L’Organisation morale et sociale de l’enseignement - Les humanités scientifiques
Plus la civilisation fait de progrès, plus la force appartient à tout ce qui est organisé, systématisé, coordonné hiérarchiquement. Au point de vue militaire, par exemple, plus le nombre des soldats s’accroît, plus il est essentiel que l’armée ait l’unité et la subordination des parties qui caractérise un être vivant. Au point de vue politique, il est clair que l’organisation est aussi l’intérêt capital et, pour ainsi dire, vital. Le danger que doit éviter la démocratie, — nous l’avons vu dans une précédente étude, — c’est précisément la dispersion de la société en individus qui n’auraient plus d’autre préoccupation que celle de leurs droits et de leurs intérêts, et pour qui l’idée des devoirs ou liens sociaux tendrait à disparaître. Comment le même danger ne serait-il pas à craindre dans l’éducation ? Là comme ailleurs, il faut d’autant plus lutter contre l’anarchie et le manque d’organisation que les connaissances à acquérir deviennent plus nombreuses et plus complexes : la science et l’industrie font de tels progrès que le cerveau humain ne saurait, sans une discipline de plus en plus rigoureuse, s’adapter à une telle variété de faits et de lois, de théories et d’applications. Jusqu’ici on a surtout réformé soit les programmes, soit les méthodes des diverses études scientifiques ou littéraires ; mais on ne-s’est guère préoccupé d’introduire l’unité et l’harmonie dans l’ensemble. L’élève est livré à une succession de maîtres dont chacun enseigne isolément sa « spécialité ; » reste à savoir si une série de spécialités forme une véritable unité, si les forces intellectuelles de la jeunesse, qui sont aussi des forces sociales, ne sont pas en partie gaspillées faute de concentration et de direction.
Deux écueils sont surtout à éviter dans l’éducation classique : un enseignement trop matériel et un enseignement trop formel. Les sciences aboutissent d’ordinaire au premier inconvénient ; les lettres, telles qu’on les enseigne, au second. On a cru remédier au double excès de positivisme et de formalisme par la combinaison, ou plutôt par la juxtaposition des études littéraires et des études scientifiques ; mais il y a de telles disparates en cet assemblage que le résultat désiré ne semble pas atteint. On étudie en ce moment les réformes à introduire ; des rapports ont été rédigés par les hommes les plus compétens sur l’enseignement littéraire et scientifique[1]. Des projets de loi sont à l’étude. Enfin, une association s’est fondée pour la réforme de notre enseignement secondaire, et il est à craindre que cette association, par les vues utilitaires qu’elle met en avant, n’exerce une influence regrettable. A vrai dire, notre système d’enseignement ne paraît pas avoir encore trouvé son centre de gravité. Il s’agit avant tout de savoir quelle doit être la base de l’éducation : les uns la veulent scientifique, les autres la veulent littéraire ; ces derniers, à leur tour, se subdivisent en partisans des langues anciennes et partisans des langues modernes. Pour nous, nous nous demanderons si le lien des sciences et des lettres ne doit pas être cherché dans la connaissance de l’homme, de la société et des grandes lois de l’univers, c’est-à-dire dans les études morales, sociales, esthétiques, et, en un seul mot, philosophiques.
C’est là une idée qui se répand de plus en plus dans les diverses nations : les récentes réformes de l’enseignement en Italie en sont une nouvelle preuve. Nous avions demandé jadis ici même que le cours de morale, d’esthétique, de logique et de philosophie générale, au lieu d’être tout entier réservé à la dernière année des études, fut déjà commencé en ses parties les plus élémentaires dès les classes de seconde et de rhétorique. En Italie, on vient d’inaugurer ce nouveau système : la psychologie, la logique, la morale et la philosophie générale sont enseignées dans les trois dernières classes du lycée. Nous avions demandé aussi que l’enseignement de chaque science particulière, physique, physiologie, histoire, etc., comprît dans son programme l’étude des principes philosophiques et des conclusions générales de chaque science. Les programmes nouveaux d’Italie donnent une place, principalement dans les sciences naturelles, aux questions générales et philosophiques. Il y a donc là, en somme, un premier essai pour organiser et coordonner philosophiquement les études. Mais, les programmes ayant été rédigés dans un esprit positiviste, certaines questions, selon nous essentielles, y ont été à tort sacrifiées.
Ce qui est sûr, c’est que la nation qui saurait introduire dans l’enseignement l’organisation la plus puissante et la plus une aurait par cela même, dans le domaine intellectuel, une supériorité analogue à celle des gouvernemens et des armées fortement organisés. De plus, il est incontestable que tout un groupe nouveau de sciences, — les sciences sociales, — est en train de grandir et finira par arriver au premier rang dans le prochain siècle. L’éducation trop exclusivement littéraire ayant provoqué une réaction en faveur des sciences ; l’éducation scientifique, à son tour, n’ayant point donné ce qu’on en espérait, il est facile de prévoir que la caractéristique de l’enseignement, dans un avenir plus ou moins lointain, serai la direction morale et sociale, imprimée dès le début à toutes les études et à toutes les méthodes ; par cela même, ce sera la systématisation succédant au vice actuel qu’on désigne par le mot barbare de particularisme ou de spécialisme. Ce sera aussi l’avènement des véritables « humanités, » qui doivent avoir pour base la connaissance de l’homme et des sociétés humaines. — « La science même de la nature, a-t-on dit, vaut surtout par ce qu’elle contient d’humanités. » — C’est donc avec raison qu’on a récemment désigné l’étude des sciences, telle qu’elle devrait être organisée, par le nom « d’humanités scientifiques. » Nous nous proposons de montrer comment nous entendons cette organisation. Selon nous, le but que doivent se proposer de véritables humanités scientifiques, c’est la transformation des sciences matérielles en sciences morales, par leur esprit, par leurs méthodes, par leurs principes et leurs conclusions, enfin par leur histoire et leurs conséquences sociales. Dans une étude ultérieure, nous nous occuperons des humanités classiques, qui doivent, à notre avis, être réformées dans le même sens.
Les classes d’humanités ont pour but, comme leur nom même l’indique, d’éveiller dans l’esprit de l’enfant des idées et des sentimens qui soient proprement humains et qui ajoutent, pour ainsi dire, à l’âme de l’enfant l’âme de l’humanité entière. En d’autres termes, il faut transporter l’évolution humaine, en ce qu’elle a de meilleur, dans l’esprit de l’individu. Pour cela, il faut développer chez le sujet les facultés qui font l’homme, et il faut donner pour objets à ces facultés les plus hautes vérités, les plus hauts sentimens auxquels est parvenu le genre humain. L’enseignement supérieur, qui suppose des esprits déjà formés, se tourne tout entier du côté des objets et cherche même à en découvrir de nouveaux : savoir, telle est sa fin principale. L’enseignement primaire lui-même, tout en s’efforçant de développer les facultés de l’enfant, est réduit à s’occuper surtout des objets qu’il est essentiel à tout homme de connaître : sa fin est le minimum de savoir indispensable, comme la fin de l’enseignement supérieur est le maximum du savoir possible. Il en est tout autrement de l’enseignement secondaire, et c’est ce qu’oublient presque tous ceux qui n’ont pas étudié philosophiquement le problème. Sans doute l’enseignement secondaire a encore ses objets avec lesquels il met l’esprit en rapport, car, a dit M. Rabier, « l’esprit ne s’exerce jamais à vide ; » il n’en est pas moins vrai que la fin propre de cet enseignement est la formation même de l’esprit, son développement, son évolution : ce ne sont plus les choses, mais l’homme même et, plus généralement, l’humanité qu’il s’agit de prendre pour but, et c’est pour cela encore que les études de ce genre méritent par excellence le nom d’humanités. Il en résulte aussi cette conséquence que ce ne sont pas les choses matérielles, mais avant tout les choses morales et sociales qui doivent avoir le premier rang dans les humanités. Le véritable objet de ces études, dit excellemment M. Lachelier, est u la nature de l’homme et la vie morale de l’homme. » Dé là vient leur caractère de haut désintéressement qui les a fait nommer des études libérales. Les études primaires ne peuvent s’affranchir d’un certain utilitarisme, puisqu’elles poursuivent le nécessaire, qui est l’utile par excellence ; les études secondaires poursuivent surtout le bon et le beau ; les études supérieures s’occupent surtout du vrai, soit déjà connu, soit à découvrir. Il faut donc, dans l’instruction secondaire, non pas se désintéresser entièrement des objets à connaître, mais choisir de préférence les objets dont la connaissance est le plus capable d’assurer l’évolution du sujet moral en même temps que celle de la société à laquelle il appartient. L’instruction ici est un moyen, l’éducation est le but. Enfin, la littérature étant l’expression la plus libre et la plus large de l’esprit humain, on l’a considérée jusqu’ici comme la base des humanités, de même que la philosophie en est le couronnement.
Tels sont les principes qui ont inspiré l’éducation en France depuis Montaigne, Bossuet, Fénelon, jusqu’à Rollin et aux principaux grands maîtres de l’Université française. Les autres nations n’ont fait ici que nous suivre. L’Allemagne a recueilli, elle conserve l’esprit de nos collèges et de nos universités. En Allemagne, la séparation des élèves de lettres et des élèves de sciences est inconnue. Les futurs médecins, les futurs ingénieurs reçoivent la même culture classique que les futurs professeurs ou les futurs élèves de droit. Le même « examen de maturité, » correspondant à notre baccalauréat ès lettres, leur ouvre les universités, et cet examen comprend : 1° une dissertation en allemand ; 2° une dissertation en latin ; 3° un thème latin ; 4° un thème grec ; 5° un thème français (le tout sans dictionnaires) ; 6° une composition de mathématiques. Voilà la part des sciences ! Aux épreuves orales, on explique les auteurs latins et grecs ; on répond sur l’histoire grecque et romaine ou sur l’histoire d’Allemagne. La géographie est associée à l’histoire sans faire l’objet d’une étude spéciale. On voit à quoi se réduit ce grand rôle que la légende attribue à la géographie chez nos voisins. Enfin on interroge sur l’arithmétique, sur la géométrie et sur les élémens de l’algèbre. On n’interroge pas sur la physique ni sur l’histoire naturelle. En un mot, on exige une connaissance sérieuse du latin, du grec et des mathématiques. Le reste des sciences, si les élèves en ont besoin, ils l’approfondiront aux universités. Ils y resteront quatre ans, après avoir subi leur examen de maturité dans le cours de la dix-neuvième année en moyenne. Ils étudieront donc jusqu’à l’âge de vingt-trois ans environ. Ce système montre qu’on peut avoir des hommes de science sans les accabler de sciences dès le collège, et qu’un bon humaniste peut construire plus tard des ponts solides ou diriger l’exploitation des mines.
Dans les gymnases, il n’y a même pas de professeurs spéciaux pour les sciences. A l’examen d’état, chaque futur professeur est obligé de se faire recevoir pour deux branches d’enseignement au moins, par exemple pour les langues anciennes et l’histoire naturelle, pour l’histoire et pour les langues modernes, ou pour les mathématiques et la géographie, etc. On a ainsi des esprits moins enfermés dans leurs études et, par cela même, moins fermés. En outre, les professeurs n’ont plus besoin d’être aussi nombreux. Le gymnase allemand a neuf professeurs ordinaires avec quatre ou cinq maîtres accessoires : c’est un corps simple et solide, comme l’étaient nos propres collèges vers 1840, avant qu’on eût, par une inspiration déplorable, commencé à séparer les sciences des lettres. Nous avons maintenant, nous, à côte de nos élèves de lettres, des élèves de sciences, des marins, des saint-cyriens, des polytechniciens, des normaliens, des élèves de l’enseignement spécial, tous fascinés d’avance parle but pratique qu’ils poursuivent et profondément indifférens à tout ce qui ne sera pas exigé d’eux. Ce morcellement des études en spécialités, outre qu’il entraîne l’abaissement inévitable des études générales, est ce qu’il y a de plus nuisible aux spécialités mêmes qu’on a en vue.
Tout en demeurant fidèle à la tradition classique, l’Allemagne a voulu éviter les excès où, dans une partie de nos collèges, la culture des facultés de l’esprit pour elles-mêmes avait abouti : nous voulons parler de cette culture purement formelle que les jésuites avaient mise en honneur, et qui exerçait l’esprit sans le nourrir, comme si l’esprit, à l’égal du corps, n’avait pas tout à la fois besoin d’alimens qui accumulent la force vive et d’exercices qui sont l’emploi de cette force. Mais l’Allemagne, en évitant un écueil, s’est heurtée à un autre. Parmi les sciences morales et sociales, elle a donné le premier rang, dans l’éducation, aux sciences historiques et philologiques : elle a versé dans l’érudition. Or, apprendre des faits, des dates et des mots, c’est encore s’arrêter à ce qu’on pourrait appeler le matériel de l’évolution humaine, au lieu de pénétrer jusqu’à l’esprit même des humanités. Séparées des considérations morales, sociales et philosophiques, l’histoire, la géographie, la linguistique, sont encore des sciences matérielles, tout comme la physique ou la géologie. Et elles ont cette infériorité d’être à la fois beaucoup moins scientifiques et beaucoup moins utiles.
En Angleterre, l’école de l’évolution, sortie de l’école utilitaire et trouvant d’ailleurs dans la nation même des traditions d’utilitarisme, s’est laissé séduire au mirage des sciences de la nature et en a voulu faire le fonds de l’instruction. Elle a ainsi opposé, dans la science de l’éducation, le naturalisme à ce qu’on peut appeler l’humanisme. M. Spencer commence son livre sur l’éducation par déclarer qu’en toutes choses le but à atteindre est le savoir, principe dont nous avons vu la fausseté. Aussi, tout le long de son ouvrage, M. Spencer flotte entre l’idéal de l’instruction primaire et celui de l’instruction supérieure, sans avoir même le soupçon de ce qui constitue l’instruction secondaire. Cette idolâtrie des sciences est d’autant plus surprenante que, dans sa sociologie, M. Spencer insiste sur l’impuissance de l’instruction à modifier les individus et les peuples, sur l’inefficacité des connaissances primaires, sur la toute-puissance de l’hérédité, sur la prévalence des sentimens par rapport aux idées abstraites. La pédagogie de M. Spencer est ainsi en lutte avec elle-même et s’acharne à poursuivre un but dont elle a démontré l’insuffisance. De plus, il confond l’évolution intérieure de l’homme avec les objets extérieurs dont la connaissance influe sur elle, mais ne suffit pas à la produire : l’homme est absorbé dans la nature, il n’y a vraiment plus « d’humanités. »
M. Spencer ne pourrait plus, aujourd’hui, comparer la science à Cendrillon, les lettres à ses sœurs aussi orgueilleuses que frivoles ; il semble bien que l’orgueil ait passé du côté de la science. Notre Université même s’est laissé envahir par les diverses sciences et leur a fait à chacune une très large part dans les programmes de 1885. On est unanime à reconnaître aujourd’hui que cet enseignement scientifique, loin de relever le niveau des études, n’a fait que l’abaisser. Malgré cela, les sciences positives exercent encore sur l’enseignement, grâce à toutes les écoles de l’État auxquelles elles ouvrent l’accès, une autorité si tyrannique, qu’il importe de ramener leur vertu éducative à sa véritable valeur.
Les sciences nous donnent des modèles de ce qu’est la vérité ; elles nous habituent à discerner l’évidence ; elles nous fournissent la méthode, qu’on a appelée la vertu de l’intelligence. Mais, si elles ont leurs avantages, elles ont aussi, quand on les réduit à elles-mêmes, de graves inconvéniens, qu’oublient ceux qui veulent en faire la base de l’éducation.
Pour justifier l’importance croissante qu’on lui attribue, l’enseignement élémentaire des sciences doit éviter trois écueils ; il ne doit être ni trop matériel, ni trop utilitaire, ni trop spécial. Vous habituez l’enfant, dites-vous, à « observer ; » mais quoi ? Des objets matériels, qu’il tourne et retourne, démonte, brise au besoin pour en connaître la structure et les propriétés : c’est la tige de chanvre ou de lin, c’est le blé, c’est la fleur, c’est le morceau de craie ou de quartz, c’est la plume dont il se sert, le pinceau, tous les objets usuels qui l’entourent. Ainsi il s’accoutume à ne croire que ce qu’il a constaté par les yeux. Ce développement de l’esprit positif est utile dans le domaine des sciences de la nature, mais il n’est pas sans danger ailleurs et a besoin d’un correctif. Vous répétez aussi à l’enfant que tout mot doit, par sa définition scientifique, désigner une chose absolument précise, représentable et, en dernière analyse, sensible : excellente habitude en géométrie et en physique, où il s’agit de choses matérielles ; mais la précision matérielle ne donne pas du même coup la clarté morale ; quand vous lui parlerez de devoir, d’honneur, de patrie, que pourra se représenter matériellement son imagination ? Quel objet observable aux sens placera-t-il derrière ces mots sublimes ? — Des réalités d’ordre moral ; mais ces réalités, l’enseignement scientifique les ignore.
L’étude actuelle des sciences, avec l’infinité de ses détails et de ses applications, sans vues générales et philosophiques, a un second défaut : sa tendance trop utilitaire. Aucun but élevé n’étant placé devant les yeux des enfans, ils ne peuvent que se dire : — J’apprends l’arithmétique, parce qu’il me sera utile un jour de savoir compter ; j’apprends la physique, parce qu’il me sera utile de connaître les propriétés des corps ; j’apprends la mécanique, parce qu’elle sert à faire des machines ; j’apprends l’histoire naturelle, parce qu’elle sert à l’hygiène, à la médecine ; j’apprends la géographie, parce qu’elle sert à faire connaître les divers pays et qu’elle est, dit-on, utile à la guerre, etc. L’enfant risque ainsi de prendre l’intérêt pour mesure universelle, et plus les programmes sont surchargés de sciences sans lien, moins ils ont de vertu éducatrice.
Allons plus loin. En croyant donner du fond à l’esprit par l’étude des sciences, telle qu’elle est aujourd’hui conçue, on continue en réalité à ne lui donner que des formes. Qu’est-ce que les mathématiques ? Des sciences toutes formelles. L’arithmétique et l’algèbre sont la rhétorique des nombres. On raisonne et on raisonne, on déduit et on déduit, étant donné n’importe quoi, dans l’abstrait. On applique les principes généraux à des problèmes particuliers, et la solution de ces problèmes devient un petit talent mécanique comme la syllogistique du moyen âge, ou comme la machine à raisonner de Raymond Lulle. La science même du mouvement, la reine du siècle, la Mécanique, roule encore sur des relations formelles dans l’espace et dans le temps, et elle ne cesse pas de déduire, de raisonner à perte de vue sur une hypothèse qui est l’équivalent scientifique d’une matière de discours latin. Il est vrai que, dans un cas, il faut raisonner juste ; dans l’autre, ce n’est pas nécessaire, et même, quand la cause à soutenir est mauvaise, il est bon de déraisonner. Mais le mathématicien ne raisonnera pas mieux qu’un autre dans la vie réelle parce qu’il sera habitué à raisonner dans l’abstrait, à déduire les conséquences rectilignes d’une hypothèse, non à observer et à réunir toutes les données de l’expérience, non à induire, à deviner, à apprécier les probabilités. L’esprit mathématique, dans la vie privée et dans la vie publique, c’est l’art de ne voir qu’un des côtés de la question. Dans les sciences mathématiques, nous faisons nous-mêmes nos définitions, dans la réalité, c’est l’expérience qui nous les impose et, sans cesse, les transforme, les corrige par des déterminations nouvelles. Nous trouvons toujours dans les résultats plus que nous n’avions mis dans nos définitions et nos principes. Nous avions dit : deux et deux font quatre, et nous trouvons cinq ; nos étroites formules sont débordées par la nature et par la vie.
— Mais les sciences physiques ? dira-t-on. Elles vont nous enlever au monde des formes ; elles vont donner à l’esprit des jeunes gens ce fond qui lui manque ; elles vont l’habituer à observer, à expérimenter, à induire. Illusion d’optique, déjà signalée par plus d’un philosophe, depuis Herbert jusqu’à Guyau. On se figure que l’enseignement des sciences ex professo, tel qu’on le donne dans les classes de nos collèges, développe les mêmes qualités d’esprit qui furent nécessaires aux grands savans pour constituer et faire avancer les sciences ; mais l’enseignement des sciences, même physiques et naturelles, développe surtout la mémoire et le raisonnement déductif, fort peu le raisonnement inductif, l’esprit de spéculation et d’hypothèse, qui sont précisément les grands ressorts de toute découverte. Rappelez-vous la série de tâtonnemens, d’essais, de suppositions au bout de laquelle Pascal a pu formuler la loi de la pesanteur de l’air ; — série dont le commencement remonte à Galilée, à Torricelli. Que peut faire aujourd’hui, dans une école ou dans un collège, le maître de physique ? Des inductions ? des observations ? des hypothèses ? Pas le moins du monde ; il ne fait point parcourir de nouveau la série inductive à ses élèves. Il prend la marche inverse ; il expose dogmatiquement la théorie de la pesanteur de l’air, en déduit les principales conséquences, enfin donne de nouvelles déductions à faire sous forme de problèmes. Chez les élèves, rien ne passe de l’esprit des Torricelli, des Galilée et des Pascal. On leur dit : l’air est pesant, cela est démontré ; la terre tourne, cela est démontré. Encore, par extraordinaire, à propos de ces deux importantes questions, on leur raconte un peu d’histoire. Ce peu vaut, à lui seul, la théorie enseignée, parce qu’il est un bon exemple des vertus intellectuelles qui amènent les découvertes. L’enseignement des sciences ex cathedra et la science même, ce sont choses si différentes que l’une est presque l’opposé de l’autre, comme l’actif est l’opposé du passif et l’invention de la mémoire.
Voyons d’ailleurs à l’œuvre cette gymnastique intellectuelle que les jeunes gens, selon MM. Spencer, Bain, Huxley et leurs disciples de France, devraient à l’enseignement des sciences positives. Un savant professeur de chimie arrive dans sa classe : il va parler aujourd’hui de l’affinité. Les élèves prennent leur plume et attendent : « Pour expliquer l’union des corps simples différens dans une même molécule composée, il faut admettre l’existence d’une force qui les a d’abord portés l’un vers l’autre et qui a maintenu cette union lorsqu’elle a été effectuée. Cette force est appelée affinité[2]. » L’élève, sans rien comprendre à cette force qui maintient l’union des corps, écrit le plus rapidement possible une simple « définition de mots », qu’il s’agira de loger dans sa mémoire. — « Nous allons examiner les caractères de l’affinité et les principales causes qui la modifient. » L’élève écrit : Caractères, causes qui modifient. Pendant ce temps, le professeur continue : « 1° Pour que l’affinité puisse s’exercer entre deux corps, il faut qu’il y ait contact. Une expérience bien simple va nous le faire comprendre. » Pendant l’expérience, enfin, la plume se repose un peu. « Voici une dissolution aqueuse de baryte, et voici une baguette dont je trempe l’extrémité dans l’acide sulfurique. L’acide sulfurique et la baryte ont une grande tendance à se combiner pour former un corps blanc connu sous le nom de sulfate de baryte. » Nouveau nom à graver dans la mémoire. « Cependant, j’approche la baryte aussi près que je veux de la surface du liquide, et vous voyez que la combinaison ne s’effectue pas. Maintenant, je touche la dissolution de baryte. Dès qu’il y a contact, vous voyez le sulfate de baryte se produire. Il apparaît dans le verre sous forme d’une poussière blanche insoluble. » Les élèves regardent, et tout l’effort scientifique, toute l’induction, toute l’expérimentation consistent pour eux à constater la présence d’une poudre blanche au bout de la baguette. Certes, l’expérience est intéressante, amusante même, mais y a-t-il eu pour les élèves la moindre initiation aux méthodes qui ont fait découvrir les belles lois de l’affinité, les rapports philosophiques des forces entre elles, leurs merveilleuses transformations l’une dans l’autre ? Chaque expérience de physique ou de chimie, si ingénieuse qu’elle soit, est toute trouvée et réglée d’avance. Elle se développe comme une description devant des spectateurs absolument passifs. Ils ne seront pas des expérimentateurs parce qu’ils auront assisté à un spectacle d’expérimentations. Ils auront vu tourner la roue d’une machine électrique ; ils auront vu faire le vide dans une machine pneumatique ; ils auront vu une boule chauffée qui ne peut plus passer par l’anneau où elle passait d’abord, etc. Tout cela est bien, mais l’enseignement par l’aspect n’est pas l’enseignement par l’action, et nos élèves, ici, n’agissent pas, ils regardent, enregistrent et rédigent. Tout aboutit à aligner des notes, des phrases saisies au passage. Leur esprit n’en est guère plus développé, même sous le rapport scientifique. Mais le cours d’histoire naturelle ! Là enfin les élèves vont apprendre à observer, à connaître les choses, et par extension, comme l’a soutenu ici M. Blanchard, « les hommes. » Sténographions encore : — « D’après ce que nous avons dit dans notre dernière leçon du rôle que les liquides nourriciers remplissent dans l’économie animale et de l’influence que la respiration exerce sur les propriétés physiologiques de ces liquides, il est évident qu’ils doivent être le siège d’un mouvement continuel, afin que toutes les parties du corps reçoivent les matériaux nécessaires à leur nutrition. Ce mouvement constitue ce que les physiologistes appellent la circulation du sang. » — Nous prenons ici sur le fait la transformation de la méthode inductive et expérimentale en méthode déductive et dogmatique dans l’enseignement des sciences. Au lieu de nous raconter par quels prodiges de patience et d’intelligence on a découvert la circulation du sang, on nous dit : « Il est évident que le sang doit circuler, et, en effet, il circule. » On se borne à ajouter, d’ordinaire : « Ce phénomène était inconnu aux anciens ; la découverte en est due à Harvey, médecin du roi d’Angleterre Charles Ier (en 1618). » Ainsi résumé, ce lait, plus important qu’une bataille, reste un détail mort, un petit poids de plus dans la mémoire. « Chez les animaux supérieurs, la circulation a lieu dans l’intérieur d’un appareil très compliqué, composé : 1° d’un système de canaux ou de tubes nombreux, etc. » Suit une description minutieuse, avec pièces anatomiques à l’appui, et sans aucune de ces expérimentations qui sont le fonds de la physique. Les élèves regardent et tâchent de fixer dans leur mémoire les divers noms des artères, des veines, leurs définitions. Ils n’auront, ici encore, mis en œuvre d’autre faculté intellectuelle que leur mémoire, qui, tandis que leurs doigts inscrivaient machinalement sur le papier, aura inscrit non moins machinalement, dans les circonvolutions frontales, un certain nombre de faits et de mots. Après cela, certains savans souriront de l’élève qui fait des vers latins ou des thèmes. On peut cependant soutenir, sans paradoxe, qu’on développe plus l’esprit scientifique, c’est-à-dire l’esprit d’induction, de recherche, de divination, d’hypothèse, d’observation, de tâtonnement, d’ingéniosité et de patience (la patience de Newton) par l’étude de la grammaire et des lettres que par l’étude des sciences. Oui, pour analyser une phrase et en bien saisir le sens, pour traduire soi-même sa pensée en des expressions qui ne la trahissent pas, surtout s’il s’agit d’une langue ancienne, il faut induire, observer, essayer et expérimenter, deviner, faire des suppositions et hypothèses de toute sorte. Et cet exercice vous rendra plus semblable aux inventeurs du thermomètre ou du baromètre que si vous assistez de loin, sur le banc d’une classe, à la construction d’un thermomètre ou d’un baromètre. Toutes les « rédactions » d’un élève des sciences ne vaudront pas, pour entretenir l’esprit d’invention scientifique et de spéculation, une version, un thème et même les vers latins ! L’esprit de finesse est plus nécessaire au physicien, au naturaliste et même au géomètre que l’esprit géométrique. Pendant tout le temps qu’il passa à Eton, Gladstone fut Homère et fit des vers latins ; à peine lui montra-t-on les élémens de l’arithmétique. Renversez les choses : supposez-le illettré et tout à l’arithmétique, il est fort douteux qu’il lût devenu plus tard un incomparable ministre des finances. Claude Bernard a commencé par écrire des pièces de théâtre et par expérimenter idéalement sur des caractères avant d’expérimenter réellement sur des organismes.
Quant à l’habitude d’observation que l’on croit développer par l’étude des faits extérieurs, il y a encore là bien des exagérations. On enseigne les élémens de la géologie à nos élèves de sixième : « Pierres siliceuses, dit le programme, cristal de roche, agate, silex, pierre à fusil, pierres meulières, grès, granit, structure complexe du granit, sables et cailloux roulés, pierre à plâtre, etc. » On revient encore, en cinquième, sur la géologie : « Roches stratifiées et non stratifiées, trilobites, mollusques et poissons fossiles, terrain silurien, ardoises ; terrain dévonien, marbres des Pyrénées. Terrains secondaires, ammonites, bélemnites, terrain triasique ; amas de sel gemme et de gypse. Terrain jurassique, calcaires oolithiques, etc., etc. » Ce qu’il y a de meilleur dans ce programme, ce sont les excursions dans les champs auxquelles il peut servir de prétexte. Mais on ne sait pas mieux « observer les hommes, » deviner et manier les caractères, parce qu’on a reconnu la nature d’un terrain, distingué un morceau de quartz, appris toute sorte de noms savans ou même fait des herborisations, compté le nombre des pétales d’une fleur. Apprendre à regarder au dehors, ce n’est pas apprendre à regarder au dedans. Un grand naturaliste peut être le plus naïf des hommes et des psychologues. C’est même l’ordinaire. L’observation des animaux se rapproche davantage de l’observation humaine, mais comment espérer que des enfans se fassent observateurs d’animaux ? Sans compter que la psychologie animale surpasse encore en difficulté la psychologie humaine. Les études d’histoire naturelle, qui sont les plus passives de toutes par le caractère purement descriptif et narratif qu’elles prennent dans l’enseignement, constituent du savoir plutôt que de la science ; ce sont ou des exercices de mémoire, ou des amusemens et délassemens, ou enfin des études d’utilité pratique ; elles n’ont de valeur éducative que par leur côté poétique et philosophique, et c’est celui dont on ne s’occupe pas.
Le troisième défaut que doit éviter l’enseignement des sciences, c’est ce qu’on nomme le particularisme, qui confine chaque science dans son domaine spécial, sans la relier aux autres et sans s’élever à des vues synthétiques. Tel qu’il existe aujourd’hui, notre enseignement de sciences à la fois multiples et isolées est une seconde tour de Babel ajoutée à celle des professeurs de langues anciennes et modernes, d’histoire ancienne et moderne ; chacun y fait son cours en son idiome propre, et c’est, en définitive, une série de spécialités qui se déroule pour l’élève. Les connaissances qu’on fournit ainsi aux jeunes gens sous une forme fragmentaire, détachées entre elles, n’ont plus ni leur consistance scientifique, ni leur vertu éducative. Comme nos facultés intellectuelles poursuivent l’unité des principes, ainsi nos facultés morales poursuivent l’unité des buts divers dans le bien. Si l’instruction n’est pas ramenée à une unité d’où sorte la conception des grandes lois du monde et de la société humaine, elle néglige du même coup les fins idéales de la vie et ne peut plus faire servir la science à la conduite. Les diverses études scientifiques perdent donc, avec leur suprême vérité et leur beauté, leur moralité. Elles risquent de favoriser le même vice dont aujourd’hui sont atteints la littérature et les arts. Qui ne serait frappé, à notre époque, de ce qu’on appelle le « subjectivisme » des littérateurs, poètes, artistes et critiques, tout occupés de leur moi, de leurs impressions, de leur personnalité plus ou moins étroite ? C’est l’égoïsme dans la littérature, dans la poésie, dans l’art ; veut-on que cet égoïsme intellectuel pénètre à la fin dans la science même ?
L’abaissement d’esprit qui dérive de l’extrême division du travail s’étend à ceux qui sont destinés à éclairer et à instruire les autres. « L’esprit d’un homme est inévitablement rapetissé, dit Stuart Mill, l’essor de ses sentimens vers les grandes fins de l’humanité est misérablement entravé quand toutes ses pensées se tournent à la classification d’un petit nombre d’insectes ou à la résolution d’un petit nombre d’équations, comme quand elles sont toutes employées à fabriquer des pointes ou des têtes d’épingles. » Le « spécialisme, » propre à tout désagréger, est le défaut de trop de savans, qui, contrairement à leurs vrais intérêts, ont une aversion décidée pour les vues larges et philosophiques. Les particularités qui constituent leur entière occupation, les roues infiniment petites qu’ils s’emploient à faire tourner dans le grand mécanisme social, les empêchent d’avoir le sentiment de l’unité totale et celui de leur unité avec leurs semblables : et c’est ce sentiment qui constitue « l’esprit public. » Des lors, leur travail devient « un simple tribut à la nécessité matérielle, » au lieu d’être « l’heureux accomplissement d’un office social. »
Notre système d’éducation n’est pas plus d’accord avec la conception positiviste qu’avec l’idéaliste. Auguste Comte dit : « La condition première et essentielle de l’éducation positive, intellectuelle aussi bien que morale, doit consister dans sa rigoureuse universalité. « Il veut expressément « une instruction capable d’une extension variée dans un système constamment identique et égal. » Or ce qu’il y a d’universel dans les sciences, selon lui, c’est leur esprit, leur méthode et leurs grands résultats : telle est donc la base positive de l’éducation scientifique. Aussi Auguste Comte voyait dans le spécialisme des études un des maux les plus grands et les plus croissans qui retardent notre régénération morale et intellectuelle. Selon lui, « toutes les forces de la société doivent être employées à combattre une telle direction d’esprit. » Et il n’y a qu’un remède : c’est une éducation large, générale, vraiment unifiée, qui puisse servir de base commune aux spécialités ultérieures. Ce mal existe en Allemagne même : l’illustre recteur de l’académie de Berlin, M. Dubois-Reymond, s’élève contre l’industrialisme donné pour but à l’enseignement scientifique : « Les sciences séparées de l’esprit philosophique, dit-il, sont un rétrécissement de l’esprit et détruisent le sens de l’idéal. » Si les sciences aboutissent d’un côté aux progrès de l’industrie, elles doivent tendre de l’autre au progrès du monde moral. Qu’est-ce d’ailleurs que la science positive en dehors de la moralité, sinon une forme supérieure de la force, plus dangereuse peut-être que la force brutale, parce qu’elle est plus puissante ; mais, comme on l’a dit, à peine plus digne de respect ?
Dans l’enseignement primaire, l’instruction scientifique, de plus en plus répandue, n’a nullement haussé le niveau moral ; ce niveau, au contraire, a baissé. Nous ne dirons pas que la faute en soit à l’étude des sciences, mais il est certain que cette étude, quand elle est séparée de l’éducation morale, développe chez l’enfant une certaine présomption vaniteuse qui tend à en faire plus tard un déclassé. En outre, elle lui fournit des armes à deux tranchans. On sait que la statistique judiciaire constatait, au commencement de ce siècle, 61 ignorans contre 39 individus ayant reçu quelque instruction, sur 100 personnes. Devant une telle proportion, on a cru l’ignorance la cause principale de la criminalité et on s’est efforcé de répandre l’instruction primaire. « Aujourd’hui qu’elle est obligatoire, dit M. Guyau, le résultat est simplement renversé : sur 100 accusés, 70 ont reçu l’instruction grammaticale et scientifique, 30 ne l’ont point reçue. » On sait encore que le nombre des crimes et délits commis par les enfans mineurs va augmentant. Les connaissances de tout ordre dont sont chargés les programmes scolaires n’ont point le correctif d’une forte éducation morale. Dans l’instruction secondaire, si les sciences finissaient par tout absorber aux dépens des lettres et de la philosophie, nous sommes persuadé qu’il en résulterait, sous d’autres formes, une véritable démoralisation.
La réforme des études scientifiques doit se proposer un double objet : simplifier, unifier ; — ce qui n’est possible que par une organisation philosophique de renseignement.
Dans l’arbre de la science, que faut-il faire connaître aux enfans ? — Les racines, le tronc et les branches principales ; ne leur faites pas compter les feuilles. Pour les jeunes gens, il faut aussi ramener tout à l’essentiel : plus on réduira l’étude particulière des sciences, plus on développera l’esprit véritablement scientifique, qui est le contraire de la dispersion et de la mémoire machinale. Si un Descartes refaisait aujourd’hui un Discours de la méthode, comme il démontrerait la profonde inutilité de la plupart des études dites scientifiques ! Inutilité pratique et inutilité pédagogique, pour ne rien dire de plus. Quel magistral coup de ciseaux il donnerait dans ces programmes qui semblent n’avoir d’autre but que d’étourdir l’esprit, et, comme on disait au temps de Descartes, de l’étonner, — Pascal eût dit plus encore : « de l’abêtir ! »
Prétendra-t-on que ce lourd bagage technique soit nécessaire pour les industriels, les ingénieurs, les médecins, les officiers de l’armée, etc. ? Il faut voir les choses de près pour se convaincre de tout ce qu’il y a encore là d’illusion. Chaque carrière a besoin d’un bon nombre de connaissances spéciales et d’un petit nombre de connaissances générales. Les connaissances spéciales, on les acquiert par la préparation immédiate à telle profession, et surtout par la pratique de cette profession, qui vous met, comme on dit, au pied du mur. Quant aux connaissances scientifiques générales, elles n’ont nul besoin d’être si étendues : savoir le strict nécessaire, mais le savoir à fond, voilà qui suffit. Les fondateurs de l’École polytechnique, dit Biot, « ces hommes habitués aux idées générales, et dont la révolution avait encore exalté les esprits et agrandi les vues,.. comprirent que la science d’un bon ingénieur se compose de notions générales et communes à tous les genres de services et de détails pratiques propres à chacun d’eux. Parmi les premiers, et au premier rang, sont les mathématiques élevées, qui donnent de la tenue et de la sagacité à l’esprit. Viennent ensuite les grandes théories de la chimie et de la physique[3]. » S’il est bon, pour mon éducation intellectuelle, d’apprendre les formules AzO, AzO2, AzO3, AzO4, AzO5, c’est seulement comme exemple de la merveilleuse structure des atomes, de leurs combinaisons régulières et de leurs mariages. Pratiquement, le jour où j’aurai besoin, pour une industrie quelconque, de bien connaître les formules chimiques, je n’aurai qu’à les étudier dans un bon traité, et ce n’est pas avec mes souvenirs de collège que je me tirerai d’affaire. On croit logique de faire apprendre aux jeunes gens, dès le lycée, les sciences dont ils auront plus tard à s’occuper dans leur profession ; par exemple les sciences naturelles et la physiologie aux futurs médecins. Le principe contraire serait bien plus logique. Un étudiant en médecine ne saura vraiment l’anatomie et la physiologie qu’à l’amphithéâtre et dans les salles de dissection, et le temps ne lui manquera pas pour cela. A quoi bon lui enseigner superficiellement dès le lycée ce qu’il sera obligé plus tard d’apprendre de nouveau ? Enseignez plutôt aux jeunes gens ce qu’ils n’auront pas plus tard l’occasion ou la nécessité d’apprendre. Un futur médecin a plus besoin de bonnes études mathématiques et physiques, littéraires et philosophiques que d’histoire naturelle ; il a besoin de tout ce qui peut donner à son esprit rectitude et élévation ; il a besoin d’un peu d’idéalisme en attendant qu’il fasse connaissance avec les misères de la vie humaine et avec les mystères de la mort. L’enseignement utilitaire, qui se préoccupe trop tôt de la profession spéciale, va contre son but et, loin de préparer à cette profession des hommes plus aptes, il ne lui fournit que des esprits incomplets et mutilés. Tout ce qui est trop particulier et trop spécial doit être exclu d’une éducation libérale : il s’agit de faire d’abord des hommes, et des hommes doués des grandes vertus sociales, non de faire déjà des ingénieurs, des mécaniciens, des médecins ou des pharmaciens. La spécialité ne doit venir qu’après l’acquisition sûre et durable des connaissances universelles : l’utile ne doit venir qu’après le vrai et le beau.
Au moins devrait-on s’inspirer de ces principes dans le choix des sciences à enseigner aux élèves des lettres. L’astronomie, par exemple, est moins pratique, moins applicable à l’industrie que la chimie, mais elle est aussi plus propre à exciter l’admiration et à ouvrir des perspectives sur le cosmos ; c’est pour cela même qu’elle devrait avoir une place dans les programmes d’une éducation libérale et principalement littéraire. Précisément, après avoir enseigné naguère la cosmographie aux élèves des lettres, on la supprime. Dans les nouveaux programmes, toutes les sciences défilent l’une après l’autre, excepté celle-là, et un élève des lettres pourrait, à la rigueur, arriver au bout de ses études sans connaître la différence d’une planète et d’une étoile, ou sans savoir ce qu’on nomme une nébuleuse[4]. Cette suppression soudaine d’une science par un trait de plume est une preuve de ce qu’il y a de problématique dans la prétendue « nécessité » des sciences pour l’éducation : hier, on ne pouvait avoir l’esprit bien fait si on ne connaissait pas l’astronomie ; aujourd’hui, c’est la chimie et la géologie qu’il faut connaître. C’est sans doute qu’on trouve la chimie et la géologie « plus utiles » pour former des « telluriens. »
Pour nous, nous préférerions qu’on formât « des citoyens du monde ; » qu’on élevât parfois les regards des enfans vers le firmament plein d’étoiles, qu’on leur nommât Sirius, Arcturus, Aldébaran ; qu’on fît voyager leur pensée à travers l’immensité sur le rayon de ces astres qui met des siècles pour venir jusqu’à nos yeux et se dévoiler aux hommes ; qu’on leur fît entrevoir dans les nuages blanchâtres des Pléiades ou de la Voie lactée une poussière de mondes et, dans d’autres nébuleuses, des mondes en formation, peut-être. Si de plus on leur racontait comment la science humaine a fini par pénétrer le secret de tous ces tourbillonnemens d’astres, si on leur parlait de Pythagore, de Platon, d’Aristote, du songe de Scipion, de Ptolémée, de Copernic, de Galilée, de Descartes, de Newton concentrant tous les mouvemens de l’univers en une formule qui tiendrait au creux de notre main ; si même, derrière les systèmes astronomiques, on leur faisait pressentir le système philosophique du monde ; si on leur disait que le ciel a toujours été l’objet de la méditation des sages ; que tous ont compris dans quel abîme d’ignorance finale notre science vient se perdre et comment le compas de la pensée, en agrandissant la sphère lumineuse de notre savoir, multiplie du même coup « nos points de contact avec la nuit ; » si on ajoutait que ces lois des nombres qui régissent le monde et rendent tous les mouvemens intelligibles n’ont point en elles-mêmes leur explication ; que, selon la plupart des sages, elles doivent l’avoir dans quelque chose d’analogue à notre intelligence et qui est présent au fond des êtres, tout au moins dans un effort universel, dans une aspiration universelle qui ne fait sans doute que s’amplifier au fond de notre cœur et prendre conscience de soi dans notre pensée ; qu’en tout cas une matière brute et morte, fût-elle disposée en figures infiniment variées, ne saurait rendre compte de tout, puisqu’il y a des êtres qui vivent, qui sentent, qui pensent ; si, en un mot, le professeur de cosmographie ne se considérait pas exclusivement comme un fonctionnaire de l’état chargé, moyennant une juste rétribution, d’enseigner le matin à huit heures, ou le soir à deux heures, que le rayon vecteur des planètes décrit des aires proportionnelles aux temps ; s’il se regardait comme un éducateur de la jeunesse, lui aussi, à sa manière ; s’il se persuadait qu’un certain idéalisme est nécessaire à l’éducation et qu’on a toujours le temps de se heurter aux choses de la terre ; s’il allait jusqu’à dire à ces enfans, avec Kant, que deux merveilles rempliront à jamais l’homme d’admiration, le ciel avec ses lois au-dessus de nos têtes, la loi morale dans nos cœurs, — et que peut-être les deux lois, au fond, sont la même, obscure dans les clartés du ciel et brillante dans les obscurités de notre conscience ; cette contemplation désintéressée des infinités visibles et invisibles nous semblerait supérieure à la connaissance pratique des « ardoises, » du « grès » et de la « pierre à plâtre. » Celui-là n’est pas un homme qui n’a jamais éprouvé cette « horreur sacrée » que Lucain place sous la voûte des grands chênes dans les forêts druidiques, et qu’on ressent mieux encore dans la forêt des astres sous la voûte du ciel.
En chimie même, selon nous, il ne faudrait enseigner, du moins aux élèves des lettres, avec ce qui est nécessaire à tous, que ce qui est beau et admirable, que ce qui est une révélation sur l’architecture élémentaire des corps, ou sur cette universelle parenté à travers l’espace que révèle l’analyse spectrale. Voici deux programmes de chimie, l’un qui passe en revue toute la série des élémens et de leurs principales combinaisons, qui mentionne la préparation de l’acide sulfurique, de l’acide chlorhydrique, de l’acide azotique, etc. ; l’autre, après un historique rapide des développemens de l’alchimie et de la chimie, demande un examen des principes, les rapports de la chimie avec la physique et avec la physiologie, des considérations sur les atomes chimiques et leur structure, sur la simplicité relative ou absolue des métaux et métalloïdes, sur l’analyse et la synthèse en chimie, sur les limites de notre savoir actuel en ce domaine et sur ses progrès possibles, sur les bornes infranchissables que ne pourra dépasser la mécanique des atomes ; qu’on y ajoute les principales lois de la combinaison des corps, les grandes découvertes comme l’analyse spectrale, leurs conséquences théoriques et pratiques, sociales même, les révolutions opérées dans l’industrie par ces découvertes ; en un mot, des ouvertures en tout sens et des perspectives s’étendant bien au-delà de la description des métaux, des acides ou des sels. De ces deux programmes, lequel sera le plus intéressant pour les jeunes esprits, le plus facile par cela même ? Les vues générales restent plus aisément dans la mémoire que la multiplicité des détails, comme les grands horizons au sortir d’un voyage. En même temps, où sera l’étude la plus fructueuse et la plus éducatrice ? Pour apprécier ce point, le moyen est simple, et on devrait toujours y recourir quand il s’agit de juger un programme. Supposons que l’élève, au sortir des cours, oublie tout le matériel des choses qu’on lui a dites (et c’est ce qui arrive neuf fois sur dix) ; que lui restera-t-il avec les programmes actuels ? Rien, ou à peu près. Que lui restera-t-il avec l’autre programme ? Tout l’esprit des études chimiques, des impressions qui pourront être ineffaçables, une élévation générale de la pensée, enfin une curiosité et un désir de la satisfaire dès que l’occasion se présentera, un respect et un amour de la science. Toutes les formules et toute la nomenclature auront sombré, mais il subsistera un progrès de la pensée et, finalement, une aptitude scientifique toute prête à se manifester, si les circonstances de la vie obligent précisément le jeune homme à apprendre de nouveau et, cette fois, à retenir la science dont il a oublié la lettre et retenu l’esprit. On peut donc dire que la chimie, interprétée d’une certaine manière et enseignée par une certaine méthode, devient une science morale et même sociale au lieu de rester une étude toute matérielle ; elle devient une science humaine au lieu d’être une connaissance d’objets bruts : et c’est ainsi seulement qu’elle pourrait, avec toutes les autres sciences pareillement comprises, obtenir son rang légitime dans les « humanités. » Le but le plus élevé de l’éducation libérale est d’exciter l’admiration ; tout ce qui n’est pas admirable ne doit donc être enseigné aux humanistes qu’à la condition d’être de première nécessité : Πολυμαθία νόον οὐ διδάσϰει (Polumathia noon ou didaskei).
Quelles sont maintenant les sciences nécessaires ? — Il y a des sciences vraiment explicatives, et d’autres qui ne le sont pas ou ne le sont que très imparfaitement. Ainsi les mathématiques et la mécanique sont parfaitement explicatives : leur analyse et leur synthèse vont jusqu’au bout et donnent le sentiment de la nécessité : cela est parce que cela ne peut pas ne pas être. Les effets se voient dans leurs causes, et tout est lumineux, transparent pour l’esprit. La physique, elle aussi, est en grande partie explicative : elle a des théories achevées, comme celle de la rosée, qui donnent le sentiment du nécessaire. Avec la chimie, nous commençons à n’avoir plus d’explication. Pourquoi l’oxygène et l’hydrogène, en se combinant, font-ils de l’eau, et comment ? Nous n’en savons rien ; nous ne pouvons pas, étant données les propriétés des compo-sans, en déduire les propriétés des composés. Nous constatons le phénomène, en disant : cela est ainsi, ou nous le produisons en disant : cela va être ainsi, vous allez voir l’oxygène et l’hydrogène se changer en eau. En chimie, dit M. Berthelot, « notre puissance va plus loin que notre connaissance. » Les sciences naturelles sont encore beaucoup moins explicatives : la vie demeure un mystère. Constater n’est pas expliquer. Ouvrir un grain de blé qui germe, le détruire en somme, ce n’est pas saisir en soi a grande loi de la vie, le secret de la germination universelle. Les fonctions mêmes de la vie ne s’expliquent que très imparfaitement. Pourquoi avons-nous deux hémisphères cérébraux, et pourquoi sont-ils faits de telle manière ? Pourquoi telle fleur a-t-elle cinq pétales et non pas six ? Pourquoi tel terrain a-t-il telle composition et non pas une autre ? Ici, de plus en plus, nous constatons, nous décrivons, nous racontons. La partie vraiment scientifique de l’histoire naturelle dépasse la portée de l’enseignement secondaire ; la partie descriptive est ou inutile, ou primaire. La nature fait tourner devant nos yeux son kaléidoscope : nous nous contentons de noter les diverses figures qui se succèdent, une églantine après une violette ou une primevère, un lion après un tigre ou un éléphant. Mais à quoi bon décrire aux jeunes gens tous « les jeux de l’amour et du hasard ? « Il en faut dire assez pour éveiller leur imagination, pour exciter leur admiration et leur curiosité ; le reste est superflu, n’ayant rien au fond ni de scientifique ni de philosophique. L’éducation n’a donc besoin, comme étude approfondie et méthodique, que des deux sciences types, dont les méthodes sont également typiques, l’une déductive, l’autre inductive ; les mathématiques et la physique. Ce sont aussi les seules, ou à peu près, qui donnent occasion non seulement à des rédactions, mais à des problèmes, et conséquemment exercent l’esprit aux solutions. S’il est vrai qu’on ne devient forgeron qu’en forgeant, on n’acquerra pas l’esprit scientifique par l’étude des sciences qui ne laissent aux élèves rien à faire ni à trouver. Il est regrettable que, dans la physique, l’expérimentation ne soit point pratiquée par les élèves eux-mêmes ; malgré cela, cette science inductive par excellence est le complément nécessaire de la déduction mathématique.
Encore ne faut-il, même dans les mathématiques et la physique, n’étudier que les fondemens, mais de façon à les bien connaître. Après la trois centième version latine, il est bien clair que l’élève aura l’esprit plus exercé et plus cultivé qu’après la neuvième : de Cornélius Népos ou de Salluste, il aura pu s’élever à Tacite et à Virgile ; il aura résolu une série de problèmes consistant à retrouver et à exprimer la pensée de grands écrivains ; il saura mieux et le latin et le français. Mais, après le trois centième théorème de géométrie, l’élève en sera-t-il plus intelligent ? S’il étudie l’ellipse après avoir étudié le cercle, son esprit subira-t-il une métamorphose ? De même, s’il résout les équations du second degré après celles du premier, sera-t-il un autre homme ? Non, car en définitive, de théorème en théorème, c’est toujours la même chose. Et si, en chimie, après avoir étudié le soufre on étudie l’iode, y aura-t-il progrès intellectuel ? Et si, en botanique, après avoir étudié la famille des rubiacées on apprend les caractères des primulacées ? ou si, après avoir examiné des morceaux de quartz on examine des morceaux de craie ?
A vrai dire, l’enseignement des sciences, avec son défilé de faits et de lois que ne relie aucune considération philosophique, ne fait avancer l’esprit qu’en apparence : en réalité, on piétine sur place. C’est comme si, après avoir cité un exemple d’une chose, on en citait encore un millier. Il n’en est pas de même dans les sciences morales et sociales. Si, après avoir étudié les lois de la sensibilité et des passions, on étudie celles de l’intelligence et de la volonté ; si on passe de là à la logique et à la morale ; si on s’élève à des considérations sur la nature et sur la valeur de l’existence, il est clair qu’on avance et même qu’on monte. Si, en économie politique, après les lois de la production, on étudie celles de l’échange, il est clair qu’on aura une idée plus complète des sources de la richesse ; si, en politique, après avoir étudié les avantages et les dangers de la monarchie, on étudie les avantages et les dangers de la démocratie, on aura l’esprit mieux orienté. Si, en esthétique, après le fort et le faible de l’idéalisme, on examine le fort et le faible du réalisme ; si, des diverses espèces de poésie, on passe aux arts plastiques et à la musique, il est clair qu’on aura un goût plus éclairé et des idées plus larges. Les sciences morales et sociales sont une ascension perpétuelle ; les sciences mathématiques et physiques ne deviennent une ascension de ce genre que dans leur partie philosophique, morale et sociale.
En simplifiant les études scientifiques selon les principes que nous venons d’établir, il faut aussi les unifier. Et le moyen est tout trouvé, il s’impose de lui-même : le lien des diverses sciences ne peut être que la philosophie. Deux choses sont nécessaires. Il faut d’abord, dans l’étude de chaque science, introduire l’esprit et la méthode philosophiques, les vues d’ensemble, la recherche des principes et des conclusions les plus générales ; il faut ensuite ramener les diverses sciences à l’unité par un enseignement sérieux de la philosophie, qui sera non moins obligatoire pour les élèves des sciences que pour les élèves des lettres. Les jeunes gens ne suivent le maître que quand ils aperçoivent un but et des avenues qui y aboutissent ; si vous ne pouvez pas, si vous ne devez pas leur faire voir l’application pratique de chaque vérité, faites-en voir, pour ainsi dire, l’application théorique, c’est-à-dire la place et l’importance dans le système des connaissances humaines. Les sciences ne peuvent être bien enseignées à des jeunes gens que par des hommes d’esprit philosophique qui verront toujours la partie dans le tout et ne perdront jamais de vue la hiérarchie des vérités.
D’abord, il faut montrer dans les sciences le côté humain, c’est-à-dire la part de l’esprit dans leur formation et dans leurs découvertes : c’est dire que la méthode de chaque science, qui est une application de la logique générale, devrait être l’objet d’une étude particulière et attentive. Cette logique, d’ailleurs, ne serait pas tout abstraite, car elle pourrait s’accompagner des grands exemples fournis par l’histoire des sciences. Il est des vérités scientifiques, dit Descartes, qui sont des batailles gagnées ; racontez aux jeunes gens les principales et les plus héroïques de ces batailles : vous les intéresserez aussi aux résultats mêmes des sciences, et vous développerez chez eux l’esprit scientifique, au moyen de l’enthousiasme pour la conquête de la vérité ; vous leur ferez comprendre la puissance de raisonnement qui a amené les découvertes actuelles et en amènera d’autres. Quel intérêt prendraient l’arithmétique et la géométrie si on joignait un peu de leur histoire à l’exposition de leurs principales théories, si on assistait aux efforts des Pythagore, des Platon, des Euclide, ou, plus tard, des Viète, des Descartes, des Pascal, des Leibniz ! Les grandes théories, au lieu d’être des abstractions mortes et anonymes, deviendraient des vérités vivantes, humaines, ayant leur histoire, comme une statue qui est de Michel-Ange, comme un tableau qui est de Raphaël.
En même temps chaque vérité scientifique aurait sa moralité. « Croyez-moi, dit Tyndall, il se passe bien des nobles faits de renoncement à soi-même, à l’insu du monde, dans le cœur d’un véritable adepte de la science, quand il poursuit dans le secret de son laboratoire le cours de ses expériences. » La science, dit à son tour M. Huxley, grandit dans la mesure où elle est morale : « La vérité s’est donnée à la patience des savans, à leur amour, à leur simplicité, à leur dévoûment, bien plus qu’à leur génie. » Enfin, selon M. Spencer, « la dévotion à la science est un culte tacite ; ce n’est pas un respect exprimé par des paroles, c’est un respect prouvé par le sacrifice de son temps, de sa pensée, de son travail. »
On ne saurait mieux dire ; mais on parle ici de l’active découverte, non de la vérité passivement transmise. Oui, le développement des sciences et le progrès des méthodes est une épopée ; et il est plus important pour l’éducation de la jeunesse de l’intéresser à cette épopée que de lui faire énumérer et inventorier des faits ou des lois. La science a une poésie intrinsèque : un Goethe, à la fois philosophe et poète, n’a pas de peine à la découvrir, mais on néglige, dans notre instruction scientifique, de faire comprendre et sentir la poésie de la science, qui se confond avec sa logique même et avec son histoire.
Outre le côté humain et logique des sciences, il importe d’en montrer le côté général et cosmologique. Pour cela, il faut systématiser les grands résultats des diverses sciences et en montrer la liaison. Ce qu’il y a de vraiment scientifique dans les sciences, c’est l’enchaînement des causes, et c’est en même temps ce qu’il y a de beau et d’intéressant, ce qu’il y a d’éducateur. L’histoire des objets dont nous voyons les causes s’enchaîner devient un fragment de l’histoire du monde et, par cela même, de notre propre histoire, puisque nous sommes une partie du grand tout, la partie intelligente, celle qui précisément comprend les causes. Notre esprit individuel n’est satisfait que par le lien des choses avec l’universel ; c’est ce qui fait sa grandeur, et ce lien, c’est d’une façon tout idéale, avec les seuls yeux de l’esprit, qu’on peut espérer le saisir. Qui serait assez indifférent pour ne pas s’intéresser au système du monde ? La vraie valeur libérale des études scientifiques est là : elles doivent nous donner une idée de l’univers et de ses grandes lois, de ce que les anciens appelaient le cosmos. Le rôle des nombres dans l’univers, celui des formes géométriques, celui du mouvement, sont choses aussi intéressantes pour l’esprit qu’est ingrate l’étude particulière d’un théorème d’arithmétique ou de géométrie. Si vous n’élargissez pas sans cesse l’horizon devant les yeux des élèves, quel intérêt prendront-ils à l’extraction d’une racine carrée ou à la tangente menée au cercle ? Il faut pythagoriser, dans le bon sens du mot, et platoniser, il faut leur découvrir dans les nombres et les figures une esthétique élémentaire ; il faut leur montrer comment les nombres régissent le monde et comment les figures dans l’espace nous révèlent le plan universel. En un mot, il faut leur faire apparaître et l’esprit humain et l’univers : détachée de ces deux termes, une vérité scientifique perd son intérêt avec sa portée ; elle ne peut plus avoir qu’un intérêt pratique et industriel.
Il ne suffit pas que l’enseignement des sciences soit animé de l’esprit philosophique, il faut qu’il ait son complément et, en une certaine mesure, son contrepoids dans un enseignement sérieux de la philosophie même.
L’instruction secondaire se propose deux fins principales : elle doit d’abord fournir à ceux qui ne continueront pas leurs études dans l’enseignement supérieur une culture suffisante pour les fonctions de la vie privée, de la famille, de l’État ; elle doit en second lieu donner aux autres toutes les connaissances nécessaires pour aborder avec profit l’instruction supérieure. Or, la philosophie est essentielle pour introduire l’unité dans les diverses sciences, l’unité dans les diverses branches de la littérature, enfin l’unité entre les sciences et les lettres, entre les lois naturelles et les lois sociales ou historiques. C’est seulement de cette unité que résultent une conception scientifique du monde et une règle supérieure de conduite, pour ceux qui ne poursuivront pas plus loin leurs études. Il faut que l’enseignement secondaire aboutisse à une philosophie de la nature et à une philosophie morale et sociale. Sans cela, il demeure anarchique, détaché de ses principes, de ses conséquences, de ses fins ; c’est une analyse sans synthèse, ou, pour parler comme Aristote, un mauvais drame fait d’épisodes. La philosophie est donc essentielle à tous ceux qui doivent se contenter de l’instruction secondaire ; il faut qu’ils emportent de leurs études des conclusions générales sur la nature, sur l’humanité, sur les lois et les fins de l’existence, soit individuelle, soit collective. Les sciences morales et sociales sont d’ailleurs les seules éducatrices par elles-mêmes, parce qu’elles fournissent à la fois à nos plus hautes facultés un exercice et un aliment : toutes les autres sciences doivent donc y aboutir. Par le mot science tout court, remarque M. Dubois-Reymond, les Français entendent les sciences de la nature (Naturwissenschaft), et par celui de Wissenschaft tout court, les Allemands entendent les sciences de l’esprit (Geistesmissenschaft).
En outre, la philosophie est le seul enseignement où l’élève, par le fait d’écouter son maître, soit vraiment actif, au lieu de rester un « appareil enregistreur. » On ne peut bien apprendre la psychologie, la logique, la morale, sans les comprendre ; on ne peut les comprendre sans les refaire en quelque sorte ou les repenser, sans se replier sur soi et contrôler continuellement en sa conscience la parole du maître : au lieu d’assister passivement à une expérience matérielle, comme dans un cours de physique, ou d’écouter une description avec pièces anatomiques à l’appui, comme dans un cours d’histoire naturelle, l’élève de philosophie est obligé de faire sans cesse appel à son expérience intime, à ses souvenirs personnels, à ce qu’il a vu, senti ou entendu. Le maître même l’interroge et lui applique la méthode maïeutique de Socrate. Selon d’Alembert, pour acquérir la sagacité, cette qualité première de l’esprit, deux choses sont nécessaires : « s’exercer aux démonstrations rigoureuses et ne pas s’y borner. » Il faut d’abord s’accoutumer à reconnaître le vrai dans toute sa pureté pour pouvoir distinguer ensuite ce qui en approchera plus ou moins ; mais il est une chose à craindre, c’est que « l’habitude trop grande et continue du vrai absolu et rigoureux n’émousse le sentiment sur ce qui ne l’est pas. » Des yeux ordinaires, trop habituellement frappés d’une lumière vive, ne distinguent plus les graduations d’une lumière faible, et ne voient que des ténèbres épaisses où d’autres entrevoient encore quelque clarté. De là le dédain de certains savans pour les philosophes. Et cependant, « l’esprit qui ne reconnaît le vrai que lorsqu’il en est directement frappé est bien au-dessous de celui qui sait non-seulement le reconnaître de près, mais encore le pressentir et le remarquer dans le lointain à des caractères fugitifs. » Il faut donc s’accoutumer à passer sans peine de la lumière au crépuscule. Dans la vie morale et sociale on travaille sur l’incertain, et ce qui importe, à notre avis, c’est encore moins le savoir acquis que l’art de la divination, le sens du beau, du bon, du « convenable. » Toute éducation qui ne développe pas ce sens peut faire des industriels, peut-être, mais à coup sûr elle ne fera pas des hommes et des citoyens.
D’autre part, la philosophie n’est pas moins nécessaire à ceux qui doivent aborder l’enseignement supérieur. En effet, cet enseignement constitue déjà, par le fait, une certaine spécialisation : c’est le droit, c’est la médecine, ce sont les sciences, c’est l’histoire, c’est la littérature, la philologie, la théologie. Tous les élèves de l’enseignement supérieur ne sont pas astreints à suivre un cours de philosophie, et d’ailleurs, dans l’enseignement supérieur, la philosophie ne peut plus prendre la forme d’un cours régulier et complet : elle se spécialise elle-même sur certaine question ; pour être suivie avec fruit, l’étude de cette question particulière a besoin d’une connaissance préalable de la philosophie tout entière. Il est donc chimérique de compter sur l’enseignement supérieur pour initier les esprits à la philosophie. De plus, les jeunes gens qui abordent l’enseignement supérieur sans des études philosophiques préalables ne peuvent retirer de cet enseignement le profit nécessaire. Ils n’ont ni critérium, ni principes généraux, ni vues d’ensemble, ni moyen de réunir et de coordonner leurs études particulières dans une conception du monde, de la vie, de la société. Leurs études prétendues supérieures demeureront en réalité des études inférieures : ils seront des artisans de physique, de chimie, d’histoire, de littérature : ils n’auront pas l’esprit élevé, désintéressé, libéral et universel qui doit être l’esprit des universités.
Les hommes de science, plus encore que les autres, ont besoin de connaître les limites mêmes de la science. Ils sont portés, en effet, soit à dépasser par leurs affirmations les bornes de la connaissance, soit à introduire dans la science même des hypothèses métaphysiques qu’ils présentent comme des vérités scientifiques. La Science tend à devenir une sorte de divinité nouvelle dont les savans sont les prophètes et dont le culte a ses intolérans. Kant a inauguré l’ère de la philosophie actuelle en faisant la « critique » de nos moyens de connaître et en marquant la frontière que la connaissance ne saurait franchir : alte terminus hœrens. Les principaux savans de l’Allemagne sont pénétrés de l’esprit critique, et, dans leurs discours, ils aiment à montrer où s’arrête nécessairement notre savoir. On se rappelle les magnifiques allocutions de M. Du-bois-Reymond sur les limites de la connaissance naturelle, sur les sept énigmes du monde, celles de Virchow, de Haeckel, de Naegeli sur des sujets analogues. En Angleterre, le discours de Tyndall sur les bornes de la science est demeuré classique. N’abandonnons pas les jeunes esprits à l’étude exclusive des sciences et à l’orgueil que cette étude peut développer, sans leur avoir montré tous les points où il convient de dire avec la modestie du vieux Socrate : Ce que nous savons, c’est que nous ne savons rien ! Il arrive de deux choses l’une aux hommes de science qui n’ont point reçu de culture philosophique : ou ils restent dans une attitude de complète indifférence et de scepticisme positiviste ; ou ils se fabriquent à eux-mêmes une philosophie plus ou moins étrange. Les élucubrations de plus d’un ancien élève de l’École polytechnique[5] montrent que l’esprit de géométrie est loin d’exclure l’esprit de chimère. Il faut donc que le jeune homme reçoive de la philosophie une explication des faits de la science déjà connus de lui, une règle pour les recherches scientifiques supérieures, enfin la notion des limites que la connaissance scientifique ne peut franchir et au-delà desquelles commence le domaine de la croyance. L’enseignement philosophique est aujourd’hui supprimé, ou à peu près, pour les élèves qui, se consacrant surtout aux études scientifiques, se préparent au baccalauréat ès sciences ou aux grandes écoles. Or ce sont précisément ceux qui auraient le plus besoin de la philosophie, car c’est surtout aux futurs hommes de science, comme on l’a vu, qu’est nécessaire une culture morale et esthétique. La partie littéraire des études étant déjà réduite pour les élèves des sciences à un minimum très insuffisant, si de plus la philosophie est elle-même ramenée à un résumé aride, à une sorte de manuel en vue du baccalauréat, on peut dire que les bacheliers es sciences, dépourvus à la fois de culture littéraire et de culture philosophique, seront dans notre société de véritables barbares[6]. Nous demandons donc avant tout qu’on supprime cette bifurcation hypocrite, honteuse de soi, qui permet à une grande partie des élèves de passer de la classe de troisième, et même de quatrième, aux classes dites de « mathématiques élémentaires, » de renoncer du coup aux humanités et à la philosophie morale pour se courber, selon l’expression de d’Alembert, sur les lignes et les calculs. Les matières de l’enseignement donné dans les classes de mathématiques élémentaires doivent être réparties dans les quatre dernières classes d’études secondaires, ainsi que dans les conférences qu’on vient d’instituer pour les élèves de rhétorique et de philosophie qui se proposent de cultiver plus tard les sciences. On réduirait en outre toutes les parties du programme non essentielles, pour insister sur ce qui est fondamental, les mathématiques. Au premier « cycle » de l’enseignement, qui est encore presque primaire, les sciences naturelles descriptives sont à leur place. Dans le second cycle, qui est expressément secondaire, ce sont les sciences-types qui doivent être enseignées, et il y en a deux : mathématiques et physique ; elles sont les seules essentielles et la base de toutes les autres. La chimie commence déjà à être, en grande partie, du superflu.
La botanique est inutile, la géologie encore plus ; la zoologie même ne doit reparaître que dans le troisième cycle, qui est déjà à demi supérieur. À ce degré, c’est la biologie générale qu’il faut enseigner, ce sont les lois générales de la vie et son évolution qu’il faut faire connaître. En un mot, l’enseignement des sciences naturelles est ou primaire, ou supérieur ; il n’est pas proprement secondaire, ou du moins il ne fait partie de l’enseignement secondaire que par ses théories générales et ses conclusions philosophiques. Tout élève qui a reçu une forte instruction en mathématiques et en physique possède l’instrument nécessaire pour les études de sciences : le reste n’est plus qu’affaire de temps, de mémoire et de pratique. Ajoutez-y le correctif des lettres françaises et latines, d’une philosophie sérieusement étudiée, enfin des notions générales d’histoire, vous assurerez la sélection et le développement des esprits scientifiques, — et cela par le même moyen que celle des esprits littéraires. Pour des mathématiciens lettrés et philosophes, le reste des sciences, avec leurs applications techniques, n’offrira plus de sérieuses difficultés.
Nous aimons trop en France l’uniformité, — mauvaise façon d’entendre l’unité, — et nous ne savons pas, dans l’enseignement secondaire, distinguer la base immuable, les vraies humanités, d’avec ce qui peut varier avec les aptitudes particulières. Pour notre part, nous voudrions à la fois une inflexible sévérité en ce qui concerne les fondemens communs de l’éducation classique, — français, latin, morale et philosophie, histoire de la civilisation, élémens des mathématiques et de la physique, — et une flexibilité tolérante à l’égard du grec, des langues vivantes, des détails de l’histoire, des détails de géologie, chimie, cosmographie, zoologie, géographie, etc. Ne demandons pas aux parens de vouer leurs enfans à une carrière spéciale dès l’âge de treize ans. Demandons-leur simplement s’ils veulent que leur enfant étudie jusqu’à dix-neuf ans ou même, dans l’enseignement supérieur, jusqu’à vingt et un ans. « C’est, comme on l’a dit, la seule question qui soit vraiment à la portée de tous, et c’est une question que les parens ont seuls qualité pour trancher. » On organisera alors un enseignement secondaire unique avec de simples ramifications finales déterminées par les aptitudes, par les goûts qui se seront déclarés dans le cours des études, par le pressentiment même de la carrière future. On laissera, dans les dernières années, une certaine latitude pour le choix de cours facultatifs, jointe à une extrême sévérité pour le maintien des cours communs et essentiels. Si un élève entrevoit l’École de Saint-Cyr ou l’École polytechnique, il n’aura qu’à fortifier son enseignement scientifique par le choix des cours appropriés. Il ne fera pas de grec, il fera moins d’histoire et de géographie, il ne suivra pas tel cours d’esthétique ou d’histoire de la littérature, etc. ; mais il continuera l’étude sérieuse du latin, du français et de la philosophie. Quoique préparé pour telle école du gouvernement, il n’en sera pas moins, en réalité, apte à toute profession libérale. Muni du latin, du français, de la philosophie et de la théorie des sciences, il pourrait faire, avec un supplément de quelques études particulières, un bon magistrat aussi bien qu’un bon ingénieur, un bon professeur aussi bien qu’un bon officier. Il n’aura pas l’esprit rétréci par cette façon servile d’entendre la science qui constitue la cuisine préparatoire aux écoles du gouvernement. Ces écoles perdraient-elles à se peupler d’esprits vraiment cultivés, complets, ouverts à tout ce qu’il y a de grand dans les choses de l’esprit, sachant écrire en français, au courant des questions littéraires, morales, sociales, philosophiques ?
En un mot, fortifier en la restreignant à ce qui est fondamental l’étude des sciences, pour tous les élèves, fortifier de même et par le même moyen l’étude des littératures française et latine, de l’histoire générale, de la philosophie ; laisser aux élèves le choix entre l’étude du grec ou l’étude de certaines parties des sciences : tel serait le moyen le plus court de maintenir l’unité fondamentale de l’enseignement secondaire : la même sève nourrirait l’arbre entier et il n’y aurait de divers que les branches les plus hautes. On conçoit très bien qu’une éducation dans laquelle le grec et quelques autres études seraient remplacés par une étude plus approfondie des mathématiques et de la physique soit une éducation libérale. Il y aurait alors une véritable équivalence entre le baccalauréat ès lettres et le baccalauréat ès sciences, au point de vue de la culture intellectuelle et morale. Aujourd’hui, le diplôme de bachelier es sciences est un brevet accordé à l’absence même de cette culture, que remplace une sorte d’industrie pseudo-scientifique[7].
Nos professeurs de sciences, soit élémentaires, soit spéciales, sont forcément réduits au rôle subalterne de « préparateurs, » tandis qu’ils devraient être, pour leur part, des éducateurs. Ils n’enseignent pas la science, ils enseignent les moyens d’arriver aux écoles du gouvernement, avec toutes les petites recettes à cet usage. Ainsi, élèves et professeurs sont condamnés à un vulgaire utilitarisme. Les diverses écoles de l’état se font une idée fausse de la véritable éducation scientifique en cherchant leur critérium dans la quantité des connaissances plutôt que dans leur qualité. « Il ne faut point juger des hommes, a dit Vauvenargues, par ce qu’ils ignorent, mais par ce qu’ils savent, et par la manière dont ils le savent. » Savons-nous la minéralogie ? savons-nous l’histoire d’Assyrie ? savons-nous la géographie du Thibet ? savons-nous le sanscrit ? savons-nous l’hébreu ? .. La raison qu’on met en avant pour justifier ces longs programmes, ce n’est point que toutes ces connaissances soient nécessaires, mais c’est qu’il faut, dit-on, multiplier les exigences pour faire la sélection des esprits les plus capables et pour éliminer les autres. — Or, précisément, les longs programmes ne s’adressent qu’à la mémoire et ne prouvent rien relativement aux vraies capacités. Se peut-il rien voir de plus illogique, pour ne pas dire de plus immoral, que de remplacer par un mécanisme de loterie l’appréciation du mérite solide et des bonnes études ? Si vous voulez une sélection, parce que vous avez trop de candidats, le moyen est simple : exigez, en même temps qu’un baccalauréat ès sciences ramené à de justes proportions et surtout mathématique, le baccalauréat ès lettres. Vous aurez des candidats qui sauront moins de détails en chimie et en physique, mais qui, à coup sûr, vous feront un jour plus d’honneur que des bacheliers sans culture. Dans les grandes écoles comme ailleurs, mieux vaut « des têtes bien faites que des têtes bien pleines. »
En résumé, l’enseignement des sciences doit être organisé en vue de la culture générale et de manière à former pour sa part un véritable système d’humanités. En même temps, il doit assurer la sélection des capacités scientifiques et préparer ainsi à la nation l’élite d’hommes de science dont elle a besoin. Pour atteindre ce double but, ce n’est point la quantité des connaissances qu’il faut considérer, et c’est l’erreur qu’ont commise les rédacteurs de programmes, soit pour les lycées et le baccalauréat, soit pour les écoles du gouvernement. La qualité du savoir, la méthode, enfin l’organisation des connaissances, voilà ce qui importe. La qualité du savoir consiste à être rationnel au lieu d’être mécanique et purement mnémonique ; la méthode doit être active et philosophique ; l’organisation doit aboutir à une philosophie de la nature et à une philosophie des mœurs. M. Vogt raconte une légende au sujet de l’horloge de Strasbourg. Le conseil, dans la crainte que le grand constructeur de ce chef-d’œuvre n’en fit un plus admirable pour une autre cité, décida de faire crever les yeux au maître. Celui-ci demanda comme dernière grâce de voir et de toucher son horloge une dernière fois. Il s’en approche et en tire une petite virole. Puis on lui crève les yeux. Mais l’horloge ne marchait plus : les rouages tournaient bien, ils n’engrenaient pas. — L’étude des sciences sans la philosophie produit le même effet sur le cerveau : les roues cérébrales tournent en tous sens, chacune de son côté, mais n’engrènent plus, et l’aiguille ne marque plus l’heure. Toute unité a disparu ; c’est une machine d’autant plus facile à détraquer qu’on l’a plus compliquée. La petite virole qui ramènerait tout à une direction unique fait défaut, et cette prétendue éducation scientifique devient un affolement intellectuel. Un véritable enseignement doit former un organisme, animé d’un même esprit, régi par une même méthode, tendant à une même fin. Les diverses sciences doivent être enseignées non pour elles-mêmes, mais pour le tout dont elles font partie, pour la science. Elles doivent donc être liées entre elles au lieu de se suivre dans ce désordre qu’offrent aujourd’hui nos programmes, et leur liaison doit être telle qu’une conception de la nature et de la vie s’en dégage progressivement. Les diverses sciences doivent prendre sur le fait, malgré la diversité de leurs objets, une seule et même évolution entraînant les choses et les hommes. Il s’agit pour l’esprit, qu’on s’occupe des sciences ou des lettres, d’une même gymnastique ; la pensée d’un homme de génie et la pensée de la nature avec son enchaînement universel ont besoin, pour être bien comprises, d’un déploiement semblable d’intelligence, d’une semblable divination. Seul, l’esprit philosophique animera les études mathématiques ou physiques : il leur donnera un but, un sens, une valeur autre que leur « valeur d’application commerciale, » pour parler comme Edison. L’élève ne dira plus sans cesse, devant les formules de la chimie ou de la mécanique : que m’importe, si je ne dois être ni chimiste ni mécanicien ? Avec la part de vérité universelle et, en quelque sorte, cosmique, que le philosophe montre dans les lois partielles et les théorèmes particuliers des sciences, se découvre la part de beauté éternelle que ces lois et ces théorèmes renferment : ils sont éclairés d’un rayon qui vient de l’infini.
La puissance de l’essor philosophique est le suprême critérium de la vitalité intellectuelle et scientifique d’une race : la Grèce, la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’Allemagne du XIXe, en sont les preuves les plus éclatantes. L’hégémonie scientifique n’a jamais appartenu et n’appartiendra jamais qu’aux nations lettrées et philosophes : le progrès de la science est en raison inverse de l’enseignement mécanique et utilitaire des sciences, tandis qu’il est en raison directe des progrès de la culture littéraire et philosophique. On en peut dire autant de l’hégémonie politique. Ce ne sont pas seulement les généraux allemands qui ont triomphé des armées françaises, ce sont aussi les génies spéculatifs de l’Allemagne, ceux qui, depuis un siècle, avaient donné l’essor à la littérature, à la philosophie, à la science allemandes, par cela même à l’esprit public allemand : nous avons été battus par les Kant et les Fiente, par les Goethe et les Schiller, par les Alexandre de Humboldt et les Guillaume de Humboldt, par les Gauss et les Helmholtz, comme par les Bismarck et les de Moltke.
Les savans français du siècle dernier étaient de grands théoriciens ; quand il l’a fallu pour la défense du pays, ils sont tous devenus de grands praticiens. Ils surent improviser à la fois les armes, les vêtemens, les munitions du soldat. Clouet, élève de Monge, apporte un procédé pour transformer le fer en acier fondu ; Vandermonde fabrique de la poudre ; Berthollet, de la monnaie ; de la Rochelle, des armes. Guyton-Morveau trempe les lames de sabre ; avec Coutelle et Conté, il construit des ballons, dirige des compagnies d’aérostiers. Chappe organise la télégraphie. Monge, l’inventeur de la géométrie descriptive, fait fondre et forer les canons et se charge de l’affinage de l’acier, art nouveau dont la France lui est redevable. La poudre était ce qui pressait le plus. On cherche le salpêtre jusque dans les ruines de Lyon et la soude dans les forêts incendiées de la Vendée. La chimie improvise des moyens nouveaux pour raffiner et sécher le salpêtre en quelques jours. Pour suppléer aux moulins, des hommes tournent des tonneaux où le charbon, le soufre et le salpêtre étaient mêlés avec des boules de cuivre, et on fabrique de la poudre en douze heures. « Ainsi, dit Biot, se vérifia cette conception hardie d’un membre du comité de salut public : on montrera la terre salpêtrée, et cinq jours après on en chargera les canons[8]. » Ainsi, ajouterons-nous, l’enthousiasme spéculatif se transforma en enthousiasme d’action, et des sommets de la science, comme d’un nouvel Olympe, les principes les plus abstraits, semblables aux dieux d’Homère, descendirent dans la mêlée des peuples.
ALFRED FOUILLEE.
- ↑ Ces rapports font honneur à l’Université : plusieurs sont des morceaux de premier ordre, les vues y sont élevées et philosophiques. Nous regrettons seulement que le rapport consacré aux sciences soit rempli en entier par une énumération de programme.
- ↑ Leçon sténographiée dans un grand lycée.
- ↑ Biot, Histoire des sciences, p. 59.
- ↑ Il est vrai que, s’il épouse plus tard une élève des lycées de jeunes filles, celle-ci lui enseignera la cosmographie, à laquelle son professeur aura consacré une heure par semaine.
- ↑ D’un Victor Considérant, pour n’en citer qu’un exemple.
- ↑ Du temps de la bifurcation, les élèves de la section des sciences suivaient au moins en partie les leçons du professeur de lettres : ils recevaient le même enseignement de littérature française, de rhétorique, d’histoire, enfin de philosophie. Et le programme de philosophie avait beau s’appeler alors logique, il était, en somme, une philosophie complète. Celui qu’on a rédigé pour les élèves des sciences n’en est qu’une réduction à des proportions infinitésimales. Et pourtant, malgré l’enseignement commun qu’on donnait autrefois aux deux sections, qu’était-ce que la trop fameuse section des sciences ? Le « rebut de la classe, » les fuyards qui avaient eu peur du grec et des vers latins. La bifurcation était une tentation pour les paresseux de changer de route : ils connaissaient celle où ils s’étaient traînés jusqu’à présent ; elle leur avait semblé pénible ; on leur offrait un chemin de traverse, comment ne se seraient-ils pas précipités aussitôt vers les sciences, où ils devaient cependant retrouver ronces et épines ? Il est vrai qu’avec de la mémoire et une certaine routine on pouvait se tirer d’affaire dans ce que l’on appelait les sciences, tandis qu’il fallait plus et mieux dans les humanités. Malgré cela, c’était un étrange raisonnement que de dire : « Voilà une incapacité littéraire, donc c’est une capacité scientifique. » Aujourd’hui, la situation est encore aggravée : au lieu d’une bifurcation, c’est une séparation, ou plutôt c’est la suppression pure et simple des lettres classiques et de la philosophie dans l’enseignement destiné aux élèves des sciences. N’y a-t-il aucun danger pour une nation à peupler ses grandes écoles et ses places d’honneur « d’hommes de science, » étrangers à toute idée élevée, qui n’auront reçu ni instruction esthétique, ni instruction morale, ni instruction civique, rien de ce qui fait vraiment des hommes ? Ainsi, après tant d’anathèmes contre les ministres de l’empire, on a fait pis qu’eux : le programme littéraire, historique et surtout philosophique du baccalauréat ès sciences, avec ses quatre numéros de logique et ses quatre numéros de morale, est dérisoire. Il est bien inférieur, pour la partie littéraire et philosophique, au programme même de l’enseignement spécial, et le peu de latin qu’on y a laissé ne suffira certainement pas à maintenir l’esprit classique chez nos bacheliers ès sciences, disons plutôt : manœuvres ès sciences.
- ↑ Par malheur, les administrations de la guerre, de la marine, etc., qui rédigent les programmes d’admission aux Écoles spéciales (polytechnique, Saint-Cyr, navale, etc), ne consultent même pas l’Université, chargée de préparer les jeunes gens aux concours d’admission ; aussi, quand la commission récemment nommée par le ministre de l’instruction publique s’est trouvée en face des programmes du baccalauréat ès sciences, elle a déclaré impossible d’en rien retrancher tant que les exigences des grandes Écoles de l’État demeureraient les mêmes ; mais elle a émis le vœu que, dorénavant, des commissions mixtes, composées d’universitaires, de militaires, de marins, pussent réduire et arrêter d’un commun accord les programmes d’admission aux écoles et faciliter en même temps l’instruction militaire dans nos grands lycées. Il y a là, pour nos ministres, un devoir que le parlement, s’il y a lieu, peut leur rappeler. — Il est essentiel aussi de reculer la limite d’âge pour l’entrée aux écoles de l’État. Aucun motif ne justifie les exigences actuelles. Si l’École polytechnique abaisse la limite d’âge, sait-on quelles hautes raisons elle met en avant ? M. Michel Bréal, après information, nous les révèle : « C’est pour permettre aux ingénieurs d’atteindre par droit d’ancienneté le grade d’inspecteur-général et aux officiers celui de colonel. » Qu’en diraient les Carnot, les Monge, les Guyton de Morveau, les Berthollet et autres fondateurs de cette école qui se donne comme ayant pour objet une « instruction théorique générale ? » Quant à la ma’ine, M. Rochard, qui a passé sur mer une longue partie de sa vie, déclare qu’il n’y a pas même l’ombre d’une raison à la limite d’âge qu’on impose. Le cours de mathématiques spéciales, par la quantité de connaissances qui y est accumulée et par le nombre d’heures de travail qu’il impose aux élèves, trente heures de classe par semaine, est, de l’aveu de tous nos professeurs, une monstruosité ; mais, là encore, l’Université ne pourra rien changer tant que les programmes d’admission aux écoles n’auront pas été eux-mêmes modifiés. Par ses questions captieuses, l’examinateur des grandes écoles devient « ce que les sophistes grecs étaient pour les géomètres leurs contemporains. » Ainsi parle un profond mathématicien qui fut lettré et philosophe en même temps qu’administrateur habile, Cournot. La subtilité sophistique sur chaque question ou l’augmentation indéfinie du nombre des questions, telle est l’alternative des examinateurs. Le résultat final, dit encore Cournot, c’est que l’État paie des préparateurs pour tromper les examinateurs sur la valeur de leurs élèves et des examinateurs pour déjouer les préparateurs. — Il y a du moins une école qui relève de l’Université seule et qui, étant la première de toutes, doit donner l’exemple : c’est l’École normale. Il faudrait que les programmes d’admission pour la section scientifique fussent soumis à une révision attentive. Malheureusement, l’École normale est elle-même solidaire de l’École polytechnique, au-dessous de laquelle elle ne peut rester et à laquelle ses propres élèves doivent un jour préparer les futurs candidats. La grande coupable, en définitive, c’est donc l’École polytechnique, à laquelle il faut ajouter l’École de Saint-Cyr et l’École navale.
- ↑ Histoire des sciences pendant la Révolution, p. 54.