L’Orgueil puni ([version manuscrite soumise à la censure, avec passages expurgés lors de l'édition en 1809])
Archives nationales (lieu de conservation du manuscrit) (p. 1-53).

L’Orgueil puni

Comédie en un acte & en prose
PERSONNAGES

Le Baron de St-Flours.

Célestine, sa fille.

Florval, très jeune homme fort étourdi.

Grosjean, son père.

Labrie, valet de Florval.

Simon, portier.


La scène est à Paris dans le salon du Baron

L’Orgueil puni


Scène 1ere.


Labrie, seul sortant de l’appartement de son maître

Eh bien ! Qu’est-il donc devenu, mon maître ? Il étoit tout à l’heure dans le sallon ; j’ai bien reconnu sa voix : vite j’accours et plus personne. Voilà trois jours qu’il m’est impossible d’obtenir de lui un quart-d’heure d’entretien. Je sais bien que la veille d’un mariage, quand on est bien amoureux et qu’on a vingt ans on ne peut guère demeurer en place… Ah ! le voici qui sort de l’appartement de sa future.



Scène 2e.

Florval, Labrie.


Labrie

Monsieur !


Florval, qui entre gai et étourdiment

Laisses-moi tranquille.


Labrie

Cela ne se peut pas, il faut que je vous parle.


Florval

Je n’ai pas le tems de t’écouter.


Labrie

Vous aurés la bonté de le prendre.


Florval

Faquin !


Labrie

Soit : mais ce faquin là pense pour vous… Voulès-vous passer un moment dans votre appartement pour entendre ce que j’ai à vous dire.


Florval

Est-ce que tu ne peux pas parler ici ?


Labrie

Non vraiment car c’est d’une conséquence…


Florval

Qui veux-tu qui t’entende ? M. de St  Flours est sorti dans sa voiture, donc il est allé loin, et mon adorable Célestine, à qui je viens de rendre mon hommage, est à sa toilette. Ah ! Labrie, qu’elle est belle !


Labrie

Je le sais, Monsieur, mais plus vous l’aimés, plus vous devés craindre de la perdre.


Florval

Et comment se pouroit-il ? ne serai-je pas demain son heureux époux ?


Labrie

Oui, à moins que le diable ne s’en mêle.


Florval, étourdiment

Je ne le crains pas. Et qu’aurai-je à redouter ? d’abord Monsieur de St  Flours pere de Celestine est enchanté de cette union.


Labrie

Il est presque autant amoureux de vous que sa fille, puisque c’est pour vous voir plus qu’il vous a donné cet appartement dans son hôtel, mais il changeroit surement de façon de penser, s’il découvroit jamais les fourberies que nous employons pour le tromper.


Florval, avec une nuance de tristesse

Je me les reproche sans cesse ; mais aurai-je jamais pu prétendre à la main de l’adorable Célestine, si je m’étais présenté sous mon vrai nom ?


Labrie

Il est certain que Colas fils de Grosjean le fermier n’eut pas été pour un homme riche et distingué dans la société, tout à fait aussi recommandable que Monsieur le Chevalier de Florval, fils d’un ancien militaire retiré dans ses terres… car c’est là ce que nous avons dit, même écrit.


Florval

Ah ! tais-toi ! ne me rappelle pas sans cesse une sotise que l’amour seul m’a fait commettre, et qu’il me tarde de réparer sitôt que mon himen sera terminé… car si mon bon pere apprenoit que j’ai rougi de son nom, de son état, lui qui m’aime si tendrement, qui acquiesce à toutes mes fantaisies avec une condescendance…


Labrie

Trop grande entre nous, eh ! voila sa punition, pour avoir voulu que son fils fut plus que lui. S’il vous avoit inspiré de bonne heure les gouts simples d’un cultivateur, vous n’auriés été qu’un fermier de vilage, il est vrai, mais vous n’auriés jamais été humilié de cellui qui vous a donné la vie. Au lieu de cela votre bon pere fier d’une richesse bien justement acquise aux dépens de ses sueurs, nous a envoyé à Paris ; vous a fourni de quoi faire de brillantes études, frequenter les bals, les spectacles, vous y avés vu une demoiselle charmante dont vous estes devenu amoureux ; vous vous estes présenté à son pere sous un nom et un titre supposé…


Florval avec colere, frappant du pied

Allons, finis. Ton sermon m’impatiente.


Labrie, humilié avec une sorte de sentiment

J’aurois cru que j’avois le droit de représenter quelque chose à mon ancien camarade d’école.


Florval, revenant à luy et lui prenant la main

Et qui, quoique ton maitre maintenant est toujours ton ami.


Labrie

Surtout lorsque c’est pour éviter les maux que je crains pour vous, que je cherche à vous parler.


Florval

Mais encore, mon cher Labrie, que puis-je redouter ? Mon pere ne m’a-t-il pas fait passer avec sa bonté ordinaire, toutes les sommes que je lui ai demandé.


Labrie

Oh ! vous n’avés qu’a souhaiter, il ne vous en laissera pas manquer. Le cher homme n’a jamais travaillé que pour vous.


Florval

Il m’a aussi envoyé tous les papiers nécessaires à mon mariage.


Labrie

Que de notre côté nous avons arrangé de maniere à ce qu’ils ne prouvent pas le contraire de ce que nous avons osé avancer.


Florval

Mais ce n’est donc pas de mon pere dont nous avons quelque chose à craindre. Hors lui et toi, personne ne sait mon secret.


Labrie

Et ce sournois de cousin qui reste maintenant ici… à Paris, qui est venu vous voir il y a quelque tems que tu maladroitement vous avés si mal accueilli.


Florval

C’est un rustre qui par ses manieres seules auroit promptement découvert ce que j’ai tant d’intérêt à cacher.


Labrie

Et bien je dois vous dire que ce rustre de cousin est venu il y a quelques jours s’informer au portier de vous, de votre mariage, du tems précisement ou il devait se faire… et que sais-je moi, maitre Simon qui aime à parler, a satisfait à toute sa curiosité et ne m’a appris cela qu’avant hier. Depuis vainement j’ai voulu vous faire part de mes craintes…


Florval

Paix ! J’entends la voiture du Baron qui rentre. Veilles je t’en prie sur tout ce qui pourroit me nuire et rompre un mariage d’ou dépend mon bonheur. Songes que Célestine m’est plus chere que la vie : que si je la perdais, je cesserais d’exister… Il faut que le portier…


Labrie

Laissés-moi faire, je puis compter sur lui. Voici votre beau pere futur. J’entre chés vous.


Florval

Bientôt, je t’y joindrai.


Labrie sort


Scène 3e.

Le Baron, Florval


Le Baron

Eh ! Bonjour donc, mon ami.


Florval

Monsieur…


Le Baron

Monsieur ?… Dis donc mon père, ne le serai-je pas demain ? un jour plus tôt un jour plus tard… Mais je me plais à devancer en idée ce que je crois qui assurera le bonheur de ma Celestine.


Florval

Dittes le mien, mon pere.


Le Baron

Vraiment, je le crois bien. C’est un vrai présent que je te fais ; et si je ne te croyais pas une ame sensible et délicate, en un mot capable d’apprécier toutes les aimables qualités de ma chere enfant, tu ne l’aurois pas, malgré les rapports d’âge et de conditions qui semblent devoir vous unir. J’aimerois mieux la donner à un simple laboureur, bon, honnête et vertueux qu’a un époux titré égoiste ou vain qui ne pourroit jamais la rendre heureuse.


Florval

Elle le sera avec moi mon pere, n’en doutés pas ; et l’amour le plus vrai, le plus tendre…


Le Baron

Ah ! L’amour ! L’amour !… il en faut un peu dans le mariage, je le sais et moi qui te parle, j’en fais grand cas, mais je prise encore plus les qualités du cœur. Ce sont elles qui établissent entr’époux l’estime, la confiance, et cette intimité, doux charme de la vie qui ne cesse qu’avec celle de tous deux.


Florval

Telle sera notre union, monsieur, et je veux que, chaque jour vous puissiés vous applaudir des nœuds que vous aurés formés.


Le Baron

J’y compte, mon ami, cependant une chose me fait peine : c’est que la santé de ton pere ne lui permette pas de venir être témoin du bonheur de son fils. Cest ce que tu m’as dit


Florval, un peu embarassé

Ah ! Sans doute, il doit bien souffrir : car il pense comme vous, monsieur, il est si bon !


Le Baron

Moi je t’aime déjà sur ce que tu m’en dis. Il me tarde de faire connaissance avec lui ; de parler ensemble de nos anciennes campagnes. Rien ne fait tant de plaisir à de vieux militaires comme nous, et surtout quand il en est résulté des aventages réels pour la Patrie.


Florval

Si vous le permettés, j’irai présenter mon épouse à mon père, sitôt mon hymen célébré.


Le Baron

Comment si je le permets ? Mais c’est convenu : il y a plus je serai du voyage.


Florval, embarassé

Vous, Monsieur ?


Le Baron

Oui, sans doute. Je veux voir comment le le bon papa trouvera la mere de ses petits enfans futurs… et des miens s’entend, et quand ils seront nés, nous disputeront avec mon vieux camarade à qui les aimera le plus et les fera mieux sauter sur ses genoux.


Florval

Voici la charmante Celestine.



Scène 4e.

Les précédens, Celestine


Celestine courant embrasser son pere

Mon bon pere.


Le Baron la pressant sur son cœur

Ma chere enfant !… ne diroit-on pas que nous ne nous sommes pas encore vus d’aujourd’hui. Cependant à peine y a-t-il une heure que je t’ai quittée, que sera-ce donc quand nous passerons des journées sans nous voir.


Celestine

Ah ! Ne me le laissés pas craindre, mon pere ! par cette pensée vous détruisés en moi tout espoir de félicité.


Le Baron

Ce n’est pas mon intention… mais tu n’as rien dit à ce pauvre Florval ; vois donc comme il te regarde


Celestine avec tendresse et modestie

Monsieur sait bien, qu’après mon père…


Florval lui baisant la main avec ardeur et respect

Ah ! Divine Celestine, combien cette assurance est chere à mon cœur.


Le Baron

Oui après ! Encore aujourd’hui, mais dans quelques jours il sera avant.


Celestine

Jamais ! Jamais, mon pere… L’himen seroit sans attraits pour moi, si je le croyais capable d’affaiblir dans mon cœur les doux liens de la nature.


Le Baron

Ma fille, ma bien aimée, vas je rends justice à ton cœur. Il n’y a pas un meilleur enfant que toi dans le monde et pas un pere plus heureux que moi… Ah ça, nous allons diner chés ta tante. (à Florval) La sœur de feue ma pauvre femme. (à Célestine) Es-tu prete ?


Celestine

Je suis à vos ordres, mon pere, nous partirons quand il vous plaira.


Le Baron

Allons donc. (à Florval) Veux tu venir avec nous, Florval ? Tu seras le bien reçu. Tu sais que la bonne dame a de l’amitié pour toi…


Florval

Et ma reconnaissance envers elle égale mon respect… Mais, si vous le permettés, je donnerai le reste de cette journée aux préparatifs de celle qui doit lui succeder et qui sera la plus belle de ma vie.


Le Baron

Allons, allons, tu as raison. La veille d’un mariage on a tant de choses dans la tête ! Je me rappelle bien de cela moi : quoi qu’il y ait déjà longtems que ce moment soit passé. Cependant il m’arrive encore parfois de jouir du souvenir (à Florval) À ce soir donc, mon ami,… viens, ma fille.


Florval, à Célestine

Voulés-vous bien accepter ma main jusqu’a votre voiture.


Florval, remontant le théâtre en donnant la main à Celestine, parle à Labrie qui entre

Labrie, ne quitte pas le salon avant mon retour.

(Ils sortent)


Scène 5e.


Labrie, seul

Vraiement je n’ai garde je veux voir tout ce qui se passera ici. Je ne sais pourquoi j’ai des pressentimens que le cousin pourroit nous jouer un tour diabolique. En quittant mon maitre il avait une mine qui sembloit nous en promettre plus peut-etre qu’il n’a la volonté d’en faire… Mais ces informations qu’il a pris recemment… Ce que c’est pourtant que de ne pas aller droit son petit chemin ; on est toujours en transe !… Ah ! Ah ! Qu’est-ce que le portier a donc à me dire de si pressé ?


Scène 6e.

Simon, Labrie.


Simon entre misterieusement et parle à demi voix comme craignant d’être entendu

Monsieur de Labrie !


Labrie

Eh bien ! Ques ce, pere Simon ?


Simon

Vous saves ben que vous m’avés recommandé de m’adresser à vous pour tout ce qui pourroit venir d’ici à demain, et qu’en revanche, vous sauriés ben me récompenser.


Labrie

Je n’y manquerai pas… Eh bien qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?


Simon

Un paysan qui demande à vous parler.


Labrie

À moi ?


Simon

Pas justement à vous, il demande Monsieur Colas.


Labrie, effrayé

Monsieur Colas !


Simon

Et vraiment, oui ! J'y ai d'abord dit que je ne connoissois pas ça. C'est vrai ; mais y m'a montré une lettre comme par laquelle qu'on lui dit que ce Colas demeure dans sit'hôtel-cy, chés Monsieur le Baron de St-Flours et pis, comme je ne sis pas bête, j'ai pensé par réfléxion que ce Colas pourroit ben être vous qui ayissiés changé de nom afin d'en prendre un qui cadrit mieux à votre profession de laquais ; et pis peut-être à celle fin que vos parens du village ne vous reconnoissions pûs (riant) et par suite que vous ne vous reconnoississiés pas vous même ; comme ça se voit si souvent.


Labrie

Tais-toi bavard et faits monter cet homme là.


Simon

C'est donc vous qu'êtes ce Colas ?


Labrie

Et oui... tu m'impatiente.


Simon

Là ! Voyés un peu comme j’avois deviné juste ! C’est pt’être vot’ pere ? ça pourroit ben être ; car il est pus infatué de vous cent fois que vous ne mérités entre nous. Y trouve son Colas si gentil ! Si gentil ! Et pis il est curieux ! Curieux que ça fait trembler ! Y m’a fait pus de questions… tant y a que j’ai eu ben de la peine à le faire cacher dans ma loge jusqu’a ce que les maitres soyont sortis et que je soyons venus vous l’annoncer…

Et tenés ! Y n’a pas attendu ma réponse…

Le voici.


Scène 7.

Grosjean, Labrie, Simon.


Grosjean, en entrant

Eh, bien ! Faut-il donc tant de çarémonie


Simon

Et non, non, t’nés le v’la ce Colas que vous demandés tant.


Labrie, a part

Ah jarni ! C’est le pere de mon maitre.


Grosjean

Eh ! non. Ce n’est pas la mon…


Labrie l’interrompant dit rudement à Simon

Allons sors.


Simon, grondant à part

Eh ! ben. Comme y me parle donc. Ah ! Il y a du mic-mac dans tout cecy.



Scène 8e.

Grosjean, Labrie


Grosjean, ayant fixé Labrie comme cherchant à le reconnoitre

Eh mais pus je te reluque et pus y me semble que c’est toi Guillot.


Labrie

C’est moi même, pere Grosjean, enchanté de vous voir… Mais par quel hazard estes vous donc ici ?


Grosjean

N’y a pas d’hazard à ça c’est fait tout exprès. Je viens à la noce de Colas.


Labrie

Ce n’est pas ici qu’il vous a dit qu’il logeoit.


Grosjean

Vraiment non ! Y m’a dit que c’étoit dans un quartier qui est ben loin de stici ! Mais il n’y a si fin qui ne trouve pus fin que lui, et le cousin Gerard, qui est itou un bon garcon, m’a écrit que Colas demeuroit tout droit ici ; que la noce s’y feroit ben putôt qu’il me l’avoit mandé et que ça l’y feroit tant de plaisir de m’y voir quil en seroit tout joyeux.


Labrie (à part)

Ah maudit cousin ! Ce n’est pas sans raison que je me méfiais de toi !


Grosjean

Moi quand j’ai vû que mon fils maimoit comme ça ; j’ai dit que je serais un pere dénaturé, si je n’allais pas là bas causer une si bonne surprise à ce pauvre enfant.


Labrie

Ah ! Elle sera grande, en éffet.


Grosjean

La dessus une fois que mon parti a été pris, j’ai fait venir Pierre mon premier garçon de ferme, et j’y ai dit « Pierre je te confie toutes mes charrues. Veillés un peu à ce que ça aille bien pendant mon absence. Mon fils Colas épouse une noblesse, faut que je l’allions voir ce pauvre enfant ; et je veux… » Enfin suffit… Je ly porterons queuque chose auxquelles il ne s’attend pas… tant y a qu’y sera bien aise de me voir.


Labrie

Hum ! Comme vous avés bien deviné cela !


Grosjean

Et pis tout de suite j’ons été trouver Claude le tailleur de not’village afin qu’il me fasse ben vite st’habit cy pour figurer comme y faut à la noce de Monsieur.


Labrie

Ah ! Il est très bien cet habit… Il ne manqueroit pas son effet, je vous assure.


Grosjean, tout joyeux du compliment

Pas vrai ?… Ah ! Ça c’est asses causer. Dis moi un peu là ou est-ce qu’est mon Colas ? Tu le connais toi qui a tant polissoné avec luy dans le village.


Labrie

Pardi ! Si je le connais c’est mon maitre.


Grosjean

Comment toi qui étois cy devant jadis son camarade ! Y t’a donc trouvé ici.


Labrie

Oui. Je cherchais une place il m’a pris à son service.


Grosjean

Il a le cœur si bon ! Le pauvre cher fieu, comme il s’est poussé dans le monde ! Jarni je l’avais ben prédit.


Labrie

Ah ! Oui il est dans le monde, dans le grand monde… et c’est pour cela… que votre présence ici…


Grosjean

A ne peut rien gâter.


Labrie

Ah ! non, sans doute… mais, c’est que


Grosjean

Eh ! ben, quoi ?… mais c’est que ?… faits moi venir mon fils. Quoique je meurs de faim, j’ai encore pus de besoin de l’embrasser.


Labrie

Cela ne se peut pas pour le moment il est sorti.


Grosjean

Diantre ! C’est ben guignonant pour moi ça ! J’étais si pressé de le voir que je ne me suis pas arrêté de la journée pour prendre aucune nourriture. Ni pour en donner a ma pauvre Betty.


Labrie

Qu’est-ce que c’est que cela ? Betty ?


Grosjean

C’est cette pauvre petite jument que tu m’as connu autrefois ; elle est vieille à présent, mais c’est encore ma meilleure monture. Ah ça je m’en vas toujours la mettre dans ton écurie, et l’y donner ce qu’il l’y faut. Pendant ce tems là apporte moi à manger ici.


Labrie

Icy ?


Grosjean

Et ben sans doute ici (il va prendre une jolie petite table de déjeuné et la place au milieu du sallon.) Tiens c’est tout ce qu’il faut. J’aurai bientôt cassé une croute… Mais d’abord je m’en vas songer à ma Betty.

(Il va pour sortir.)


Labrie

Écoutés donc ; écoutés donc, papa Grosjean, ça ne se fait pas comme ça D’abord vous ne pouvés pas manger ici.


Grosjean

Non ? D’ou vient ?


Labrie

Mais c’est que c’est le salon de compagnie de Monsieur le Baron.


Grosjean

Eh ben ! est-ce qu’il sera deshonoré pour ça son salon ?


Labrie

Non, mais on ne mange pas en ces sortes d’endroits.


Grosjean

Eh ben menne-moi à la cuisine, ça m’est ben égal, moi, pourvu que je contente mon appetit.


Labrie

À la cuisine !… les domestiques vous verroient.


Grosjean

Sans doute, mais y ne me mangeront pas.


Labrie

Vraiment non. Mais seroit-il décent que le pere de cellui qui va épouser la fille du maitre, qui demain peut-être sera à sa table, mange aujourd’hui avec ses gens ?


Grosjean

Vois donc comme tu voudras arrenger ça ; car encore faut-il que je dine… Mais c’est surtout ma pauvre Betty

(il va pour sortir)


Labrie, l’arrêtant

Un moment attendés il me vient une idée. D’abord vous allés remonter sur votre Betty. Je vous accompagnerai à pied et je vous conduirai au logement de mon maitre.


Grosjean

À l’autre bout de Paris ? non, jarni ! La pauvre bête est trop lasse. Faire comme ça pus de vingt lieues en moins d’un jour et demi !… et puis nous sommes ben ici tous deux.


Labrie, à part

Ah ! Mon dieu ! Quel embarras ! Et comment donc en sortir ?… si du moins mon maitre… Ah ! Fort heureusement le voici.


Scène 9e.

Les précedens, Florval.


Grosjean enchanté et courant les bras ouverts à son fils

Ah ! voila mon Colas !


Florval, à part

Ciel ! Mon pere !


Grosjean

Eh ! bonjour, mon enfant !… Baise moi donc… encore… encore… encore !… jarni ! J’en pleure de joie.


Florval

Et moi donc, mon pere ! Croyés que sensible à votre tendre accueil…


Grosjean

Mon dieu, qu’y a longtems que je ne t’ai vû ! Ce n’est pas que je n’eusse ben des fois fait le voyage pour avoir le plaisir de te serrer dans mes bras ; mais tu me le défendais toujours ! Et puis tu m’écrivais dans toutes tes lettres (que v’la da) car je les portons toujours dessus mon cœur, tu m’écrivais toujours, dis-je, ne venés pas mon pere. C’est à moi à vous aller trouver… C’est pour le mois prochain… La semaine prochainne… Et pis de semaine en semaine, de mois en mois ; il y a trois mortelles années que j’ai vû mon pauvre Colas. (il serre encor son fils dans ses bras.)


Florval, à part

Tant de bonté me déchire l’ame.


Labrie

Colas ! Mais ne dittes donc pas ce nom la si haut.


Grosjean

Et pourquoi ne veux-tu donc pas que j’appelle mon enfant par son nom ? C’est itou le mien, et s’il en rougissoit, il rougiroit donc de son pere ? Et il n’en est pas capable. N’est-ce pas, mon pauvre fieu ?


Florval, embarassé

Ah ! Mon pere… Croyés… Que vous aimer, vous cherir fera toujours le charme de ma vie !


Grosjean

Comme y parle ben ce bon garçon ! Ce n’est pas là un lourdeau de village, comme moi ! Ah ! Dame v’la ce que c’est que ce Paris !… Ça vous dégniaise un paysan… C’est que faut voir !… Comme t’es grandi !… Comme t’es brave !


Labrie, à l’oreille de son maitre

Tachés donc de l’éloigner d’ici.


Florval, bas à Labrie

Oui ; mais faits le guet au dehors et si tu appercois quelqu’un viens vite m’en avertir.


Labrie

Comptés sur moi. (il va pour sortir.)


Grosjean

Ah ! Pisque tu sors, mon ami Guillot, prends un peu soin de ma bête.


Labrie

Cela suffit. (il sort.)

(pendant l’aparté de Florval, Grosjean ne se lasse pas de l’admirer des pieds jusqu’a la tête et il témoigne sa joie par un jeu muet.)


Scène 10e.

Grosjean, Florval.


Florval

Mais mon pere vous devés etre fatigué ?


Grosjean

Un peu, mais j’ai tant de plaisir à te regarder que j’oublie tout le reste. Ah ! Si feue ta mere ma pauvre Barbe vivait encore, qu’a seroit donc joyeuse d’voir son fils si biau garçon.


Florval

Sa bonté pour moi égaleroit la votre, je n’en doute pas mais, mon pere, permettés…


Grosjean

Ah ! Ça Colas je ne suis pas venu les mains vuides au moins, mon garçon ; je t’apporte… (à part) jarni comme la langue me démange de parler. Non… je veux garder mon secret jusqu’au déssert du repas de noce. Je mettrai ça sous l’assiette de la mariée.


Florval

(Il témoigne toujours l’embarras qu’il éprouve tant de bonheur de son père que pour la crainte qu’il ne vienne quelqu’un.)

Soyés persuadé que votre tendresse seule suffit pour combler tous mes vœux. Mais de grace, mon pere, venés vous reposer. Je crains que…


Grosjean

Ne crains rien, mon enfant, je ne sis pus las depuis que je te vois. Dis moi donc un peu parlant de ste mariée, c’est-y ben gentil ? N’est-ce pas une de ces fringuantes de Paris ? Ça ne repoussera t’y pas son pere le fermier.


Florval, avec amour

Ah ! Celestine est l’assemblage de toutes les graces et de toutes les vertus.


Grosjean

Allons tant mieux je t’approuve mon enfant d’avoir choisi cte bonne fille la. Que je vas l’embrasser de bon cœur. Ah ! Ça vas la chercher. Ou est-ce qu’elle est ? Dans sa chambre ? Eh ! ben mene m’y tout de suite. Je suis impatient de lui dire… Ma fille me voici.


Florval

Mon dieu ! Que dittes vous donc, mon pere, il faut même bien vous garder de paraitre ainsi… Cet équipage…


Grosjean

Qu’appelles tu donc équipage ? C’est un habit de noce. Je l’ai fait faire exprès pour y venir.


Florval

Ô, ciel ! Si vous vous montriés ainsi tout seroit perdu.


Grosjean tout naturellement

Et pourquoi donc ?


Florval toujours plus embarassé

Je vous expliquerai cela, de grace mon pere !… Sortons d’ici venés chès moi.


Grosjean

Chès toi ? Nous y sommes. Le cousin Gérard m’a bien écrit que tu demeurois ici.


Florval, à part entre ses dents

Oh ! Traitre !… (haut.) Mon cousin se trompe. J’ai bien un petit pied-a-terre que je dois à la complaisance de Monsieur le Baron, vû l’éloignement de mon logement… Mais ce n’est pas dans une maison étrangere que je dois recevoir mon pere.


Grosjean

Pis qu’on t’y recoit, on peut ben m’y recevoir. Écoute esce qu’il est fier ton futur beaupere ?


Florval au comble de l’inquiétude

Non vraiment… Mais… C’est que…


Grosjean

Comment ? C’est que ?… V’la que tu parles itou comme Guillot qui dit qu’il est ton garçon… Eh ! Ben, queuque ça signifie donc ?


Florval

Rien, rien… Sinon que c’est… chès moi que vous devés être.


Grosjean, s’assayant

Et moi je te dis que je ne sors pas d’ici et que je veux voir ste petite Celestine qui sera bentôt ma bru et ce bon pere que tu m’as écrit qui seroit itou mon ami.


Florval

Je ne doute pas qu’il ne le devienne mais… Il faut le préparer à vous voir… S’il rentroit en ce moment je tremble…


Grosjean

Eh ! De quoi donc ? Qui ne voye ton pere ? Je ne sis pas si séchiré qu’on ne puisse ben me montrer. Écoutes donc. Si je n’ons pas de baronnie, j’ons de quoi en acheter et qui sait même…


Florval

Oui… Oui… Je sais tout cela… Mon pere… Mais encore une fois…


Grosjean prenant un peu de fermeté

Oh ! Ça ! Pus de c’trouble là, Colas… il commence à me déplaire. Presentes moi ou je vas me présenter.

(il fait un pas pour sortir.)


Florval (à part)

Quel embarras ! (haut, en retenant son pere) Mon pere, de grace, mon pere.


Grosjean, revenant en serrant son fils dans ses bras, de tendresse

Eh ! Ben oui, ton pere… Je le suis… et c’est le plus grand plaisir de ma vie.


Florval

Si je vous suis cher… Suivés-moi… Demain… Demain seulement.


Grosjean

Quoi, demain ?…


Florval, excessivement troublé

Je vous presenterai si vous l’exigés absolument.


Grosjean

Comment si je l’exigeons ? Est-ce que tu crois que je sis venu ici pour me cacher ? Ah ! Ça. Écoutes donc, Colas ! Y a ici… queuque chose que tu n’oses pas dire. Est-ce que ton mariage seroit manqué ? Est-ce que t’aurais du chagrin, mon enfant ? (avec sensibilité.) Jarni ! Si ça est dépose le dans ce cœur. Ma vie… Mon sang… Oui, mon sang. Je sis pret à le verser goute à goute pour le bonheur de mon enfant.


Florval, atterré par la bonté de son pere

Ah ! Dieux ! Dieu ! Eh c’est moi !… Moi qui ai pu… Mon pere !… Je meurs de douleur et de honte à vos pieds…


Grosjean, sévérement

De la honte !… Est-ce que vous auriés commis queuque action indigne d’un honnête homme !… Jarni !… Si je le croyais… (avec éclat et reprenant toute sa sensibilité.) Eh ! Ben ne crains pas de me l’avouer, parle… Je te cacherai dans mon sein… Eh ! N’est-ce pas pour cela qu’on est pere ?


Florval, à genoux la tête appuyée sur le sein de son pere

Je n’en puis plus. Mon cœur se déchire. Sachés…


Scène 11e.

Les précédens, Labrie.


Labrie accourant effrayé

Voici Monsieur le Baron et Mademoiselle Celestine.


Florval, à part, en parcourant le théatre

Ah ! Mon dieu !… Mon dieu !… Que devenir ?


Grosjean

Tant mieux, je serai bien aise de les voir moi ces honnêtes gens là, il m’apprendront peut-être pourquoi t’es si troublé.


Florval

Ah ! Plutôt, laissés moi, mon pere… Entrés dans cet appartement… C’est le mien… Venés… Venés… Je vous en conjure… (appercevant le baron et Celestine.) Dieu il n’est plus tems.


Scène 12e. & derniere

Les Précédens, Le Baron, Celestine
Grosjean

Eh venés donc papa Baron et vous aussi ma jolie bru. Jarni ! J’étois bien impatient de vous voir. Vous m’apprendrés peut-être la cause du chagrin de mon fils.


Le Baron

De votre fils ?


Grosjean

Et oui, de mon Colas que voila.


Celestine

Quoi ! Florval ?


Le Baron

Ah ! C’est votre fils…


Grosjean

Et mon dieu oui, c’est m’n’ enfant unique, je viens tout exprès pour assister à sa noce, avec ste gentille enfant qui est vot’ fille. Mais du depis que je sis ici, mon pauvre fieu est comme un fou ; y se désole sans pouvoir m’en dire le pourquoi.


Le Baron

Hum ! Je le devine bien moi !


Florval, a part

Où me cacher !


Le Baron froidement et avec sévérité

Est-il vrai, Florval ?


Grosjean, l’interrompant

Florval ?


Le Baron, à Grosjean

Oui Florval. Oh ! Il ne s’appelle plus Colas. (à Florval.) Est-il vrai que ce bon

paysan soit votre pere ?
Grosjean

Je ne pense pas qu’il le nie.


Le Baron à Florval avec la plus grande sévérité

Répondés.


Celestine, voyant qu’il ne répond pas luy dit avec douceur

Répondés donc Monsieur.


Florval, les yeux baissés

Mademoiselle, il est vrai… que…


Le Baron

C’est assés, je vous épargne le reste d’un aveu qui doit vous faire mourir de honte.


Grosjean d’un ton fâché au baron

Mais queuque c’est donc que ça monsieur, comme vous parlés à ce pauvre enfant ?


Le Baron à Grosjean

Brave homme ! Vous ne savés pas pourquoi votre fils est si troublé de votre présence en ces lieux ; c’est qu’elle dévoile ses mensonges, sa turpitude, son orgueil et sa bassesse.


Grosjean toujours plus fâché

Mais, Monsieur.


Le Baron

Oui, sa bassesse ! Et n’en est-ce pas une que de rougir de cellui qui lui a donné la vie.


Grosjean

Quoi ?…


Le Baron

Si j’en crois votre simple vêtement vous estes habitant du vilage.


Grosjean

Oui fermier de la terre de Manouville ou je suis né ; ou mon pauvre pere est mort et que grace au ciel je n’ai jamais quitté.


Le Baron

Et bien, remerciés votre fils il vous en a fait le seigneur, et c’est dit-il un des moindres prix dont on a payé vos exploits guerriers.


Grosjean

Moi !… Je n’ai jamais vû la guerre que comme ça queuque fois sur les gazettes. Et mais dis donc, Colas, est-ce que t’aurais été capable de mentir comme ça de rougir de ton pere ?


Le Baron

Si vous en doutés vous pouvés vous en assurer en lisant ce contrat que je viens de prendre chès mon notaire. Vous y verrés les titres que votre fils s’est donné pour nous abuser.


Grosjean lit tout bas d’abord ensuite tout haut

Hum… Hum… Hum… « fils de sire Jean de Manouville chevalier des ordres… » Fi ! C’est autant d’impostures.

(Il rend le contrat au baron et dit avec une douleur concentrée.)

C’en est assés, Monsieur, j’en viens d’apprendre ben pus que je n’en voudrions savoir.

(Il se couvre le visage de ses deux mains pour cacher sa douleur.)


Florval

Ah ! Mon pere pardonnés !


Grosjean d’abord avec la plus grande sévérité

Jamais ! Jamais !… (s’attendrissant.) Je t’aurois pardonné tout hormis l’insensibilité. Renier ton pauvre pere ! Lui qui ne vivait que pour toi.


Florval

Ah ! Croyés…


Grosjean

Que puis-je croire de toi après cette indignité !… Me v’la ben récompensé de mes soins, de mon amour et de mes privations. (avec la plus grande chaleur.) Tenés, Monsieur le Baron, ce n’est pas devant vous que je chercherai à contraindre ma douleur ; vous estes pere vous devés sentir ce qu’il en coute à mon pauvre cœur ; il est déchiré !… Je suis riche grace a dieu, mais je le suis de mes seuls travaux ! Eh ! Ben, je ne croyons jamais l’être assés pour s’t’ingrat. Toujours à l’ouvrage avant mes ouvriers, je devançais le jour pour en faire d’avantage, et quand la chaleur et la fatigue commençaient à m’accabler, je me disais : c’est pour mon fils que je travaille et je sentais ranimer mes forces et mon courage… Et… vous ne le croiriés pas : mais souvent je me suis privé des choses les plus nécessaires à la vie, afin de tout conserver pour lui… Enfin folle tendresse m’a conduit jusqu’a refuser queuque fois au malheureux le secours qu’il imploroit de ma pitié.

(Les larmes le suffoquent malgré lui.)

Ah ! c’est dieu qui me punit et ben cruellement car je crois que j’en mourrai.

(Il tombe dans un fauteuil.)


Florval (avec le cri du désespoir et du remord)

Mon pere !


Grosjean

Ton pere ! Ton pere !… Je ne le sis pus. Et v’la mon malheur… Je n’ai pus d’enfant. Le seul que j’avois m’a méprisé… Je sis tout seul maintenant dans le monde et quand j’en sortirai, il ne coulera pas sur ma tombe une seule larme de c’t’ingrat que j’ai tant aimé.


Florval

Mon dieu ! Suis-je assés puni.


Grosjean, avec la plus grande énergie

Vas rien ne peut assés punir un enfant dénaturé.


Celestine

Calmés vous, bon vieillard. Je vous en supplie calmés vous.


Grosjean

Jamais, jamais ! Le mal est là (il met la main sur son cœur.) Je n’en guerirai pas. (à son fils) Mais avant de t’abandonner à la justice du ciel qui tôt ou tard punit les ingrats… Connois le prix de tout ce que tu perds en ce moment. D’abord un bon pere. Et oui bon ! Mais cette perte est peu pour toi puisque tu l’avois déja sacrifié à ta vanité que je servais moi-même ; car vois jusqu’ou mon amour m’avoit conduit. Dédeignant pour moi les titres les honneurs, la richesse, j’avois rassemblé tous mes moyens pour te rendre possesseur de la superbe terre que j’ai si longtems arrosé de mes sueurs ; je venais de l’acheter en voici le contrat. J’avais tant de plaisir à te l’apporter… Mais me préserve le ciel de te donner le titre qui augmenteroit ton orgueil ; je vais le vendre et en partager le produit aux pauvres que j’ai trop longtems abandonné. Je pars et jamais je ne te reverrai.


Florval, se jettant à ses genoux

Mon pere !


Grosjean d’une voix entrecoupée par la tendresse et par la douleur

Ne crains pas ma malédiction !… Je n’adresserai pas au ciel des vœux contre mon enfant !… Je vais seulement le supplier de me donner la force de t’arracher de ce cœur que tu viens de déchirer.


Florval se précipitant à genoux au devant des pas de son pere dit avec eclat

Mon pere ne m’abandonnés pas !… Entendés le cris de ma douleur, cellui de mon désespoir et de mon répentir. Écoutés-moi, ou je meurs à vos pieds.


Grosjean

Et que pourras-tu me dire ?


Florval, à genoux, l’interrompant vivement

Que l’amour seul m’a fait commettre une faute qui me rendoit odieux à moi même… Ah ! Si vous pouviés lire dans mon cœur : si vous saviés ce que m’a fait souffrir cet éxécrable mensonge que j’abhorre… Oui mon pere tout outragé que vous estes ; oui vous me pardonneriés.


Grosjean, ému

Puis-je te croire encore après…


Florval

J’ai perdu tout droit à votre confiance, je le sais ; mais deignés m’en accorder à votre indulgence, à vos bontés. A cet amour de pere qui ne s’est jamais démenti, et que j’ose implorer à vos piés.


Grosjean

Releves-toi… Releves-toi, mon enfant. Vas ce n’est pas en vain que tu auras embrassé les genoux de ton pere. Ah ! Mon cœur à trop besoin de te pardonner.


Florval se jettant dans ses bras

Ah ! Mon pere !


(à Celestine en hésitant et baissant les yeux)

Adorable Célestine, m’est-il encore permis d’élever jusqu’a vous ma timide voix, après ma faute…


Celestine

Bien grande ! Sans doute : mais je n’abuserai pas de ce moment pour vous reprocher ce qu’elle a d’outrageant envers nous, j’approuve et j’admire le généreux pardon que vient de vous accorder votre estimable pere. Une ame comme la sienne ne pouvoit résister au cris de votre douleur. Quand à moi je retire ma promesse. Le tems seul peut me mettre en état d’apprécier vos véritables sentimens. Le chevalier de Florval n’est plus pour nous qu’un être imaginaire qui sous ce nom a prétendu nous abuser. Voyons si le fils de cet honnête vilageois saura réparer à force de vertu les torts du prémier.


Le Baron

Elle a raison, ta faute en admettant même qu’elle ne soit qu’un tort d’amour ou de jeunesse, est trop grande pour n’être pas punie.


Florval, à lui-même douloureusement

J’ai bien mérité mon sort. Je n’ai pas le droit de m’en plaindre, dussé-je même y succomber.


Grosjean, à Célestine

Bonne ! Excellente demoiselle. Si vous ne rougissés pas de me nommer un jour votre pere, promettés moi d’abréger autant qu’il se pourra les peines de mon fils. En vérité je n’aurons pas un moment de repos tant que je le verrai gemissant et malheureux.


Celestine, bien modestement

Quand il sera digne d’etre votre fils, il ne m’en coutera pas de le nommer mon époux.


Le Baron

Allons mon cher que cet espoir vous encourage et vous suffise. Nous sommes trop heureux quand il ne dépend que de nous d’embellir notre avenir. Vous brave homme restés quelque tems ici. Ce que je viens de connoitre de vos sentimens, m’inspire la plus haute estime pour vous. Qu’elle soit le garant d’une amitié durable dont nous nous estions flattés d’avance, sans nous connoitre


Grosjean

J’y consens de bon cœur, Monsieur le Baron, et sans compter l’honneur que me fait s’t’amitié, j’y trouvons ben du plaisir… Oui, je consentons à passer queuques jours avec vous. Pourvû qu’a vot’tour vous veniés habiter vot’ chateau car je regardons dès ce moment comme tel stila de la terre que j’avons achetée pour ma bru, et que je la prions tout d’avance d’accepter en ce contrat.


Celestine

Je ne le puis encore. Demeurés-en le juste possesseur jusqu’a ce que vous jugiés à propos d’en faire la récompense d’un heureux retour à la vertu… Alors…


Le Baron

C’est juste. Le présent de l’amitié s’embelira par l’amour. Mais je ne refuse pas papa d’aller vous reconduire. J’ammenerai ma Célestine ; vous votre fils il ne doit plus vous quitter.


Grosjean

Non, sans doute. (bas à l’oreille du baron.) Et qui sait si nous n’abrégerons pas ainsi l’épreuve il en coute de bouder quand on aime. (haut) Le voyage distrait, le chagrin pese ; le besoin d’y faire succeder le plaisir se fait sentir ; et ma foi cellui qui nait du sentiment est pour les bons cœurs le plus doux charme de la vie.


Fin