éloignée montrait sa tête couverte de légers frimas ; il pleuvait à torrents dans la vallée du Metlili, et quinze lieues plus loin il neigeait ; — l’éternel printemps souriait sur nos têtes ! »

Cette impression, si admirablement rendue, devait être ineffaçable. Le désert tenait et possédait pour toujours notre jeune artiste ; aussi le voyons-nous, en 1853, à Medeah, triste, troublé, agité de nostalgie comme le soldat suisse qui entend au delà du Rhin le ranz des vaches natal. Quoiqu’on soit au mois de mai, l’hiver a encore le pied posé sur les blancs sommets de la Mouzaïa. L’artiste a beau chercher à se consoler avec « cette petite lumière intérieure » dont parle Jean Paul, et qui nous empêche de voir et d’entendre le temps qu’il fait dehors ; il n’y tient plus ; il faut qu’on selle les chevaux, qu’on sangle les mulets et qu’on se mette en route ; il sait bien cependant qu’il ne retrouvera plus son premier éblouissement, que le chemin de Medeah à El-Aghouat ne présente pas ce merveilleux coup de théâtre d’El-Kantara ; il étudie même, pour se prémunir et se désenchanter, la carte assez aride du Sud, non pas en géographe, mais en peintre, et voici ce qu’elle indique : « des montagnes jusqu’à Boghar ; à partir de Boghar, sous la dénomination de Sahara, des plaines succédant à des plaines, plaines unies, marécages, plaines sablonneuses, terrains secs et pierreux, plaines onduleuses et d’alfa, à douze lieues nord d’El-Aghouat, un palmier ; enfin, El-Aghouat, représenté par un point plus large, à l’intersection d’une multitude de lignes brisées rayonnant en tous sens vers des noms étranges, quelques-uns à demi fabuleux ; puis, tout à coup, dans le sud-est, une plaine indéfiniment plate, aussi loin que la vue peut s’étendre ; et, sur ce grand espace laissé en blanc, ce nom bizarre et qui donne à penser : Bled-el-Ateuch, avec sa traduction : Pays de la soif ! »

Certes, voilà un itinéraire peu fait pour exciter les touristes philistins ; mais cette nudité est précisément ce qui enflamme l’imagination du jeune peintre, et il répond aux objections que pourrait lui faire l’ami auquel s’adressent ses lettres : « Admets seulement que j’aime passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir, — le ciel sans nuages, au-dessus du désert sans ombre ! »

Au bout de quelques journées de marche à travers des pentes escarpées, des ravins pierreux, des lits de torrents à sec, où s’épanouissaient des touffes de lauriers-roses, on arrive à Boghar. — Nous ne pouvons résister au plaisir de citer la page charmante que consacre M. Eugène Fromentin à cette halte au bord du désert.

« C’est là qu’à la halte du matin, par une journée blonde et transparente, j’ai revu les premières tentes et les premiers troupeaux de chameaux libres, et compris avec ravissement qu’enfin j’arrivais chez les patriarches.

« Le vieux Hadji-Meloud, tout semblable à son ancêtre Ibrahim, Ibrahim l’Hospitalier, comme disent les Arabes, nous attendait à sa zmala, où son fils Si-Djilali était venu nous conduire lui-même, pour que toute la famille y fût présente. Il nous reçut à côté du douar, suivant l’usage, dans de grandes tentes dressées pour nous (guïatin-el-dyaf, tentes des hôtes), au milieu de serviteurs nombreux, et avec tout l’appareil convenu ; on y mangea beaucoup, et nous y bûmes le café dans de petites tasses vertes, sur lesquelles il y avait écrit en arabe : Bois en paix.

« Je n’ai jamais, en effet, rien vu de plus paisible, ni qui invitât mieux à boire en paix dans la maison d’un hôte ; je n’ai jamais rien vu de plus simple que le tableau qui se déroulait.

« Nos tentes, très-vastes, et, soit dit en passant, déjà rayées de rouge et de noir, comme dans le Sud, occupaient la largeur d’un petit plateau nu au bord d’une rivière. Elles étaient ouvertes, et les portes, relevées par deux bâtons, formaient sur le terrain fauve et pelé deux carrés d’ombres, les seules qu’il y eût dans toute l’étendue de cet horizon accablé de lumière, et sur lequel un ciel à demi voilé répandait comme une pluie d’or pâle. Debout, dans cette ombre grise, et dominant tout le paysage de leur longue taille, Si-Djilali, son frère et leur vieux père, tous trois vêtus de noir, assistaient en silence au repas. Derrière eux, et en plein soleil, se tenait un cercle de gens accroupis, grandes figures d’un blanc sale, sans plis, sans voix, sans geste, avec des yeux clignotants sous l’éclat du jour, et qu’on eût dit fermés : des serviteurs, vêtus de blanc comme eux, allaient sans bruit de la tente aux cuisines, dont on voyait la fumée s’élever en deux colonnes onduleuses au revers du plateau, comme deux fumées de sacrifice.

« Au delà, afin de compléter la scène, et comme pour l’encadrer, je pouvais apercevoir, de la tente où j’étais couché, un coin du douar, un bout de la rivière où buvaient des chevaux libres, et, tout à fait au fond, de longs troupeaux de chameaux bruns, au cou maigre, couchés sur des mamelons stériles, terre nue comme le sable et aussi blonde que les moissons.

« Au milieu de tout cela, il n’y avait qu’une petite ombre, celle où reposaient les voyageurs, et qu’un peu de bruit, celui qui se faisait dans la tente.

« Et de ce tableau, que je copie sur nature, mais auquel il manquera la grandeur, l’éclat, le silence, et que je voudrais décrire avec des signes de flamme et des mots dits tout bas, je ne garderai qu’une seule note, qui contient tout, — bois en paix ! »

M. E. Fromentin est trop modeste ; la scène qu’il a retracée du bout de sa plume, mieux peut-être qu’il ne l’aurait fait de la pointe de son pinceau, revit avec toute la force de la réalité, éclatante comme la lumière, patriarcale comme la Bible, grande comme le désert.

Nous retrouvons les délicatesses du peintre dans ce passage, — « c’est bizarre, c’est frappant, je ne connaissais rien de pareil, et jusqu’à présent je n’avais rien imaginé de si complètement fauve, — lâchons le mot qui me coûte à dire, — de si jaune. Je serais désolé qu’on s’emparât du mot ; car on a déjà trop abusé de la chose : le mot d’ailleurs est brutal ; il dénature un ton de toute finesse, et qui n’est qu’une apparence. Exprimer l’action du soleil sur cette terre ardente, en disant que cette terre est jaune, c’est enlaidir et gâter tout ; autant vaut donc déclarer que c’est très-beau. Libre à ceux qui n’ont pas vu Boghar d’en fixer le ton d’après la préférence de leur esprit. »

Ce jour-là, M. Eugène Fromentin a dû reprendre sa palette, et fixer, dans une chaude esquisse, cette indéfinissable teinte.

Boghar, qui sert d’entrepôt et de comptoir aux nomades, est peuplée de jolies femmes venues des tribus sahariennes pour chercher fortune. L’indulgence de l’Orient a des appellations charmantes pour déguiser l’industrie véritable de ces beautés faciles auxquelles la danse sert de prétexte.

On voulut donner une fête à nos voyageurs, et l’on alla réveiller quelques danseuses au village. — Laissons M. Fromentin dessiner et peindre lui-même cette fête d’un pittoresque fantastique :

« Au bout d’une heure d’attente, nous vîmes un feu, comme une étoile plus rouge que les autres, se mouvoir dans les ténèbres, à hauteur du village ; puis le son languissant de la flûte arabe descendit à travers la nuit tranquille, et vint nous apprendre que la fête approchait.

« Cinq ou six musiciens, armés de tambourins, autant de femmes voilées, escortées d’un grand nombre d’Arabes qui s’invitaient d’eux-mêmes au divertissement, apparurent enfin au milieu de nos feux, formèrent un grand cercle, et le bal commença.

« Ceci n’était pas du Delacroix ; toute couleur avait disparu pour ne laisser voir qu’un dessin tantôt estompé d’ombres confuses, tantôt rayé de larges traits de lumière, avec une fantaisie, une audace, une furie d’effet sans pareilles, — c’était quelque chose comme la Ronde de nuit de Rembrandt, ou plutôt comme une de ses eaux-fortes inachevées, des têtes coiffées de blanc, et comme enlevées à vif d’un revers de burin, des bras sans corps ; des mains mobiles, dont on ne voyait pas les bras, des yeux luisants et des dents blanches au milieu de visages presque invisibles, la moitié d’un vêtement attaqué tout à coup en lumière et dont le reste n’existait pas, émergeaient au hasard et avec d’effrayants caprices d’une ombre opaque et noire comme de l’encre. Le son étourdissant des flûtes sortait, on ne voyait pas d’où, et quatre tambourins de peau qui se montraient, à l’endroit le plus éclairé du cercle, comme de grands disques dorés, semblaient s’agiter et retentir d’eux-mêmes. En dehors de cette scène étrange on ne voyait ni bivouac, ni ciel ni terre ; au-dessus, autour, partout il n’y avait plus rien que le noir, ce noir absolu qui doit exister seulement dans l’œil éteint des aveugles.

« Aussi, la danseuse, debout au centre de cette assemblée attentive à l’examiner, se remuant en cadence avec de longues ondulations de corps ou de petits trépignements convulsifs, tantôt la tête à moitié renversée dans une pâmoison mystérieuse, tantôt ses belles mains allongées et ouvertes comme pour une conjuration ; la danseuse, au premier abord, et malgré le sens très-évident de sa danse, avait-elle aussi bien l’air de jouer une scène de Macbeth que de représenter autre chose. »

Quelle eau-forte admirablement mordue que cette page, quelles vives égratignures de lumière, quelle liberté de pointe, quelle mystérieuse profondeur d’ombre !

Mais nous ne sommes encore qu’aux limites du Sahara, il faut laisser les mulets pour les chameaux. Ils sont là vingt-cinq, leur long col posé sur le sable, qui se lèvent péniblement à l’appel du chamelier, se mettent en équilibre sur leurs genoux cagneux et leurs cuisses déhanchées, en poussant ce cri discordant et plaintif qu’ils beuglent quand on les sangle, et qui veut dire, selon les Arabes : « Mets-moi des coussins pour que je ne me blesse pas. »

Les cavaliers du makhzen d’El-Aghouat chaussent leurs doubles bottes rouges armées d’éperons et se drapent dans leurs haïcks sales et leurs bournous d’un brun sombre ; ils pressent les flancs de leurs montures infatigables et maigres comme eux. — Le convoi se met en marche. — Aurez-vous, lecteur, le courage de le suivre dans un autre article ? car le Désert est si vaste qu’on ne peut le borner dans quelques colonnes.

On débouche dans les premières plaines du Sud par la vallée du Cheliff, un site des plus étranges, des roches décharnées, déchiquetées, ébréchées comme des mâchoires d’animaux antédiluviens dont leurs pitons représenteraient les dents, bordent d’étroits couloirs au sol battu et brillanté pareil à celui d’une aire ; on n’aperçoit ni une plaque de mousse, ni une pointe d’herbe, ni une brindille d’arbuste, parmi ces pierres difformes semblables à des scories monstrueuses ; au-dessus, à une grande hauteur, passent des volées de corbeaux, tournent des cercles d’aigles bruns et piaulent les gypaëtes au milieu d’un silence de mort.

Devant les voyageurs, l’horizon s’étend, immense, indéfini ; une plaine de vingt-cinq lieues, plate, ou du moins sans ondulations appréciables, se déroule vague comme la mer en se confondant avec le ciel par des demi-teintes incertaines ; — le vert douteux de la végétation déjà brûlée rend la ressemblance encore plus frappante. Au bout de deux jours de marche dans ce pays désolé, nos pèlerins font halte auprès d’une eau stagnante et jaunâtre sur laquelle se penchaient, tendant le col et faisant gros dos, une compagnie de vautours qu’il fallut effrayer d’un coup de fusil pour leur faire céder la place. La tristesse de la contrée inspire à notre jeune artiste cette belle page mélancolique :

« Était-ce fatigue ? était-ce un effet du lieu ? je ne sais ; mais cette journée-là fut longue et sérieuse, et nous la passâmes presque tous à dormir sous la tente. Ce premier aspect d’un pays désert m’avait plongé dans un singulier abattement. Ce n’était pas l’impression d’un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile. C’était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide, et comme un oubli du bon Dieu : des lignes fuyantes, des ondulations indécises ; derrière, au delà, partout, la même couverture d’un vert pâle étendue sur la terre ; çà et là des taches ou plus vertes, ou plus grises, ou plus jaunes ; d’un côté les Seba’ Rous à peine éclairées par un pâle soleil couchant ; de l’autre, les hautes montagnes du Tell, encore plus effacées dans les brumes incolores, et là-dessus un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d’où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence profond, un vent doux qui venait du nord-ouest et nous amenait lentement un orage, formait de légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière, couché près de la source, à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle, à écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n’augmenta ni la solitude, ni l’abandon, ni l’inexprimable désolation de ce lieu. »

Vous voyez que notre peintre a sur sa palette de quoi rendre tous les effets. — Il peut se passer de cobalt et de mine de Saturne. Mais c’est un voyage au pays du bleu que nous vous avons promis ; hâtons le pas ; le ciel s’éclaircit de plus en plus ; le sol, tantôt sablonneux, tantôt coupé de marécages, se recouvre parfois de touffes d’alfa, d’absinthes, de pourpiers de mer, de romarins, et, de loin en loin, d’arbustes épineux et de pistachiers sauvages.

« Chaque fois que le convoi passe auprès d’un de ces beaux arbres au feuillage sombre et lustré, il se rassemble autour du tronc ; ceux des chameliers qui sont montés se dressent à genoux pour atteindre à la hauteur des branches, arrachent des poignées de fruits et les jettent à leurs compagnons qui vont à pied. Pendant ce temps, les chameaux, le col tendu, font de leur côté provision de fruits et de feuilles. L’arbre reçoit sur sa tête ronde les rayons blancs de midi ; par-dessous, tout paraît noir ; des éclairs bleus traversent en tous sens le réseau des branches ; la plaine ardente flamboie autour du groupe obscur, et l’on voit le désert grisâtre se dégrader sous le ventre roux des dromadaires. »

Ces lignes ne valent-elles pas le tableau de Marilhat qu’elles rappellent ? Il ne leur manque qu’une bordure d’or pour les suspendre au mur d’une galerie.

Le convoi s’avance faisant fuir les lézards dormant au soleil, les vipères cachées sous les touffes d’absinthe, les rats peureux et plongeant au moindre bruit la tête dans leurs trous, — toute cette vermine fourmillante, amie des longues siestes sur le sable chaud.

« Mais, au milieu de ce peuple muet, difforme ou venimeux, sur ce terrain pâle et parmi l’absinthe toujours grise et le k’taf salé, volent et chantent des alouettes, et des alouettes de France ! Même taille, même plumage et même chant sonore. C’est l’espèce huppée qui ne se réunit pas en troupes, mais qui vit par couples solitaires ; tristes promeneuses qu’on voit dans nos champs en friche et, plus souvent, sur le bord des grands chemins en compagnie des casseurs de pierre et des petits bergers ; elles chantent à une époque où se taisent presque tous les oiseaux et aux heures les plus paisibles de la journée, le soir, un peu avant le coucher du soleil. Les rouges-gorges, autres chanteurs d’automne, leur répondent du haut des amandiers sans feuilles, et ces deux voix expriment avec une étrange douceur toutes les tristesses d’octobre ; l’une est plus mélodique et ressemble à une petite chanson mêlée de larmes ; l’autre est une phrase en quatre notes profondes et passionnées. — Doux oiseaux qui me font revoir tout ce que j’aime de mon pays, que font-ils, je le demande, dans le Sahara ? Et pour qui donc chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des antilopes, des bubales, des scorpions et des vipères à cornes ? Qui sait ? Sans eux, il n’y aurait plus d’oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent. — Allah akbar ! Dieu est grand et le plus grand ! »

Quoi de plus touchant et de plus ingénieux que ce frais souvenir de France dans cet austère paysage saharien, que ce chant d’alouette dominant de sa note plaintive le rauque grondement de la ménagerie africaine !

Nous ne nous arrêterons pas, et c’est bien à regret, à tous les douars où nos voyageurs, sous des tentes rayées de rouge et de noir, reçoivent l’hospitalité du désert. — À chaque pas, la lumière augmente, et M. E. Fromentin trouve, pour la peindre, des ressources que nul écrivain ne possède. Dites si jamais Claude Lorrain fut plus limpide, plus suave et plus transparent ?

« Devant moi, j’ai tout un campement étendu au soleil, chevaux, bagages et tentes ; à l’ombre des tentes, quelques gens qui se reposent ; ils font cercle, mais ils ne parlent pas. S’il arrive qu’un ramier passe au-dessus de ma tête, je vois son ombre glisser sur le terrain, tant ce terrain est uni, et j’entends le bruit de ses ailes, tant le silence qui se fait autour de moi est grand. Le silence est un des charmes les plus subtils de ce pays solitaire et vide ; il communique à l’âme un équilibre que tu ne connais pas, toi qui as toujours vécu dans le tumulte ; loin de l’accabler, il la dispose aux pensées légères ; on croit qu’il représente l’absence du bruit comme l’obscurité résulte de l’absence de la lumière ; c’est une erreur. Si je puis comparer les sensations de l’oreille à celles de la vue, le silence répandu sur les grands espaces est plutôt une sorte de transparence aérienne, qui rend les perceptions plus claires et nous révèle une étendue d’inexprimables jouissances. Je me pénètre ainsi, par tous mes sens satisfaits, du bonheur de vivre en nomade ; rien ne me manque, et toute ma fortune tient dans deux coffres attachés sur le dos d’un dromadaire. Mon cheval est étendu près de moi sur la terre nue, prêt, si je le voulais, à me conduire au bout du monde : ma maison suffit à me procurer de l’ombre le jour, un abri la nuit ; je la transporte avec moi, et déjà je la considère avec une émotion mêlée de regrets.

« Jusqu’à présent le thermomètre n’a pas dépassé 30 ou 31 degrés à l’ombre. Aujourd’hui, sous la tente, à deux heures, il a atteint le maximum de 32 degrés, et la lumière, d’une incroyable vivacité, mais diffuse, ne me cause ni étonnement ni fatigue. Elle vous baigne également, comme une seconde atmosphère, de flots impalpables : elle enveloppe et n’aveugle pas. D’ailleurs l’éclat du ciel s’adoucit par des bleus si tendres, la couleur de ces vastes plateaux couverts d’un petit foin déjà flétri est si molle, l’ombre elle-même de tout ce qui fait ombre se noie de tant de reflets, que la vue n’éprouve aucune violence, et qu’il faut de la réflexion pour comprendre à quel point cette lumière est intense. »

Un peu plus loin, avec une joie que nous comprenons bien, M. Eugène Fromentin s’écrie : « Nous voilà débarrassés non-seulement de la végétation du Nord, mais de toute végétation : elle expire au sommet des collines pierreuses que nous avons derrière nous, et je voudrais que ce fût pour tout à fait ; car c’est par la nudité que le Sahara reprend sa véritable physionomie : j’en suis venu à souhaiter qu’il n’y ait pas un arbre dans tout le pays que je vais voir. Aussi, ce qui me plaît dans le lieu où nous sommes campés, c’est surtout son aspect stérile. Pour couvrir ces vastes terrains tantôt frileux, tantôt brûlés, il n’y a qu’un peu d’herbe. Cette herbe, petite graminée renouvelée par l’hiver, est courte, rare, et devient grisâtre en se fanant. Elle forme à peine un duvet transparent mêlé de brins cotonneux que l’air agite. On y voit jouer la lumière et vibrer la chaleur comme au-dessus d’un poêle. Aussi loin que la vue peut s’étendre, je n’y découvre pas une seule touffe plus fournie qui dépasse le sabot d’un cheval. La terre a la solidité d’un plancher et se gerce sans être friable. Nos chameaux s’y promènent d’un air découragé, la tête haute, le cou tendu vers un coin plus vert qui se montre assez loin au sud, entre deux mamelons arides. Cette perspective à peu près riante, qui semble les consoler jusqu’à demain, nous annonce de nouvelles plaines d’alfa. »

Arrivons à El-Aghouat, le terme du voyage : « Je sentais qu’El-Aghouat était là, et qu’il ne me restait que quelques pas à faire pour le découvrir. Je n’avais plus autour de moi que du sable ; il y avait des pas nombreux et des traces toutes récentes imprimées à l’endroit où nous marchions. Le ciel était d’un bleu de cobalt pur ; — l’éclat de ce paysage stérile et enflammé le rendait encore plus extraordinaire. Enfin le terrain s’abaissa, et, devant moi, mais fort loin encore, je vis apparaître au-dessus d’une plaine frappée de lumière, d’abord un monticule isolé de rochers blancs avec une multitude de points obscurs, figurant en noir-violet les contours supérieurs d’une ville armée de tours ; au bas s’alignait un fourré d’un vert froid, compacte, légèrement hérissé comme la surface barbue d’un champ d’épis. Une barre violette, et qui me parut sombre, se montrait à gauche, presque au niveau de la ville, et reparaissait à droite, toujours aussi roide, et fermait l’horizon. Cette barre tranchait crûment sur un fond de ciel couleur d’argent mat, et ressemblait, moins le ton, à une mer sans limites. Dans l’intervalle qui me séparait encore de la ville, il y avait une étendue sablonneuse et quelque chose d’un gris plus bleuâtre, comme le lit abandonné d’une rivière aussi large que deux fois la Seine. On y voyait par places, aux deux bords, des taches vertes ayant l’air de joncs. Tout à fait sur le devant, un homme de notre escorte, à cheval, penché sur sa selle, attendait au repos le convoi laissé fort loin en arrière : le cheval avait la tête basse et ne bougeait pas. »

Comme tous les plans de ce tableau sont bien établis, comme les lignes en sont arrêtées d’un trait sûr, comme les couleurs en sont rares et vives, et dans quelle éclatante crudité se dessine, au milieu de la lumière, la ville saharienne !

El-Aghouat, très-opiniatrément disputée par les Arabes à la colonne française, porte encore les cicatrices mal fermées du combat. Ses puits renferment bien des cadavres, et souvent, autour des remparts, les chiens maigres, en grattant le sable, ramènent un lambeau d’uniforme ou de bournous. La population résignée semble accepter sa défaite avec le fatalisme musulman : « C’était écrit ! »

La ville, comme toutes celles qui ont à se défendre contre les ardeurs d’un soleil dévorant, diminue la rue au profit de la maison. Les rayons solaires pénètrent moins aisément dans ces étroites coupures où encore il faut à midi se plaquer contre la muraille pour profiter de deux ou trois pouces d’ombre. M. E. Fromentin décrit admirablement ces maisons aux rares ouvertures, bâties de boue séchée, contre lesquelles s’adossent, pour dormir, de pâles fantômes enveloppés de bournous d’un blanc sale, encadrant des visages mats, sérieux, impassibles ; ces jardins séparés par des clôtures de terre d’où jaillissent de sveltes palmiers, et que sillonnent en tous sens des canaux d’irrigation. Il rend à merveille l’accablement de chaleur, le poudroiement de lumière, le silence méridien de la sauvage cité : les figures ne sont pas moins bien traitées que les fonds. — Il faut lire, — regarder serait plutôt le mot propre, car ce sont de vraies peintures, — dans le volume même, les portraits du gardien des eaux, « sorte de Saturne armé d’une pioche en guise de faux, avec un sablier dans la main ; » d’Aouïmer, le joueur de flûte, à la grâce efféminée, à l’élégance endormie, qui s’enivre de sa propre cantilène ; du vieux chasseur d’autruches, d’Ahmet le voleur, du bon Mouloued, et tant d’autres physionomies esquissées avec un incroyable bonheur d’expression. — Les femmes à la fontaine sont un beau tableau de maître. Après avoir décrit la scène dans tout son mouvement et sa couleur, l’artiste dit, en parlant à l’ami auquel s’adresse sa relation : « Représente-toi maintenant sous cette couverture abondante en plis, mais légère, de grandes femmes aux formes viriles, avec des yeux cerclés de noir, le regard un peu louche, des cheveux nattés, qui se perdent dans le voile en flots obscurs, en encadrant un visage mièvre, flétri, de couleur neutre, et qui semble ne pouvoir ni s’animer ni pâlir davantage ; des bras nus jusqu’à l’épaule, avec des bracelets jusqu’au coude, cercles d’argent, de corne ou de bois noir travaillé. Parfois le haïck qui s’entr’ouvre laisse à nu tout un côté du corps, la poitrine qu’elles portent en avant et les reins fortement cambrés. Elles ont la marche droite, le pas souple et faisant peu de bruit ; quelque chose à la fois de gauche et de magnifique dans les habitudes du corps qui leur permet de prendre, accroupies, des postures de singe, et, debout, des attitudes de statues. »

Il y a aussi une ravissante description d’une petite fille sauvagement jolie et coquettement farouche, partagée entre le désir du bacchich et l’effroi insurmontable que cause tout peintre aux Orientaux, — c’est une aquarelle que De Camps ne réussirait pas mieux. Mais nous n’en finirions jamais si nous voulions tout dire.

M. E. Fromentin, après quelques semaines de séjour à El-Aghouat, fait une excursion dans le désert, muni de deux lettres de recommandation écrites de droite à gauche, l’une adressée au kaïd de Tadjemout et l’autre au kaïd d’Aïn-Mahdy.

Dans sa route, il rencontre une tribu déménageant, la tribu des Arba. Ce tableau de la vie du désert a, dans le livre de M. Eugène Fromentin, un éclat, une grandeur et une nouveauté incomparables. Les limites de notre article ne nous permettent malheureusement pas de le transcrire tout entier. La caravane apparaît au milieu d’une poussière d’or avec un bruit de cornemuses et de tambourins, faisant étinceler au soleil ses étendards jaunes, rouges et verts ; les blancs dromadaires balancent les femmes invisibles dans les atatiches d’étoffes bariolées ; les cavaliers font piaffer leurs grands chevaux ; les lévriers gambadent pétulamment autour du cortége ; puis défilent les chameaux de charge portant les tentes dont le pieu se dresse sur leur dos bossu comme un mât de navire ; les femmes courbées sous les enfants et les ustensiles de ménage, les nègres, les vieilles appuyées sur leur bâton blanc, les troupeaux soulevant des flots de poudre et se hâtant sous les coups des bergers et les morsures des chiens.

Détachons de la cavalcade le portrait du jeune chef arabe.

« Le jeune homme était habillé de blanc et montait un cheval tout noir, énorme d’encolure, à queue traînante, la tête à moitié cachée dans sa crinière ; il était fluet, assez blanc, très-pâle, et c’était étrange de voir une si robuste bête entre les mains d’un adolescent si délicat ; il avait l’air efféminé, rusé, impérieux et insolent ; il clignotait en nous regardant de loin, et ses yeux bordés d’antimoine, avec son teint sans couleur, lui donnaient encore plus de ressemblance avec une jolie fille. Il ne portait aucun insigne ; pas la moindre broderie sur ses vêtements ; et de toute sa personne, soigneusement enveloppée dans un bournous de fine laine, on ne voyait que l’extrémité de ses bottes sans éperons et la main qui tenait la bride, une petite main maigre ornée d’un gros diamant ; il arrivait renversé sur le dossier de sa selle en velours violet brodé d’argent, escorté de deux lévriers magnifiques, aux jarrets marqués de feu, qui bondissaient gaiement entre les jambes de son cheval. »

Cette description a la grâce barbare et la douceur nostalgique de certaines figures d’Arabes peintes par Th. Chasseriau, dont elles constatent la vérité.

En regardant défiler cette splendide tribu, M. E. Fromentin fait cette remarque de peintre : « Il y avait là de fort beaux chevaux, mais ce qui me frappa plus que leur beauté, ce fut la franchise inattendue de tant de couleurs étranges. Je retrouvai ces nuances bizarres si bien observées par les Arabes, si hardiment exprimées par les comparaisons de leurs poëtes. — Je reconnus ces chevaux noirs à reflets bleus, qu’ils comparent au pigeon dans l’ombre ; ces chevaux couleur de roseau, ces chevaux écarlates comme le premier sang d’une blessure. Les blancs étaient couleur de neige, et les alezans couleur d’or fin. D’autres, d’un gris foncé sous le lustre de la sueur, devenaient exactement violets ; d’autres encore, d’un gris très-clair et dont la peau se laissait voir à travers leur poil humide et rasé, se veinaient de tons humains et auraient pu audacieusement être appelés des chevaux roses. Tandis que cette cavalcade si magnifiquement colorée s’approchait de nous, je pensais à certains tableaux équestres devenus célèbres à cause du scandale qu’ils ont causé, et je compris la différence qu’il y a entre le langage des peintres et le vocabulaire des maquignons. »

Nous citons ce passage avec quelque orgueil, car nous avons défendu, comme parfaitement vrais, les chevaux gorge de pigeon et couleur de rose auxquels fait allusion M. Fromentin. Mais c’est que lui aussi, Eugène Delacroix, a vu la nature éclairée par le soleil d’Afrique.

Il faut pourtant nous arrêter, car nous transcririons tout le volume, et les lecteurs ne s’en plaindraient pas. Terminons par quelques lignes d’appréciation littéraire. Dans Un Été au Sahara, M. E. Fromentin a vaincu une immense difficulté. Il a peint l’infini dans le clair, décrit ce qui n’a pas de forme, et fait tout un livre de choses et d’effets que le langage n’avait jamais songé à rendre. Nous aimons chez lui ce superbe mépris de l’arbre et de la verdure que nous partageons absolument. Ceux qui n’ont pas vu l’Orient ne peuvent pas comprendre la beauté de la terre lorsqu’elle n’est pas souillée par la végétation. On ne saurait imaginer les tons d’or pâle, de lapis, d’améthyste, de perle, de nacre, de rose que prend notre globe lorsque le baiser du soleil fait frissonner sa peau nue. Rien n’est beau comme cet épiderme de planète baignée par l’éternel azur. On comprend alors que la terre est un astre gravitant dans l’éther, et non un tas de fumier à planter des choux, et l’on est fier d’être emporté vers l’infini par cette sphère magnifique. — Aussi notre idéal est-il celui de M. Fromentin — un ciel sans nuage sur le désert sans ombre ! Le désert ! — « c’est Dieu sans les hommes, » disait le compagnon de la panthère dans la nouvelle de Balzac.