L’Orient (Gautier)/Égypte. — IV. D’Alexandrie au Caire (suite)

Fasquelle (2p. 174-190).

IV

D’ALEXANDRIE AU CAIRE (SUITE)

Lorsque nos yeux furent rassasiés de ce spectacle grandiose, notre estomac, qui avait eu la déférence de se taire par égard pour la poésie, réclama prosaïquement ses droits et nous ramena mourant de faim à la salle à manger de la station. Notre bon camarade Auguste Marc nous découpa complaisamment les mets sur notre assiette et nous servit du bras gauche, ce jour-là comme dans tout le reste du voyage, avec une fidélité et une patience qui ne se démentirent jamais. Cette position de manchot temporaire nous fit découvrir que la main droite n’était au fond qu’une intrigante, une faiseuse d’embarras, qui prenait toute la gloire pour elle et reléguait injustement dans l’ombre son humble sœur, dont la désignation même est une sorte d’injure. La main droite ne peut presque rien faire sans l’aide de la main gauche ; réduite à elle seule, elle est comme paralysée. Elle ressemble à ces dramaturges célèbres dont le nom s’inscrit en grosses lettres sur l’affiche, tandis qu’on omet celui de l’obscur collaborateur qui a fait en réalité les trois quarts de la besogne.

L’on pourrait encore comparer les rôles des deux mains à ceux de Marthe et de Marie dans l’Évangile. Marie verse des parfums sur les pieds du Seigneur, Marthe vaque au soins du ménage, et, quoique Jésus ait dit que Marie avait la meilleure part, il ne faut pas dédaigner Marthe qui s’occupe modestement de la cuisine. Cette justice rendue à la main gauche, dont on ne fait pas assez de cas, revenons à notre déjeuner qui était abondant et délicat, bien servi, et arrosé de tout ce qui peut se boire, depuis le bordeaux-laffitte jusqu’au pale-ale, depuis le soda-water jusqu’à l’eau du Nil filtrée et rafraîchie dans des gargoulettes de Thèbes, — la première eau du monde, à laquelle nous ne trouvons de comparable que l’eau du puits de los Algives de l’Alhambra.

Malgré cette excellence, nous devons avouer que la plupart des voyageurs parurent préférer le vin de Sauterne ou le saint-émilion, n’étant pas de l’avis de ces califes qui se faisaient apporter à grands frais de l’eau du Nil jusqu’à Bagdad, mettant ce cru au-dessus de tout autre. Le café pris, on se remit en route. L’aspect du pays était toujours le même. Les cultures de coton, de maïs et de dourah s’étendaient à perte de vue ; çà et là brillaient les parties recouvertes par l’inondation ; des buffles bleuâtres se roulaient dans des mares et s’y cuirassaient de vase ; des oiseaux aquatiques se tenaient au bord des flaques d’eau, et parfois s’envolaient au passage du train, que des familles de fellahs, accroupies au rebord des fossés, regardaient passer. Sur le chemin défilait l’interminable procession de chameaux, de mulets, d’ânes, de bœufs, de chèvres noires et de piétons, qui donnent une si extraordinaire animation à ce placide paysage horizontal. Nous avions déjà remarqué en Hollande l’importance que prennent les figures dans les pays plats. L’absence de tout accident de terrain les fait dominer, et, comme elles se découpent habituellement sur le ciel, elles en prennent plus de grandeur. Il nous semblait voir marcher ces zones de bas-reliefs colorés, représentant des scènes d’agriculture, qui parfois décorent les chambres des tombeaux égyptiens. De loin en loin s’élevaient des villages ou des espèces de fermes dont les murailles de terre grise, inclinées en talus, rappelaient la forme du soubassement des temples antiques et donnaient de belles lignes. Quelques masses d’arbres, sycomores ou mimosas, rehaussées par un bouquet de dattiers, en faisaient valoir les teintes douces, par l’opposition de leurs verdures vigoureuses. D’autres fois, c’étaient des cabanes de fellahs surmontées de pigeonniers crépis de chaux, et posés l’un à côté de l’autre comme des ruches d’abeilles ou les minarets d’une mosquée en miniature. Nous arrivâmes bientôt à la station de Tantah, ville assez importante, où la belle mosquée de Seid-Ahmed et Badouy attire trois fois par an les pèlerins, et où se tiennent des marchés fréquentés par les caravanes.

Tantah, vue de la station du chemin de fer, — car le temps d’arrêt n’est pas assez long pour qu’on puisse visiter la ville, — présente un aspect animé et pittoresque. Aux maisons de style arabe, avec leurs moucharabiehs et leurs manches d’air en forme d’auvent, se mélangent ces constructions de style italien orientalisé qu’affectionnent les partisans du progrès et des idées nouvelles, mais qui font le désespoir de l’artiste, étalant leurs façades badigeonnées de couleurs tendres, ocre, saumon ou bleu de ciel, les cahutes de pisé à toits plats, le tout dominé par les minarets de la mosquée et les coupoles blanches de quelques marabouts ; ajoutez à cela l’accompagnement obligé de figuiers de Pharaon et de palmiers jaillissant au-dessus des murailles basses des jardins. Entre la ville et la station s’étend un terrain vague, comme une sorte de champ de foire occupé par des campements, des gourbis en roseaux ou en branches de dattiers, des tentes faites de vieux lambeaux de toiles et quelquefois de la bande d’un turban déployée.

Le ménage de ces frêles habitations se fait en plein vent. Sur un petit feu de fiente de chameau, le café se fait tasse par tasse, dans une petite bouilloire de cuivre jaune, et sur des plaques de tôle cuisent les minces galettes de dourah. Les cannes à sucre sont coupées en morceaux, dont les fellahs sucent avidement le jus douceâtre, et les pastèques éventrées montrent, dans leur peau verte, leurs entrailles d’un rose vif, ponctuées de pépins noirs. Les femmes vont et viennent, retenant le bout de leur voile avec les dents, de manière à se masquer la moitié de la figure, et portent sur leur tête des gargoulettes de Thèbes ou des vases de cuivre, avec des élégances et des galbes de statue, tandis que les hommes, accroupis à terre ou sur d’étroits tapis, les genoux au menton et formant un angle aigu comme les articulations reployées des sauterelles, dans une pose impossible à tout Européen, et rappelant ces juges de l’Amenthi rangés par files les uns derrière les autres sur les papyrus des rituels funéraires, gardent cette immobilité rêveuse si chère aux Orientaux, quand ils n’ont rien à faire, car le mouvement, sans autre but que de se donner de l’exercice, comme l’entendent les chrétiens, leur paraît de la folie pure.

Des dromadaires, agenouillés sous leur charge, allongent leurs longs cols sur le sable, immobiles sous le soleil cuisant, isolés ou groupés en rond ; des ânes, dont quelques-uns très-coquettement harnachés d’une selle de maroquin rouge relevée en bosse sur le garrot et d’une têtière à poupons, et d’autres avec un bât fait d’un bout de tapis, attendaient les voyageurs du chemin de fer qui s’arrêteraient à Tantah, pour les transporter du débarcadère à la ville. Les âniers, en courte tunique bleue ou blanche, les jambes et les bras nus, coiffés de la calotte en feutre, une baguette à la main et semblables à ces sveltes figures de bergers ou d’éphèbes dessinées si légèrement autour de la panse des vases grecs, se tenaient près de leurs bourriquets avec une pose indolente, qu’ils quittaient bientôt si une probabilité de pratique s’écartant de la station s’avançait de leur côté ; c’étaient alors des gesticulations forcenées, des cris gutturaux et des bousculades de compétition où le malheureux touriste risquait fort d’être mis en pièces ou de laisser la meilleure partie de ses vêtements. Quelques chiens errants, de pelage fauve, à oreilles de chacal, bien déchus de leur ancienne position, et qui n’avaient pas l’air de se souvenir qu’ils comptaient parmi leurs aïeux l’aboyeur Anubis « latrator Anubis », se promenaient entre les groupes, mais sans prendre le moindre intérêt à ce qui s’y passait.

Les liens qui, en Europe, rattachent le chien à l’homme, n’existent pas en Orient. Son instinct social n’a pas été développé, on n’a fait aucun appel à ses sympathies : il n’a pas de maître et vit à l’état sauvage, au milieu de la civilisation. On ne lui demande pas de services, mais on n’en prend pas soin. Il n’a pas de domicile et demeure dans des trous qu’il creuse, à moins qu’il ne s’établisse au fond de quelque tombeau entr’ouvert. Nul ne s’inquiète de sa nourriture, et il y pourvoit lui-même, se repaissant de charognes et de détritus sans nom. Il y a un proverbe qui dit que les loups ne se mangent pas entre eux : les chiens d’Orient sont moins scrupuleux, ils dévorent très-bien leurs confrères malades, blessés ou morts. Cela nous semble singulier de voir des chiens qui ne font aucune avance, qui ne recherchent pas les caresses et gardent leur quant-à-eux avec» une fierté mélancolique.

Autour des wagons circulaient des fillettes en robe bleue et des petits nègres en tunique blanche, offrant des pâtisseries, des galettes, des bigarrades, des limons et des pommes. Oui, des pommes : on paraît goûter beaucoup, en Orient, cet acide fruit du Nord qui, en compagnie de mauvaises poires granuleuses, fait partie de tous les desserts, où jamais ne paraissent, bien entendu, ni les grenades, ni les bananes, ni les dattes, ni les oranges, ni les figues de Barbarie, ni aucune des productions indigènes, abandonnées sans doute au bas peuple.

Le sifflet de la locomotive lança son râle aigu, et la vapeur nous emporta de nouveau à travers ce Delta toujours humide et verdoyant. Cependant, à mesure qu’on avançait, apparaissaient à l’horizon des zones de terrains roses d’où la vie végétale avait complètement disparu. Le sable du désert s’avance avec ses vagues stériles comme celles de la mer, éternel jouet des vents, rongeant, comme un écueil qu’il s’efforce de recouvrir, l’îlot de terre cultivée, entouré et battu d’une écume poussiéreuse. En Égypte, tout ce qui reste au-dessus du niveau de l’inondation est frappé de mort. Il n’y a pas de transition ; où cesse Osiris, Typhon commence. Ici la plus luxuriante végétation ; là, pas une pointe d’herbe, pas une plaque de mousse, pas une de ces plantes folles qui se hasardent dans la solitude et l’abandon ; c’est du grès pilé sans mélange de terre. Eh bien ! qu’une goutte d’eau du Nil y tombe, et ce sable aride verdoiera aussitôt. Ces zones, couleur de saumon pâle, faisaient un heureux contraste de ton avec les teintes vigoureuses de la grande plaine de verdure étalée devant nos yeux.

Bientôt nous rencontrâmes un autre bras du Nil, la branche phanitique, qui se jette dans la mer près de Damiette ; le chemin de fer la traverse, et de l’autre côté se trouvent les ruines de l’ancienne Athrybis, auxquelles s’est superposé un village fellah. Le train marchait rondement, et bientôt vers la droite, au-dessus d’une ligne de verdure presque noire sous l’éblouissante lumière, se dessine, lointaine et teintée d’azur, la silhouette triangulaire des pyramides de Chéops et de Chéfren, pareilles, vues de cette distance, à une montagne unique, échancrée par le sommet. La parfaite transparence de l’air les rapprochait, et il eut été difficile, si on ne l’avait su, d’apprécier avec justesse l’intervalle qui nous séparait. Apercevoir les pyramides en approchant du Caire, rien de plus naturel : on devait s’y attendre et l’on s’y attend ; et pourtant l’on éprouve une émotion et une surprise extraordinaires. On ne saurait s’imaginer l’effet produit par cette silhouette vaporeuse, si légère de ton qu’elle se confondait presque avec la couleur du ciel et que, n’étant pas prévenu, on aurait pu ne pas apercevoir. Ces montagnes factices, les monuments les plus énormes que l’homme ait élevés, après Babel peut-être, depuis plus de cinq mille ans, — presque l’âge du monde, selon la Bible, — ni les années, ni les barbaries n’ont eu la puissance de les renverser ; notre civilisation même, avec ses énergiques moyens de destruction, y parviendrait à peine.

Les pyramides ont vu, sur leurs larges bases, les siècles et les dynasties passer comme des vagues de sable, et le sphinx colossal, à la face camarde, sourit toujours à leurs pieds de son sourire ironique et mystérieux. Éventrées, elles ont gardé leur secret et n’ont livré que des ossements de bœuf, auprès d’un sarcophage vide. Des yeux fermés depuis si longtemps que l’Europe n’était peut-être pas encore émergée du déluge, lorsqu’ils contemplaient la lumière, les ont regardées de la place où nous sommes. Elles ont été contemporaines d’empires disparus, de races d’hommes étranges balayées de la terre. Elles ont vu des civilisations qu’on ignore, entendu des langues qu’on cherche à deviner sous les hiéroglyphes, connu des mœurs qui nous paraîtraient chimériques comme un rêve. Elles sont là depuis si longtemps, que les étoiles ont changé de place ; et leurs pointes s’enfoncent dans un passé si prodigieusement fabuleux, que derrière elles il semble qu’on voie luire les premiers jours du monde.

Tout en faisant ces réflexions, nous approchions rapidement du Caire, — de ce Caire dont nous avions si souvent parlé avec ce pauvre Gérard de Nerval, avec Gustave Flaubert, avec Maxime Du Camp, qui, par leurs récits, excitaient et enfiévraient notre curiosité. — On se fait, des villes que dès l’enfance on a souhaité voir et que l’on a longtemps habitées en rêve, un plan fantastique bien difficile à effacer, même quand on se trouve en face de la réalité ; la vue d’une gravure, d’un tableau en est souvent le point de départ. Nous, notre Caire, bâti avec les matériaux des Mille et une nuits, se groupait autour de la place de l’Esbekieh de Marilhat, un tableau singulier et violent que l’artiste avait envoyé d’Égypte à l’une des premières expositions qui suivirent la révolution de Juillet. Si notre mémoire ne nous fait pas défaut, c’était son début ; et, à quelque perfection qu’il soit arrivé ensuite, nous ne croyons pas qu’il ait jamais fait une peinture plus vivace, plus étrange et plus originale. Cette place de l’Esbekieh fit sur nous une impression profonde et bizarre. Nous retournâmes au salon vingt fois pour la voir ; nous ne pouvions en détacher nos yeux, et elle exerçait sur nous une sorte de fascination nostalgique.

Ce tableau, qui éteignait autour de lui les toiles représentant une nature plus sobre, était d’une incroyable férocité de couleur. Sur un ciel d’un bleu cru, dont l’outremer tournait à l’indigo, se découpaient deux arbres immenses de l’espèce mimosa Nilotica, avec un pied monstrueux qu’on aurait cru fait d’une botte de colonnes tordues, et des branches qui étaient elles-mêmes d’énormes troncs formant des coudes bizarres et portant des masses de feuillage à couvrir une forêt. Ces deux arbres occupaient à eux seuls presque tout le cadre et, sous l’ombre qu’ils projetaient, on entrevoyait dans l’obscurité bleuâtre une « sakkich » manœuvrée par des buffles, une femme avant une cruche d’eau sur la tête, divers personnages accroupis, et un Arabe juché sur un chameau. Plus loin, vers la gauche, s’épaulaient les unes contre les autres, dans tout le laisser aller oriental, les maisons arabes qui bordent la place, avec leurs moucharabiehs, leurs étages en surplomb, leurs encorbellements soutenus de poutrelles, et tous les détails caractéristiques que n’avait pas encore émondés le progrès, ami des lignes droites et des surfaces planes. Un palmier levait au-dessus des maisons son plumeau de feuilles, et derrière les arbres, sous la voûte de leur feuillage, on entrevoyait une autre rangée de bâtiments formant le fond de la place et surmonté d’un minaret. À droite se dessinaient, servant de fond à la ligne des Okkels, les escarpements du Mokattam. Une lumière terrible, aveuglante, se déversait comme des cuillerées de plomb fondu sur tout le premier plan.

C’était de là que nos rêves partaient pour aller faire des tournées fantastiques dans les rues étroites de l’ancien Caire, autrefois fréquentées par le calife Haroun al Raschid et son fidèle vizir Giaffar, sous des déguisements d’esclave ou d’homme du peuple. Notre amour pour ce tableau était si connu, que la famille de Marilhat, dont nous avions été l’ami, nous donna après la mort du célèbre artiste le dessin au crayon, fait sur place, qui avait servi d’étude pour la toile peinte.

Nous étions arrivé : un tumulte prodigieux de calèches, d’ânes, d’âniers, de portefaix, de domestiques de place, de drogmans, faisait comme une émeute devant le débarcadère du railway, qui aboutit près de Boulak, à une petite distance du vieux Caire. Lorsque le débrouillement des bagages fut terminé, qu’on nous eut installé avec notre ami dans une belle voiture découverte précédée d’un « saïs », ce fut avec un secret ravissement que nous entendîmes la providence égyptienne qui veillait sur nous, en uniforme du nizam et en fez amarante, dire à notre cocher : « Hôtel Sheppeard, place de l’Esbekieh. » On nous logeait dans notre rêve !