L’Organisation du travail et de l’impôt/01

L’Organisation du travail et de l’impôt
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 130-149).
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L'ORGANISATION DU TRAVAIL


ET L'IMPÔT.





Si la société est mal faite, refaites-la. »
(Discours de M. Louis Blanc.)


Une révolution n’est vraiment digne de ce nom que lorsqu’on la fait dans l’intérêt du plus grand nombre. Les intrigues et les catastrophes de palais, les changemens soudains d’hommes ou de lois peuvent laisser une trace de sang dans l’histoire : la mémoire des peuples ne s’attache qu’aux événemens qui ont amélioré leur sort, et qui marquent en quelque sorte les étapes du progrès.

Le progrès est la pierre de touche des révolutions ; mais il ne s’accomplit pas en un jour, il ne jaillit pas comme un éclair qui illumine l’espace. Les peuples s’affranchissent par degrés. La liberté s’étend, et la base du pouvoir s’élargit à mesure que les lumières se répandent, Chaque évolution de l’humanité apporte une idée nouvelle et consacre des droits nouveaux ; chacune a sa destinée à remplir. Il ne faut pas que les lois s’élancent en avant ni qu’elles passent à côté des mœurs, car alors elles seraient des chimères ou des violences.

Quand on veut sérieusement réformer, améliorer, développer, on doit partir de ce qui existe, et prendre pied dans le monde des réalités. Les grands législateurs de l’antiquité et des temps modernes se sont toujours annoncés comme les continuateurs de la tradition orale ou écrite. C’est dans le passé, c’est dans les mœurs primitives qu’ils ont placé leur idéal, leur âge d’or. Moïse continue les patriarches, et l’Évangile se rattache à la loi de Moïse. Les sages de la Grèce vont s’instruire dans les rites mystérieux de l’Égypte. Rome emprunte la loi des douze tables à la Grèce. Grégoire VII fait sortir de la république chrétienne un catholicisme monarchique et conquérant. Luther, en proclamant la liberté religieuse, ne renonce ni à l’autorité ni à la grace. La révolution française, qui considère les titres du genre humain comme oubliés ou perdus, franchit un intervalle de deux mille ans pour aller les demander à Rome ou à la Grèce. Napoléon, pour donner de larges et solides bases à la société civile, pour rédiger les codes, interroge les annales, l’expérience et le bon sens de la nation.

Ceux qui prétendent refaire la société ne sont que des rêveurs ou des anarchistes. Tout le secret de ceux-ci consiste, comme on le dit hautement dans certains clubs, à mettre dessus ce qui était dessous, et à mettre dessous ce qui était dessus. Ils élèvent le désordre à la hauteur d’une théorie ; pour eux, renverser est tout ; ils ne songent pas à reconstruire. Par cela même, nous les croyons peu dangereux ; la société a besoin d’ordre et ne suit pas long-temps ceux qui la mènent à travers les ruines. Quant aux autres, quant à tous les esprits faux qui nous proposent un monde de leur façon, depuis les conceptions ultra-démocratiques d’Owen jusqu’aux théories ultra-despotiques de Saint-Simon, leurs systèmes dérivent d’une vue incomplète du cœur humain et de l’histoire ; ils ressemblent à ces monstres de la création, dans lesquels une partie du corps se trouve développée à l’excès et absorbe la substance de toutes les autres. Les uns sacrifient l’autorité à la liberté, les autres la liberté à l’autorité. En considérant l’état social, ils ne s’élèvent jamais à l’harmonie ni à une vue d’ensemble. Aussi leur influence ne peut-elle ni s’étendre ni durer. Elle passe comme un météore sinistre ; elle éblouit et n’éclaire pas. Entre les réformateurs et les niveleurs il y a un abîme. Luther a émancipé l’Allemagne, et les anabaptistes l’ont ravagée. L’assemblée constituante a proclamé des principes qui feront avec le temps la conquête du monde civilisé, et les doctrines de Baboeuf n’ont produit que des machinations contre l’ordre social, machinations absurdes autant que funestes.

On ne refait pas la société, parce que la société est l’œuvre de Dieu avant d’être l’œuvre des hommes. La Providence en a posé les bases et en a marqué les destinées. Les lois du monde moral aussi bien que celles du monde physique émanent de cette pensée éternelle et immuable. Nous ne sommes pas notre propre cause. Nous ne donnons pas l’impulsion à cette gravitation puissante qui entraîne les individus, les nations, le genre humain tout entier. Nous pouvons y associer nos efforts, mais voilà tout. La famille, la propriété, les droits et les devoirs, nous n’avons rien créé ; nous ne pouvons rien détruire. Pour changer la société, il faudrait changer la nature humaine, donner à l’homme d’autres besoins, d’autres penchans, d’autres sentimens que ceux qu’il manifeste et qui sont inhérens à sa constitution. Il faudrait encore séparer complètement les nations de leur passé, et rompre tout lien de solidarité entre les hommes. Ce serait la folie aux prises avec l’impossible.

De pareilles clameurs avaient encore un prétexte avant l’ère de régénération qui fut inaugurée en 1789. A cette époque en effet, la vieille monarchie expirait, et le gouvernement représentatif allait naître. L’administration était décrépite, l’ordre politique était encombré de privilèges, la propriété se trouvait concentrée de la façon la moins productive dans un petit nombre de mains. L’industrie et le commerce étaient dans les langes ; le crédit n’existait pas, des voies de communication imparfaites et clairsemées sillonnaient le territoire ; la France était comme une terre inculte que la révolution avait à défricher.

Cette révolution, nous l’avons faite. Il n’y a plus de privilèges, il n’y a que des droits. Tous les hommes étaient égaux depuis cinquante ans devant la loi civile ; l’égalité s’établit aujourd’hui devant la loi politique. La propriété du sol, qui appartenait à quelques privilégiés, est devenue le fait le plus général en France. Presque tout le monde possède de nos jours. Le repos de la société tient désormais au grand nombre des propriétaires, comme la fortune de l’état au grand nombre des contribuables avec la diffusion de la richesse immobilière, la richesse mobilière a pris l’essor. Les capitaux ont été accumulés par l’épargne ; le crédit a reçu des développemens inconnus ; le travail, affranchi et honoré, devient le principe de toutes choses ; l’ordre actuel, grace aux réformes profondes opérées depuis un demi-siècle, est véritablement un ordre nouveau. Pour le refaire, il faudrait défaire ; il faudrait remettre en question les progrès accomplis, et tenter, après deux expériences malheureuses, une troisième restauration du passé.

Tous les changemens qui peuvent intervenir dans l’état social d’un peuple ont pour objet, soit de renouveler la forme de la pensée religieuse, soit de modifier le principe du gouvernement, soit d’amener une autre distribution de la richesse et de la propriété, soit enfin d’établir des bases différentes pour la répartition des charges publiques. La religion, l’état, la propriété et l’impôt, voilà le cercle des combinaisons dans lesquelles se produit le besoin d’innovation et de réforme. Eh bien ! qu’y a-t-il à changer aujourd’hui dans ces élémens de l’ordre social ? Les novateurs ne nous apportent pas assurément un dogme supérieur au dogme chrétien, ni une morale plus pure et plus humaine que la morale de l’Évangile. Quant au gouvernement, tout le monde y concourt désormais ; le droit est proclamé, il ne s’agit plus que d’en garantir à chacun le paisible exercice, de faire régner une égalité bien réelle, d’empêcher que le privilège d’une classe ne soit substitué au privilège d’une autre classe, que le capital ne soit immolé au salaire, ou le salaire au capital ; que le travail des bras, par une réaction qui frapperait les ouvriers eux-mêmes, ne prime le travail intellectuel, et que la corruption ne soit remplacée par la violence.

L’assiette de l’impôt conserve encore quelques traces du servage qui pesait, dans le dernier siècle, sur les rangs inférieurs de la société. Sans doute aucune classe d’hommes ne peut aujourd’hui s’exempter de la contribution que réclament les charges publiques : le clergé et la noblesse acquittent l’impôt ; les citoyens, grace à la suppression de la corvée et de la dîme, ne paient plus d’impôt qu’à l’état. Pourtant la répartition des charges n’est pas conforme à la stricte équité ; tous les citoyens n’y contribuent pas dans la proportion de leur fortune. Il y a des taxes qui se mesurent à l’importance de la propriété et du revenu ; il en est d’autres qui, dépendant de la consommation personnelle, représentent une véritable capitation. Le paysan se voit rançonné par la taxe du sel ; l’impôt indirect et l’octroi accablent de tout leur poids l’ouvrier et l’artisan dans les villes. Les contributions sont réparties, à certains égards, en raison inverse des facultés contributives ; on voit trop que les propriétaires ont fait la loi, et qu’ils l’ont faite dans leur seul intérêt. Sur ce point, la réforme paraît facile ; il n’est pas nécessaire de bouleverser la société, et il ne faut pas même se mettre en grands frais d’invention pour établir sur des bases plus équitables l’assiette de l’impôt.

La législation qui régit chez nous le commerce et l’industrie présente sans contredit des dispositions qui ont fait leur temps et des lacunes qui sont regrettables ; mais ces défauts trouvent leur explication dans le caractère de l’époque à laquelle remonte le système. Ces lois furent rendues sous l’empire, dans un mouvement de réaction ; elles accusent une déviation très prononcée des principes d’égalité et de liberté qui forment le trait distinctif de la société moderne. Ouvrez le code pénal et même le code de commerce : vous n’y verrez nulle part les droits de l’ouvrier placés sur la même ligne que ceux du maître ; l’esprit d’association y est gêné et non pas secondé ni dirigé par les règles qu’on lui pose ; enfin, le législateur ne semble pas plus avoir soupçonné l’importance du travail et du crédit qu’il n’avait deviné le rôle de création industrielle et d’expansion commerciale réservé à la vapeur.

Mais, pour redresser la tendance de nos lois, il suffit de les retremper dans leur source légitime. En rendant le travail libre, on le rendra fécond. Il n’est pas nécessaire, pour atteindre ce but, d’emprisonner la société dans les limites d’un phalanstère.

Pourquoi veut-on cependant reprendre aujourd’hui en sous-oeuvre les fondemens de l’ordre social ? Quel est le prétexte on le but d’une aussi étrange croisade ? Les novateurs ont arboré pour bannière ces mots ambitieux et équivoques Organisation du travail. Ce qu’ils entendent par là, nul ne le sait ; ils ne le savent pas eux-mêmes. Comme l’a dit un illustre orateur, ils n’ont qu’un problème, et ils vont en avant avec la même intrépidité que s’ils apportaient une solution pratique chercheurs aventureux qui appellent la société à quitter le terrain solide des faits, sans pouvoir lui montrer, même dans le lointain, le profil de la terre promise.

Parmi ces agitateurs et au premier rang figure M. Louis Blanc, qui a écrit un livre très populaire[1] et que le suffrage du peuple a élevé au pouvoir, comme pour le mettre en demeure de passer, à la faveur d’un mouvement révolutionnaire, de la théorie à l’action. Parlons d’abord de l’ouvrage ; nous verrons ensuite ce qu’a fait l’auteur depuis qu’il a pris en main le gouvernement de la France. J’ai servi long-temps mon pays, comme M. Louis Blanc, dans les rangs de la presse quotidienne, qui est l’église militante de notre temps. En souvenir de cette confraternité qui m’est chère et en témoignage de mon estime, je lui dois et je lui dirai la vérité, sans prétention comme sans faiblesse.

M. Louis Blanc est un esprit plein de sagacité et qui excelle dans la critique. Un style clair, mordant, vigoureux, donne à ses écrits, outre l’attrait du montent, le cachet de la durée ; mais il manque absolument de cette philosophie qui révèle le sens général des faits, et de cette expérience qui enseigne le côté pratique des choses. Son livre n’est ni une doctrine ni un plan. A le prendre par le côté des théories, on le trouve d’une insuffisance trop évidente, amalgamant sans choix le faux avec le vrai, et, à l’exemple de Jean-Jacques Rousseau, cherchant la force non dans la raison, mais dans la logique. Quant à la solution qu’il présente et qui consiste à ouvrir, en face des ateliers libres, des ateliers fondés par le gouvernement, elle est d’un vague qui confine au vide. Les systèmes d’Owen, de Saint-Simon et de Fourier sont des chefs-d’œuvre en comparaison.

Le succès de M. Louis Blanc s’explique moins par les qualités que par les défauts de son livre. C’est le vague même de ces données qui en a fait la popularité. Moins le symbole qu’il proposait au peuple était tangible et défini, et plus il autorisait d’illusions ainsi que d’espérances. Ajoutons qu’en introduisant l’action du gouvernement dans l’industrie, M. Louis Blanc ne demandait pas, comme Saint-Simon et Fourier, que l’on fît sans délai table rase de l’ordre actuel, ni que la société fût coulée d’un seul jet dans un moule nouveau. Il attaquait plutôt qu’il ne supprimait la liberté industrielle. En révolutionnaire habile, il avait l’air de respecter les droits ainsi que les habitudes, au moment même où il visait à tout déplacer. M. Louis Blanc a mieux réussi que les socialistes qui l’avaient précédé et dont il s’était manifestement inspiré, non pas parce qu’il égarait moins les esprits, mais parce qu’il leur imprimait d’abord une secousse moins violente.

Que veut détruire M. Louis Blanc, et que veut-il mettre à la place de ce qu’il détruit ?

Les adversaires que son livre prend à partie, dans la société telle que vingt siècles de civilisation l’ont faite, ne sont rien moins que la liberté, la propriété, le capital et l’esprit d’association, en un mot les élémens essentiels de l’ordre ainsi que les forces vives du progrès. Ce qu’il prétend édifier sur ces ruines, c’est, sous une forme ou sous une autre, le monopole universel de l’état, c’est l’égalité absolue des personnes et des fortunes ; c’est, comme l’a dit M. Michel Chevalier, un panthéisme grossier dans le sein duquel toutes les individualités viendraient s’absorber et se confondre.

Selon M. Louis Blanc, la concurrence en matière d’industrie et de commerce est la plaie de notre état social. Cette liberté du travail, pour laquelle nous avons livré de si rudes combats, ressemble au Saturne de la fable, qui dévorait ses enfans à mesure qu’ils venaient au monde. La concurrence est l’arme dont les forts se servent pour écraser les faibles. Elle enrichit les riches et appauvrit les pauvres, accroît les inégalités sociales, engendre l’oppression et la fraude, et tend à remplacer l’aristocratie de race par l’aristocratie d’argent. La concurrence est, pour la bourgeoisie, une cause incessamment agissante de ruine ; elle est, pour le peuple, un système d’extermination. Elle ne procure même pas à la masse des consommateurs le bon marché qui en fait le prétexte et qui en serait l’unique excuse. Sous un tel régime, on passe par un avilissement des prix temporaires pour aboutir à la cherté, et par la licence pour tomber dans la servitude.

Voilà un tableau peu flatté assurément. Ce que M. Louis Blanc dit de la concurrence dans le travail, d’autres l’avaient dit avant lui ; mais ils portaient plus loin l’anathème. La logique, en effet, ne permet pas de s’arrêter dans cette voie. Si l’on condamne la liberté à cause des excès qui en peuvent naître, il faudra étendre le même arrêt à la propriété, à la famille, aux lumières, car il n’est pas de principe dont on n’abuse, et la Providence, précisément parce qu’elle a fait l’homme libre, a placé partout dans sa destinée le mal à côté du bien.

Pour juger sainement les institutions, il s’agit de savoir si le bien l’emporte sur le mal, ou le mal sur le bien, et de quel côté penche décidément la balance. Que l’on examine, dans un esprit impartial, quels ont été, depuis soixante ans, les effets de la liberté pour le commerce ainsi que pour l’industrie, et je ne craindrai pas que les paradoxes éloquens de M. Louis Blanc fassent des prosélytes. Oui, cela est désormais incontestable, et j’en prends à témoin les socialistes eux-mêmes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. Nous devons à la liberté du commerce et de l’industrie, à la concurrence si l’on veut, tous les progrès, toutes les merveilles de notre siècle. Sous l’influence de ce régime, la société, prise en masse, s’est enrichie ; la bourgeoisie, sortant de ses langes, a grandi visiblement en nombre, en puissance et en lumières ; le peuple, enfin, a cessé d’être un chiffre pour former un corps agissant et pensant. Le travail, instrument de servage, est devenu le grand chemin de l’aisance. En même temps que la valeur de la propriété, s’est accru le taux des salaires. Depuis la révolution de 1830, l’accroissement représente déjà plus de trente pour cent. Que serait-ce, si l’on comparait le salaire d’aujourd’hui à celui que l’ouvrier obtenait avant 1789, sous le régime des corvées et des corporations, tant que son intelligence et ses bras demeuraient enfermés dans les institutions du moyen-âge ?

La France de 1789 ne pouvait pas payer un budget de 500 millions ; la France de 1847 a pu subvenir à une dépense de 1,600 millions, malgré les fautes de son gouvernement et malgré l’épuisement qu’avait produit une année calamiteuse. La fortune publique voit donc ses ressources au moins triplées. Est-il possible que le revenu de l’état reçoive de tels accroissemens sans que l’aisance augmente et se répande parmi les individus ?

La richesse de l’état et des particuliers s’est accrue de deux manières : d’abord parce que le nombre des travailleurs s’est multiplié et que chacun d’eux a produit davantage ; ensuite parce que la production, secondée par de nouveaux moteurs et par d’innombrables machines, a pu diminuer son prix de revient. L’ouvrier voit ses ressources augmenter, et, le même argent lui procurant plus de jouissances et servant à satisfaire des besoins plus étendus, il s’élève d’un degré dans l’échelle sociale. Voilà le mouvement qui s’opère sous nos yeux, chaque jour, dans tous les pays, et qui devient plus irrésistible à mesure que la liberté pénètre plus avant dans les mœurs.

On parle des variations que la concurrence peut amener dans le prix des choses. Nous n’entendons pas les contester d’une manière absolue ; mais nous ne faisons que rendre hommage à la vérité, en disant que, dans ces oscillations inévitables, le bon marché finit toujours par être la règle, et la cherté des produits l’exception. Ajoutons que les prix vont se réduisant d’année en année, jusqu’à ce que la valeur des produits soit à peine supérieure aux frais de la main-d’œuvre, et que c’est dans les contrées qui jouissent de la plus entière liberté en fait de commerce et d’industrie, que l’on voit coïncider ces deux phénomènes, le haut prix des salaires et le bas prix des objets fabriqués. En présence du spectacle que ce libre développement de l’homme et de la société donne déjà depuis près d’un siècle aux États-Unis, il y a plus que de la témérité, il y a de l’ingratitude à maudire le principe de la concurrence.

L’industrie, je le sais, traîne à sa suite bien des misères. Dans cette fécondité d’expansion qui la caractérise, elle n’a pas constamment pour rejetons l’ordre, le bien ni la richesse. Des crises périodiques la ravagent, qui dissipent les fortunes et qui moissonnent les existences. Du fond des ateliers, même dans les temps prospères, s’élèvent trop souvent des plaintes lamentables qui couvrent le bruit des machines et qui vont troubler la sérénité du ciel. J’ai vu, j’ai touché du doigt, j’ai sondé ces plaies que la plupart des socialistes exagèrent ou dénaturent en les décrivant sur des ouï-dire. J’ai pénétré dans les ateliers de famille comme dans les plus vastes manufactures ; j’ai interrogé toutes les classes de travailleurs, depuis l’ouvrière qui gagne péniblement 40 à 50 centimes par jour jusqu’au mécanicien dont le salaire peut s’élever à 20 francs ; j’ai comparé les ressources avec les besoins de chacun, depuis les parias qui vivent entassés pêle-mêle dans les bouges les plus infects, sans vêtemens, sans pain, sans air ni lumière, jusqu’à ces heureux du travail qui habitent les comfortables chaumières de Turton, avec l’aisance assise au foyer domestique et avec le contentement dans le cœur ; j’ai poursuivi cette comparaison pendant près de vingt ans, à Paris, dans les villes industrielles de la France, en Belgique, dans les provinces rhénanes, en Suisse, en Angleterre et en Écosse. J’ai fouillé, la nuit comme le jour, les profondeurs les plus cachées, les mystères souterrains de l’état social. Dans le cours de cette pénible odyssée, j’ai senti bien des fois l’émotion soulever mon cœur et déchirer mes entrailles ; mais je n’en ai pas conclu que le mal dominât sur la terre ni qu’il y eût lieu, pour corriger des misères accidentelles, de supprimer la liberté.

Si le malheur est peut-être plus apparent aujourd’hui, il est, certes, moins général que dans les sociétés anciennes. Ceux qui souffrent le plus sont les retardataires qui n’ont pas voulu ou qui n’ont pas su s’accommoder du progrès. Les tisserands à la main travaillent seize heures par jour pour vivre de pommes de terre ; le tissage à la mécanique procure aux enfans et aux femmes le salaire des hommes faits. Le mouvement de la société, précisément parce que l’on n’y saurait résister, a quelque chose d’impitoyable ; c’est aux institutions de relever, dans leur prévoyance et dans leur charité, les blessés qu’il laisse étendus sur sa route.

La science économique, en posant des principes que les pouvoirs publics avaient trop long-temps ignorés ou méconnus, a donné peut-être à ces lois une forme brutale et réactionnaire. Elle a proclamé avec raison que le salaire était une marchandise, dont le cours résultait nécessairement de la proportion qui existait entre l’offre du travail et la demande ; mais elle a oublié de nous avertir que le salaire n’était pas une marchandise comme une autre, et que, dans les momens où l’offre des bras excédait trop largement la demande, la prévoyance des gouvernemens devait venir en aide, dans une certaine mesure, aux infortunes privées. La société est une espèce d’assurance mutuelle que la force collective établit pour diminuer et pour protéger la faiblesse de chacun ; il ne faut pas cependant qu’elle dispense les individus de prévoir et d’agir, ni qu’elle ait la prétention d’accomplir, eu prévenant tous les malheurs partiels, ce qui n’est pas au pouvoir de l’humanité et ce que n’a pas voulu la Providence.

« La concurrence, dit M. Louis Blanc, est la guerre dans l’ordre des intérêts. » Non, ce n’est pas la guerre : c’est la lutte, c’est l’émulation, c’est l’effort, c’est la condition même de l’existence. Il y a des gens qui croient que l’harmonie résulte du silence des passions et de l’immobilité des forces. Je considère ceux-là comme les bonzes de la pensée. Qu’ils jettent les yeux cependant sur le monde physique : n’est-ce pas la tempête qui purifie l’atmosphère, le flux de l’océan qui empêche la corruption des eaux, la lutte des élémens, en un mot, qui produit l’harmonie ? Le monde moral obéit à une loi semblable ; il a deux pôles, l’intérêt et le devoir, autour desquels gravitent l’homme et la société ; l’un qui suscite l’émulation des intelligences et des forces, l’autre qui les règle et les modère pour empêcher que la lutte ne devienne un combat.

Nous n’apercevons pas, au surplus, dans le régime de la concurrence, cette fatalité qui livre le faible aux coups du fort, de même que certains animaux, dans la création, sont destinés à devenir la proie des autres. La liberté développe toutes les facultés de l’homme et lui donne cette énergie qui dompte les obstacles. Les peuples les plus industrieux, les plus commerçans et les plus riches ne sont-ils pas ceux à qui le climat et le sol qu’ils habitent ne donnent que des difficultés à surmonter ? Les Anglais ne vont-ils pas chercher le coton en Amérique, et les Hollandais n’ont-ils pas à disputer aux vagues de l’Océan la terre qui les porte ? M. Louis Blanc prétend que, dans l’industrie comme à la guerre, la victoire appartient aux gros bataillons, c’est-à-dire aux gros capitaux. Qu’il nous explique donc comment il se fait que les manufactures de la Suisse, que ne protège aucune ligne de douane, luttent avec succès contre la puissance industrielle de l’Angleterre, et comment la bonneterie allemande, industrie morcelée et pauvre, trouve un débouché pour ses produits jusqu’au centre de la production similaire, à Nottingham et à Manchester.

On remarquera que plus la liberté est complète et plus le champ du travail s’étend, moins se font sentir les inconvéniens de la concurrence. Pourquoi ces inconvéniens sont-ils plus sensibles, par exemple, dans l’industrie manufacturière que dans l’industrie agricole, si ce n’est parce que, la culture du sol étant à peu près l’occupation de tout le monde, l’origine des produits de la terre s’effaçant dans l’immensité du marché et la production ayant à défrayer des besoins presque sans limites, on peut faire baisser, mais non pas avilir les prix ? Depuis la réforme opérée dans les tarifs par sir Robert Peel, le bétail étranger entre par masses en Angleterre, sans que, sous la pression de cette concurrence, le prix de la viande ait subi une réduction vraiment appréciable. Le travail manufacturier aura le même sort, lorsqu’il verra s’accroître sa clientelle. Ces cliens ne sont guère aujourd’hui que dans les villes ; car, en dehors des nécessités alimentaires, les habitans des campagnes consomment fort peu. En vêtemens et en linge, le budget d’une famille agricole n’excède pas 100 francs par année. Rendons les paysans consommateurs, et nous aurons ouvert aux manufactures l’exploitation d’un monde nouveau.

Un autre préjugé de M. Louis Blanc consiste dans l’antagonisme qu’il suppose entre le capital et le travail. On concevrait encore que ce débat s’élevât en Angleterre, dans un pays où le capital abonde, où il a pénétré tous les pores de la production, où il cherche partout de l’emploi, et où il prêtera dans tous les cas son concours, de quelque façon qu’on le traite ; mais en France, où il est de récente formation, peu abondant, peu aventureux, attaquer ou effrayer le capital, c’est vouloir le faire disparaître. Le capital n’a pour lui, chez nous, ni la possession ni la force. Nous ignorons si ceux qui en sont détenteurs montrent dès à présent des tendances despotiques ; à coup sûr, ils n’ont eu le temps d’exercer aucune tyrannie. Parcourez nos cités industrielles, vous entendrez partout les fabricans déplorer l’absence ou la pénurie des capitaux, et chercher dans cette situation la raison de leur infériorité à l’égard de l’industrie étrangère. Jetez vos regards sur nos campagnes, dont l’aspect misérable fait un contraste très humiliant pour nous avec les champs cultivés de l’Angleterre, de la Belgique et même de l’Allemagne ; d’où vient cela, sinon de la pauvreté combinée du cultivateur et du propriétaire ? La terre produit peu quand l’homme ne l’arrose qu’avec la sueur de son front. Pour en développer toute la fécondité, il faut des machines, des soins intelligens et des engrais, toutes choses qui sont des capitaux sous diverses formes. De l’autre côté du détroit, une ferme est considérée comme une manufacture agricole, qui a pour instrumens un bétail considérable et une armée d’ouvriers, et dans laquelle le fonds de roulement représente souvent une valeur égale à celle du sol. Aussi la récolte du froment rend-elle 15 à 16 pour 100 de la semence, tandis que nos métayers, grattant la terre qu’ils n’ont pas engraissée, en retirent à peine, au jour d’une moisson étique, 7 à 8 pour 100.

Le moment n’est donc pas venu, si jamais il doit venir, de faire le procès au capital au nom du travail. Entre ces deux termes de la question, nous ne saurions d’ailleurs voir aucune différence. Le capital est le produit du travail, c’est du travail accumulé, de même que le travail est du capital en perspective. Les capitaux, dans la faible proportion où ils existent chez nous, sont divisés à l’infini ; ils appartiennent, comme la propriété, à tout le monde. L’ouvrier et le serviteur à gages sont capitalistes aussi bien que le filateur, le maître de forges et le banquier. N’est-ce pas le peuple qui a prêté à l’état les 400 millions déposés dans les caisses d’épargne ?

En 1793, lorsque la nation confisqua les biens des émigrés, elle trouvait un prétexte dans l’origine de ces propriétés qui portaient encore le stigmate de la conquête. Les descendans des Gaulois vaincus et dépouillés croyaient reprendre leur bien sur les descendans des Franks, leurs oppresseurs. Pour attenter aux droits du capital, on n’aurait pas aujourd’hui la même excuse. Le capital n’est pas une dépouille opime. Loin d’avoir le caractère d’une usurpation, il représente les conquêtes de l’homme sur la matière, les créations légitimes et bienfaisantes du travail. Il n’y a pas de propriété qui dérive d’une source moins impure. Attaquer le capital, c’est attaquer le travail.

Le capital, voilà ce qui distingue les peuples civilisés des peuplades sauvages. Pour qu’une agrégation d’hommes mérite le nom de société, elle doit recéler quelque part des forces, des moyens d’action, des trésors accumulés qui représentent pour elle les acquisitions du passé. L’esprit humain ne recommence pas chaque jour sa tâche, et, pour marcher en avant, il se continue. La tradition en toutes choses est nécessaire au progrès. Comment se serait opérée en Europe la renaissance des arts, des sciences et des lettres, sans la connaissance des monumens, des méthodes et des chefs-d’œuvre littéraires que nous avait légués l’antiquité ? Nous montons, pour nous élever, sur les épaules de nos pères ; ce qu’ils ont fait pour nous venir en aide, nous devons le faire afin de faciliter l’œuvre de ceux qui nous suivront. La société possède un capital d’expérience, de lumières, d’habitudes morales, comme elle possède un capital de richesse ; ce que la méthode est à la pensée, et le levier au bras, la richesse l’est au travail.

Les capitaux dans l’industrie sont les instrumens du travail. Ils se composent des établissemens de crédit, des usines, des magasins, des machines, des moteurs, des matières premières, ainsi que du fonds de roulement destiné à faire les frais des opérations et particulièrement de la main-d’œuvre. Nous le demandons, le capital, sous cette forme, a-t-il quelque chose d’hostile, et n’a-t-il pas été créé au bénéfice de l’ouvrier ? Le travail était un esclavage quand l’homme n’avait d’autre outil que ses mains ; n’est-il pas relevé de cette dégradation, ne devient-il pas une sorte de noblesse, depuis que nous avons armé les bras de puissantes machines, et depuis que l’ouvrier, commandant aux élémens, appelle à son aide, comme autant d’esclaves dociles, l’air, l’eau et le feu ?

On a long-temps cherché la richesse dans la possession des métaux précieux, qui n’en sont que le signe. On a cru que les nations les plus opulentes et les plus puissantes étaient celles qui possédaient la plus grande quantité d’or et d’argent. De là, ces expéditions qui emportèrent les héros de la fable à la conquête de la toison d’or, et les Espagnols à la conquête des mines du Pérou et du Mexique. Mais, depuis l’avènement ou plutôt depuis la renaissance de l’industrie, chacun sait que la richesse consiste dans la production, et que la production, pour se développer avec toute sa puissance, exige l’harmonie la plus complète du capital avec le travail. Que le capitaliste puisse être tenté quelquefois d’accroître sa part aux dépens de l’intelligence et de la main-d’œuvre, nous n’entendons pas le nier d’une manière absolue ; mais deux faits qui se produisent concurremment prouvent qu’il n’y a pas là un danger sérieux pour la génération actuelle : nous voulons parler de la hausse normale qui s’opère dans les salaires, pendant que le loyer des capitaux baisse en proportion. Les profits que le manufacturier attendait autrefois de la différence entre le prix de revient et le prix de vente, il les calcule aujourd’hui, en nivelant le plus qu’il peut cette différence, sur la masse même des produits. La part du capital diminue ainsi de tout ce que le fabricant abandonne à la consommation et à la main-d’œuvre ; le bénéfice de la production se répartit entre tous et n’appartient par privilège à personne. J’admets cependant une association encore plus étroite entre le capitaliste et l’ouvrier ; mais j’attends ce dernier progrès de la liberté, qui nous a donné tous les autres.

Le dernier des paradoxes que M. Louis Blanc donne pour bases à son organisation du travail est l’égalité des salaires. Laissons-le exposer lui-même, pour plus d’exactitude, cette incroyable théorie.

« Il y a à choisir entre deux systèmes, ou des salaires égaux ou des salaires inégaux ; nous serions partisan, nous, de l’égalité, parce que l’égalité est un principe d’ordre qui exclut les jalousies et les haines.

« On pourra nous objecter : « L’égalité ne tient pas compte des aptitudes diverses ; » mais, selon nous, si les aptitudes peuvent régler la hiérarchie des fonctions, elles ne sont pas appelées à déterminer des différences dans la rétribution. La supériorité d’intelligence ne constitue pas plus un droit que la supériorité musculaire ; elle ne crée qu’un devoir. Il doit plus celui qui peut davantage voilà son privilège !

« On pourra objecter encore : « L’égalité tue l’émulation. »

« Rien de plus vrai dans tout système où chacun ne stipule que pour soi, où les travailleurs ne sont que juxtaposés, n’agissant qu’à un point de vue purement individuel et n’ont aucune raison d’établir entre eux ce que j’appellerais le point d’honneur du travail ; mais qui ne sait que, parmi les travailleurs associés, la paresse aurait bien vite le caractère d’infamie qui, parmi les soldats réunis, s’attache à la lâcheté ? Qu’on plante dans chaque atelier un poteau avec cette inscription : « Dans une association de frères qui travaillent, tout paresseux est un voleur. »

On le voit en lisant ceci, M. Louis Blanc ne réforme pas, il nivelle. L’égalité devant la loi, l’égalité des droits civils et politiques, ce principe proclamé par nos pères et scellé de leur sang, ne suffit plus aux socialistes du jour. Ils ne visent à rien moins qu’à l’égalité des conditions et des fortunes. L’utopie débute par rogner la main-d’œuvre, elle portera bientôt la mutilation jusque sur la propriété. La logique en fait une loi : si nul n’a le droit de gagner plus qu’un autre, comment quelqu’un serait-il reçu à posséder plus que son voisin ? Le partage des biens devient la conséquence directe du nivellement des salaires, et l’homme aux quarante écus est le type de la société organisée suivant le nouveau modèle.

On comprendrait que de tels rêves eussent germé dans le cerveau creux de quelqu’un de ces athées qui professent que le monde est l’œuvre du hasard ; mais M. Louis Blanc révère Newton, il admire les lois qui président à l’arrangement de l’univers : c’est déjà croire à la Providence. Or, la Providence a eu ses desseins, en n’attribuant pas des facultés égales à tous les hommes ; si elle les a fait naître avec des aptitudes diverses, c’est apparemment pour assigner à chacun sa place et pour ne pas confondre ensemble toutes les destinées. Dieu a créé l’inégalité des forces pour établir la hiérarchie, et par la hiérarchie l’ordre. Les mêmes facultés n’ont pas été données à tous les hommes, parce que les uns doivent commander et les autres obéir. Dans les premiers âges de la société, l’obéissance était imposée ; aujourd’hui elle est raisonnée et libre : voilà toute la différence. A l’origine de la civilisation, la force musculaire et le courage formaient les titres au commandement ; plus tard, la direction appartint à l’intelligence ; aujourd’hui l’intelligence ne suffit plus, et la sympathie devient nécessaire : pour guider les hommes, il faut les aimer et se dévouer à eux.

A toutes les époques de l’histoire, les peuples ont reconnu, dans les supériorités qui se manifestaient parmi eux, le doigt de la Providence. Pontifes, législateurs, guerriers, philosophes, révélateurs de l’industrie, des arts ou des sciences, toutes ces natures d’élite leur ont apparu comme les élus, comme les envoyés de Dieu. Il n’y a pas une constitution, écrite ou non écrite, gravée dans les lois ou dans les mœurs, qui ne respecte et qui ne consacre les inégalités naturelles, qui n’admette que ceux qui savent gouverner gouvernent, que ceux qui savent travailler, calculer, administrer et trafiquer parviennent à la richesse. M. Louis Blanc dira-t-il, comme ce personnage de Molière qui plaçait le cœur à droite : « Nous avons changé tout cela ? »

Les inégalités sociales sont la conséquence nécessaire des inégalités que la nature met entre les hommes. Dès qu’il existe dans le monde des forts et des faibles, des intelligences largement douées et d’autres qui réfléchissent à peine un rayon de la lumière céleste, des visages qui respirent la beauté et la noblesse, et d’autres qui semblent être le type de la laideur et de la dégradation, enfin des bons et des méchans, il devient impossible à la société, il serait injuste de placer tous les hommes sur le même rang. Ajoutons que les inégalités naturelles ne deviennent des inégalités sociales qu’à la condition du travail et de la culture. L’homme n’accomplit sa destinée qu’en s’y associant de tout l’effort de sa volonté et de sa persévérance. Ce que la Providence a fait pour lui, il faut qu’il le justifie. Pensez à la rude éducation qui donnait aux paladins du moyen-âge, pour protéger leurs vassaux, des muscles de fer comme leur armure. Songez par combien de veilles et de recherches les sages de l’antiquité avaient acquis cette haute expérience qui amenait à leur porte le monde demandant des lois. Rappelez-vous par quels prodiges de génie et de ténacité les bienfaiteurs de l’industrie, Watt et Arkwright, construisirent l’édifice de leur opulence. A travers les accidens et les erreurs inséparables de tout état social, n’est-ce pas le mérite, après tout, qui se fait jour dans le monde ?

M. Louis Blanc lui-même n’ose pas donner un démenti complet à ces règles que l’équité la plus vulgaire prescrit. S’il repousse, pour emprunter ses propres termes, la rétribution par capacités, il admet la hiérarchie par capacités. En faisant une telle concession, M. Louis Blanc se laisse conduire, à son insu, par ce principe d’ordre qui répugne à sa théorie, mais qui est inhérent à la nature humaine. Quand on a la prétention d’établir, malgré la différence des forces et des aptitudes, l’égalité des salaires, on ne peut pas reconnaître, sans inconséquence, l’inégalité des titres au commandement. Le pouvoir, en admettant que des travailleurs associés et libres aient encore besoin de chefs, doit être adjugé par le sort, et chacun d’eux doit avoir son jour : le pouvoir n’est-il pas déjà une richesse ? N’entraîne-t-il pas certaines conséquences qui détruiraient le niveau des salaires ? M. Louis Blanc ne dit-il pas lui-même quelque part que « la rémunération doit être suffisante pour rendre possible et facile l’exercice de la fonction ? » Ou les mots n’ont pas de sens, ou cela ne veut pas dire assurément que le président de la république socialiste sera mis à la ration que l’auteur de ce beau système assigne à l’ouvrier, savoir : huit heures de travail et cinq francs par jour.

Quand on accuse M. Louis Blanc de retrancher de l’ordre industriel l’émulation, qui est, dans toute réunion d’hommes, l’aiguillon du travail, il répond que, loin de la supprimer, il la transforme. Voyons comment. M. Louis Blanc veut établir ce qu’il appelle le point d’honneur du travail ; il compare les ouvriers à des soldats qui doivent, sous peine d’infamie, défendre vaillamment leur drapeau. La comparaison part d’une base inexacte. Nous ne connaissons pas d’armée qui ait supprimé entièrement dans ses rangs le ressort de l’intérêt personnel que l’on veut abolir dans les légions industrielles. Le soldat qui obéit aux lois de l’honneur a aussi devant les yeux la perspective d’un avancement légitime ; si la mort l’épargne, il enlèvera d’assaut le brevet d’officier, et il porte, comme on l’a dit, le bâton de maréchal dans sa giberne. Dans l’armée anglaise, où l’avancement est limité, pour les simples soldats, aux grades inférieurs, et où l’on met le devoir à l’ordre du jour[2], comme l’honneur chez nous, n’a-t-on pas jugé nécessaire d’y ajouter le stimulant énergique de l’intérêt, en promettant et en allouant à tous des parts de butin[3] ? Il est des mobiles qui n’agissent pas sur les natures grossières ; à côté des sentimens et des principes, résignons-nous donc à faire état des appétits.

Tout législateur doit prendre la nature humaine comme elle est. L’amour de soi, le sentiment de conservation fait partie de nos instincts ; il faut lui opposer la sympathie et le devoir, pour empêcher qu’il ne prenne un développement exclusif et qu’il ne dégénère en égoïsme ; mais il ne faut pas se priver d’un principe d’action aussi énergique tenons compte de la personne et de la famille en organisant la société. Les lois de Dracon ne furent pas exécutées, parce qu’elles excédaient les forces de l’homme. Le stoïcisme, qui était la religion du devoir, ne convertit que les natures d’élite ; Marc-Aurèle eut beau le faire asseoir sur le trône, il ne put pas lui communiquer cette popularité qui s’attache habituellement aux grands exemples. Le christianisme, au contraire, dès qu’il a paru, a, comme le soleil, rempli l’espace, parce que, ayant égard aux penchans de l’homme, la récompense qu’il ne donnait pas au mérite sur la terre, il la promettait dans le ciel.

Nous pensons, comme M. Louis Blanc, que la supériorité de force physique ou d’intelligence impose à ceux qui en sont doués des devoirs plus étendus. Plus la sphère des facultés humaines s’agrandit, et plus la responsabilité devient manifeste ; mais il n’y a de devoir qu’à la condition d’un droit qui y réponde. La direction de la société, dans l’ordre des richesses comme dans celui des connaissances et du pouvoir, appartient aux plus moraux et aux plus capables. C’est à eux ensuite de n’en user que dans l’intérêt du plus grand nombre. Tout va bien quand la société prend pour mot d’ordre : « À chacun suivant sa capacité, et à chaque capacité suivant ses œuvres. » Tout irait mal, si l’on venait dire : « À chacun selon ses besoins ; » car le ventre, en ce cas, régirait le monde.

L’égalité des salaires suppose l’égalité du travail, car il y aurait la même injustice à rémunérer un ouvrier pour ce qu’il ne fait pas qu’à refuser à un autre la rémunération de ce qu’il fait. Ce serait donc peu, pour appliquer le système de M. Louis Blanc, de remplacer le travail à la tâche, ce progrès de l’industrie moderne, par le travail à la journée : on devrait interdire encore à tout travailleur l’usage de ses forces et de son aptitude au-delà de la limite commune. Il ne suffirait pas de planter dans chaque atelier cette inscription : « Tout paresseux est un voleur ; » car le vol pourrait être de deux natures : un ouvrier pourrait faire tort à son voisin, soit en travaillant moins, soit en travaillant plus que lui.

Le système de M. Louis Blanc semble n’avoir été inventé que pour attacher une sourdine à l’intelligence et pour mettre un frein au développement de la production. Il a pris évidemment le travail comme une quantité limitée, puisqu’il propose de le distribuer en parts égales ; toute répartition deviendrait impossible en effet, si la somme du travail devait diminuer ou s’accroître : on ne partage pas l’inconnu. Mais supposons qu’au lieu de se borner à égaliser les salaires, la théorie aille, de plein saut, jusqu’à égaliser la richesse : qu’en résulterait-il aujourd’hui ? Le revenu annuel de la France est évalué à 8 milliards, dont l’impôt prélève déjà le sixième pour les besoins de l’état. Ce qui reste, divisé par le nombre des habitans, donnerait à peine 52 centimes par tête et par jour. Voilà, dépouillé de son prestige et fixé dans le monde réel, l’Eldorado de nos socialistes.

La division du travail, ce principe fondamental de l’industrie moderne, a un tout autre sens et une bien autre portée. Elle reconnaît et met à profit la diversité des aptitudes ; elle donne à chaque ouvrier ce qu’il peut faire, ce qu’il fait le mieux ; elle ne laisse aucune force sans emploi, et rémunère l’emploi de la force, suivant l’effet utile que cette force a produit. La division du travail tend à simplifier les opérations industrielles, à réduire les prix de revient, et par conséquent à agrandir le champ de la production. Or, c’est là le but que doit envisager la société, dans laquelle chaque siècle et chaque peuple sont tenus d’accroître la richesse aussi bien que d’augmenter les lumières.

La division du travail et l’inégalité des salaires, fournissant à chacun l’occasion d’employer de la manière la plus utile les forces et l’intelligence que l’éducation a développées en lui, ont pour effet nécessaire l’accroissement du revenu social. L’accroissement du revenu est le seul moyen de combattre efficacement la misère. Pour diminuer l’intensité du mal, M. Louis Blanc le généralise ; il appauvrit les riches sans enrichir les pauvres ; il enlève aux bons ouvriers une partie de leur salaire pour le donner aux mauvais ; il fait produire moins et moins bien. Un pareil système éteindrait l’émulation, pour favoriser la paresse ainsi que l’ignorance ; et l’on ose nous y convier au nom du progrès !

En discutant les bases de l’utopie, on ne rencontre que le faux ; mais, en arrivant à la conclusion, l’on tombe à corps perdu dans le vide. La panacée que M. Louis Blanc oppose à tous les abus, et par laquelle il prétend faire cesser le règne de la misère, n’est pas autre chose que l’institution d’ateliers sociaux fondés par l’état. Voici dans quels termes l’auteur en trace le programme.


« Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production et investi, pour accomplir sa tâche, d’une grande force.

« Cette tâche consisterait à se servir de l’arme même de la concurrence pour faire disparaître la concurrence.

« Le gouvernement lèverait un emprunt dont le produit serait affecté à la création d’ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l’industrie nationale.

« Cette création exigeant une mise de fonds considérable, le nombre des ateliers originaires serait rigoureusement circonscrit ; mais, en vertu de leur organisation même, ils seraient doués d’une force d’expansion immense.

« Le gouvernement étant considéré comme le fondateur unique des ateliers sociaux, ce serait lui qui indiquerait les statuts.

« Seraient appelés à travailler dans les ateliers sociaux, jusqu’à concurrence du capital primitivement rassemblé pour l’achat des instrumens de travail, tous les ouvriers qui offriraient des garanties de moralité… Les salaires seraient égaux.

« Pour la première année, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année, les travailleurs ayant eu le temps de s’apprécier l’un l’autre, et tous étant également intéressés au succès, la hiérarchie sortirait du principe électif.

« On ferait tous les ans le compte du bénéfice net dont il serait fait trois parts. L’une serait répartie par portions égales entre les membres de l’association ; l’autre serait destinée : 1 ° à l’entretien des vieillards, des malades et des infirmes ; 2° à l’allégement des crises qui pèseraient sur d’autres industries, toutes les industries se devant aide et secours ; la troisième, enfin, serait consacrée à fournir des instrumens de travail à ceux qui voudraient faire partie de l’association, de telle façon qu’elle pût s’étendre indéfiniment.

« Dans chacune de ces associations formées pour les industries qui peuvent s’exercer en grand, pourraient être admis ceux qui appartiennent à des professions que leur nature même force à s’éparpiller et à se localiser, si bien que chaque atelier social pourrait se composer de professions diverses, groupées autour d’une grande industrie, parties différentes d’un même tout, obéissant aux mêmes lois et participant aux mêmes avantages.

« Chaque membre de l’atelier social aurait droit de disposer de son salaire à sa convenance ; mais l’évidente économie et l’incontestable excellence de la vie en commun ne tarderaient pas à faire naître, de l’association des travaux, la volontaire association des besoins et des plaisirs.

« Les capitalistes seraient appelés dans l’association et toucheraient l’intérêt du capital par eux versé, lequel intérêt leur serait garanti sur le budget ; mais ils ne participeraient aux bénéfices qu’en qualité de travailleurs.

« Dans toute industrie capitale, celle des machines par exemple, ou celle de la soie, ou celle du coton, ou celle de l’imprimerie, il y aurait un atelier social faisant concurrence à l’industrie privée. La lutte serait-elle bien longue ? Non, parce que l’atelier social aurait sur tout atelier individuel l’avantage qui résulte des économies de la vie en commun et d’un mode d’organisation où tous les travailleurs sans exception sont intéressés à produire vite et bien. La lutte serait-elle subversive ? Non, parce que le gouvernement serait toujours à même d’en amortir les effets en empêchant de descendre à un niveau trop bas les produits sortis de ses ateliers. Il se servirait de la concurrence, non pas pour renverser violemment l’industrie particulière, mais pour l’amener à composition…

« Comme une même industrie ne s’exerce pas toujours au même lieu et qu’elle a différens foyers, il y aurait lieu d’établir, entre tous les ateliers appartenant au même genre d’industrie, le système d’association établi dans chaque atelier particulier ; car il serait absurde, après avoir tué la concurrence entre individus, de la laisser subsister entre corporations. Il y aurait donc, dans chaque sphère de travail que le gouvernement serait parvenu à dominer, un atelier central duquel relèveraient tous les autres en qualité d’ateliers supplémentaires. »


Après avoir écrit l’exposé que nous abrégeons ici, M. Louis Blanc jette un regard de satisfaction sur son œuvre et s’applaudit de la simplicité de ses combinaisons. Cette simplicité, si elle existe dans la description, ne s’étend pas assurément à la pratique. Une pareille organisation serait le chaos. Nous n’insisterons pas sur les contradictions dont ce plan fourmille ; nous n’examinerons pas s’il est juste, s’il est logique, quand on a maudit la concurrence, de s’en faire une arme, et une arme destructive, pour ramener violemment toutes les industries dans le giron de l’état. Le procédé aurait évidemment quelque chose d’infernal ; ruiner les gens pour les décider à entrer dans une association qui viserait au monopole industriel, ce serait imiter les dominicains qui préparaient par des auto-da-fé la conversion des hérétiques.

Sans nous arrêter à la raison d’équité, M. Louis Blanc ne voit-il pas que c’est peu d’empêcher à l’intérieur la concurrence entre les ouvriers d’un même atelier et entre les ateliers d’un même peuple, tant que les peuples pourront se faire concurrence entre eux par le génie industriel, par les capitaux et par la main-d’œuvre ? Voilà l’inconvénient de ces systèmes absolus que l’imagination crée de toutes pièces ; ils ne peuvent réussir, tant bien que mal, qu’à la condition vraiment trop problématique d’un consentement universel. M. Louis Blanc prétend faire de notre belle France un couvent industriel ; ce n’est pas encore assez : la règle, pour être observée, doit embrasser toute l’étendue du globe. Tant que la liberté de l’industrie existera quelque part, elle menacera l’industrie cloîtrée de sa concurrence, et la contrebande brisera, dans les mains du gouvernement, ce sceptre régulateur dont M. Louis Blanc a prétendu l’armer. Est-ce que le pacha d’Égypte, quoique propriétaire du sol, capitaliste et fermier, reste maître de fixer le prix des cotons qu’il récolte ? Le marché d’Alexandrie ne subit-il pas l’influence des marchés ouverts à la production, comme la Nouvelle-Orléans, Charlestown et New-York, ainsi que des marchés ouverts à la consommation, comme Marseille, Le Havre, Liverpool et Hambourg ?

S’il y a quelque chose d’odieux à soulever la concurrence de l’état comme une sorte de bélier pour abattre l’industrie privée, cette concurrence, organisée comme M. Louis Blanc l’entend, serait, à vrai dire, tout-à-fait impuissante. M. Louis Blanc fait intervenir le gouvernement dans la création des ateliers sociaux ; mais, ces ateliers établis, les ouvriers réunis en vue de l’œuvre commune, la machine montée en un mot, il retire le moteur ; les associés sont abandonnés à eux-mêmes. Là gît le défaut capital du plan. On rapproche les individus, on forme une collection des forces ; mais aucun lien ne les unit, aucun souffle ne les met en mouvement : on ne voit pas planer au-dessus de l’association l’ame qui doit donner la cohésion et la vie à cette poussière d’atomes. L’industrie dans les ateliers sociaux ressemble à la danse des morts ; encore y manque-t-il un coryphée qui mène ces vivans spectres.

M. Louis Blanc croit avoir donné un principe d’agrégation à tant d’élémens hétérogènes en invoquant l’intérêt collectif ; mais l’intérêt collectif comprend les intérêts individuels : ce n’est pas une force qui ait une existence personnelle et indépendante, c’est la résultante d’autres forces. L’amour de la patrie échauffe les cœurs, parce qu’il embrasse la cité, la famille et les personnes. Faites-en quelque chose d’abstrait : il pourra toucher les philosophes, il laissera le peuple froid. En supprimant dans ses ateliers sociaux le ressort de l’intérêt individuel, M. Louis Blanc a réduit l’intérêt collectif à n’être plus qu’une lettre morte.

Il en est du travail comme de la guerre, et les ouvriers, pour dompter la matière, comme les soldats pour vaincre la résistance, ont besoin d’un chef. L’unité de direction n’est jamais plus nécessaire que là où la moindre erreur de calcul, le moindre ralentissement dans la surveillance, la moindre incertitude dans les résolutions peut changer les profits en pertes. Tant vaut l’homme, tant vaut la chose, voilà ce qu’enseigne la pratique de l’industrie. L’expérience du maître est encore plus nécessaire que celle de l’ouvrier à l’ouvrier lui-même. Supprimer les patrons, ce ne serait pas, comme on l’a dit au Luxembourg, retrancher un ouvrage inutile ; ce serait décapiter le travail et le conduire à la stérilité par l’anarchie. Au surplus, les faits ont prononcé. Tous les ateliers montés jusqu’ici par des ouvriers associés sans l’intervention d’un élément supérieur, après une gestion plus ou moins laborieuse, ont abouti à une liquidation volontaire ou à la faillite. S’il fallait produire des exemples, on n’aurait que l’embarras du choix.

On allègue les avantages que donnerait à une association d’ouvriers l’économie de la vie prise en commun. Cette économie est compatible avec tous les systèmes de travail. Un manufacturier peut la procurer aux ouvriers qu’il emploie aussi aisément que ceux-ci, dans un atelier social ou national, se la donneraient eux-mêmes. J’ai vu, en 1833, à la Sauvagère près de Lyon, quatre cents ouvriers prendre leurs repas dans un réfectoire commun où le dîner de chacun coûtait 35 à 40 centimes. Quant au logement en commun, il me paraît beaucoup moins séduisant, et, en définitive, moins avantageux. Il suppose la vie cénobitique. Pour faire vivre ensemble, à toutes les heures du jour et de la nuit, plusieurs familles, il faudrait toute l’énergie du sentiment religieux le plus exalté. La discorde entre les hommes et la promiscuité des femmes seraient les premiers effets de la vie commune dans les phalanstères.

Allons plus loin. En généralisant l’association des travailleurs jusqu’à l’égaler en étendue à l’état lui-même, on détruirait l’esprit d’association. L’intérêt de réunir ensemble des sentimens, des capitaux, des efforts n’existerait plus, du moment que le pouvoir se chargerait de penser, de prévoir et d’agir pour tout le monde. Sans doute, il pourrait arriver que l’on prévînt ainsi, en cas de succès, des misères accidentelles et partielles ; mais, lorsque des individus ou des associations privées se trompent en matière d’industrie, ces mécomptes ne frappent que des individus ou des localités. Supposez le gouvernement directeur de l’industrie ; les erreurs se produiront sur une plus grande échelle, la ruine frappera le pays tout entier, une faillite sera un véritable cataclysme.

En faisant de l’état le chef de l’atelier social, M. Louis Blanc l’a évidemment supposé infaillible ; il l’a placé dans ces régions élevées d’où l’on peut apercevoir et par conséquent régler les destinées du genre humain. Par une témérité qu’explique seul l’élan des révolutions, il l’a égalé à la Providence. Voilà le rêve, voilà de quelle hauteur il faudra descendre pour se placer dans la triste réalité.

Nous avons examiné la théorie de M. Louis Blanc ; il nous reste à la voir à l’œuvre. Après l’auteur, viendra le dictateur.


LEON FAUCHER.

  1. Organisation du travail, par M. Louis Blanc ; cinquième édition, 1848.
  2. England expects every man to do his dutry. (Paroles de Nelson)
  3. Prize money.