Alfred Mame et fils (p. 172-204).

CHAPITRE III

L’INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION


§ 6

L’ORIGINE DU MAL.

Il ne suffit pas que la pratique du bien ait été établie au sein d’une nation par l’exemple et l’ascendant de certains hommes ; il faut encore que des institutions positives opposent une digue efficace au mal, qui tend de toutes parts à envahir le corps social ; il faut en outre que les classes dirigeantes se gardent d’un excès de confiance en elles-mêmes, et veillent constamment à se préserver de la corruption[1].

La principale source du mal est le vice originel qui est inhérent à la nature même de l’humanité, et qui est ramené sans cesse, par les jeunes générations, au milieu des sociétés les plus perfectionnées. Malgré la grâce divine, cette source reste intarissable ; car l’homme use souvent de son libre arbitre pour enfreindre les lois de la nature et celles de l’ordre moral. Mais à cette cause permanente de mal les sociétés prospères opposent sans relâche certains remèdes. Les effets du vice originel peuvent toujours être neutralisés par de bonnes institutions, sous la haute direction d’hommes améliorés par ces institutions mêmes, ou portés au bien par une organisation exceptionnelle. Ils peuvent, au contraire, être aggravés par des institutions vicieuses ou par le règne des méchants. La géographie et l’histoire enseignent que, sous l’action prolongée de ces mauvaises influences, l’homme peut tomber au dernier degré de l’abjection.

Les causes secondaires du mal sont fort nombreuses, et elles surgissent de la prospérité même des nations. Elles ont surtout pour symptômes l’orgueil engendré par le succès, les appétits sensuels développés par la richesse, l’oppression provenant des abus de l’autorité. Ces désordres se produisent à mesure que les jeunes générations, nées au milieu du bien-être, viennent remplacer celles qui avaient créé, par le travail et la vertu, un état antérieur de prospérité. Ces trois causes, appuyées de beaucoup d’autres influences, sont sans cesse en action, dans la vie privée comme dans la vie publique.

En effet, l’homme, au sein de la prospérité, incline aisément à l’orgueil. Il se considère alors volontiers comme l’unique cause des succès que ses ancêtres croyaient devoir surtout à la bonté divine. Mais, loin de se fortifier par cette usurpation, les esprits sont bientôt frappés dans le principe même de leur force. Ils se soutiennent momentanément par l’exemple de ceux qui reportent tout à Dieu : mais ce stimulant disparaît à mesure que le mal s’étend ; puis la décadence survient en même temps que l’ordre moral s’amoindrit.

Lorsque les appétits physiques ne sont plus contenus par la loi morale, l’entraînement des sens accroît singulièrement le désordre produit par les égarements de l’esprit. La grossièreté des habitudes révèle en quelque sorte aux yeux les aberrations de la pensée. Sous cette influence, on a vu parfois une société délicate se laisser envahir, pendant le cours d’une génération, par les désordres les plus scandaleux (§ 17).

Ces deux formes de la corruption se développent chez les gouvernants plus rapidement que chez les autres classes. Dans ce milieu, elles ont pour conséquence, tantôt l’exagération et tantôt le relâchement de l’autorité. Toujours elles provoquent chez les gouvernés l’oubli des sentiments d’affection et de respect, qui sont les plus solides soutiens de la hiérarchie sociale. L’amoindrissement du principe d’autorité devient, à son tour, l’origine d’une foule de désordres sociaux.

Il exerce spécialement sa funeste influence sur les femmes et les jeunes gens, qui, plus que les hommes faits, ont besoin d’être soutenus par une ferme direction. Avant la perte de la pudeur et de la chasteté, qui marque les derniers degrès de la décadence des mœurs (§ 25, n. 1), le symptôme habituel du relâchement de l’autorité est la liberté laissée aux femmes et aux jeunes gens de se livrer, en ce qui concerne les vêtements, les mobiliers et les récréations, aux extravagances de la mode. Ce genre de désordre a été fort apparent, dans notre histoire, aux deux époques précédentes de corruption, sous la domination romaine (§ 13) comme sous les derniers Valois (§ 15)[2]. Il se reproduit, de nos jours, avec les caractères les plus fâcheux[3].

Tous ces désordres concourent directement, depuis deux siècles, à troubler le régime du travail. Les classes dirigeantes, perverties par la royauté et ses auxiliaires (§ 17), ont propagé autour d’elles l’oubli des six commandements qui prescrivent le respect de Dieu, du père et de la femme (§ 4) ; elles ont désorganisé, par le spectacle de leurs vices, les villes et les campagnes. Dans beaucoup d’ateliers ruraux et manufacturiers, les patrons ont suivi ces exemples. Ainsi ébranlés dans leurs mœurs et leurs sentiments, abusés en outre par les fausses doctrines économiques importées d’Angleterre (§ 29), ils ont violé la Coutume ; ils ont surtout renoncé à la permanence des engagements et rompu les rapports qui les unissaient à leurs ouvriers (§§ 20 à 25). Les ouvriers, à leur tour, ont été peu à peu pervertis par cette longue suite de mauvais exemples[4] : dans les villes notamment, ils tombent dans une corruption moins profonde peut-être, mais plus repoussante que celle des classes dirigeantes. Privés de la sécurité sans laquelle on ne peut ni apprécier les autres biens, ni supporter les maux de cette vie, ils ont pris en haine le nouvel ordre social. Détachés de la Coutume, ils accordent leurs sympathies à des conceptions chimériques qui sont condamnées par l’expérience du genre humain. Ils sont toujours prêts à agiter la société pour réaliser ces chimères, et ils deviennent ainsi les artisans de leur propre ruine.

§ 27

CARACTÈRES SPÉCIAUX DU MAL À L’ÉPOQUE ACTUELLE.

Le mal offre aujourd’hui chez nous beaucoup de symptômes habituels aux époques de désordre (§ 7) ; mais il se distingue en outre par certaines particularités qui ne s’étaient jamais présentées dans notre histoire. La corruption, qui, sous les derniers Valois (§ 15) et sous l’ancien régime en décadence (§ 17), ne s’était point étendue au delà des courtisans et des classes riches, a pénétré, depuis le régime de la Terreur, parmi les populations vouées aux travaux usuels. Cette nouveauté prend chaque jour des caractères plus redoutables ; car, tandis que l’élite des classes supérieures commence à revenir au bien, les couches inférieures de la nation se laissent plus que jamais envahir par le mal[5]. La corruption n’a pas changé de nature, mais elle s’exerce dans des milieux nouveaux ; et il est aisé de voir que, dans les conditions actuelles, la réforme ne sera plus aussi facile qu’elle le fut au XVIIe siècle (§ 16).

Pendant les crises sociales de la Ligue et de la Fronde, nos ancêtres furent préservés des exagérations extrêmes du mal par la constitution même de la vie privée (§ 67) et du gouvernement local (§ 68). La France restait organisée par petits groupes formés de paroisses rurales, de bourgs, de domaines agricoles, de manufactures rurales ou urbaines ; et, dans chacun d’eux, l’unité de pensée et d’action était maintenue par des chefs respectés de tous. Dans chaque groupe également, la masse était formée de chefs de maison exerçant leur autorité sur une famille nombreuse, ayant la propriété complète ou, tout au moins, l’usufruit du foyer domestique. L’influence se trouvait donc attribuée, dans les moindres subdivisions du corps social, à des hommes qui avaient pu constater, par la pratique de leur vie, que les sources de la prospérité publique et privée sont la religion, la propriété, la famille, le travail et le respect de la hiérarchie sociale. Placée sous de telles influences, la masse de la nation s’identifiait avec les gardiens de la paix publique. Quand la discorde éclatait dans l’État, la jeunesse inexpérimentée, les cœurs ardents, les esprits faux et les individus déclassés que passionne l’antagonisme social ne s’engageaient guère dans le mal au delà de certaines limites. Les partis étaient souvent poussés à la guerre par de faux principes ; ils se livraient même parfois à ces massacres qui ont laissé dans notre histoire de sinistres souvenirs et qui ont été l’extrême manifestation de l’erreur ; mais ils conservaient la vérité au sujet de tous les intérêts sociaux non engagés dans la lutte. Aussi, quand celle-ci prenait fin, l’ordre social renaissait avec la paix : chacun trouvait le repos dans la famille et dans l’atelier.

Aujourd’hui la France n’offre plus que par exception ces groupes sociaux dont les membres, soumis à la loi morale, restent unis par les liens de l’affection et du respect. Depuis Louis XIV, tous les gouvernements ont enseigné que ces liens doivent être remplacés par la tutelle de l’État ; et, sous ce rapport, les gouvernements postérieurs à 1791 n’ont fait qu’enchérir (G) sur ceux de l’ancien régime en décadence. Tant d’efforts ont à la fin triomphé des traditions de notre race et de nos vieilles libertés nationales. L’esprit de solidarité ne se conserve plus que par exception dans la famille, l’atelier et le gouvernement local[6]. Depuis 1830 notamment, il s’est trouvé détruit dans la plupart des anciens ateliers ; et maintenant, dans ces ateliers comme dans les nouvelles créations, les patrons et les ouvriers ne s’inspirent guère que de l’esprit d’antagonisme. Mais ni les uns ni les autres n’ont eu à se féliciter des changements apportés à la Coutume par les mœurs et les institutions.

La décadence de nos mœurs est, au surplus, parfaitement caractérisée par le contraste qui existe entre les discordes civiles de l’ancien et du nouveau régime. Autrefois le patron allait au combat entouré de ses ouvriers et de ses serviteurs : aujourd’hui il les trouve tous groupés dans le camp ennemi.

§ 28

LES DEUX FORMES PRINCIPALES DE L’INVASION DU MAL.

Le mal qui envahit de nos jours les ateliers de travail de l’Occident offre de plus en plus les mêmes caractères : il aboutit partout au même résultat, l’antagonisme des diverses classes de la société ; mais il s’est introduit dans les diverses contrées par deux voies assez différentes.

Tantôt le désordre a pris naissance au sein de ces ateliers, tandis que l’ordre se conservait ailleurs. Les pratiques de la Coutume sont tombées peu à peu en désuétude ; puis les populations, privées de cet appui tutélaire, ont oublié les préceptes du Décalogue. Tantôt, au contraire, l’oubli du Décalogue, propagé d’abord par le mauvais exemple des classes dirigeantes, a corrompu les mœurs et les institutions ; et bientôt la Coutume, ayant perdu ses vrais fondements, s’est désorganisée de toutes parts.

Ces deux formes principales de l’invasion du mal se sont particulièrement produites en Angleterre et en France. Il est opportun de les étudier séparément pour discerner les nuances que la réforme devra prendre, soit dans ces deux pays, soit dans les autres régions de l’Occident. Les deux paragraphes suivants offrent le résumé de cette étude.

§ 29

EN ANGLETERRE, LE MAL EST VENU DE L’ABANDON DE LA COUTUME.

Le désordre a commencé à se produire en Angleterre ; dans le régime du travail, pendant les premières années de ce siècle, c’est-à-dire à une époque où l’ordre moral s’était rétabli au sein des classes dirigeantes (§ 30 ; § 31, n. 10). Il a pris naissance et il s’aggrave chaque jour sous l’influence de trois causes principales, qui dérivent moins d’erreurs formelles que de l’exagération de certaines vérités.

La première cause du mal est l’abus de la division du travail, c’est-à-dire d’une pratique qui n’est bienfaisante qu’en se conciliant avec le respect de la Coutume. Cet abus lui-même est né au milieu de circonstances toutes nouvelles et dont on n’a pu d’abord prévoir les conséquences. Les découvertes mémorables[7] qui ont ouvert dans les mines de houille, pour les manufactures, des sources indéfinies de chaleur et de force motrice, ont fait perdre de vue d’autres sources de bien-être non moins importantes. Les patrons n’ont plus tenu compte des avantages que s’assuraient les ouvriers en alliant les travaux d’atelier aux industries domestiques (§ 22). Préoccupés exclusivement des conditions techniques de la production, ces patrons imprévoyants ont oublié les devoirs imposés par les six pratiques de la Coutume (§19) ; et le succès financier a semblé d’abord justifier ces innovations. Les fondateurs des ateliers à la houille se sont, à l’envi l’un de l’autre, jetés dans la même voie : ils ont sans scrupule arraché les ouvriers à la vie rurale, en leur offrant l’appât d’un salaire élevé ; ils les ont agglomérés en masses urbaines sans leur donner aucune garantie de sécurité, sans même pourvoir d’abord à cette direction morale qui jusqu’alors avait été réputée indispensable à l’existence d’un peuple civilisé.

La seconde cause du mal est l’exagération du travail manufacturier. Les Anglais, en effet, estiment trop les avantages dus à l’accumulation de la richesse, et ils ne s’inquiètent pas assez des inconvénients attachés à l’accumulation brusque de populations livrées périodiquement au malaise, soumises à une instabilité cruelle, travaillées par des sentiments d’antagonisme inconciliables avec tout ordre social. Ils ne voient pas qu’en présence de ces envahissements du mal, la richesse cessera tôt ou tard d’être une force, et que l’extension incessante d’un régime aussi vicieux compromettra à la fin l’existence d’une des plus solides constitutions que nous offre l’histoire.

La troisième cause est l’exagération de certaines doctrines relatives à l’économie du travail. Le mal est venu de plusieurs écrivains qui, ayant ignoré la pratique des ateliers prospères (§§ 19 à 25), ont établi une démarcation systématique entre l’ordre économique et l’ordre moral. Ces écrivains ont érigé en théorie les faits les plus regrettables du nouveau régime manufacturier. Ils n’ont tenu aucun compte des devoirs réciproques imposés aux patrons et aux ouvriers par des Coutumes séculaires, que toutes les Autorités sociales (§ 5) du Continent et de l’Angleterre elle-même continuent à respecter. Ainsi, par exemple, ils ont assimilé les lois sociales qui fixent le salaire des ouvriers aux lois économiques qui règlent l’échange des denrées. Par là ils ont introduit dans le régime du travail un germe de désorganisation ; car ils ont amené les patrons à s’exempter, en toute sûreté de conscience, de la plus salutaire obligation de la Coutume (§ 20).

Telles sont les origines principales du déplorable état de choses qui, de 1830 à 1848, a été la cause de tant de discussions au sein du Parlement anglais. De là les décadences locales que certaines enquêtes officielles, trouvant le mot barbarie trop doux, ont qualifiées par le mot bestialité. Malgré d’innombrables réformes[8] accomplies déjà par la contrainte de la loi ou par l’initiative spontanée des particuliers, les manufactures agglomérées de l’Angleterre sont loin d’offrir une situation satisfaisante : elles contrastent encore, par leur état de corruption, de malaise et d’antagonisme, avec les bonnes mœurs, le bien-être et l’harmonie des campagnes environnantes. La prospérité due à l’abondance des combustibles minéraux, à l’étendue des rivages maritimes et à l’excellente organisation de la vie rurale, a masqué jusqu’à présent la décadence introduite par le régime manufacturier dans la constitution britannique. Mais, au fond, l’Angleterre donne à cet égard de mauvais exemples au Continent ; et elle ne saurait différer longtemps la réforme sans compromettre sérieusement son propre avenir.

§ 30

EN FRANCE, LE MAL EST VENU DE L’OUBLI DU DÉCALOGUE.

La France est dix fois moins riche que l’Angleterre en bassins houillers, et elle est placée, en ce qui concerne le commerce maritime, dans des conditions beaucoup moins favorables. À la vérité, elle l’emporte, sous ce double rapport, sur la plupart des grandes nations du Continent ; et, en conséquence, elle a adopté plus que celles-ci les mauvais exemples de l’Angleterre en agglomérant outre mesure, en certains lieux, les manufactures à la houille. Cependant le mal introduit, vers 1815, sous cette forme dans l’ordre matériel, est peu important, lorsqu’on le compare à celui qui avait déjà envahi l’ordre moral.

En effet, la situation relative de la France et de l’Angleterre s’était complètement renversée depuis le milieu du XVIIe siècle. À cette dernière époque, les deux premiers Bourbons (§ 16) avaient triomphé de la corruption et de l’antagonisme semés, au XVIe siècle, sur l’Occident par les clercs et les souverains (§15), tandis que l’Angleterre, sous les gouvernements de la république ou des Stuarts, restait plongée dans le mal. Au commencement du XIXe siècle, tout était changé. En Angleterre, l’antagonisme social avait été peu à peu guéri par une nouvelle dynastie ; les mœurs avaient été restaurées sous la salutaire influence des humiliations subies dans la guerre d’Amérique, des bons exemples donnés par Georges III, de la ferveur religieuse conservée par les dissidents, et de l’émulation inspirée par ces derniers aux membres des Églises officielles d’Angleterre et d’Écosse. En France, au contraire, rien n’avait encore remédié au mal propagé par l’ancien régime en décadence et par la révolution. Les entreprises militaires du premier Empire avaient momentanément apaisé l’antagonisme social ; mais elles avaient laissé le champ libre à la corruption propagée par le scepticisme (§ 17).

Les maux inhérents au régime manufacturier et aux théories économiques des Anglais se trouvèrent donc importés brusquement, après le rétablissement de la paix générale, dans une société où l’ordre moral s’était constamment affaibli depuis le règne de Louis XIV. Dans ces conditions, les plus salutaires pratiques de la Coutume ne purent longtemps résister au développement de la corruption intérieure et à l’invasion des erreurs de l’étranger. On s’explique donc que le laps de temps d’une seule génération ait suffi pour créer, à côté de l’antagonisme politique qui avait désolé la précédente époque de décadence (§ 15), l’antagonisme social que nos ancêtres n’avaient point connu.

Je ne sais si les historiens pourraient signaler ailleurs une succession aussi constante de mauvaises influences, opposées à une tendance persistante vers le bien (§ 18). Pour moi, au milieu des dures épreuves dont je recherche la cause, je n’éprouve qu’un sujet d’étonnement : c’est que les bonnes traditions de nos ateliers ruraux et urbains aient résisté en beaucoup de lieux, avec les antiques vertus de notre race, à tant de maux déchaînés sur la patrie ; c’est qu’il existe encore des patrons dévoués et des ouvriers respectueux ; c’est enfin que le jury international de 1867 ait pu voir au travail, sur notre sol, tant d’hommes dignes des plus hautes récompenses. Puissent mes concitoyens cesser un moment leurs stériles débats, étudier la pratique des Autorités sociales gardiennes de la Coutume (§ 5), et chercher auprès d’elles les vrais éléments de la réforme !

§ 31

COMMENT S’EST PERDU, EN FRANCE, LE RESPECT DE DIEU, DU PÈRE ET DE LA FEMME.

J’ai décrit en termes généraux les envahissements successifs de la corruption sous l’ancienne monarchie, puis sous les révolutions de notre temps, et j’ai montré que ces deux régimes ont offert plus d’analogies que de contrastes (§ 17). Abordant ensuite plus spécialement mon sujet, j’ai indiqué la connexion intime qui s’est établie, pendant ces deux siècles de décadence, entre l’oubli du Décalogue et l’abandon de la Coutume (§ 30). Pour toucher de plus près à la conclusion, j’ai encore à insister sur le résultat principal de cette longue époque de corruption : sur la violation habituelle des devoirs qui se rapportent à Dieu, au père et à la femme ; en d’autres termes, sur l’oubli des six commandements, non sanctionnés par le Code pénal (§ 4), qui imposent les trois formes principales du respect.

Les efforts les plus brillants de l’ancien régime en décadence s’employèrent contre Dieu et la religion. Ils créèrent cette célèbre école de scepticisme à laquelle toutes les cours de l’Europe, sauf celle du souverain des Turcs, voulurent se rattacher[9]. Ces aberrations, sans précédents connus, eurent pour fin des résultats également inouïs : le gouvernement de la Terreur ; la spoliation, l’exil et les massacres du clergé ; l’abandon du christianisme pour les cultes officiels de la Raison et de l’Être suprême.

Les catastrophes qui suivirent la révolution française furent pour l’Europe entière un salutaire avertissement. Les classes dirigeantes, et en particulier celles de l’Angleterre, de la Prusse et de la Russie, comprirent leur erreur et revinrent aux croyances. La France, plus durement frappée que les autres nations, s’associa de plus en plus à ce mouvement à mesure que les épreuves de 1815, de 1830 et de 1848 venaient montrer plus clairement les voies de la vérité. Depuis lors, les laïques les plus éminents, les clercs catholiques, régénérés par la persécution révolutionnaire, et les dissidents, rétablis dans tous leurs droits, ont ramené à la foi une partie des classes dirigeantes, de celles surtout qui gouvernent les domaines ruraux et les grandes manufactures. Il se produit même des exemples de sainteté et de dévouement chrétien qui fournissent déjà un enseignement à l’Europe, et qui portent quelques étrangers perspicaces[10] à entrevoir le retour de l’ascendant moral que la France posséda deux fois : au temps de saint Louis et de saint Thomas d’Aquin (§ 14) ; au siècle de Vincent de Paul, de Condé et de Descartes (§ 16).

Malheureusement beaucoup de causes empêchent jusqu’à présent que cette tendance amène, en France et en Europe, des résultats décisifs. La classe la plus nombreuse et la moins éclairée, après s’être imbue des erreurs révolutionnaires, reste, selon son rôle habituel, fidèle à la routine établie (§ 2) : elle continue, avec plus de passion que de discernement, l’impulsion donnée par les lettrés du XVIIIe siècle[11]. Un enseignement peu judicieux de l’histoire laisse trop ignorer à nos jeunes gens que leurs ancêtres ont dû leurs plus grands succès à la religion chrétienne. Le scepticisme scientifique des Allemands (§ 39), venant en aide à l’ancien scepticisme français, s’attache avec ardeur à détruire toute notion de Dieu par l’autorité des sciences physiques : cette nouvelle forme de l’erreur trouve un milieu favorable dans une société où les classes dirigeantes ont étrangement exagéré l’importance du monde matériel ; elle se propage aisément, sous l’influence d’un mauvais système d’éducation[12], parmi les jeunes générations, trop soustraites à l’apprentissage de l’atelier[13] et même à l’enseignement du foyer domestique. Enfin, les mœurs inculquées à notre race par deux siècles de tyrannies royales ou populaires neutralisent, en France, les bienfaits de la religion dominante. Beaucoup de catholiques, au lieu de faire alliance avec tous les chrétiens pour combattre les diverses nuances du scepticisme, provoquent dans leur propre Église une véritable guerre civile. Ils épuisent leur zèle à discuter avec violence des questions que des traditions vénérables et la pratique actuelle des autres nations ont toujours reléguées au second plan. Ils veulent introduire dans le gouvernement de l’Église les habitudes d’intolérance[14] et les formes bureaucratiques[15] de notre vie civile. Abusant des principes d’unité et de hiérarchie qui sont la force de l’Église, ils provoquent la bureaucratie romaine à envahir les attributions des évêques, des chapitres et des simples ministres. Sous leur influence, l’antagonisme social et l’esprit d’uniformité tendent à troubler l’Église comme l’État.

Cette guerre intestine entraîne de déplorables conséquences. Ceux qui voient les dangers du scepticisme hésitent cependant à se mettre en communauté de foi avec des hommes si passionnés. Ils s’inquiètent des résolutions que prendrait, à l’égard de dissidences plus tranchées, une majorité pénétrée de tels sentiments. Ils craignent que la restauration des croyances ne ramenât plus tard les massacres et les bûchers.

L’autorité du père n’est pas mieux établie que celle de Dieu ; elle n’offre même pas, comme celle-ci, un commencement de restauration. Ébranlée au XVIIIe siècle par la corruption des mœurs de la monarchie absolue, détruite légalement par la Convention, elle a été déclarée directement incompatible avec l’intérêt public (E). Elle a été privée de la liberté testamentaire, c’est-à-dire de la sanction qui lui appartient chez tous les peuples civilisés. Depuis lors le père est, devant ses enfants, dans la situation où serait, devant ses sujets, le souverain privé de tout moyen de réprimer la rébellion. La littérature agit dans le même sens que la loi ; elle combat sans relâche la vieillesse et l’âge mûr (B) par des assertions que dément la raison, mais que peu d’hommes s’attachent à réfuter. De là des désordres sociaux qui, jusqu’à ce jour, sont une spécialité pour notre pays. Chez les classes inférieures de la société le mal se révèle avec cynisme (A). Au-dessus, les apparences sont mieux gardées ; mais la réalité n’est pas meilleure : forte de son droit à l’héritage, la jeunesse se révolte souvent contre la discipline du foyer. Elle refuse de remplir à son tour les devoirs de la Coutume envers les ouvriers de l’atelier paternel (§§ 20 et 32). Elle prétend même jouir, dans l’oisiveté et la débauche[16], de la richesse créée par le travail des aïeux (C).

La perte du respect de la femme devient également un trait fort apparent des mœurs actuelles. L’adultère, introduit d’abord ouvertement au Louvre par les derniers Valois, rétabli à Versailles par Louis XIV, fut propagé par son successeur dans la haute noblesse et la finance, et même parmi les lettrés, qui se flattaient de réformer la France par leurs exemples et leurs leçons. En même temps qu’elles perdaient la véritable influence qui naît pour elles de la chasteté, les femmes troublaient la société par de scandaleuses interventions dans les affaires publiques et privées. Ce désordre a singulièrement contribué à la corruption de l’ancien régime et à l’impuissance de la révolution. En 1788, il fut signalé par un observateur perspicace comme un des principaux obstacles à la réforme[17] ; et, de nos jours, il a pris des caractères encore plus pernicieux (§ 49, n. 2 à 4). Lorsque le Code du 25 septembre 1791 (F) eut, pour la première fois chez un peuple civilisé, établi en principe que la séduction n’est ni un délit ni la violation d’un contrat, les mœurs reçurent aussitôt une fâcheuse atteinte. En même temps les mauvais exemples du Directoire firent pénétrer la corruption dans des classes qui jusqu’alors étaient restées intactes. Depuis ce temps, le mal envahit chaque jour plus profondément les villes et les campagnes. Le sentiment délicat qui, chez les Anglo-Saxons, assure aux femmes, lorsqu’elles sont obligées de parcourir seules les voies publiques, le respect et, au besoin, la protection de tous les hommes, manque presque complètement aux Français. Trop souvent il est remplacé par une importunité grossière, qui fournit des effets comiques à certaines peintures de mœurs, et qui n’excite guère l’indignation des honnêtes gens[18]. À Paris, le mal dépasse aujourd’hui toutes les limites atteintes chez les autres peuples civilisés : il a repris certains caractères qu’on ne connaissait plus, depuis les décadences d’Athènes ou de Rome ; et il s’est tellement incorporé à la population que les unions deviennent de plus en plus stériles, et donnent d’ailleurs un bâtard sur trois naissances. L’esprit d’égalité a fait passer sur toutes les classes le niveau du mal : tandis que les oisifs subventionnent une armée de courtisanes, les ouvriers renoncent au mariage ; et, dans certains corps d’état, le concubinage est en quelque sorte devenu une pratique professionnelle[19].

§ 32

COMMENT LA PERTE DU RESPECT A DÉTRUIT LES SIX PRATIQUES DE LA COUTUME.

La perte du respect, sous ses trois formes principales (§ 31), ne désorganise pas seulement, dans la vie privée, la famille et l’atelier : elle est plus funeste encore à la vie publique, parce que celle-ci résiste moins par sa propre force à la corruption ; et il me serait facile de montrer qu’elle sape l’autorité du souverain, encore plus que celle du père ou du patron. Me renfermant dans mon sujet, je me borne à indiquer la connexion de cette décadence avec l’abandon des six pratiques essentielles à une bonne organisation du travail.

La corruption des mœurs désorganise d’abord la sixième pratique (§ 25). Entre autres conséquences fâcheuses, elle amène la stérilité des unions ; par là, elle abaisse beaucoup la condition sociale de la femme. En effet, dès que celle-ci ne consacre plus sa vie aux devoirs de la maternité, elle cesse d’être le ministre du foyer domestique. La femme du patron, surtout dans les villes, délaisse le foyer pour prendre ces allures nomades dont s’égaient les caricatures contemporaines ; et, dans les cas rares où elle s’identifie avec les intérêts de son mari, elle n’est plus que le premier de ses caissiers ou de ses commis. Quant à la femme et à la fille de l’ouvrier, elles deviennent des ouvrières d’atelier, type également étranger au langage et aux mœurs du XVIIe siècle. Dans cette condition, la femme est déchue du rang que lui attribue une bonne constitution sociale ; elle est soumise à des tortures morales et physiques, qui seules suffiraient pour condamner ce déplorable régime. Les maux résultant de l’abandon de la sixième pratique sont singulièrement aggravés, en France, par une loi des assemblées révolutionnaires (F), qui prive les jeunes ouvrières de la protection que les autres peuples civilisés leur accordent contre la séduction.

On ne saurait trop insister sur l’état d’infériorité où se plongent fatalement les peuples en perdant le respect de la femme. Ce désordre pèse sur la société entière : mais il se fait surtout sentir au sein des classes inférieures, parce qu’il les rend incapables de satisfaire le légitime désir qui les porte à s’élever dans la hiérarchie sociale. En effet, lorsque l’amour honnête a perdu son attrait, lorsqu’on ne voit plus dans le consentement d’une fiancée une récompense, et dans le mariage une dignité, les jeunes gens n’ont plus l’énergie nécessaire pour se livrer aux efforts qu’exige l’accomplissement de la cinquième pratique (§ 24). Ils se dispensent d’acquérir, avant le mariage, le foyer où la famille devrait se constituer ; ils s’établissent prématurément, et ils errent toute leur vie dans des demeures prises en location. Ils se privent ainsi des avantages matériels et moraux attachés à l’union indissoluble de la famille et de son foyer.

L’homme, en perdant la notion de Dieu et de la vie future, cesse de porter ses regards vers l’avenir. Il ne se croit pas tenu de concourir à l’avènement, plus ou moins éloigné, d’un meilleur ordre moral. Étranger au sentiment qui animait chaque père de famille chez les Israélites, il ne se préoccupe point de voir sortir de sa postérité un bienfaiteur des nations. Voulant surtout jouir lui-même du présent, il redoute les charges de la fécondité ; et il se trouve ainsi ramené par une autre voie à la stérilité du mariage. D’un autre côté, les jeunes époux qui se sont dispensés des efforts qu’exige l’acquisition préalable du foyer, ont perdu la meilleure occasion de contracter les habitudes de l’épargne. Ils deviennent dès lors étrangers aux sentiments et aux intérêts qui conservent la quatrième pratique (§ 23).

Les familles de toute classe, ouvriers, contremaîtres ou patrons, lorsqu’elles ne songent qu’à la vie présente, préfèrent la vie sensuelle des villes à la vie plus sévère des campagnes. Elles n’ont plus les ressources nécessaires pour subvenir aux charges, relativement considérables, qu’entraîne un établissement rural en rapport avec leur condition. Ces familles se portent de préférence vers les fabriques urbaines : elles ne peuvent, par conséquent, conserver la troisième pratique (§ 22) sous sa meilleure forme, c’est-à-dire allier le travail manufacturier aux industries domestiques les plus fructueuses, celles qui se fondent sur le travail agricole.

La classe ouvrière, en particulier, dépourvue de l’épargne que produit aisément à la campagne un bon ordre domestique, tombe souvent dans la gêne, même lorsque le patron accorde le salaire le plus élevé que comporte l’état de la fabrique. Le dénûment et la misère surviennent, surtout si la concurrence des autres ateliers, les crises commerciales et les calamités publiques ou privées amènent la cessation du travail. Dans ces conditions, la fixation du salaire devient nécessairement une source d’embarras. La deuxième pratique (§ 21) ne peut alors se conserver avec ses caractères bienfaisants. La difficulté augmente, et elle dégénère en débats irritants, pour peu que le patron soit lui-même gêné ou avide de gain. Dans cette situation, la seconde pratique se perd peu à peu (§ 21), et l’antagonisme se substitue fatalement à l’ancien état d’harmonie.

Placé sous cet ensemble d’influences, ne recevant de son patron, aux époques de crise, qu’un salaire insuffisant, attiré, aux époques de prospérité, vers des patrons concurrents par l’appât d’un salaire exagéré, sans cesse ramené à l’antagonisme par la mobilité du salaire et à la vie nomade par l’instabilité de l’habitation, l’ouvrier ne saurait s’attacher à un patron, ni par conséquent respecter la première pratique (§ 20). Mais, en France, sous le régime actuel de partage forcé, le principal obstacle vient des patrons eux-mêmes. En effet, depuis que ce régime a été institué par la Convention (E) pour détruire entre le père et ses fils la tradition des idées et des sentiments, les engagements réciproques ne se maintiennent plus que par exception parmi les générations successives de patrons et d’ouvriers. Dans la plupart des cas, un patron enrichi par le travail se trouve en présence de fils qui, en vertu de leur droit à l’héritage, veulent jouir dans l’oisiveté de sa fortune, et qui souvent la dissipent en débauches (C). Un père ne peut alors conjurer que par une retraite prématurée l’infériorité où le poids de l’âge le placerait tôt ou tard devant des rivaux plus jeunes et plus actifs. C’est ainsi qu’un régime de liquidations périodiques désorganise sans relâche les ateliers, et détruit, au détriment de la paix publique, la permanence des engagements (§ 20).

Tel est le résultat de l’alliance établie en 1793 entre les révolutionnaires et les légistes, entre Robespierre et Tronchet. J’ai vainement cherché, parmi les anciens avec le concours d’historiens éminents, ou dans l’Europe actuelle pendant trente années de voyages, un peuple qui ait subordonné au même degré l’harmonie sociale, la paix publique et les plus légitimes désirs des pères de famille, à la rébellion, à l’imprévoyance et aux passions de la jeunesse.




  1. En Angleterre, les membres du conseil privé (l’un des principaux corps de l’État) s’engagent par serment, lorsqu’ils entrent en charge, à se préserver de la corruption.
  2. « Platon, en ses loix, n’estime peste au monde plus dommageable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la jeunesse de « changer en accoustrements, en gestes, en danses, en exercices et en chansons d’une forme à une autre. » (Montaigne, Essais, liv. Ier, ch. xliii.)
  3. Opinion de M. le procureur général Dupin sur le luxe effréné des femmes. La passion pour les narcotiques, contractée par les jeunes générations et même par les enfants, est une innovation encore plus dangereuse pour l’avenir de notre race. (Sénat ; séance du 22 juin 1865.)
  4. Les désordres actuels des ouvriers de Paris et de la banlieue proviennent, par une filiation directe, des désordres du roi qui inaugura, en 1661, l’ère actuelle de corruption. L’enseignement de cette vérité est l’un de ceux qui serviront le mieux la cause de la réforme. Parmi les lectures les plus utiles à cet enseignement, je signale celles des écrits suivants. — Les monographies Nos 11 et 13 des Ouvriers des deux Mondes (P). — Les travaux de M. Villermé sur la condition actuelle des ouvriers. — Les considérations émises par M. Louis Reybaud, de l’Institut, sur les conséquences du mauvais exemple donné par les classes dirigeantes (Condition des ouvriers qui vivent de l’industrie du coton). — Correspondance et mémoires décrivant la vie privée des hommes influents du Directoire et de la Terreur, de J.-J. Rousseau, de Voltaire, des principaux encyclopédistes et des dames qui propagèrent leurs idées. — Le journal de Barbier, sur l’époque de Louis XV. — Les écrits de Madame, duchesse d’Orléans, et de Saint-Simon sur les époques de la Régence et de Louis XIV. — Enfin la Société française au XVIIe siècle, de Victor Cousin, montrant la transition des bonnes mœurs de Louis XIII à la corruption de Louis XIV. — Parmi les documents officiels qui peignent le mieux l’action personnelle des deux rois dans l’œuvre de la corruption, je signale surtout les lettres patentes par lesquelles ils ont conféré les plus hauts degrés de la noblesse à leurs concubines. — Enfin je complète les détails donnés ci-dessus (§ 17) en citant la lettre par laquelle Louis XIV annonça à M. de Kéroualle les honneurs accordés à sa fille, concubine du roi d’Angleterre. Rien ne peint mieux le mélange de majesté, d’orgueil et de cynisme qui fut le caractère propre du roi, et qui lui donna l’ascendant nécessaire pour corrompre ses courtisans. « Les services importants que la duchesse de Portsmouth a rendus à la France m’ont décidé à la créer pairesse, avec le titre de duchesse d’Aubigné pour elle et toute sa descendance. J’espère que vous ne serez pas plus sévère que votre roi, et que vous retirerez la malédiction que vous avez cru devoir faire peser sur votre malheureuse fille. Je vous en prie en ami, mon féal sujet, et vous le demande en roi. Louis. »
  5. Je ne reproduirai point ici l’énumération des maux de toute sorte qui pèsent aujourd’hui sur le personnel des ateliers de l’Occident et spécialement sur les classes ouvrières. Ces faits ont reçu depuis longtemps une grande publicité : en Angleterre, par les enquêtes parlementaires ; en France, par les ouvrages de MM. Villermé, A. Blanqui, Louis Reybaud, Jules Simon et autres écrivains habiles. Admettant que l’état de maladie est suffisamment connu par ces travaux, je me suis spécialement appliqué à connaître l’organisation qui a conservé l’état de santé dans certains ateliers, les causes qui ont fait naître le mal dans beaucoup d’autres, puis les remèdes qui y ont été employés avec succès. Les chapitres II, III et IV donnent successivement le précis de ces trois groupes de recherches : mon plan m’amène donc à insister ici sur l’origine du mal plutôt que sur le détail des misères sociales, qui semblent être suffisamment décrites.
  6. L’état moral de nos petites localités diffère beaucoup aujourd’hui de celui que je viens de rappeler. J’ai eu l’occasion d’étudier récemment de petites communes où le conseil municipal refuse de subventionner le garde champêtre, parce que cet agent, ayant fait son devoir, a fait condamner les membres de la majorité pour contraventions aux règlements de police sur la voirie, le roulage, la salubrité, la chasse et la pêche, le maraudage, les biens communaux et la tenue des cabarets. J’en ai vu d’autres où la coterie électorale qui dispose de l’autorité exclut systématiquement les hommes les plus considérés. J’ai même connu une commune rurale où un grand propriétaire, considéré comme le bienfaiteur du pays, n’a jamais pu, à son grand regret, se faire admettre dans le conseil, composé de petits propriétaires, d’artisans et de cabaretiers. Aux reproches qui leur étaient adressés, et à l’éloge de la personne exclue, ceux-ci répondaient : « Oh ! Monsieur, vous avez bien raison : M. le duc est la perle des hommes et le patron du pays ; nous le chérissons tous ; mais nous ne voulons pas de bourgeois parmi nous ! » Ceux qui réorganiseraient le gouvernement local (§ 68) sans tenir compte de cette décadence des mœurs nous exposeraient à des mécomptes qu’il faut éviter. Ces mécomptes engendreraient une fois de plus le découragement ; car depuis deux siècles nous sommes dressés à supporter les abus de la contrainte, plutôt que les abus de la liberté (§ 8). La France a perdu, avec le Décalogue, la Coutume et la famille-souche, le frein qui tempérait les inconvénients des deux régimes.
  7. La Réforme sociale, t. II, p. 397.
  8. Les officiers publics, qui interviennent dans ces réformes, ont en général pour mission de réprimer, aux termes de la loi, les abus auxquels donnait lieu l’emploi des femmes et des enfants dans les grands ateliers. Mais, dans l’exercice de leurs fonctions, ils ont constaté qu’il n’est pas moins nécessaire de revenir aux pratiques de la Coutume en ce qui touche les hommes faits. Ils commencent notamment à comprendre les avantages qu’assure aux ouvriers comme aux patrons la permanence des engagements (§ 20). Ainsi, un inspecteur des manufactures signale les succès obtenus par une usine à fer, dite Consett-iron-works, qui a remplacé les engagements à la semaine par les engagements à l’année, selon la vieille Coutume du Northumberland.
  9. Voir la correspondance de Voltaire avec Frédéric II, roi de Prusse ; Catherine II, impératrice de Russie ; Charles-Théodore, électeur-palatin ; Frédéric-Guillaume, margrave de Bayreuth ; Wilhelmine, sœur de Frédéric II, femme du précédent ; Stanislas, roi de Pologne et duc de Lorraine ; Élisabeth, princesse d’Anhalt-Zerbst ; Caroline, margrave de Bade-Dourlach, etc. — Frédéric II, l’un des hommes éminents de ce siècle, considérait toutes les religions comme une aberration de l’esprit humain : la tolérance qu’il leur accordait dérivait à la fois de la politique et du mépris. Il ne comprenait ni l’esprit ni la morale du christianisme. Il faisait consister la sagesse dans l’usage modéré des jouissances intellectuelles et sensuelles. Il résumait sa doctrine dans les termes suivants : « Le Mondain (de Voltaire), aimable pièce qui ne respire que la joie, est, si j’ose m’exprimer ainsi, un vrai cours de morale. La jouissance d’une volupté pure est ce qu’il y a de plus réel pour nous en ce monde. J’entends cette volupté dont parle Montaigne, et qui ne donne point dans l’excès d’une débauche outrée. » (Lettre à Voltaire, du 23 décembre 1736.) Dans le même temps, Georges ii pratiquait alternativement, dans le Hanovre et en Angleterre, une philosophie encore plus matérialiste. À Munich, la dépravation de la cour de Versailles s’était propagée avec le scepticisme de Voltaire : la cour se glorifiait d’avoir une Montespan ; et les dames de cette cour affichaient des mœurs éhontées, dont la description a été conservée par un diplomate anglais. (A Memoir of the right honourable Hugh Elliot, par la comtesse de Minto ; Édimbourg, 1868.)
  10. Cet espoir m’a été exprimé plusieurs fois par des hommes qui prévoient les redoutables conséquences de la propagation du scepticisme scientifique (§ 39), et qui, en présence de cette nouvelle invasion du mal, voient des alliés dans tous ceux qui croient en Dieu. Parmi les hommes dont les étrangers estiment le plus les talents et l’éloquence, j’ai souvent entendu citer M. le comte de Montalembert, l’éloquent historien des moines d’Occident, et les orateurs des célèbres conférences de Notre-Dame de Paris : l’abbé Frayssinous, le R. P. de Ravignan, le R. P. Lacordaire, le R. P. Félix, le R. P. Hyacinthe.
  11. Beaucoup d’ouvriers, élevés dans les agglomérations urbaines de l’Occident, se livrent aujourd’hui à cette propagande dans les réunions de Paris, comme dans les congrès de Suisse et de Belgique : ils reproduisent, à un siècle de distance, les aberrations des lettrés et des classes dirigeantes de l’ancien régime. D’un autre côté, les gouvernants, qui voient le danger de ce désordre, conservent les traditions de la monarchie absolue : ils sont enclins à le conjurer par un régime de contrainte, plutôt qu’à le combattre par l’évidence fondée sur l’expérience et la raison. Il est sans doute plus facile d’imposer silence à l’erreur que de démontrer la vérité ; mais les classes dirigeantes qui commettent cette faute, qui confèrent le prestige de la persécution à l’erreur, et lui assurent ainsi l’empire de l’opinion, s’exposent de nouveau aux catastrophes qui, après la même faute, marquèrent la fin du XVIIIe siècle.
  12. La Réforme sociale, t. II, p. 310 à 351.
  13. Ibidem, t. II, p. 351 à 365.
  14. La Réforme sociale, t. Ier, p. 168 ; t. III, p. 256.
  15. Ibidem, t. Ier, p. 176 ; t. III, p. 303.
  16. La littérature légère, qui vise surtout à l’amusement du public, a souvent aidé chez nous à la propagation des mauvaises mœurs ; et, sous ce rapport, elle fait encore beaucoup de mal. Cependant elle semble reprendre aujourd’hui le sentiment de sa mission : ainsi, par exemple, elle commence à employer l’arme du ridicule contre les désordres de la jeunesse. Dans le journal, comme dans le roman et le théâtre, les pères n’ont plus toujours tort.
  17. « Il y a une sorte d’influence dont aucun de leurs plans de réforme ne tient compte, et qui peut les déjouer tous ; je veux parler de l’influence des femmes sur le gouvernement. Les mœurs de la nation leur permettent de visiter seules tous les gens en place, de solliciter en faveur de leurs maris, de leurs familles, de leurs amis ; et ces sollicitations sont plus puissantes que les règlements et les lois. Nos compatriotes, habitués à considérer le droit comme une barrière contre toute espèce de sollicitations, auraient de la peine à se faire une juste idée d’un pareil obstacle ; et il faut avoir vu les choses de ses propres yeux pour concevoir à quelle situation désespérée ce pays a pu être réduit par la toute-puissance d’une influence qui, dans notre patrie, ne s’étend pas, heureusement pour le bonheur de ce sexe lui-même, au delà du foyer domestique. » (Mélanges politiques de Jefferson, t. Ier, p. 332.)
  18. Un illustre écrivain, qui s’est dévoué à la restauration des croyances, s’associait un jour, avec la chaleur qui le distingue, à l’affliction que m’inspirait cet état de choses.« Pourquoi, s’écriait-il, la glorieuse race de saint Louis a-t-elle été particulièrement poussée par l’esprit du mal à donner l’exemple de cet opprobre ? Par quel moyen nous relèverons-nous de l’état d’infériorité où nous sommes tombés devant nos rivaux ? » Bientôt nous nous accordâmes à penser que ce moyen était indiqué par l’histoire ancienne de la France (§ 16). Le même enseignement est donné par l’histoire moderne de l’Angleterre : on ne saurait trop rappeler, en effet, que la restauration des croyances au sein des classes dirigeantes a amené dans les mœurs de ce pays la transformation rapide que démontre la comparaison des littératures aux deux époques de Richardson et de Walter Scott.
  19. Les Ouvriers des deux Mondes, t. II, p. 190.