Alfred Mame et fils (p. 1-135).

L’ORGANISATION
DU TRAVAIL
Séparateur


CHAPITRE Ier

LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL




§ 1er

NÉCESSITÉ DE LA DISTINCTION PRÉALABLE DU BIEN ET DU MAL.


Les règles essentielles à l’organisation des ateliers de travail se confondent, à beaucoup d’égards, avec les principes généraux de la constitution des sociétés. Je me trouve donc souvent conduit, dans le cours du présent ouvrage, à rappeler ceux de ces principes qui sont contestés de notre temps. Cette obligation m’est particulièrement imposée dans ce premier chapitre : mais ici, comme dans les chapitres suivants, je n’étends jamais ces aperçus au delà des questions usuelles ou des notions générales de géographie et d’histoire qui sont strictement indispensables à l’exposé de mon sujet.

L’intérêt universel qu’excite en Occident la question du travail provient surtout du mal qui règne dans beaucoup d’ateliers, et qui trouble l’ordre social. Mais jusqu’à présent ce mal est moins étendu que ne le croient ceux qui en souffrent ; et mon premier soin est de prémunir le lecteur contre les conclusions trop générales qu’on tire souvent, parmi nous, des faits qu’on a sous les yeux.

Les deux régions extrêmes de l’Europe offrent un contraste marqué, en ce qui concerne l’organisation du travail et les rapports mutuels des patrons et des ouvriers. En Orient[1], on voit rarement les dissensions intestines se produire au sein des ateliers voués à l’agriculture, aux exploitations de mines et de forêts, aux industries manufacturières, au commerce, et, en général, aux arts usuels[2]. La paix s’y maintient à la faveur de certains usages également respectés des patrons et des ouvriers. En Occident, beaucoup d’ateliers conservent ce même état d’harmonie ; d’autres, au contraire, s’écartant de la tradition, tombent dans un état d’antagonisme qui n’est pas moins dangereux pour les nations que pour les familles.

Le désordre ne peut s’introduire parmi les populations qui pratiquent les travaux mécaniques des arts usuels sans s’étendre aux classes qui se livrent aux arts libéraux fondés surtout sur les travaux de la pensée. Souvent même ce sont ces classes qui, par leurs erreurs et leurs vices, prennent l’initiative de la corruption ou retardent l’avénement de la réforme : de là le principe énoncé par un grand homme d’État, dans son testament politique[3]. Ces funestes influences ont régné en France, à l’époque actuelle (§ 17), plus que dans toute autre contrée de l’Europe : elles sont surtout venues des gouvernants ou des lettrés ; et elles ont successivement amené, avec des caractères pernicieux qui étaient oubliés depuis huit siècles (§ 14), la décadence morale sous l’ancienne monarchie, l’instabilité sous les révolutions de notre temps. Cependant, si le mal des ateliers de travail n’est ni le plus dangereux ni le plus profond, c’est de beaucoup le plus apparent ; c’est également celui qui fournit maintenant à nos révolutions périodiques leur personnel et leurs moyens d’action. Après avoir décrit, dans un autre ouvrage, les caractères généraux des deux groupes de professions[4], je me trouve donc amené, selon le désir exprimé par l’Empereur[5], à revenir spécialement sur les ateliers des arts usuels. C’est principalement en ce qui touche ces ateliers que je rechercherai les vraies pratiques de l’organisation du travail.

J’insiste souvent dans cet ouvrage sur le rapprochement de deux vérités. L’antagonisme social apparaît dans les ateliers, et le malaise se développe parmi les populations, dès qu’on abandonne les pratiques qui caractérisent les ateliers prospères, et il suffit de revenir à ces pratiques pour remédier au mal. Mais l’abandon des bons usages résulte presque toujours de l’oubli des principes ; en sorte que, pour introduire la réforme dans les mœurs ou les institutions, il faut d’abord la faire pénétrer dans les esprits. J’en conclus, en ce qui touche la distinction du bien et du mal, qu’il importe de rappeler aux populations désorganisées par les discordes sociales de l’Occident plusieurs notions primordiales, qui se transmettent, avec la Coutume, dans les ateliers où la paix continue à régner.

C’est l’exposé de ces notions qui est l’objet de ce chapitre. Je ne présenterai à ce sujet qu’un résumé sommaire, sans produire les développements donnés dans mes précédents ouvrages[6]. J’y ajouterai toutefois quelques considérations qui sont pour les chapitres suivants une introduction nécessaire.


§ 2

LE BIEN ET LE MAL DANS L’ATELIER DE TRAVAIL.

Au milieu de la diversité des hommes et des choses, la meilleure organisation du travail se reconnaît partout à certains sentiments et, plus visiblement, à certaines pratiques traditionnelles. Ces pratiques deviennent rares dans plusieurs régions de l’Occident ; mais elles se révèlent souvent à l’observateur qui étudie l’ensemble de l’Europe, à celui surtout qui s’impose l’obligation de séjourner parmi les familles de tout rang, attachées aux ateliers jouissant de la considération publique.

Ces familles possèdent le bien-être physique, intellectuel et moral ; elles ont toute la stabilité que comporte la nature humaine ; enfin, dans leurs rapports mutuels, elles offrent un état complet d’harmonie. Cette heureuse situation se manifeste elle-même par des indices fort apparents. Les individus sont contents de leur sort, et ils sont attachés à l’ordre établi. Les classes ouvrières, en particulier, montrent une extrême répugnance pour tout changement ; en sorte qu’une fonction essentielle aux classes dirigeantes (§ 3) et aux Autorités sociales (§ 5) consiste à faire naître autour d’elles le goût des innovations utiles. Les tendances opposées se rencontrent tout au plus chez quelques individus pervers ; et elles ont un caractère purement accidentel. D’ailleurs, ces symptômes de désordre, rapprochés de la pratique vicieuse des opposants, blessent l’opinion publique et affermissent le règne du bien dans tous les cœurs.

Dans cette organisation, la paix acquise à l’atelier ne s’étend pas toujours à la province et à l’État (§ 69). Mais, lorsque les passions politiques divisent les classes dirigeantes et donnent naissance aux guerres civiles, la discorde ne pénètre pas dans le personnel du travail. Les ouvriers se bornent à épouser la cause de leur patron, et ils se groupent autour de lui pour le défendre.

Quand les classes dirigeantes échappent à ces passions, le mérite de l’organisation sociale est toujours décelé par un caractère saisissant qui dispense, au besoin, le voyageur de toute observation approfondie. La paix publique se maintient partout, sans l’intervention d’aucune force armée ; la police locale est exercée par des agents qui ne portent qu’un insigne inoffensif de l’autorité publique[7]. Souvent même, pour réduire encore les frais du service, on se borne à exposer, de loin en loin, cet insigne à la vue des populations[8].


Les ateliers de travail, lorsqu’ils sont désorganisés par l’erreur et la corruption des hommes, offrent des caractères inverses de ceux que je viens de décrire.

Les familles sont livrées au malaise et à l’instabilité. Celles qui coopèrent aux mêmes travaux sont, en outre, agitées par l’antagonisme. Souvent ce même fléau divise ceux que Dieu, dans sa bonté, avait unis par les liens les plus intimes : les maris et les femmes, les pères et les enfants, les maîtres et les serviteurs. Aigris par la souffrance et l’isolement, les individus ne s’attachent point à l’ordre de choses qui les entoure. Ils sont mécontents de leur situation et avides de changement.

Quand la guerre civile est suscitée par l’antagonisme des classes dirigeantes, les ouvriers se coalisent ouvertement contre leurs patrons. Quand la paix publique n’est pas ostensiblement troublée, la discorde intestine cesse parfois d’être apparente ; mais elle tend à éclater dès qu’une cause nouvelle d’agitation survient au milieu de ce calme trompeur. Ce déplorable état de la société se révèle partout au voyageur par l’organisation militaire donnée aux polices locales[9].

L’absence ou la présence habituelle d’une force armée, dans les diverses parties d’un même empire, sont un des sûrs indices de la répartition du bien et du mal. Ainsi, dans les campagnes de l’Angleterre et de l’Écosse, les constables chargés de la police locale sont seulement munis de baguettes. Dans les agglomérations manufacturières (§ 29) de ces mêmes provinces, ils sont, en outre, pourvus de quelques moyens cachés de défense. En Irlande, ils sont ostensiblement armés comme les sergents de ville à Paris et les gendarmes ruraux de la France entière.

§ 3

LE PERSONNEL DU TRAVAIL ET LES CLASSES DIRIGEANTES.

Pour achever ces définitions du bien et du mal, je dois donner ici quelques explications sur la distinction que j’ai signalée incidemment (§ 1 et 2) entre les classes dirigeantes et le personnel des ateliers de travail.

Ainsi que je l’ai indiqué ci-dessus (§ 1er), je considère surtout, dans cet ouvrage, la situation des personnes attachées aux ateliers des arts usuels. Celles-ci forment partout, à vrai dire, la masse de la nation, et les caractères distinctifs de la constitution sociale résultent des rapports établis entre ces personnes et les classes dirigeantes. Je désigne sous ce nom l’ensemble des individualités éminentes (trop souvent étrangères à la conduite des ateliers) qui dirigent la société, soit en usant de pouvoirs formels conférés par les institutions publiques, soit en s’appuyant sur des influences morales dérivant de la tradition, de la richesse, du talent ou de la vertu. Or il existe presque partout un contraste frappant entre ces deux classes[10] en ce qui touche la propagation du bien et du mal.

Les peuples sauvages ou barbares pourvoient péniblement à leurs besoins, à l’aide de travaux grossiers, ou de pratiques violant plus ou moins la loi morale. Ces peuples sont presque entièrement absorbés par ces travaux ; mais ils n’y trouvent guère que des conditions d’abaissement. Ils ne peuvent sortir de leur état d’infériorité que sous la direction d’un petit nombre d’hommes, la plupart étrangers, qui ont conquis leur autorité par le talent et la vertu.

Les peuples civilisés présentent, de loin en loin, les masses arrivées à la vertu sous la direction de gouvernants dignes de leur situation. Par la bienfaisante influence de la Coutume et de la loi morale, les ateliers de travail s’élèvent à une grande perfection ; et les populations s’assurent toutes les formes du bien-être matériel, intellectuel et moral. En même temps la nation atteint un haut degré de puissance, grâce au concours de classes dirigeantes incorporées à la race, sorties de familles-souches (§ 6), morales et fécondes, créées par le travail. Mais cette prospérité, à mesure qu’elle se développe, tend à se limiter par ses succès mêmes, sous les impulsions de l’orgueil et de la richesse. Les dépositaires de l’autorité politique ou religieuse, choisis de préférence dans les classes riches, commencent ordinairement à propager le mal[11] : car c’est dans cette situation que les hommes s’attribuent le plus aisément les satisfactions du vice, tout en en rejetant les inconvénients sur le public[12]. Les classes dirigeantes, perverties par l’oisiveté, ne se bornent pas à corrompre les peuples par le mauvais exemple, en s’abandonnant à tous les écarts inspirés par les passions sensuelles et les intérêts égoïstes. Saisies parfois d’une sorte de vertige, elles se livrent, contrairement à leurs intérêts les plus évidents, au prosélytisme de l’erreur et de la destruction : on les voit alors saper par leurs discours et leurs écrits, comme par leur pratique, les croyances religieuses, l’esprit de famille, les traditions de hiérarchie et, en général, les idées et les sentiments qui jusque-là avaient fait la force de la société. Les cours de l’Europe ont offert ce triste spectacle pendant toute la durée du XVIIIe siècle. Elles ont ainsi provoqué le cataclysme social dont la révolution française a été le plus sanglant épisode, et dont le contrecoup s’étend plus que jamais à toutes les régions du Continent. Enfin, l’aberration est parfois poussée au point que la loi elle-même, attaquant la propriété, et par suite la famille et la religion, provoque sans relâche, malgré les volontés individuelles, la désorganisation de la société. Telle est, par exemple, depuis quatre-vingts ans la conséquence du régime de succession imposé à la France par le gouvernement de la Terreur (E). Sous la pression de la loi, exercée par une armée d’officiers publics (§ 46) et secondée par de mauvaises passions (D), la notion de la propriété s’est tellement faussée qu’elle n’implique plus que l’idée d’une jouissance personnelle. C’est ainsi, notamment, que les héritiers du foyer ou de l’atelier de leurs ancêtres ne se croient plus liés par aucun devoir, soit envers les serviteurs qui y étaient attachés, soit envers la famille et la patrie. Sous l’empire de ce régime antisocial, on voit tous les jeunes gens issus des classes dirigeantes réclamer la richesse en vertu d’un droit de naissance absolu, plus général et plus scandaleux par conséquent que l’ancien droit d’aînesse (§ 43). Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si le personnel du travail se détache des hommes qui possèdent les ateliers sans accomplir aucun devoir ; s’il conçoit du mépris pour ceux qui ne voient dans les produits du travail que le moyen de vivre dans l’oisiveté et la débauche ; si enfin ce mépris s’étend au principe même de la propriété et engendre le communisme.

Au reste, l’exercice des pouvoirs publics, alors même qu’il n’est point aggravé par la possession de la richesse, est toujours corrupteur, quand il n’a pas pour contre-poids d’énergiques influences morales (§ 8). Il produit surtout ses ravages parmi les classes vouées à l’oisiveté ; mais il n’épargne pas non plus les classes vivant du travail de leurs bras, lorsque, dans une grande nation, les institutions leur confèrent, en dehors du contrôle de leurs intérêts immédiats, certaines attributions de la souveraineté (§ 69). C’est ainsi qu’aux États-Unis le régime électoral, en déviant des Coutumes locales confirmées par la loi (§ 69, n. 24), et glissant sur la pente du suffrage universel absolu, proscrit de plus en plus les gens de bien (§ 60, n. 26), et contribue, non moins que l’abus de la richesse, à la corruption qui se montre de toutes parts dans ce grand empire[13].

Ainsi, les influences qui poussent au mal les peuples prospères sont plus variées que celles qui ramènent au bien les peuples souffrants. Chez un peuple dégradé, la masse vouée aux travaux manuels ne saurait se réhabiliter sans l’avénement de nouvelles classes dirigeantes : mais, chez un peuple prospère, elle peut contribuer, comme celles-ci, à ramener la corruption. J’aurai occasion de montrer, par deux exemples, la diversité de ces influences. En Angleterre, en effet, le personnel du travail s’est désorganisé lui-même en abandonnant la Coutume, et en se plaçant ainsi en dehors de l’ordre moral (§ 29). En France, au contraire, Louis XIV et son successeur, en violant la loi morale, ont d’abord corrompu les classes dirigeantes ; puis celles-ci ont, de proche en proche, désorganisé le personnel des ateliers (§ 30). Le grossier concubinage, qui désole aujourd’hui les ateliers parisiens[14], procède directement de l’adultère qui fut institué avec éclat à la cour de Versailles (§ 17).

Les mœurs des populations subissent, de nos jours, dans l’occident de l’Europe une transformation profonde. L’antagonisme social, ce symptôme redoutable de la maladie des nations, ne se développait autrefois (§ 14) que de loin en loin, aux sommets de la société : maintenant il envahit en outre les ateliers, avec tous les caractères de la permanence. De là semble résulter, pour les peuples de cette région, un affaiblissement qui ne saurait trop attirer l’attention de leurs gouvernants. Saisies d’une sorte de vertige, toutes les grandes nations de notre continent subissent aujourd’hui l’invasion du mal. Les gens de bien qui devraient diriger l’opinion publique se divisent de plus en plus, tandis qu’un accord sans précédents s’établit entre tous ceux qui visent au renversement de l’ordre social. Enorgueillies par une prospérité due aux traditions (§ 14) qu’elles méprisent maintenant, les classes dirigeantes oublient les salutaires avertissements donnés par les préceptes de la religion et par les enseignements de l’histoire (§§ 12 à 17). Cette décadence morale est surtout provoquée par un nouveau genre d’erreur qui, s’appuyant sur la prétendue doctrine du progrès absolu (§ 58), signale l’avènement d’une ère indéfinie de prospérité, que les peuples devraient attendre d’un aveugle destin, sans être tenus de la mériter par le dévouement, le sacrifice personnel et le patriotisme.

§ 4

LA COUTUME DES ATELIERS ET LA LOI DU DÉCALOGUE.

La corruption provient, en général, des classes dirigeantes (§ 3) ; et elle peut parfois avoir sa principale source dans le personnel des ateliers. Dans ce dernier cas le mal peut être propagé, soit par les patrons, soit par les ouvriers. Mais, au milieu de cette diversité d’origines, le mal n’a, à vrai dire, qu’une seule cause première, la transgression de la loi morale.

La meilleure expression de la loi morale est le Décalogue de Moïse[15], complété par l’Évangile ; car les populations qui en respectent le mieux les commandements sont précisément celles qui jouissent, au plus haut degré, du bien-être, de la stabilité et de l’harmonie. L’ensemble des pratiques établies sous cette influence, dans l’exercice des professions usuelles, constitue partout la meilleure organisation du travail, celle que l’on peut nommer, par excellence, la Coutume des ateliers, ou simplement la Coutume. Les sceptiques, qui depuis trois siècles repoussaient le principe de toute religion, s’accordaient généralement à reconnaître l’excellence de la doctrine chrétienne[16]. De nouveaux docteurs la traitent avec mépris ; mais ils parlent au nom d’une science qui déclare expressément ne tenir aucun compte de la morale, de la raison, ni du bien-être de l’espèce humaine (§ 39).

La nature de mon sujet me ramène souvent aux rapports intimes qui existent entre la conservation de l’ordre social et l’observation du Décalogue, entre les pratiques essentielles à la Coutume et les forces morales dont elles émanent. Je me suis donc appliqué à simplifier, autant que possible, ces rapprochements ; et, dans ce but, j’ai habituellement groupé les préceptes du Décalogue sous deux titres principaux, savoir : le respect de Dieu, du père et de la femme (1er, 2e, 3e, 4e, 6e et 9e commandements) ; l’interdiction de l’homicide, du vol et du faux témoignage (5e, 7e, 8e et 10e commandements). Cette distinction tend à passer dans les lois de certains peuples européens. La législation, qui a créé les plus fortes races, leur imposait, sous peine de punitions sévères, la pratique du Décalogue entier (§ 8). Mais en France, depuis la révolution, on ne comprend guère que les commandements du second groupe dans le domaine du Code pénal. Cette tendance n’est pas celle de tous les peuples prospères, surtout en ce qui touche le respect de la femme (§ 48). Mais les dures épreuves de l’expérience nous ramèneront tôt ou tard à une meilleure pratique. En cette matière, comme en toute autre, l’extension de la liberté ne se justifie que si elle se montre compatible avec la conservation du bien-être matériel et de l’ordre moral.

§ 5

LES AUTORITÉS SOCIALES, GARDIENNES DE LA COUTUME.

Les peuples s’élèvent difficilement au plus haut degré de bien-être et d’harmonie. Ceux qui y sont parvenus éprouvent encore plus de difficulté à se préserver de la corruption, qui émane alors de la puissance et de la richesse.

Les populations adonnées aux professions usuelles résistent, en général, mieux que les autres classes à l’invasion du fléau. Les principaux foyers de résistance se trouvent dans les ateliers des patrons qui, pendant les époques de décadence, conservent fidèlement la Coutume des temps de prospérité. Ceux qui ont la richesse, le talent et la vertu nécessaires pour accomplir cette mission, ceux qui par leur ascendant personnel contre-balancent l’action corruptrice des gouvernants et des riches oisifs[17], ces hommes, dis-je, ont tout droit d’être nommés excellemment les Autorités sociales. La Coutume des ateliers est assise sur des bases encore plus solides, lorsque la loi morale est fortement enracinée, non pas seulement chez le patron, mais chez les simples ouvriers[18].

Ces Autorités, ainsi que j’ai pu le constater dans le cours de longs voyages[19], se reconnaissent en tous lieux aux mêmes caractères. Elles gardent religieusement la Coutume des ancêtres, pour la transmettre aux descendants. Elles sont unies à leurs ouvriers par les liens de l’affection et du respect. Dans toutes les contrées et dans toutes les professions, elles n’ont pas seulement la même pratique, elles résolvent de la même manière les questions de principe qui donnent lieu de nos jours à des discussions sans fin ; et cet accord même est le plus sur criterium de la vérité. Après avoir résisté, mieux que le reste de la nation, à la corruption propagée aux mauvaises époques par les gouvernants, elles sont, aux époques de réforme, les meilleures auxiliaires de ces derniers. Les Autorités sociales exercent aussi leur influence au dehors de leurs ateliers ; et elles occupent toujours un rang élevé dans les associations privées vouées au bien public (§ 67), dans la paroisse et dans le gouvernement local (§ 68), lorsque le peuple, jouissant de son libre arbitre, en fait bon usage. Partout, au surplus, elles sont signalées au voyageur par l’estime et la reconnaissance des populations.

Les Autorités sociales ne se rencontrent pas seulement dans la grande industrie, c’est-à-dire dans les ateliers desservis par de nombreux ouvriers, elles se trouvent également à la tête de petits établissements à familles-souches (§ 6), où l’atelier se confond avec le foyer. Le père, qui est aussi le patron, est associé à un héritier marié dans la maison : il s’adjoint, en outre, pour ouvriers les parents célibataires qui s’attachent au foyer des ancêtres, les enfants adultes qui n’ont point encore créé au dehors un établissement avec leur dot, enfin, au besoin, des compagnons et des apprentis admis sur un pied d’égalité au sein de la famille, en qualité de domestiques. Le moyen âge, où se trouve l’origine des plus solides institutions de l’époque actuelle, a créé, avec un égal succès, les Autorités sociales des grands et des petits ateliers (§ 14). Depuis lors, ces types se sont conservés en se modifiant selon le besoin des temps, lorsqu’ils n’ont point été systématiquement détruits par les tyrannies monarchiques ou populaires. Dans l’agriculture comme dans l’industrie manufacturière, ils abondent chez les peuples où les gouvernants ont respecté les libertés privées (§ 67) et locales (68). À la vérité, l’invention d’une multitude d’outils ingénieux[20], l’emploi de la houille et des machines à vapeur[21], enfin l’importance croissante du haut commerce international[22] attribuent généralement aux grands ateliers les surcroîts énormes de production que le commerce réclame de notre temps. Mais les petits ateliers ont pris également une certaine part à l’extension du travail[23]. En France, des modèles excellents de ces petits ateliers ont résisté aux influences corruptrices exercées successivement par l’ancien régime en décadence et par la révolution (§ 17). Chez nous comme en Allemagne, ils se maintiennent dans certains districts ruraux éloignés des villes et des grandes voies commerciales[24]. Les Autorités sociales qui dirigent ces petits ateliers offrent d’admirables types[25] qu’on chercherait en vain parmi nos agglomérations manufacturières, ou dans nos villages ruraux à banlieues morcelées (§ 46). Elles conservent les vieilles traditions de vertu et de frugalité, tandis que les Autorités placées plus haut dans la hiérarchie sociale gardent plus spécialement, avec les sentiments d’honneur, les plus brillantes qualités de la race[26]. Elles seront, les unes et les autres, les auxiliaires de la vraie réforme, si celle-ci ne se fait pas trop attendre ; c’est-à-dire si elles n’ont pas été préalablement détruites par l’action dissolvante du Code civil (K).

§ 6

LA COUTUME SOUS LES TROIS RÉGIMES DE LA FAMILLE.

La pratique de la Coutume et les préceptes du Décalogue, qui en sont le fondement, ne se conservent chez un peuple que si chaque génération a le pouvoir de les inculquer à celle qui la suit. Or l’étendue et l’efficacité de ce pouvoir varient singulièrement sous les trois régimes de la famille[27].

La famille patriarcale constitue le régime sous lequel la Coutume se conserve le mieux. Elle est encore fort répandue dans l’Orient (§9). Sous ce régime, les parents gardent toujours auprès d’eux tous leurs fils mariés et les enfants issus des mariages. Restant, avec une autorité complète, en contact continuel avec les jeunes générations, ils transmettent sans effort à celles-ci les croyances, les idées et les pratiques établies au foyer et à l’atelier des ancêtres[28]. Après la mort des vieux parents, le nouveau chef de famille, soumis depuis plus d’un demi-siècle à la Coutume, ne manque pas, à son tour, de l’imposer à ses enfants. Chez les peuples prospères, ce régime n’offre que des avantages, en ce qui touche l’organisation sociale de l’atelier. Mais, en ce qui touche les procédés techniques du travail, il peut dégénérer en routine, si les jeunes gens n’ont pas l’occasion de s’instruire par des voyages, si d’ailleurs les classes dirigeantes, et en particulier les Autorités sociales, ne propagent pas, dans une juste mesure, le besoin des innovations (§ 2).

La famille instable constitue le régime où la jeunesse subit le moins l’influence de la tradition. Les jeunes adultes abandonnent le foyer paternel dès qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes ; ils ne sont aucunement tenus de conserver la mémoire ou la Coutume des ancêtres ; et ils ne se transmettent que les pratiques strictement indispensables à la conservation de la race. Avec ces formes absolues, la famille instable ne se rencontre guère que chez certains peuples sauvages et dégradés. Cependant, depuis l’institution du partage forcé des héritages (E), elle s’introduit de plus en plus en France ; et elle y est déjà caractérisée par plusieurs traits saillants. Les enfants ressentent peu l’influence des parents ; souvent même ils sont moins que chez les sauvages en contact avec eux[29]. Les adultes se marient hors du foyer où ils sont nés ; et ils ne rattachent leurs vues d’avenir ni à ce foyer, ni à l’atelier des parents. Après la mort de ceux-ci, les enfants ne sont tenus de pratiquer aucun des devoirs tracés par la Coutume des ateliers. Ils ont même le droit de désorganiser le foyer, le domaine rural ou la manufacture des ancêtres et de s’en partager les lambeaux. Ils n’ont point, par conséquent, à s’inquiéter du sort des ouvriers domestiques ou des familles, dont ce droit de partage détruit les moyens d’existence. Sous ce régime, le travail offre une instabilité extrême. À la vérité, il se concilie souvent avec le perfectionnement rapide des méthodes et même avec la prospérité commerciale des ateliers. Mais, comme je le montrerai dans la suite de cet ouvrage, il n’est compatible ni avec la paix sociale et l’expansion de la race, ni avec le respect de la Coutume et du Décalogue.

La famille-souche offre, entre les deux types extrêmes de la famille, une admirable organisation, qui conjure à la fois les inconvénients de la routine et de l’instabilité. Elle est représentée par des types excellents dans toutes les localités prospères de la région centrale et de l’Occident (§ 9). Sous ce régime, le père transmet le foyer et l’atelier des ancêtres à celui de ses enfants qu’il juge le plus capable de remplir envers la famille, les ouvriers, la localité et l’État, les devoirs tracés par la Coutume. De concert avec cet héritier, qu’il s’associe aussitôt que possible, il dote ses autres enfants avec l’épargne réalisée pendant le cours d’une génération. Il laisse d’ailleurs à ces derniers toute liberté de s’établir dans les carrières qui répondent le mieux à leurs goûts. Ceux qui fondent, dans la métropole ou aux colonies, de nouveaux ateliers pour l’exploitation des arts usuels ne sont nullement tenus de se conformer à une tradition. Ils abordent sans aucune entrave toutes les entreprises que peut suggérer l’esprit d’innovation. Rien ne les empêcherait même de créer une meilleure Coutume, si celle qui règne depuis les premiers âges n’était pas fondée, comme le Décalogue, qui en est inséparable, sur la nature même de l’humanité. La famille-souche, basée sur la liberté testamentaire, assure à la race tous les avantages de la fécondité. Elle fait une large part, dans les nouvelles familles, à l’esprit d’innovation ; mais elle conserve, dans les maisons anciennes, les avantages moraux et matériels qui se transmettent avec le culte des tombeaux, les affections du foyer et la Coutume de l’atelier. Elle a fourni dans tous les temps et offre encore aujourd’hui les meilleurs types des sociétés européennes[30]. C’est du sein des familles-souches les plus modestes que sortent habituellement, grâce au dévouement et aux sacrifices des parents et de l’héritier, les grands talents et les grandes vertus qui illustrent les sociétés prospères[31]. Cet état de choses était fréquent chez les paysans et les gentilshommes agriculteurs de Gascogne et de Normandie : il en est encore ainsi dans les provinces basques, dans beaucoup de provinces allemandes et dans les Îles Britanniques. Je connais en Angleterre une maison où dix cadets, dotés et protégés par la famille, ont tous conquis par le travail une fortune supérieure à celle de leur aîné. Richement établis dans les colonies, ils n’ont pas cependant de plus grand bonheur que de venir, avec leurs familles, célébrer les fêtes de Noël dans le foyer modeste où ils sont nés.

Tandis qu’au sein des classes riches, la famille instable ne produit guère, à chaque génération, qu’un fils souvent insoumis et dissipateur, la famille-souche, dans les mêmes conditions, donne moyennement, outre l’héritier conservateur de la tradition nationale, deux à trois fils, qui assurent aux colonies, comme à la métropole, tous les avantages dérivant d’un caractère entreprenant et d’un sage esprit d’innovation.

§ 7

LA PROSPÉRITÉ OU LA DÉCADENCE DANS L’ATELIER ET LA NATION.

Quand les Autorités sociales font leur devoir, c’est-à-dire, quand elles conservent parmi leurs collaborateurs les pratiques du Décalogue et de la Coutume, tout en préservant de la corruption leur propre famille, elles offrent, par cela même, à l’ensemble du corps social les premiers éléments du bien-être et de l’harmonie. Cependant, cet état de prospérité n’est définitivement acquis à une nation que si l’accord établi entre les populations et les Autorités sociales règne également entre ces dernières et les gouvernants préposés à la direction des localités, de la province et de l’État.

Les conditions de l’accord à établir entre le souverain, les gouvernants, les Autorités sociales qui dirigent les arts usuels[32], et les hommes éminents qui cultivent les arts libéraux[33], constituent, à vrai dire, le problème du gouvernement. J’ai traité ce problème dans un précédent ouvrage[34]. Je l’introduirai de nouveau, en termes très sommaires, dans le dernier chapitre de celui-ci (§§ 61 à 70), et je mentionnerai, en outre, dans le paragraphe suivant, les deux solutions principales auxquelles on ne peut se dispenser de faire allusion en étudiant une branche quelconque de la réforme sociale.

La prospérité d’une nation se développe, comme je dirai (§ 8), sous deux régimes fort différents ; mais elle se reconnaît partout à des caractères identiques. Les croyances religieuses sont gravées dans tous les cœurs. L’harmonie et le bien-être se révèlent dans les rapports mutuels des classes par la paix publique, dans la famille par la fécondité. Une jeunesse nombreuse, dressée à l’obéissance et au travail, suffit amplement à l’extension des ateliers, au recrutement des armées et à la multiplication de la race dans de florissantes colonies, conquises sur les régions incultes de la planète.

La décadence d’une nation coïncide toujours avec la désorganisation des deux régimes qui créent la prospérité. Elle se manifeste chez les individus par la perte des croyances, dans la famille par la stérilité, dans l’État par la guerre civile. La population, stationnaire ou décroissante, portée aux révolutions et à l’antagonisme, ne suffit plus ni aux besoins des ateliers, ni à la défense du sol. Se maintenant avec peine dans ses anciennes limites, la race ne prend aucune part aux nouveaux établissements que les peuples prospères fondent toujours en dehors de leurs métropoles. Ces caractères se sont de plus en plus accusés, en France, dans les générations successives de l’époque actuelle (§ 17), aussi bien sous l’ancien régime en décadence que dans l’ère actuelle de révolution. Ils ne sont plus guère masqués que pour les écrivains qui, s’inquiétant peu de l’ordre moral, prennent exclusivement la richesse et les satisfactions sensuelles pour mesure de la prospérité (§ 29). Quant à ces satisfactions elles-mêmes, l’histoire enseigne qu’elles prendraient bientôt fin, si l’on ne parvenait pas à donner un autre cours au mouvement qui nous entraîne.

§ 8

LE BIEN ET LE MAL SOUS LES DEUX RÉGIMES DE CONTRAINTE
ET DE LIBERTÉ

Le règne du bien dans la famille, l’atelier et l’État, ou, en d’autres termes, la prospérité d’une nation, se résume donc dans un certain accord des institutions et des mœurs. Les lois religieuses et civiles tendent également à soumettre les familles aux principes du Décalogue et les ateliers aux pratiques de la Coutume (§ 19). Les Autorités sociales (§ 5) et les gouvernants se concertent pour conjurer la corruption qui émane, soit de l’instinct du mal que ramènent sans cesse les jeunes générations[35], soit de la richesse que la prospérité accroît de plus en plus, au grand danger de l’ordre moral[36]. Cet heureux accord se montre rarement dans l’histoire : il s’est cependant produit, de loin en loin, depuis les premiers âges de l’humanité, sous l’influence de deux régimes sociaux qui se proposent le même but, mais qui l’atteignent par des voies différentes.

Sous le premier régime, la souveraineté réside exclusivement dans un monarque ou dans un petit nombre d’hommes. La loi religieuse et la loi civile ont également pour sanction la force publique. Selon la doctrine adoptée avec les formes les plus absolues de ce régime, le souverain a reçu de Dieu à la fois et le dépôt de toute autorité, et l’obligation de donner en toutes choses l’exemple du bien. Ce privilège et ce devoir sont également réunis chez les gouvernants auxquels le souverain délègue le pouvoir ; en sorte que la mission de ceux-ci consiste surtout à réprimer toutes les manifestations du mal dans l’État et la province (§ 69). Les Autorités sociales (§ 5) ont un profond respect pour le souverain et ses représentants : elles acceptent avec déférence leurs enseignements ou leurs ordres ; et elles imposent à leur tour, dans le gouvernement local (§ 68), dans l’atelier (§ 19) et dans la vie privée (§ 67), la pratique du bien aux populations dressées elles-mêmes, par la tradition, au travail et à l’obéissance. Il semble qu’on ne peut mieux désigner cette organisation qu’en l’appelant Régime de contrainte. Ce régime, même avec une doctrine et une pratique imparfaites, a souvent donné de grands résultats. La Russie, qui réunit la plupart des caractères assignés ci-dessus à la prospérité (§ 7), en offre de nos jours un exemple. Jusqu’en 1861, elle l’a appliqué, avec des formes dures, à l’organisation du travail. Elle continue à imposer, au besoin, par la force du bras séculier, la pratique du culte national. Elle a ainsi donné d’énergiques croyances à ses populations : elle leur a inculqué notamment, en présence de la mort, une sérénité qui frappe tous les observateurs[37].

Cette action bienfaisante de la souveraineté unie à la religion a été le point de départ de beaucoup de peuples qui occupent une grande place dans l’histoire ; mais, en général, elle n’a pas eu une longue durée. Les gouvernants ont été bientôt envahis par la corruption qui émane, avec une force presque irrésistible, de l’exercice du pouvoir. Souvent ils ont perdu, pendant une suite de générations, le sentiment des devoirs que pratiquaient leurs ancêtres : ils ont eux-mêmes propagé le mal qu’ils auraient dû réprimer, et ils ont fait naître la décadence. Cependant une certaine prospérité a pu se maintenir avec les bonnes mœurs, malgré la corruption des gouvernants, lorsque ceux-ci ont évité le scandale et laissé le gouvernement des localités (§ 68) aux Autorités sociales. Celles-ci se sont utilement interposées entre les populations et les fonctionnaires : dès lors le mal, cantonné, pour ainsi dire, dans les régions supérieures de la société, n’a point pénétré au sein des ateliers. La Turquie offre l’exemple d’un tel régime de contrainte, désorganisé en partie par la corruption qui a longtemps régné près des sultans. Mais elle possède encore beaucoup d’éléments de régénération : car une foule de localités, peuplées de chrétiens et de musulmans, ont conservé, entre autres pratiques saines, des libertés privées et locales que l’Occident pourrait envier[38]. La Russie a profité également, pendant le siècle dernier, de ce bienfait des autonomies locales. Grâce aux libertés qu’elles ont conservées, les communes rurales de ce grand empire[39] ne paraissent pas avoir sérieusement souffert de la corruption qui régnait à la cour de Catherine II.

Sous les types du second régime qui s’écartent le plus du premier, la souveraineté réside dans la nation représentée par la majeure partie des citoyens. La loi religieuse est imposée aux individus, non plus par la force publique, mais seulement par les impulsions de la conscience. La loi civile laisse également à celle-ci une part d’action beaucoup plus grande ; et, en conséquence, elle s’occupe moins de conserver les pratiques de la Coutume dans l’atelier, ou le respect du Décalogue dans le gouvernement local, la province et l’État. La prospérité se produit sous ces influences, quand la contrainte morale qui vient de la conscience individuelle est plus efficace que la contrainte légale qui, sous le précédent régime, est exercée par les gouvernants et les Autorités sociales. En appelant cette organisation sociale régime de liberté, je me conforme à l’usage et à la préoccupation dominante de mes concitoyens, plutôt que je n’exprime la vraie nature de l’institution. Plusieurs peuples de l’Occident se proposent d’atteindre, sous ce nom trompeur (§ 57), par la voie des révolutions, un idéal dont ils s’éloignent sans cesse. Au contraire, les peuples, grands ou petits, riches ou pauvres, qui s’en rapprochent le plus sont précisément ceux qui emploient le moins, dans leurs programmes politiques, le mot liberté. J’ai souvent fait cette remarque en Angleterre[40] et en Biscaye[41], c’est-à-dire chez les deux peuples où la prospérité est le mieux établie, en même temps que la contrainte morale a le plus d’empire.

Au surplus, les moyens propres aux deux régimes diffèrent moins que ne le supposent ceux qui réclament avec bruit certaines formes, plutôt que le fond même, de la liberté. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de comparer, chez les divers peuples, l’état de la religion, c’est-à-dire le trait le plus important de leur organisation sociale.

D’après une opinion répandue, les États-Unis d’Amérique seraient la nation la plus prospère de notre époque. Chez cette même nation serait établie la distinction la plus complète entre la loi religieuse et la loi civile, ou, en d’autres termes, entre les Églises et l’État. Ces deux jugements ont été souvent reproduits ; mais je les trouve chaque jour plus contestables, surtout quand je rapproche le passé du temps actuel. G. Washington, J. Adams, J. Madison et leurs contemporains, qui créèrent par leur ascendant personnelle gouvernement des États-Unis, sont restés jusqu’à ce jour les plus illustres représentants du caractère américain. Or ces grands hommes furent tous formés, dans leurs colonies natales, sous les régimes de contrainte les plus énergiques. Ces régimes identifiaient tellement le christianisme et le gouvernement, que plusieurs lois locales, celles du Connecticut, par exemple, établissaient une religion d’État, et punissaient de mort l’hérésie, le blasphème, l’adultère et l’outrage envers les parents[42]. À l’aide du temps, les Coutumes avaient atténué la rigueur de ces lois ; mais, lors de la guerre de l’indépendance, elles continuaient toutes à faire respecter le Décalogue. La constitution des États-Unis, inaugurée en 1789, et les amendements qui y ont été apportés (§ 60), n’ont guère, en fait, modifié ces Coutumes. Les mœurs et les institutions cherchent encore visiblement le royaume de Dieu et sa justice[43]. Il n’est donc pas vrai de dire que les Américains soient devenus indifférents à l’observation de la loi religieuse. À la vérité, les croyances se sont affaiblies, depuis quelques années, dans plusieurs localités ; mais il s’en faut de beaucoup que cet affaiblissement ait coïncidé avec le progrès des mœurs. Les bons exemples que donnait autrefois l’Amérique sont peu à peu remplacés par des traits de corruption et de cynisme qui sont pour l’Europe un sujet d’étonnement[44]. L’antagonisme social, la guerre civile et l’assassinat politique, qui ont récemment désolé ce pays, prouvent qu’il a perdu un des plus saillants caractères de la prospérité (§ 7). Cette crise, il faut l’espérer, sera de courte durée ; mais, en attendant les résultats que fournira un jour l’histoire de cette grande nation, personne n’est autorisé à conclure du passé que la prospérité d’un peuple grandit à mesure que la distinction entre la loi civile et la loi religieuse devient plus absolue. D’un autre côté, l’Angleterre et la Biscaye, qui offrent les plus beaux types de liberté parmi les grandes et les petites nations, restent attachées fermement à une religion d’État. Mais leur prospérité semble croître à mesure que cette religion est moins soutenue par la contrainte. Si l’expression, régime de liberté, peut être approuvée par la science sociale, c’est surtout lorsque les institutions, même en présence d’un culte d’orthodoxes, garantissent une liberté complète aux dissidents. D’ailleurs, selon la définition donnée ci-dessus, la prospérité ne se maintient que si les consciences n’usent de leur liberté que pour se soumettre mieux aux prescriptions de la loi divine.

Les peuples qui, sous les deux régimes, s’élèvent à la prospérité, offrent beaucoup d’analogie dans plusieurs de leurs institutions. Le contraste qui existe dans l’organisation de la souveraineté s’efface à mesure qu’on se rapproche du gouvernement local et de la vie privée. Sous les régimes de liberté, comme sous les régimes de contrainte, en Angleterre, en Biscaye, en Suisse, en Scandinavie, comme en Russie, en Prusse et en Turquie, la vie locale jouit d’une complète autonomie, sous le contrôle des gouvernants et le patronage des Autorités sociales (§ 5). J’ajoute qu’en étudiant dans leurs détails les diverses constitutions européennes, j’ai souvent constaté que l’action de la souveraineté était parfois plus gênante, sous les régimes de liberté[45], que sous les régimes de contrainte.

Enfin les deux régimes offrent encore une analogie saisissante. La corruption, lorsqu’elle commence à s’y introduire, a presque toujours la même origine, c’est-à-dire l’oubli du devoir chez ceux qui exercent l’autorité. Les comices populaires et les souverains absolus désorganisent également la Constitution lorsque, ayant à déléguer leurs pouvoirs, ils préfèrent la flatterie et le vice à l’indépendance et à la vertu. Il serait même facile de prouver par l’histoire que la corruption des électeurs n’a pas été moins funeste aux peuples que celle des rois.

Dans l’ère de révolution qui reste ouverte en France depuis 1789, les deux régimes ont été également faussés par l’oubli du Décalogue et de la Coutume (§§ 30 à 32). À vrai dire, nos quatre régimes de liberté[46], comme nos quatre régimes de contrainte[47], ne se sont rattachés que de nom aux vrais types que j’ai définis. En ce qui concerne l’organisation de la souveraineté, les premiers régimes qui suivirent la révolution s’écartèrent de toutes les traditions connues, et n’eurent qu’une existence éphémère. Les suivants se sont plus rapprochés des exemples donnés par des peuples stables, et cependant aucun d’eux n’a atteint la durée d’une génération. Ces échecs subis par toutes les formes de souveraineté s’expliquent par une même cause que je développe plus loin (§§ 61 à 71). La révolution a donné à la vie privée (§67) et au gouvernement local (§ 68) une organisation qui viole également les traditions de la vieille France et la pratique actuelle de tous les peuples prospères. Cette organisation est incompatible avec tout ordre social : elle ne saurait donc réussir ni avec le régime de contrainte, ni avec le régime de liberté. Nous avons échoué dans toutes nos tentatives de réforme : car, sous la domination abusive des fonctionnaires et des légistes (§ 54), nous conservons invariablement les seules institutions qu’il faudrait changer[48]. Cependant les inconvénients d’une centralisation exagérée ont été signalés par le souverain[49]. La même critique a été reproduite par S. A. I. le prince Napoléon et par des hommes d’État qui ont occupé de hautes situations dans l’empire[50]. Il y a donc lieu d’espérer que cette partie de la réforme ne se fera plus longtemps attendre.

§ 9

LA GÉOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL.

Une des données essentielles à une judicieuse réforme du travail est la connaissance des ateliers qui se distinguent entre tous par la pratique du bien ou du mal, par l’état de prospérité ou de décadence. J’ai longtemps regretté de ne pas trouver, à ce sujet, des informations précises dans les récits des voyageurs ; aussi me suis-je appliqué à m’éclairer directement par l’étude comparée des peuples européens, et beaucoup d’hommes éminents ont bien voulu me seconder dans ces recherches. Ces travaux offrent déjà un faisceau d’observations méthodiques[51] qu’on peut opposer utilement aux erreurs propagées par l’ignorance et les passions. Ils constituent, en quelque sorte, une géographie du bien et du mal dont je signalerai ici les traits principaux.

En Europe, certaines nations doivent surtout leur originalité à des qualités ou à des défauts portés à l’extrême. Elles sont souvent citées dans cet ouvrage, où la distinction du bien et du mal se fonde principalement sur l’observation comparée des peuples. Elles forment deux groupes principaux, séparés par une région centrale dont les mœurs n’offrent, en général, que des caractères mixtes. Le groupe oriental s’étend, le long de la frontière d’Asie, de l’océan Glacial à la Méditerranée : il comprend les trois États scandinaves, la Russie avec ses nomades, la Pologne, la Hongrie et la Turquie. Le second groupe, contigu à la Manche et à l’Atlantique, comprend surtout les régions manufacturières de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de la Belgique, des États allemands, de la Suisse et de la France. Pour abréger le discours, je distingue ces deux groupes sous les noms d’Orient et d’Occident. Par leur caractère mixte, sinon par la situation géographique, les deux péninsules de la Méditerranée se rattachent à la région centrale. Les États de cette région offrent d’ailleurs, çà et là, des petits peuples qui se placent au premier rang par leurs vertus et leur originalité. Tels sont les Basques et les Catalans, en Espagne ; les Lucquois et les Bergamasques, en Italie ; les six petits cantons catholiques, en Suisse ; les Tyroliens et les Carinthiens, dans l’empire autrichien ; les paysans de la Westphalie et du Lunebourg hanovrien, dans l’Allemagne du Nord.

Les ateliers ruraux et manufacturiers où se pratique le bien, où règne la prospérité fondée sur l’harmonie, sont le trait caractéristique des organisations sociales de l’Orient. Ils deviennent relativement plus rares dans la région centrale, ils sont presque partout en minorité dans l’Occident ; enfin ils manquent à peu près complétement dans les agglomérations manufacturières contiguës aux rivages de l’Atlantique. L’étude comparée de l’Orient et de l’Occident ne signale pas seulement ce contraste par des faits apparents, elle permet aussi d’en reconnaître les causes.

Dans les contrées qui confinent à l’Asie et à l’océan Glacial, plusieurs causes générales, intimement liées au climat, au sol et à l’éloignement des mers navigables, aident à la fois les peuples à vivre dans le bien et à se préserver du mal. La rigueur du climat réprime l’appétit sensuel le plus dangereux[52]. Les territoires incultes offrent aux populations d’abondantes ressources et de faciles moyens d’établissement. La nature des productions du sol et l’absence des grandes voies commerciales se prêtent peu aux accumulations de richesse, puis aux développements d’orgueil et de scepticisme qui, à toutes les époques et sur toutes les scènes de l’histoire, ont été les sources de corruption. En outre, une foule de Coutumes locales, dérivant pour la plupart de ces causes premières, contribuent encore à conserver l’état traditionnel de bien-être, de stabilité et d’harmonie. Parmi les conditions naturelles, les institutions et les mœurs qui tendent à fixer le régime du bien dans ces régions, j’ai observé, en première ligne : chez les nomades, la vie pastorale, liée à la possession indivise de forêts et de steppes fertiles[53] ; dans les contrées glaciales, les travaux de la pêche, de la chasse[54] et du pâturage, avec les influences morales émanant des luttes salutaires de l’homme contre la nature ; chez les Scandinaves sédentaires, l’alliance de l’industrie manufacturière, de l’exploitation des forêts et de l’agriculture, la conciliation du patronage seigneurial et de la liberté individuelle, la permanence des engagements volontaires (§ 20) dans les ateliers de travail[55] ; en Russie, les engagements forcés réciproques entre les patrons et les ouvriers, le partage périodique de la terre arable[56], la triple protection[57] assurée aux individus par la famille patriarcale, l’organisation communale et le patronage seigneurial[58] ; en Turquie, les engagements demi-forcés, admirablement tempérés, en présence de deux religions rivales, par les habitudes de patronage, de tolérance et d’égalité[59] ; en Hongrie, l’organisation féodale, conservant un excellent régime de propriété et une race de paysans pourvus de la quantité de terre qui suffit au bien-être d’une famille[60] ; enfin, dans les forêts, les mines et les usines domaniales de la Hongrie, de la Carinthie, de la Carniole et du Hanovre, un antique régime de patronage assurant aux établissements la main-d’œuvre à bas prix, et aux ouvriers une complète sécurité d’existence[61].

Dans les contrées manufacturières confinant à l’Atlantique, les causes générales, liées à la nature des lieux, agissent pour la plupart dans un sens opposé. Le climat, plus méridional, se prête moins à la conservation des bonnes mœurs. Le sol, complètement approprié à la culture, n’offre aux populations non propriétaires ni moyens de subsistance, ni facilités d’établissement. Les mines de fer et de houille (§ 29), répandues avec profusion dans le sol, assurent à l’industrie manufacturière des moyens d’action presque illimités, en ce qui touche le matériel, la chaleur et la force motrice[62]. L’Océan fournit des communications faciles et économiques pour importer les matières premières produites dans toutes les contrées maritimes, et pour exporter, en retour, les produits manufacturés. Enfin, la richesse, qui se développe rapidement dans des conditions si favorables au travail, exerce son action délétère sur les classes dirigeantes. Sous cette influence, les gouvernants et les clercs sont particulièrement enclins à oublier leur devoir, et en situation de corrompre le corps social[63]. Les mœurs et les institutions, quoique supérieures sous beaucoup de rapports à celles de l’Orient, agissent souvent dans le même sens que les causes naturelles. Ainsi, les individualités éminentes ont mille moyens de s’élever rapidement au-dessus de la situation où elles sont nées ; mais, en revanche, on voit s’accumuler aux derniers rangs des masses incapables de se suffire à elles-mêmes. Ces masses restent privées du bien-être et de la sécurité qui, sous les régimes de l’Orient, sont garantis par l’abondance du sol inculte et par la conservation des régimes de contrainte. L’état de souffrance qui résulte de l’ensemble de ces causes est habituellement aggravé, pour la majorité des populations ouvrières, par trois circonstances principales. En premier lieu, la multiplicité des moyens de production provoque entre les ateliers de travail une concurrence exagérée : elle fait naître des alternances d’activité fiévreuse ou de chômage forcé ; et, ainsi, elle expose successivement les ouvriers au double danger d’une abondance corruptrice et d’un pénible dénûment[64]. En second lieu, même aux époques d’activité commerciale, les ouvriers, arrachés brusquement aux salutaires influences de la vie rurale et agglomérés au contact des corruptions urbaines, subissent tous les maux qu’engendre la réunion du vice et de l’imprévoyance[65]. En troisième lieu, même dans les cas rares où le bien-être individuel pourrait être amené par les chances heureuses du commerce et la conservation de l’ordre moral, l’instabilité des engagements, l’antagonisme social, les grèves et leurs débats irritants, les maladies et les morts prématurées viennent soumettre des familles entières à de cruelles souffrances[66].

Cependant, même en ce qui touche l’organisation du travail, une multitude de traits excellents justifient le prestige attribué à l’Occident par l’abondance des capitaux, par la supériorité des moyens de production et d’échange. Beaucoup d’Autorités sociales ont conservé dans leurs ateliers tous les bienfaits de la Coutume. Dans ce cas, l’harmonie sociale atteint un degré de perfection[67] que je n’ai jamais observé dans les localités les plus prospères de l’Orient. Même dans les agglomérations manufacturières, envahies par le vice et l’antagonisme, certains ouvriers, surtout lorsqu’ils conservent les croyances religieuses, acquièrent des qualités intellectuelles et morales qui ne se rencontrent point parmi les populations les plus recommandables de la région forestière et pastorale[68]. Dans ces mêmes agglomérations, comme j’en ai fait ci-dessus la remarque, les grands talents s’élèvent à leur vraie place plus aisément que dans les contrées où le classement social s’opère surtout sous l’empire de la Coutume. Mais cette élévation n’est pas sans mélange de mal : car l’avénement rapide des talents ne se concilie pas toujours avec la conservation des antiques vertus. Les grandes situations, conquises au prix de pénibles efforts, accroissent singulièrement l’éclat donné à l’Occident par l’extension du commerce et l’accumulation de la richesse ; mais, quand l’ordre moral s’affaiblit, elles ne sont une source de bonheur ni pour les nouveaux enrichis ni surtout pour le corps de la nation. Les Autorités sociales de l’Orient, qui se corrompent ou s’endorment dans des situations traditionnelles, sont parfois moins hostiles aux réformes que certains parvenus de l’Occident. Plusieurs de ceux-ci, en effet, contents du régime où ils ont obtenu la fortune et les honneurs, sont peu enclins à modifier les institutions qui retiennent les masses imprévoyantes dans la souffrance. Ces masses ont plus besoin de protection que d’indépendance[69] ; aussi ont-elles moins d’inclination pour les hommes qui s’élèvent rapidement que pour ceux qui conservent la situation des ancêtres aux divers niveaux de la hiérarchie[70]. On comprend que la paix publique soit mal assurée dans les pays où les efforts de travail viennent seulement de la jeunesse pauvre et des parvenus, où les descendants des Autorités sociales ne conservent pas l’habitude du travail et le sentiment des devoirs liés à la possession de la richesse (C). On ne peut admirer sans réserve un ordre de choses où les grandes capacités s’élèvent plus haut qu’ailleurs, mais où les faibles de corps et d’esprit tombent beaucoup plus bas.

§ 10

LE BIEN ET LE MAL DANS L’HISTOIRE.

La distinction du bien et du mal reste jusqu’à ce jour moins nette encore en histoire qu’elle ne l’est en géographie. Les erreurs inextricables au milieu desquelles nous vivons dérivent, en général, d’une même cause. La plupart des écrivains auxquels le public demande à tort ses notions d’histoire sont loin d’être des historiens ; et l’on s’étonnera un jour qu’ils aient pu momentanément recevoir ce titre. Ils ne se proposent guère, en effet, d’exposer les vérités de la science ; ils ne tendent, à vrai dire, qu’à amuser ou à flatter leurs lecteurs. Pour atteindre ce but, ils ont habituellement recours à trois procédés : ils passent sous silence les faits, peu dramatiques, qui se rattachent à la pratique du bien et qui font naître la prospérité (§ 7) ; ils s’appesantissent, au contraire, sur les entreprises conseillées par l’esprit du mal ; ils s’appliquent à les rendre attrayantes, tant qu’elles ont pour elles l’éclat et le succès ; puis, quand le récit arrive aux catastrophes, ils attribuent la décadence, non aux hommes ou aux choses qui ont été l’objet de leurs prédilections, mais à une fatalité qui pèserait successivement sur toutes les nations et sur toutes les races.

Heureusement des esprits éminents ont enfin aperçu ce triste état de l’histoire[71]. Imitant ceux qui cultivent les sciences exactes, et indifférents au suffrage d’un public frivole, ils se dévouent à fonder leur science sur les traces authentiques du passé[72]. Ces vrais historiens figurent au nombre des gloires les plus solides de notre époque. Ils ne s’adressent guère jusqu’à présent qu’aux hommes studieux ; mais, à la longue, leurs travaux ne manqueront pas de renouveler à fond[73] l’opinion égarée. Je me suis éclairé auprès d’eux, autant que les circonstances me l’ont permis ; et je puis résumer en peu de mots les notions du vrai et du faux que j’ai puisées dans leurs écrits et leurs entretiens.

Pendant les époques vouées au bien, les événements sont uniformes et offrent peu de retentissement. Les familles mettent leur gloire à élever une nombreuse jeunesse qui dépasse les ancêtres en talent et en vertu. Les Autorités sociales propagent autour d’elles le respect du Décalogue et de la Coutume. Établies, pour la plupart, à la campagne, elles emploient les fruits du travail à assurer le bien-être des populations, à améliorer leurs résidences, à développer leurs ateliers et à fonder de florissantes colonies. Sous le régime de contrainte, comme sous le régime de liberté (§ 8), le souverain et ses agents laissent aux Autorités sociales le soin du gouvernement local (§ 68) ; ils bornent leur action à faire régner dans l’État l’ordre moral et la paix publique. Ces époques, peu favorables aux effets de style que recherchent les historiens classiques, échappent, en outre, à leur attention en raison de leur courte durée.

On a souvent affirmé que l’humanité est naturellement portée vers le bien, et que le mal provient seulement des institutions sociales. Cette fausse doctrine érige, pour ainsi dire, en dogmes deux sentiments fort dangereux : le mépris de toute autorité, et l’amour des révolutions. Depuis quatre-vingts ans, la France, plus que toute autre nation, a répandu ces erreurs dans l’Occident ; et j’ai souvent constaté que nul effort ne ramène au vrai ceux qui fondent le succès de leur carrière sur la propagation de ces prétendus principes. Il est vrai que certains hommes, abandonnés à leurs tendances naturelles, inclinent constamment vers le bien, surtout depuis que Jésus-Christ a donné au monde le modèle de la perfection ; mais d’autres, en plus grand nombre, pratiquent le mal avec persistance ; et presque tous montrent l’association continuelle des deux propensions. Les institutions sont bonnes ou mauvaises, selon qu’elles favorisent l’un ou l’autre de ces instincts opposés ; elles ont, d’ailleurs, pour criterium les résultats, c’est-à-dire les phénomènes de prospérité ou de décadence (§ 7).

Les historiens classiques ont propagé beaucoup de fausses impressions sur les phénomènes de prospérité ou de décadence, comme sur l’origine du bien et du mal. Ils ont habituellement méconnu les vérités suivantes qui dominent ces phénomènes.

Les progrès de la richesse et de l’art, qui excitent surtout leur admiration, importent à la prospérité des peuples beaucoup moins que l’amélioration de l’ordre moral ; et quand ces progrès se produisent seuls, ils engendrent rapidement le mal. Les inventions mémorables, qui ont eu lieu de notre temps dans les arts usuels et dans les sciences physiques, n’entraînent nullement des découvertes correspondantes dans l’ordre moral. Loin de là, l’esprit d’innovation est aussi stérile dans l’ordre moral qu’il est fécond dans l’ordre matériel. À aucune époque de son histoire, un peuple n’est fatalement voué ni au progrès ni au déclin. Il ne passe pas nécessairement, comme chaque individu, de la jeunesse à la vieillesse. Il peut, en se corrompant, tomber dans la décadence ; mais il retrouve la prospérité en revenant à la vertu.

L’action physique du sol et du climat contribue beaucoup au bien-être ou au malaise d’une race d’hommes ; mais elle peut être dominée par les influences qui émanent du mépris ou du respect de la loi morale. Cette action se modifie elle-même selon la nature de la résidence et des travaux. Ainsi, il existe un contraste profond entre les peuples nomades et les peuples sédentaires. Le contraste est encore apparent, chez les nomades, entre les chasseurs et les pasteurs ; chez les sédentaires, entre les habitants des villes et ceux des campagnes. La différence est même fort apparente chez les populations rurales, selon qu’elles habitent les montagnes vouées à l’élevage, ou les plaines à céréales ; selon qu’elles cultivent des domaines agglomérés à foyer central, ou des domaines relevant de villages à banlieues morcelées (§ 46). Sous ce rapport, l’histoire du genre humain se résume en quelques traits.

Les fertiles steppes de la haute Asie offrent, sous un climat tempéré, loin des grandes voies commerciales, d’inépuisables ressources à l’industrie pastorale. Depuis les âges les plus reculés, les pasteurs nomades de cette région constituent, en quelque sorte, le grand réservoir du genre humain. Ils ont toujours prospéré au moyen d’une seule institution, la famille patriarcale (§ 6). Soumis à l’autorité la plus bienveillante et la moins corruptible, vivant dans l’abondance sans pouvoir accumuler la richesse, cultivant leur intelligence par la méditation, sans échapper à la salutaire influence des travaux manuels, ces peuples ont toujours réussi mieux que les autres à pratiquer le bien et à repousser le mal (§ 64). Les peuples agriculteurs, qui jouissent de vastes pâturages indivis, restent à peu près dans les mêmes conditions s’ils conservent, avec la famille patriarcale, la pratique des résidences rurales, à l’imitation des anciens Gaulois (§12) et des Franks (§ 14). Enfin, lorsque le sol est complétement approprié à la culture et converti en propriétés individuelles, les agriculteurs cèdent à de nouveaux besoins : ils abrogent la famille patriarcale, bâtissent des villes, créent des manufactures, exploitent le commerce et s’adonnent aux arts libéraux ; mais alors ils ne résistent à la richesse et à l’orgueil, fruits habituels de la prospérité, qu’en adaptant leurs institutions à ces conditions nouvelles. Ils doivent plus que jamais appuyer sur la foi et la raison leurs mœurs et leurs coutumes ; en même temps ils doivent être fort attentifs à conjurer, par la loi écrite, les aberrations de l’initiative individuelle et de l’esprit d’innovation. Parvenues à cette situation, les sociétés peuvent mieux s’élever au bien par d’admirables élans ; mais elles sont moins assurées de se préserver du mal. À l’époque même où on les admire le plus, elles sont déjà parfois moins saines que brillantes. Enfin, la prospérité cesse, et la décadence devient inévitable, si les mœurs et les institutions se corrompent. Les plus redoutables symptômes de cette corruption sont l’oubli du Décalogue, l’abandon de la Coutume, la propagation de la famille instable, la création de capitales somptueuses livrées au luxe et à la débauche, l’abus de la richesse ou de la puissance, et spécialement la conquête des petites nations. Tous les peuples fameux de l’antiquité, privés des bienfaits du christianisme, ont, à la longue, subi ces influences : ils ont d’abord cédé à l’invasion du mal ; puis ils se sont abîmés dans une irrémédiable décadence[74].

Sous l’influence du christianisme, les peuples sédentaires réussissent mieux que les païens à conserver l’ordre moral au sein de la prospérité. Ils ne se préservent pas complètement de l’orgueil et de la corruption qu’engendrent la science, la richesse et la puissance ; mais ils gardent plus de force pour réagir contre le mal et pour revenir au bien. Les catastrophes sociales, symptômes évidents de la décadence, viennent promptement rappeler aux peuples égarés l’instabilité et le danger des biens de ce monde, qui n’ont point pour fondements la crainte de Dieu et le respect de la loi morale. À la vue de ces biens qui leur échappent, les peuples comprennent la vérité des enseignements de la religion ; et ils sentent le besoin d’obéir aux grands hommes qui, par leurs discours ou leurs exemples, conservent encore les préceptes du Décalogue et les pratiques de la Coutume. Seuls, les pasteurs nomades[75] et les agriculteurs à domaines agglomérés[76] échappent à ces alternances de corruption et de réforme. Seuls ils conservent cette solide prospérité qui se révèle non par la richesse, l’éclat et la puissance, mais par le travail, la frugalité et la vertu.

L’histoire, parvenue à la hauteur de sa mission, devrait surtout signaler les causes qui portent les peuples au bien ou au mal, à la prospérité ou à la décadence. Les vrais historiens de notre temps commencent à mettre ces causes en lumière : et l’on entrevoit l’ensemble des monuments qu’ils élèvent ainsi pour les localités, les provinces et les nations. Chaque œuvre, lorsqu’elle sera achevée, comprendra quatre parties : une galerie des objets produits par le travail de l’homme depuis les temps les plus reculés[77] ; une bibliothèque de tous les documents écrits ; une chronologie complète des faits historiques, justifiée par des renvois aux objets et aux documents[78] ; enfin une suite de monographies spéciales et locales, reproduisant avec toutes les ressources de la science et de l’art la suite des événements, en même temps que l’aspect des choses et le caractère des hommes, de ceux surtout qui, par la pratique du bien ou du mal[79], ont le plus influé sur le sort de leurs contemporains.

Quand la méthode historique aura été définitivement fixée par l’accomplissement de ces travaux, le temps de l’histoire générale sera venu ; mais la première place n’y sera plus occupée, comme dans les œuvres de la plupart des classiques, par les conquérants, par les gouvernants fastueux qui ont enrichi les villes en ruinant les campagnes, et, en général, par de prétendus héros qui ont été, à vrai dire, les fléaux de l’humanité. Les grandes époques de l’histoire ne seront plus liées exclusivement à ces funestes célébrités : elles se rattacheront surtout aux vrais grands hommes dont la mémoire a été trop souvent négligée, c’est-à-dire à ceux qui ont aimé la paix, honoré les Autorités sociales, fortifié la vie rurale, respecté les autonomies locales, protégé les petites nations et, en un mot, créé sans bruit la prospérité publique sur la pratique de l’ordre moral.

Alors on verra apparaître dans toute leur clarté les faits essentiels aux sociétés humaines, et la loi générale de l’histoire[80] : d’un côté, les petites nations pastorales et rurales, conservant les traditions du vrai et du bien dans leurs steppes et leurs montagnes (§§ 64 et 65), loin des mauvaises influences émanant des villes et de la richesse ; de l’autre, les grandes nations, créant leurs cours fastueuses, leurs redoutables armées, leurs villes vouées au luxe et aux arts libéraux, ravageant et illustrant le monde tour à tour, pendant leurs alternances périodiques de vice et de vertu, de décadence et de prospérité.

§ 11

LES SIX PÉRIODES DE L’HISTOIRE, SUR LE SOL DE LA FRANCE.

Depuis l’avènement de Louis XIV, nos gouvernants ont détruit, avec le respect de la Coutume, un des fondements de toute prospérité. Ils prétendent conduire les peuples dans des voies toutes nouvelles ; et s’ils font parfois allusion aux temps passés, ce n’est que pour affirmer la supériorité absolue de leur époque. Ces prétentions ont été généralement encouragées par les écrivains classiques[81] ; elles sont cependant à la fois condamnées, et par les récentes découvertes des savants, et par les dures épreuves que les Français subissent depuis deux siècles. Les fausses théories, propagées au sujet de l’histoire de France, contribuent singulièrement à perpétuer l’état actuel de souffrance. Elles rétrécissent l’esprit français. Elles étendent, en quelque sorte, un bandeau sur nos yeux ; car elles nous empêchent de voir des vérités fondamentales dont nos émules savent tirer un grand profit. La réfutation de ces théories est une des conditions préalables de la réforme.

J’ai saisi avec empressement toutes les occasions qui se sont offertes de connaître l’opinion des vrais savants sur la distinction du bien et du mal dans notre histoire. En attendant qu’un écrivain compétent traite enfin cette grande question, je résumerai ici en peu de mots les résultats de mon enquête.

En ne considérant que les faits essentiels, je vois apparaître successivement, sur notre territoire, trois périodes de réforme et de prospérité, alternant avec trois périodes de corruption et de décadence. Je crois utile de les mentionner séparément ; mais, pour ne point m’écarter de mon sujet principal, je n’insisterai quelque peu que sur les trois dernières ; car, selon la remarque de M. Augustin Thierry (§10, n. 2), c’est surtout par leurs jugements sur ces périodes que nos écrivains favoris ont altéré en France la notion de la vérité.


§ 12

1re PÉRIODE (1600 À 300 AVANT J.-C.) : LA PROSPÉRITÉ
DES GAULES PASTORALES ET AGRICOLES.

Les races de l’Orient qui, dès les époques les plus reculées, vinrent successivement s’établir sur le territoire des Gaules, s’y trouvaient, aux temps historiques, partagées en un grand nombre de clans ou de tribus. Plusieurs de celles-ci étaient profondément divisées par les mœurs et les traditions[82]. La plupart, au contraire, étaient unies par la communauté d’origine. Quelques-unes, tout en gardant leur individualité et leur indépendance, constituaient des confédérations fondées sur des institutions positives.

Les premiers immigrants s’adonnèrent surtout à la chasse, c’est-à-dire à la première industrie qu’exercent les races nomades, arrivant au milieu des forêts où abondent les grands animaux sauvages. Obligés de lutter sans cesse pour se procurer leur subsistance et pour défendre le gibier contre les incursions des peuplades contiguës, les premiers Gaulois se rapprochaient, par l’ensemble de leurs habitudes, des Indiens chasseurs qu’on peut encore observer de nos jours, aux mêmes latitudes, dans les forêts de l’Amérique du Nord. Elles se distinguaient surtout par leurs fermes croyances en Dieu et en la vie future, par le mépris des souffrances physiques et de la mort, par la barbarie de leurs trophées de guerre, par une confiance excessive dans leur personnalité, par leur répugnance contre toute autorité qui ne reposait pas sur une supériorité évidente. Ils l’emportaient par deux traits principaux sur toutes les races primitives dont l’histoire ait gardé le souvenir. Ils acceptaient l’autorité d’un corps de prêtres, de savants et de juges, les Druides, qui se recrutaient librement, sans esprit de caste, parmi les plus éminentes individualités de toutes les tribus, et qui vivaient, loin des bourgades gauloises, disséminés par petits groupes au milieu des forêts. Plusieurs tribus accordaient au caractère de la femme un respect qui ne s’est offert au même degré chez aucune autre race. Ils attribuaient un rôle important à la vierge et à la mère dans le culte, dans la famille, dans l’apaisement des querelles survenues entre les clans, et même dans les rapports internationaux[83].

Fortifiés par ces bienfaisantes influences, les Gaulois réagirent peu à peu, sans se corrompre, contre la rudesse et la férocité de leurs mœurs. Le régime de communauté établi dans chaque clan, selon le génie de la race, fut moins souvent troublé par les prétentions individuelles. Les rivalités traditionnelles des divers clans furent également atténuées par les Druides, qui exerçaient un haut arbitrage sur la race entière, et qui réunissaient dans leurs écoles la jeunesse de toutes les classes dirigeantes. L’influence sociale des femmes s’employa également à adoucir les mœurs et à calmer les dissensions intestines. D’un autre côté, les Gaulois commencèrent de bonne heure à tirer parti des qualités de leur territoire ; et les géographes anciens se plurent à signaler les avantages qui leur étaient assurés par la nature[84]. L’industrie pastorale, importée par tous les immigrants, avec le bœuf et le mouton, des steppes asiatiques et pontiques[85], se développa rapidement sur les hautes montagnes, le long des cours d’eau et dans les clairières des forêts : elle donna aux populations des moyens réguliers de subsistance et des habitudes sédentaires. Le travail agricole, également importé par plusieurs tribus, avec le froment et d’autres céréales, vint plus tard accroître les ressources alimentaires et affermir la stabilité. De petites bourgades, régies par des chefs librement élus, se multiplièrent sur la lisière des forêts, à proximité des eaux vives, des prairies et des champs. Des résidences isolées, accompagnées de métairies, s’élevèrent de toutes parts, près des hauts pâturages et au milieu des forêts offrant des conditions favorables à la chasse, à l’élevage des troupeaux et à la nourriture des porcs. La prospérité devint générale et se manifesta par son symptôme habituel, la fécondité des familles. Elle atteignit ses plus grandes proportions au vie siècle avant Jésus-Christ, et se conserva jusqu’à la fin du ive siècle sans altération sérieuse. Ces trois siècles formèrent la grande époque de la Gaule. Ce fut alors que les races gauloises balancèrent la fortune de Rome, firent trembler les peuples de la Grèce et débordèrent, en quelque sorte, sur l’Europe méridionale, depuis l’Atlantique jusqu’au Pont-Euxin.

§ 13

2e PÉRIODE (300 AV. J.-C. — 496 AP. J.-C.) :
LA DÉCADENCE DES GAULES, SOUS LA DOMINATION DES CITÉS
ET LA CENTRALISATION DES ROMAINS.

Cette prospérité, en créant la puissance et la richesse, fit naître les passions et les vices qui suscitent habituellement la décadence. L’oubli de Dieu, l’orgueil et tous les maux qui en dérivent, se développèrent alors rapidement chez un peuple impressionnable, qui avait dû ses succès à la valeur des individus plutôt qu’à l’organisation de la société ; qui n’avait pas réussi à constituer la propriété libre et individuelle ; qui enfin, voulant dominer les autres peuples, n’avait pu asseoir chez lui le principe d’autorité, ni dans la famille, ni dans le clan, ni dans la nation.

Les familles enrichies par l’industrie manufacturière, l’exploitation des mines et le commerce, prirent peu à peu l’influence qui avait appartenu jusque-là aux familles illustrées par de grands services. Le système électif et le régime des clientèles accordèrent bientôt aux largesses des riches l’autorité qui appartenait précédemment à la sagesse des Druides et au courage des guerriers. À partir de ce moment, l’activité nationale sembla adopter pour but le luxe des vêtements, des meubles et des repas. Alors s’organisèrent de toutes parts, au grand étonnement des voyageurs, ces immenses et interminables banquets auxquels les nouveaux patrons convoquaient leurs clients, souvent même des populations entières[86].

La décadence, due à un progrès de richesse qui n’avait pas pour contre-poids le progrès des mœurs, fut singulièrement aggravée par le changement des habitudes de résidence. L’exemple des colonies étrangères du littoral méditerranéen, les rapports établis avec les colonies gauloises de la Cisalpine, les expéditions dirigées vers les régions méridionales, firent naître l’admiration pour la civilisation matérielle des Grecs et des Romains. Les nouvelles classes dirigeantes exagérèrent désormais, au lieu de le réprimer, l’instinct funeste qui avait toujours porté la race gauloise à constituer des agglomérations travaillées par des discordes intestines. Elles abandonnèrent peu à peu leurs domaines à foyer central (§ 46) des rivages de la Manche, des Pyrénées et des autres pays d’élevage, les bourgades à banlieues morcelées (§ 46) des vallées ou des plaines à céréales, et même les résidences d’été des montagnes et des forêts (§ 12). Elles se groupèrent avec leurs richesses dans des cités entourées de murs, et elles constituèrent ainsi naturellement la domination abusive qui fut dès lors exercée par ces cités sur les campagnes. Cette domination contribua beaucoup à la désorganisation sociale de la Gaule. Les faibles liens qui, sous un régime de partages incessants, rattachaient les tenanciers aux propriétaires, subirent, par l’absentéisme de ces derniers, un nouveau relâchement. Les fécondes habitudes du patronage rural furent remplacées par les stériles débats du forum. Les satisfactions, fondées sur le luxe et la violence, remplacèrent celles qui étaient autrefois demandées au travail et à la paix. Enfin, le développement des cités, en concentrant les moyens de défense et d’attaque, organisa, à vrai dire, l’antagonisme des tribus gauloises, et substitua les guerres générales aux simples luttes de localité.

C’est ainsi que les forces morales et intellectuelles des Gaulois s’affaiblirent, pendant que celles des Romains grandissaient, sous les influences opposées. Tandis que ces derniers se fortifiaient à l’intérieur par la concorde, imitaient les bonnes pratiques de leurs ennemis (§ 62), perfectionnaient la discipline, la tactique et l’armement de leurs troupes, les Gaulois, affaiblis par les discordes intestines et s’exagérant la supériorité de leur race, se faisaient un point d’honneur de demander seulement leurs succès guerriers à la valeur individuelle. Ils méprisaient les moyens de défense, et repoussaient les armes perfectionnées. Ils poussaient l’aveuglement au point de négliger l’art de tremper leurs aciers, dans le temps où ils prodiguaient l’or et l’argent dans leurs costumes de guerre. L’histoire a suffisamment indiqué comment la Gaule dut la perte de son indépendance aux dissensions, à l’imprévoyance, à la présomption et à l’indiscipline de ses races héroïques. Après la conquête, la domination des cités, soumises elles-mêmes à la centralisation de Rome, détruisit peu à peu une nationalité qui reposait depuis quinze siècles sur les mœurs pastorales et agricoles. L’abus de la richesse vint tarir plus que jamais les vraies sources de la prospérité. L’absentéisme des grands propriétaires amena la ruine des tenanciers, puis la désorganisation de l’agriculture. Les riches Gallo-Romains consommèrent improductivement dans les cités les produits de leurs domaines. Ils oublièrent complètement les traditions de leur race ; et ils devinrent, autant que les agents du fisc romain, les auxiliaires de la corruption qui émana de l’autorité sans contrôle des empereurs. Le temps d’arrêt n’apparut, au milieu de cette corruption, qu’après la chute de l’empire, lorsque les Franks, maîtres de la Gaule, commencèrent avec Clovis à se convertir au christianisme.

§ 14

3me PÉRIODE (496-1270) :
LA PROSPÉRITÉ PAR L’ÉMULATION DES DEUX CLERGÉS CHRÉTIENS, SOUS LES INSTITUTIONS FÉODALES.

La décadence, amenée parla désorganisation de l’empire et par l’invasion des barbares, continua à peser sur le pays longtemps après la conversion de Clovis et des Franks. Mais le christianisme, la féodalité et la monarchie féodale, en se superposant peu à peu, vinrent créer un ordre social tout nouveau. Sous leur influence, on vit renaître l’ordre moral et matériel, puis apparaître tous les symptômes de la prospérité.

Le christianisme avait déjà jeté de précieux germes de réforme au milieu de la corruption gallo-romaine. Dès le iiie siècle, l’apostolat des Gaules était commencé, grâce au dévouement de sept évêques[87]. Un siècle plus tard[88], l’œuvre avait produit de grands résultats ; et, vers la fin du ve siècle, au moment où l’empire se dissolvait, elle avait posé, par l’institution régulière des évêchés, les premiers fondements de la réorganisation du pays. Grâce à l’ascendant moral qu’ils avaient acquis, les évêques[89] dominèrent promptement les races germaines, qui envahissaient la Gaule de toutes parts. En cela ils accomplirent une des plus utiles conquêtes dont l’histoire ait gardé le souvenir ; car les barbares du Rhin, corrompus depuis longtemps par le contact des Romains, n’avaient pas conservé toutes les vertus de leurs ancêtres[90]. Plus tard, le haut clergé, se recrutant surtout parmi les sommités de la hiérarchie féodale, établit des alliances abusives entre l’évêché et le fief : il prit le bras séculier pour auxiliaire habituel de la religion ; trop souvent aussi il mit la religion au service de ses passions séculières. Les évêques laissèrent ainsi leur influence morale s’amoindrir ; mais les ordres religieux et le bas clergé y suppléèrent amplement. Les moines continuèrent l’apostolat des premiers siècles ; et ils conservèrent le dépôt des sciences et des lettres[91]. La cure, stimulée par les vertus du cloître, et placée en contact intime avec les populations, conquit les âmes à Dieu par les enseignements et les exemples de chaque jour. Les deux clergés initièrent les classes dirigeantes à l’esprit de charité, que les anciens avaient peu connu ; et ils continuèrent jusque dans les derniers rangs de la société l’œuvre des apôtres. Ils propagèrent dans tous les cœurs les sentiments de fraternité et d’égalité indiqués par la raison et la justice ; et ils concilièrent ainsi les intérêts généraux de toutes les classes. Ils amenèrent sans secousse, à l’insu des Gallo-Romains et des Franks, des riches et des pauvres, des maîtres et des serviteurs, la plus grande révolution qui se fût encore accomplie au sein de l’humanité. Ils créèrent véritablement, au moyen âge, le nouvel ordre social et l’esprit moderne, dont l’origine est injustement attribuée, par plusieurs contemporains, à l’époque actuelle.

Les Franks, après avoir conquis par la force la souveraine puissance et la propriété du sol, ramenèrent sur le territoire de la Gaule deux éléments essentiels à la régénération du pays. Ils restaurèrent par leur pratique même les sentiments d’indépendance personnelle et d’initiative individuelle, que l’absolutisme des empereurs avait étouffés dans toutes les classes de la société, chez les Romains comme chez les peuples conquis. Méprisant, selon la coutume de leur race, le séjour des villes, ils rétablirent par le seul fait de leur résidence les libertés locales des campagnes ; et ils mirent fin à la domination oppressive exercée par les classes urbaines sous le régime antérieur de décadence (§ 13). Les rois franks, en particulier, s’établirent tout d’abord sur de magnifiques domaines ruraux, au milieu de serviteurs et de tenanciers adonnés à la pratique de l’agriculture et des autres arts usuels[92]. Imitée par les Leudes, puis par toutes les Autorités sociales qui prirent part à l’organisation de la féodalité, cette pratique fut l’une des origines principales de la prospérité matérielle et des grandeurs morales du xiiie siècle. Les nouvelles classes dirigeantes, formées par la fusion insensible des Franks et des Gallo-Romains, créèrent à la longue les institutions et les mœurs des Français, en même temps que les clercs modifiaient les sentiments et les idées.

La monarchie vint, à son tour, coopérer à l’œuvre de régénération et compléter l’édifice de la féodalité. La paix publique était suffisamment assurée dans les domaines dépendant d’un même fief, et dans les fiefs relevant de chacune des suzerainetés qui existaient en grand nombre sur le territoire de la France. Mais la guerre éclatait souvent entre les petits suzerains ; en sorte que ceux-ci, les plus faibles surtout, étaient intéressés à organiser une paix durable. Ce grand résultat fut peu à peu obtenu, pour la majeure partie de la France, par l’établissement de la monarchie féodale, qui ne fut d’abord qu’une suzeraineté superposée à toutes les autres. Ce nouveau régime porta tous ses fruits lorsque le pouvoir du roi de France fut accepté par tous les grands vassaux, sans que ceux-ci eussent rien perdu de l’autorité qu’ils pouvaient utilement exercer, sans que la moindre localité cessât de relever directement de son seigneur.

Cette grande époque de bonnes mœurs, de paix intérieure et de prospérité eut pour apogée le règne de saint Louis (1226-1270). La France offrit alors les germes fort développés des meilleures institutions que les sociétés humaines aient créées jusqu’à ce jour. Les familles étaient organisées, dans la majeure partie de la France, selon les deux meilleurs types[93], et elles jouissaient dans la hiérarchie féodale d’une indépendance que les familles de notre temps seraient heureuses de posséder, devant les offices ministériels, le fisc et la bureaucratie. Les moindres communes avaient alors une autonomie vers laquelle nos grandes cités n’oseraient élever aujourd’hui leur pensée dans leurs plus vives revendications[94]. Les ouvriers ruraux, exempts de toute dépendance personnelle[95], étaient liés à leurs patrons par des rapports permanents qui obligeaient également les deux parties, et par les autres pratiques essentielles à la Coutume

des ateliers (§§ 20 à 25). Dans le moindre fief, dans la baronnie, qui offrait l’unité complète du gouvernement local[96], comme dans les circonscriptions plus étendues qui échelonnaient entre la baronnie et l’État, régnait toute l’indépendance compatible avec la conservation de l’ordre social. Quant au souverain placé au sommet de cette puissante hiérarchie, il se croyait lié envers ses sujets par des obligations fort impérieuses[97] : il défendait le pays contre les agressions du dehors ; il conservait à l’intérieur la paix publique ; et il jugeait en appel certaines décisions rendues par les juridictions inférieures. Il conservait d’ailleurs, dans ses rapports avec les gentilshommes, la tradition de l’égalité originelle des Franks. Selon cette même tradition, il les associait au gouvernement de l’État ; ainsi il rédigeait avec le concours des barons, dans des assemblées annuelles, les lois les plus importantes, celles qui tendaient à assurer la pratique du Décalogue[98] ; enfin il donnait personnellement, avec les classes dirigeantes, l’exemple de cette pratique[99].

La prospérité du moyen âge, créée surtout par le christianisme, fut en outre provoquée par l’émulation qui, depuis l’invasion de l’Espagne par les Arabes (en 710), ne cessa de régner, en Occident, entre les chrétiens et les musulmans. La lutte portée en Orient par les croisades fut moins bienfaisante. L’impulsion donnée aux idées par cet immense déplacement d’hommes, se trouva définitivement plus que balancée par la corruption qui fut introduite en Orient parmi les croisés, et par l’oppression qui pesa en France sur les populations, en l’absence de leurs protecteurs habituels[100].

En résumé, la société féodale, éclairée par l’émulation des moines et des séculiers, stimulée par la rivalité des musulmans et des chrétiens de l’Occident, enrichie par l’agriculture et les métiers des communes urbaines, fortifiée enfin, au physique comme au moral, par la suprématie des résidences rurales, créa une constitution plus solide et plus libre que toutes celles du passé.

Les institutions, féodales acquirent chez les Français, sous le règne de saint Louis, le plus haut degré de perfection ; mais elles régnèrent, avec des caractères analogues, chez tous les peuples de l’Occident. En Angleterre, elles se sont développées et ont abouti à la monarchie constitutionnelle, c’est-à-dire à la forme de gouvernement que les grandes nations prennent maintenant pour modèle. En France, il en a été autrement. Sous les influences que je signale aux trois paragraphes suivants, les Français ont sans cesse marché vers la monarchie absolue. Les prétendus progrès, qui, selon les banales déclamations des historiens, dateraient des derniers Valois, de Louis XIV et de la révolution, n’ont guère abouti, en fait, qu’à augmenter, à tous les degrés de la vie sociale, les attributions des gouvernants et la dépendance des gouvernés.

§ 15

4me PÉRIODE (1270-1589) : LA DÉCADENCE, PAR LA CORRUPTION
DES CLERGÉS ET DE LA MONARCHIE, SOUS LES DERNIERS VALOIS.

La force du régime féodal se trouva dans ce fait qu’une multitude d’hommes prenaient, jusque dans les moindres subdivisions du territoire, toutes les initiatives que suggère l’esprit d’indépendance, fécondé par une bonne loi morale et une énergique volonté. Sa faiblesse résulta de l’absence habituelle des contrôles qui auraient dû surveiller et contenir ces initiatives. Les peuples souffrirent souvent des abus de l’autorité pendant les siècles qui suivirent l’invasion des races germaines. Au milieu de leurs souffrances, ils conçurent naturellement de vives sympathies pour deux institutions qui vinrent successivement organiser le contrôle des pouvoirs locaux : pour l’Église, qui tempéra par l’esprit de charité l’usage de la force, et qui inspira aux âmes d’élite les sublimes dévouements de la chevalerie ; pour la monarchie, qui affermit la paix publique en groupant les forces éparses, et en établissant la justice du roi, avec le concours des légistes. Mais, en évitant un écueil, les populations se heurtèrent bientôt à un autre : l’exagération et l’abus, atténués au sein du corps féodal, prirent de grands développements parmi les auxiliaires de la papauté[101] et de la monarchie féodale. Du IXe au XIe siècle, les papes, excités par l’opinion publique à s’immiscer dans les intérêts temporels, dominèrent de plus en plus les souverains laïques ; mais la corruption des clercs grandit aussitôt (§ 14, n. 13) dans la même proportion que leur pouvoir. Certaines autorités ecclésiastiques s’habituèrent à compter sur la force du bras séculier, pour sauvegarder les croyances que leurs prédécesseurs faisaient naître par les efforts de leur éloquence et les exemples de leur vertu. Les admirables ressources morales et matérielles que le christianisme avait créées furent en partie neutralisées par les entreprises violentes des empereurs allemands contre la papauté, par les envahissements de l’Islam, par les machinations des antipapes, par les désordres qui furent la conséquence des croisades, et par les cruautés que suscita la répression des hérésies.

À la vue de ces maux, les peuples perdirent le souvenir des bienfaits que leur avait d’abord assurés l’immixtion des clercs dans le gouvernement temporel des États. Ils reportèrent sur la monarchie féodale toutes leurs espérances ; et celles-ci s’accrurent singulièrement, vers la fin du XIIIe siècle, lorsque le règne de saint Louis eut montré l’heureuse influence qu’exercent, en ce qui touche les intérêts temporels, des autorités laïques sagement pondérées, soumises aux préceptes du Décalogue et de l’Évangile (§ 14). Mais là encore survinrent de graves mécomptes. Les successeurs de saint Louis ne respectèrent pas les libertés locales, qui avaient fait la grandeur de la féodalité. Abusés par les légistes[102], ils détruisirent les gouvernements locaux qu’ils auraient dû seulement contrôler, et ils prirent de plus en plus pour idéal l’absolutisme des empereurs romains. La corruption des gouvernants reparut avec ce triste régime : elle vint compléter le mal produit par l’absolutisme du clergé ; et, sous cette double influence, se produisit une nouvelle décadence de trois siècles.

Ainsi qu’il était arrivé précédemment, les caractères de cette quatrième période de notre histoire apparurent par degrés insensibles. De même que les semences de réforme avaient lentement germé au milieu de la décadence des Gallo-Romains, les symptômes d’une rechute s’étaient souvent montrés au milieu de la prospérité des sociétés féodales. Comme dans tous les temps, le mal inséparable de la nature humaine s’était perpétué par les guerres locales et les expéditions lointaines. Mais, dès le commencement du XIVe siècle, la corruption fut à la fois inoculée au corps social par les clergés que les peuples avaient enrichis, par les rois et les légistes que l’opinion avait grandis pour tempérer les abus de la féodalité.

L’Église romaine, qui pendant neuf siècles avait été l’exemple du monde, devint peu à peu l’un des foyers de la contagion[103]. Ses désordres aboutirent parfois à une véritable désorganisation, pendant les querelles soulevées par l’élection des papes. La corruption cléricale se répandit en France, malgré les efforts ou les protestations de saint Bernard (1091-1153), d’Innocent iii (1161-1216)[104], du cardinal Pierre d’Ailly (1350-1420) et du docteur Jean Gerson (1363-1429). Le mal introduit par les dignitaires ecclésiastiques se propagea peu à peu ; et, au milieu du siècle suivant, il avait envahi la masse des deux clergés[105]. Le spectacle de ces désordres contribua beaucoup au succès de la réforme protestante (1530-1540). Des hommes ardents se firent huguenots pour restaurer le règne du bien ; mais, par cette résolution, ils fournirent à beaucoup d’autres l’occasion de troubler l’ordre social dans leur propre intérêt ; et de là vinrent les passions, les guerres et les massacres qui signalèrent cette triste époque. Quant aux hommes modérés, ils s’indignèrent des scandales donnés, au nom de la foi, par des catholiques et des protestants également indignes du nom de chrétiens. Peu à peu la raison révoltée fit naître parmi eux le doute, puis le scepticisme, dont la tradition était oubliée par notre race depuis la dissolution de l’empire romain. Telles furent les dispositions d’esprit dans lesquelles Michel Montaigne écrivit ses Essais (1572-1580), et Pierre Charron son traité De la Sagesse (1601)[106].

En Italie, toutes les classes dirigeantes, agglomérées dans les villes où elles se plaisaient à créer leurs somptueuses résidences, s’étaient associées aux désordres des clercs. À Rome, Alexandre vi (1492-1503) et les Borgia, abusant des revenus de l’État romain et des dons de la chrétienté, avaient reconstitué en Occident les corruptions du paganisme[107]. À Florence, les Médicis, les nobles et les bourgeois, enrichis par un commerce immense, devançaient à leur tour, dans le luxe et la débauche, les autres villes de la Péninsule[108].

En France, les rois, les princes apanagés, les seigneurs suzerains et leurs courtisans, établis désormais dans les villes, donnèrent souvent le mauvais exemple dès le début de cette époque. Mais la masse de la noblesse, fidèle à ses résidences rurales, conserva d’excellentes mœurs jusqu’à la fin du XVe siècle[109]. Également apte aux travaux de la guerre et à ceux de l’agriculture, jouissant d’ailleurs d’une complète indépendance[110], elle fit souvent l’admiration des voyageurs qui visitèrent la France à cette époque. On s’explique donc la perturbation profonde que les guerres d’Italie, entreprises par Charles VIII, Louis XII et François ier (1494-1525), jetèrent dans les idées et les mœurs de jeunes gentilshommes élevés avec les sévères habitudes de cette vie rurale. Dès la première campagne, la réputation de sainteté qu’avait, en Italie, la noblesse française se trouva perdue[111]. Pendant leur séjour à Naples, Charles VIII et l’armée en vinrent à dépasser ceux qui leur avaient inoculé le mal : ils les scandalisèrent par leur corruption non moins que par leur arrogance.

François Ier et ses successeurs développèrent dans leurs cours fastueuses les vices importés d’Italie par les armées. Ils aggravèrent le mal en s’alliant aux Médicis et en attirant près d’eux une colonie d’Italiens. À partir de ce moment, les derniers Valois et leurs courtisans contribuèrent beaucoup plus que les clercs à détruire les vertus inculquées à la race française par huit siècles de progrès moral (§ 14). C’est sous cette double influence qu’on vit se produire successivement l’oubli du Décalogue et le retour aux idées du paganisme ; une sorte d’institution de l’adultère, avec tous les autres désordres de la vie privée ; l’affaiblissement des habitudes de liberté et de dignité personnelles, que les Franks avaient communiquées à la nation[112] ; la désorganisation de la vie publique, par les guerres politiques et religieuses ; l’intervention du roi d’Espagne et du pape dans les discordes intérieures ; le schisme, puis le scepticisme ; enfin la conclusion suprême des époques de décadence, la chute de la dynastie.

§ 16

5me PÉRIODE (1589-1661) : LA PROSPÉRITÉ, PAR L’ÉMULATION DES ÉGLISES CHRÉTIENNES, SOUS LES DEUX PREMIERS BOURBONS.

Deux règnes réparateurs comblèrent en partie l’abîme creusé par trois siècles de décadence, et rendirent à la France la prospérité. Les deux premiers Bourbons furent loin de posséder les quatre groupes de qualités nécessaires aux souverains qui, succédant à une longue époque de corruption, doivent lutter contre des passions subversives et faire appel au régime de contrainte (§ 8). Ils n’eurent à la fois, ni l’un ni l’autre, comme leur aïeul saint Louis, la vertu, la perspicacité et l’énergie. Mais chacun d’eux eut un jugement sain et s’en servit pour se compléter lui-même, en faisant appel à de grands hommes, et en les maintenant au pouvoir, malgré les intrigues de ses courtisans ou les révoltes de son propre orgueil.

Henri IV (1589-1610) posséda à un haut degré la perspicacité et l’énergie. Il conserva toute sa vie la corruption qu’il avait puisée à la cour des derniers Valois[113] ; mais il s’attacha avec prédilection les hommes qui se distinguaient le plus par leurs vertus privées.

Pendant les dix premières années de son règne, le roi, grâce au concours de ses habiles collaborateurs, restaura complétement les affaires intérieures du royaume. Il supprima peu à peu l’immixtion des étrangers, c’est-à-dire le plus apparent symptôme de la décadence ; puis, par un mélange de force et d’adresse, il mit fin à la guerre civile. Il tarit dans leur source l’antagonisme social et le scepticisme, en provoquant le retour aux pratiques du christianisme ; et il atteignit ce but en établissant le premier, dans un grand État catholique, la liberté des dissidents. L’édit de Nantes (1598) fut le couronnement de l’édifice ainsi élevé à la paix intérieure. Il donna momentanément aux protestants des garanties qui étaient commandées par le souvenir de massacres récents, mais qui, étant au fond incompatibles avec la sûreté de l’État, furent supprimées sous le règne suivant. Malgré ce vice organique, l’Édit produisit presque immédiatement d’inestimables bienfaits : il ramena, par une émulation salutaire[114], les deux cultes rivaux à la pratique de leurs principes communs ; et il rétablit parmi les classes dirigeantes l’observation du Décalogue.

Pendant la seconde moitié du règne, le roi s’adonna plus spécialement à la restauration des affaires étrangères, qui avaient été profondément désorganisées pendant les désordres de la Ligue. Il s’inspira constamment de deux principes qui dérivent de l’esprit de justice, et qui assureront toujours un légitime ascendant aux grandes nations. Il montra en toute circonstance un vrai respect pour l’indépendance des petites nations. Il fut toujours prêt à s’allier avec elles pour repousser les agressions de leurs puissants voisins.


Louis XIII (1610-1643) donna dès son plus jeune âge des preuves extraordinaires de jugement et de vertu. L’histoire n’a révélé jusqu’à ce jour, chez aucun souverain, une disposition aussi précoce à pratiquer la loi morale. Il témoigna en toute occasion son mépris pour les mœurs grossières qui avaient été propagées par les Valois, et qui se montraient, avec un cynisme incroyable, même chez les femmes chargées du soin de sa première enfance[115]. Il fut naturellement porté à respecter Dieu[116]. Accueillant avec répugnance les concubines et les bâtards dont la société lui était imposée[117], il fut cependant pénétré de respect et d’admiration pour son père et son roi[118]. Il donna toute sa vie l’exemple de la chasteté : il réagit à sa cour contre les mœurs du règne précédent[119] ; et il contribua ainsi à la réforme intellectuelle et morale[120] accomplie, au milieu de la société de cette époque, par Mme de Rambouillet, sa célèbre fille, et les nobles dames qui gouvernèrent, avec l’ascendant de l’esprit, de la grâce et de la vertu, les hôtels de Rambouillet, de Longueville, de Condé, d’Albret et de la Rochefoucauld. Malheureusement une éducation vicieuse et une constitution maladive entravèrent le développement de la perspicacité et de l’énergie qui se montrèrent souvent chez le roi. Mais ce prince eut le rare mérite de déléguer son autorité à Richelieu, et de la lui conserver avec autant de fermeté que d’abnégation. Conseillé par Richelieu mourant, il s’attacha ensuite Mazarin ; il lui laissa, par testament, la direction de la Régence qui gouverna la France pendant la minorité de Louis XIV (1643-1651) ; il assura ainsi, jusqu’à la mort de Mazarin (1661), la continuation des meilleures traditions des deux règnes. La grande institution de Louis XIII et de Richelieu fut l’Édit de grâce (1629), qui, après la prise de la Rochelle, enleva aux protestants la liberté de la révolte, mais leur laissa toutes les libertés dont ils pouvaient faire un utile emploi. Jamais souverain, vainqueur de la rébellion, n’usa de la victoire avec plus de mesure et d’intelligence. Ici d’ailleurs la modération, unie à la force, se montra, comme toujours, féconde en bons résultats.

Sous le règne de Louis XIII, ainsi qu’aux précédentes périodes de prospérité (§§ 12 et 14), les croyances religieuses furent le vrai mobile de tous les progrès. Cette vérité eut alors un caractère particulier d’évidence : car la réforme fut presque instantanée ; et il fut plus facile que jamais de rattacher à la cause première les quatre grands résultats qui se produisirent simultanément vers le milieu du XVIIe siècle.

Les protestants, n’ayant plus le pouvoir d’agiter l’État, ne pouvant guère compter, ni sur les faveurs de la cour, ni sur l’appui des gouvernants, mirent une ardeur inouïe à fonder leur influence sur l’agriculture, l’industrie manufacturière et les autres arts usuels. Les catholiques, de leur côté, suivirent peu à peu, quoique de loin, les protestants. Cette émulation se produisit, dans la paix des esprits, à une époque où les gouvernants des îles Britanniques et des États allemands, moins justes et moins perspicaces que Louis XIII et Richelieu, excitaient leurs peuples aux discordes religieuses. Elle amena bientôt un développement de travail et de richesse que l’Europe n’avait jamais connu.

L’émulation entretenue par la discussion pacifique des dogmes et des principes fut encore plus ardente ; elle fut aussi plus particulièrement féconde pour les catholiques[121]. Elle suscita chez ces derniers une foule d’individualités éminentes, parmi lesquelles brillèrent surtout François de Sales, Vincent de Paul, Jeanne de Chantal, Olier, de Rancé et Bossuet. Elle rendit à l’Église de France la sainteté et l’éclat qu’on n’avait guère revus depuis les temps de saint Louis et de saint Thomas d’Aquin.

Les armées françaises s’associèrent avec gloire à la propagation des principes établis par les deux premiers Bourbons. Elles en étendirent les bienfaits à l’Allemagne, de concert avec les Suédois : elles firent prévaloir, malgré la maison d’Autriche, la liberté religieuse et l’indépendance des petites nations. C’est par le dévouement à ces grandes causes que s’élevèrent tant d’hommes de guerre illustres, à la tête desquels brillèrent Turenne et Condé.

Le mélange de liberté, de réserve et de passion, qui caractérisa les controverses religieuses de cette époque, ennoblit singulièrement les esprits, et remplaça l’ancien antagonisme par d’admirables rapports sociaux. Gassendi, Peiresc, Fermat, Pascal et Descartes imprimèrent aux sciences une impulsion extraordinaire. Malherbe, Corneille, la Fontaine, Molière[122], Boileau[123], Racine[124], Ant. Arnauld, Lemaistre de Sacy, Nicole, Fléchier et Bossuet[125], donnèrent à la littérature française son plus haut degré de perfection. Enfin des femmes éminentes, dont les charmes et les vertus ont été souvent célébrés, groupèrent sous leur gracieux patronage les représentants de toutes les grandeurs de cette époque : elles fondèrent l’harmonie sociale sur la culture des sciences et des lettres, et sur la pratique de la vertu ; elles communiquèrent à l’esprit français la grâce et la mesure, et elles introduisirent ainsi dans les mœurs la tolérance que les gouvernants avaient établie dans les lois. Sous ces divers rapports, elles élevèrent chacun de leurs salons à la hauteur d’une institution[126].

Ce fut alors que les classes dirigeantes de l’Europe, dominées par un juste sentiment d’admiration, adoptèrent la langue, les idées et les mœurs de la France[127]. Heureux notre pays, si Mazarin, vainqueur de la Fronde en 1651, eût fait preuve du discernement que Richelieu montra, en 1629, après avoir vaincu les protestants révoltés. Que de maux nous eussent été épargnés depuis deux siècles (§ 17), si la noblesse, les parlements et la bourgeoisie, mis hors d’état d’abuser de leur pouvoir, avaient réussi dès lors à fonder les institutions[128] qui auraient dû arrêter les usurpations et contrôler les actes de la royauté ! À cet égard, au surplus, Mazarin ne se montra, ni plus perspicace, ni plus modéré que les autres hommes d’État de ces deux grands règnes. Tous demandèrent la réforme aux faciles procédés du pouvoir absolu. Ils rétablirent la prospérité à l’aide d’institutions efficaces, mais dangereuses : car, dans les mains de successeurs inhabiles ou corrompus, le pouvoir absolu devait promptement ramener la décadence. Cependant l’absolutisme monarchique ou populaire, fondé sur la contrainte ou la violence, est resté, depuis la réforme des deux premiers Bourbons, le procédé favori des Français : il a pu momentanément obtenir de grands succès ; mais il a toujours abouti à l’abus ou à l’impuissance.

§ 17

6me PÉRIODE (DEPUIS 1661) : LA DÉCADENCE, PAR LE SCEPTICISME, SOUS LA CORRUPTION DE LA MONARCHIE ABSOLUE ET LES VIOLENCES DE LA RÉVOLUTION.

L’époque précédente fut loin d’offrir une supériorité absolue sur celle de la féodalité (§ 14). La réforme des deux premiers Bourbons avait été plus rapide, la prospérité avait eu plus d’éclat ; mais les résultats furent moins durables. Le nouveau régime offrait, en effet, deux vices qui avaient déjà ruiné l’ordre social sous la domination des Romains (§ 13) et des derniers Valois (§ 15).

Les classes influentes avaient heureusement réagi contre la corruption (§ 16) ; mais, au lieu de revenir aux habitations rurales des Gaulois (§ 12), des Franks et des seigneurs du xiiie siècle (§ 14), elles avaient fixé à Paris leurs principaux établissements. La royauté elle-même s’était rattachée à la vie urbaine par sa résidence, ses mœurs et ses idées. En créant l’ascendant social de la France sur toutes les nations, elle avait effacé le souvenir de ses anciens abus et acquis beaucoup de force dans l’opinion des peuples. Mais en même temps elle avait cédé à l’entraînement qui porte les meilleurs pouvoirs à exagérer leur principe : elle avait affaibli outre mesure les initiatives individuelles et les autonomies locales qui, pendant huit siècles (§ 14), avaient lentement enraciné la prospérité dans notre sol, qui en outre, à l’époque suivante (§ 15), avaient résisté pendant trois siècles à la décadence émanant des clercs et des gouvernants.

À la fin de la cinquième période, la royauté avait acquis l’ascendant nécessaire pour faire le bien sans être entravée par aucune résistance ; mais les Autorités sociales (§ 5) des campagnes et des villes avaient perdu les institutions qui leur permettaient autrefois de préserver les localités contre l’invasion du mal. Ces Autorités étaient désormais incapables d’opposer à la monarchie, devenue dominante, le contrôle que saint Louis avait exercé si utilement sur les pouvoirs locaux de la féodalité. De là, des éventualités redoutables qui ne tardèrent pas à se réaliser. Ce qui avait été fait par la vertu et le dévouement de quatre grands hommes, Henri IV, Louis XIII, Richelieu et Mazarin, fut détruit par les vices et l’égoïsme d’un seul roi. À la funeste influence dérivant de la corruption du souverain, vint se joindre la longue durée de son règne : tandis que l’action personnelle des deux premiers Bourbons ne s’était exercée que pendant un laps total de quarante-sept ans, celle de Louis XIV pesa pendant cinquante-quatre ans sur le pays.

Le règne de Louis XIV fut caractérisé par quatre circonstances principales. Il étala avec un cynisme inconnu jusque-là chez des chrétiens les désordres de la vie privée du roi. Il continua, et fit définitivement aboutir, la marche les gouvernements antérieurs vers le pouvoir absolu[129]. Il détruisit les institutions et les mœurs, souvent même il découragea les hommes qui avaient créé le plus florissant royaume de l’Europe : il empiéta par ses actes et ses principes (n. 1) sur les libertés traditionnelles du clergé ; il épargna encore moins la noblesse ; et il propagea ainsi cette triste égalité qui se produit par voie d’abaissement. Enfin il transmit à ses successeurs le royaume ruiné par la guerre et les impôts, affaibli par l’exécration des peuples, et complètement épuisé de grands hommes.

Cependant les nations ne sauraient passer sans transition, même sous les plus mauvais gouvernements, de la prospérité à la décadence. Les vertus et les talents créés sous le régime antérieur ne furent point subitement annulés par les vices et l’ignorance du roi. Aussi peut-on remarquer, dans ce qui a été nommé si improprement « le grand règne », deux parties assez distinctes : la première (1661-1682), marquée par le retour de la corruption des mœurs, avec la continuation de la prospérité intellectuelle et matérielle ; la seconde (1682-1715), signalée, dans l’ordre intellectuel et matériel, comme dans l’ordre moral, par une décadence qui se continua jusqu’à la mort du roi[130].

Marié en 1660 à une princesse admirée pour sa grâce et sa vertu, le roi, dès 1661, choisit une concubine ; en 1663, il lui donna un haut rang à la cour ; il installa avec éclat une seconde concubine en 1668, six ans avant la retraite définitive de la première, puis une troisième en 1678. Dès 1673, il commença à légitimer ses bâtards, fruits d’un double adultère, affichant ainsi le mépris des lois divines et humaines. Dès le début du règne, le roi s’adonna également aux fastueuses constructions et aux goûts luxueux qui commencèrent la ruine de l’État et des familles appelées à la cour. Il pervertit ainsi, de proche en proche, les classes influentes, et notamment : les nobles établis en province, mais alliés aux courtisans ; les financiers et les bourgeois, appelés en grand nombre aux fonctions publiques ; les dignitaires ecclésiastiques, mêlés aux scandales et au luxe païen de la cour (§ 41, n. 5 et 6) ; enfin et surtout les écrivains subventionnés, qui affermirent pour longtemps la corruption en reprenant la tradition des panégyristes d’Auguste, et en en versant dans les travaux historiques la notion du bien et du mal. Pendant cette première partie du règne, le roi annonça bruyamment la volonté de gouverner lui-même ; mais, en fait, pour l’administration générale comme pour la guerre, il délégua d’abord son autorité aux hommes que le règne précédent avait formés. Cependant, sous la pression d’un maître orgueilleux, ces hommes ne purent toujours rester dans la voie où Richelieu et Mazarin les avaient tenus. Ils obtinrent les brillants résultats qui ont été cités à tort comme l’indice de la supériorité du souverain, mais qui furent seulement l’emploi et souvent l’abus des forces accumulées par ses prédécesseurs. Cette prospérité était bien étrangère à la personnalité du roi ; car elle s’éteignit à mesure que la mort lui enlevait ses auxiliaires. C’est ainsi que la mort de Turenne (1775), puis la démission de Condé après l’heureuse défense de l’Alsace, mirent fin à l’ère des conquêtes, et contraignirent le roi à conclure péniblement la paix de Nimègue (1778-1779).

Pendant la seconde partie du règne, les scandales donnés par le roi diminuèrent et prirent fin peu à peu, sous l’influence de Mme de Maintenon, d’abord gouvernante des bâtards de la deuxième concubine, puis unie au roi par un mariage secret (1684). Mais les avantages de ce retour vers le christianisme furent plus que balancés par l’extension de l’esprit de tyrannie, qui fut dès lors appliqué à la religion comme au gouvernement temporel. La persécution des protestants, qui avait commencé avec le règne[131], s’aggrava sans cesse[132], et aboutit enfin à la spoliation, à l’exil et aux massacres. Et, dans ce nouvel attentat contre la tradition et la justice, on rencontre encore les passions du roi opposées aux sentiments de ses meilleurs conseillers[133]. Beaucoup d’évêques français approuvèrent après coup cet acte déplorable : aucun d’eux ne paraît l’avoir conseillé ; et quelques-uns s’opposèrent courageusement à la persécution[134]. La révocation de l’édit de Nantes est l’évidente réfutation des panégyristes de Louis XIV. Elle fit déchoir la France de la haute situation où elle s’était élevée, surtout de 1629 à 1661 (§ 16) : elle tarit l’une des principales sources de la prospérité intérieure, pour en répandre les bienfaits sur l’Angleterre, la Hollande et l’Allemagne du Nord ; enfin elle souleva contre la France des sentiments de haine[135] qui amenèrent bientôt les désastres d’Hœchstædt (1704), de Ramillies et de Turin (1706), d’Oudenarde (1708) et de Malplaquet (1709). La décadence de la fin du règne coïncide, en s’aggravant sans cesse, avec la mort ou la démission des derniers hommes de mérite que le règne précédent avait formés, savoir : de Colbert (1683), de le Tellier (1685), de Louvois (1691), de Luxembourg (1695), de Pomponne (1699), de Catinat (1701) et de Vauban (1707). Elle se produit d’ailleurs en même temps qu’arrivent aux affaires des hommes incapables, tels que Chamillard en 1699, Villeroi en 1701, et Voysin en 1709[136]. Ces deux derniers suivirent la tradition habituelle des favoris dans les cours tyranniques et corrompues : après avoir donné le spectacle de leur incapacité, ils se signalèrent par leur trahison envers le souverain qui leur avait confié l’exécution de son testament. Au surplus, les mémoires du temps ont suffisamment fait connaître la décadence morale ramenée au sein des classes dirigeantes par le prétendu « grand règne » : l’abaissement de la noblesse par les habitudes de domesticité organisées, depuis 1682, au château de Versailles[137] ; la grossièreté de mœurs montrée, comme au temps de Henri IV, par les plus grandes dames de la cour[138] ; enfin la haine de la religion et l’hypocrisie provoquées par la superstition et l’intolérance, qui se développaient chez le roi avec les défaillances de la vieillesse et la crainte de la mort[139].

L’opinion publique est maintenant fixée sur les scandales qui signalèrent les déplorables gouvernements du Régent et de Louis XV ; cependant elle peut être utilement complétée en quelques points. Le Régent ne fut pas, comme on l’a dit souvent, l’auteur de la corruption : il étala avec une cynique franchise celle que Louis XIV avait créée par l’exemple de sa vicieuse jeunesse, puis stimulée par l’intolérance de sa tardive vertu. Son gouvernement fut moins nuisible à la France que ne l’eût été, pendant le même laps de temps, la continuation du règne précédent. Il ne put introduire dans les habitudes de la cour la libre pratique du vice, sans tolérer jusqu’à un certain point la libre expansion de la pensée. Sans doute cette liberté s’employa souvent, dans le cours du XVIIIe siècle, à répandre le scepticisme, et par suite à désorganiser la société ; mais sous ce rapport elle n’eut pas une action plus funeste que le régime de contrainte et d’hypocrisie inauguré par Louis XIV. La liberté de l’erreur et du vice, l’une des nouveautés de l’ancien régime en décadence, fut d’ailleurs quelquefois un stimulant pour la vérité et la vertu. Elle épargna à la France l’un des plus grands avilissements que puisse subir une nation, la quiétude dans l’ignorance et la corruption[140]. Elle assura indirectement, par la culture des lettres, la propagation des idées justes[141] qui se rencontrent, au milieu de beaucoup d’erreurs, chez les grands écrivains de cette époque. Au milieu de la décadence qu’impliquait au fond la perte de l’ordre moral, elle conserva momentanément à la langue française l’ascendant qui lui était acquis depuis le siècle de Descartes[142]. Le Régent et Louis XV suivirent d’ailleurs la marche des souverains précédents vers l’établissement du pouvoir absolu, et surtout vers la destruction du gouvernement local (§ 68). Ils enlevèrent, autant qu’il dépendit d’eux, la tutelle morale des populations aux Autorités sociales (§ 5), c’est-à-dire à ceux qui, sous la salutaire influence du travail, pratiquent le mieux la vertu. Ils ne demandèrent désormais à ces Autorités ni appui ni contrôle : ils instituèrent, pour les supplanter, des autorités factices, étrangères aux travaux des ateliers ; et ils inculquèrent ainsi la corruption aux localités dépouillées de leurs franchises séculaires.

Louis XVI, suivant les traces de son aïeul saint Louis (§ 14), ramena enfin la vertu sur le trône. Le bon exemple, dont la France était privée depuis plus d’un siècle, fit naître de toutes parts l’espoir de la réforme, et provoqua un des plus admirables élans nationaux dont l’histoire ait gardé le souvenir. Malheureusement le roi ne possédait point les trois autres qualités nécessaires aux souverains et surtout aux réformateurs (§ 16) : il avait peu de jugement et de perspicacité ; il était entièrement dépourvu d’énergie. Il ne put donc ni attirer à lui, ni maintenir au pouvoir les hommes qui eussent été capables de compléter son gouvernement.

Les assemblées révolutionnaires, qui envahirent progressivement l’autorité souveraine, furent encore plus impuissantes à constituer un gouvernement régulier ; car tous les éléments d’organisation leur faisaient à la fois défaut. La Coutume, fondement des bonnes constitutions sociales, avait été discréditée à la fois par le vice des gouvernants et par l’erreur des encyclopédistes[143]. Les traditions les plus indispensables à la vie journalière d’une société avaient été brisées avec les nobles, les clercs et les magistrats qui, au milieu de la corruption du siècle, s’étaient montrés fidèles à la Coutume, à la religion et à la monarchie. Dans toute l’étendue du royaume, les Autorités sociales avaient été privées de leur pouvoir légitime par les empiétements des fonctionnaires : elles n’avaient plus la force de réprimer les attentats commis contre la constitution nationale ; mais elles refusaient du moins de s’associer à l’oppression, quand elles n’avaient pas le courage de la condamner ouvertement. Les assemblées, à mesure qu’elles s’avançaient dans les voies de la violence, furent donc conduites fatalement à s’appuyer sur les individualités les moins estimables. Parmi celles-ci, on vit de plus en plus dominer certaines notabilités scandaleuses du clergé et des anciennes classes dirigeantes ; le personnel inférieur de l’ancienne bureaucratie[144] ; les légistes, qui continuèrent sous les nouveaux gouvernants la funeste mission qu’ils avaient remplie sous les monarques absolus (§ 15) ; des lettrés, corrompus par le patronage et les subventions des cours, ou égarés par des réminiscences classiques et une chimérique notion de la société ; enfin les hommes violents, habiles à soulever dans la rue les passions populaires, et à intimider dans le Parlement ces pusillanimes majorités qui autorisèrent la violation de toutes les lois divines et humaines[145].

Le gouvernement de la Terreur fut le terme extrême de ce mouvement. Il propagea dans la masse entière de la nation les vices et les erreurs qui, sous la monarchie absolue, avaient été inculqués seulement aux classes dirigeantes. Il introduisit, parmi les classes vouées aux travaux manuels, une corruption qui n’a pas cessé de croître en s’alliant à la perte des notions fondamentales de la vérité[146], et qui semble ramener certaines populations aux sentiments de la vie sauvage (J). Par des lois qui pèsent encore sur la France actuelle, il détruisit le respect de Dieu, du père et de la femme (§ 31) ; puis, comme conséquence immédiate, il fit tomber en désuétude les préceptes du Décalogue et la Coutume des ateliers. Il domina la raison par la force brutale, en exagérant jusqu’à l’absurde la notion de l’égalité. Il désorganisa ainsi, dans son principe, la hiérarchie indispensable aux peuples libres et prospères, celle qui se fonde sur la richesse unie au talent et à la vertu[147]. Enfin il ouvrit pour longtemps l’ère des révolutions en excitant la nation française à chercher, sous une nouvelle forme, la pierre philosophale. Depuis lors, en effet, on prétend créer de toutes pièces un mécanisme de gouvernement qui n’emprunterait rien à l’expérience du passé, qui assurerait aux citoyens les bienfaits de l’ordre matériel sans leur imposer le respect de l’ordre moral. Les institutions privées qui datent de cette triste époque, semblent être conçues en vue d’une société où chacun aurait le droit de jouir de tous les avantages sociaux sans être tenu de remplir aucun devoir envers le foyer, l’atelier et le gouvernement local. Mais en même temps les institutions publiques tendent toutes à entraver, par l’immixtion de l’État, les plus légitimes exigences de l’intérêt local et de la vie privée.

On a d’abord peine à comprendre comment la France a pu supporter jusqu’à ce jour un régime si contraire à la pratique de tous les peuples libres et prospères[148] ; mais ce mystère s’éclaircit bientôt pour ceux qui, voulant améliorer cet ordre de choses, se heurtent aux objections (§§ 38 à 49) et aux difficultés (§§ 50 à 61) que la réforme soulève. Cette situation est la conséquence de deux désordres successifs. L’ancien régime est tombé dans le mépris en abusant de l’autorité. La révolution, en s’appuyant sur la violence, n’a pas toujours corrigé les abus ; souvent elle a aggravé le mal[149] et détruit le bien qui subsistait. Il résulte de là que, sur plusieurs points essentiels, la société actuelle offre à la fois les vices de l’ancien régime et ceux de la révolution[150].

Les nombreux gouvernements qui ont succédé au régime de la Terreur se sont tous efforcés d’atténuer l’effet des institutions de cette époque ; mais ils n’en ont guère modifié les principes, soit qu’ils n’aient pas su distinguer le bien d’avec le mal, soit qu’ils n’aient point osé affronter les passions et les préjugés inculqués par ce régime à la nation. Depuis qu’ils sont entrés dans l’ère des révolutions, les Français se distinguent par un caractère qui est entièrement nouveau, même dans leur propre histoire. Ils flottent alternativement vers deux sentiments opposés : le désir d’échapper aux maux présents ; la crainte de retomber dans les abus du passé. C’est ainsi qu’en soixante-deux années, depuis la prise de la Bastille jusqu’à l’avénement du second Empire, ils ont changé dix fois, et souvent par la violence[151], la lettre des institutions et le personnel du gouvernement.

§ 18

LES SYMPTÔMES D’UNE PROCHAINE RÉFORME.

Beaucoup d’hommes qui acceptent les faits et les principes exposés ci-dessus, ont cependant perdu, en ce qui touche la réforme, toute confiance en l’avenir. Ceux qui mettaient leur espoir dans certaines formes de gouvernement (§ 61), se découragent chaque fois qu’ils constatent l’impuissance de leur procédé favori. Ceux qui croient à la chute fatale de certaines nations voient dans nos catastrophes réitérées une nouvelle vérification de leur fausse théorie. Les uns et les autres se persuadent de plus en plus que les Français sont désormais incapables de remonter le courant[152] qui, depuis deux siècles, les entraîne vers la décadence. Pour moi, j’ai été soutenu dans tous mes travaux par la conviction opposée ; et je m’y assure davantage à mesure que je connais mieux les hommes du passé et ceux de mon temps. Je suis porté par les considérations suivantes à penser que la réforme est loin d’être impossible. Cette réforme serait aussi prompte que celles de Louis XIII (§ 16) et de Georges iii (§ 30), si les bons citoyens qui aperçoivent le mal se concertaient et se dévouaient pour ramener le règne du bien[153].

Même après les deux siècles funestes qu’ils viennent de traverser (§ 16), les Français ne se sont point tous résignés à subir la décadence. Ils ne montrent qu’exceptionnellement cette quiétude dans la corruption qui régna longtemps chez certains peuples du Midi. Il est vrai qu’ils se sont constamment égarés dans leurs tentatives de réforme, soit avec les lettrés du siècle passé[154], soit avec les révolutionnaires et les légistes de l’ère actuelle[155] ; mais du moins ils ont toujours manifesté un vif désir de restaurer un meilleur ordre de choses.

D’un autre côté, en se livrant à ces tentatives, les Français n’ont point montré cette légèreté et cette inconstance qu’on se plaît parfois à leur reprocher. On peut même dire qu’à certains égards ils ont eu trop de suite dans leurs idées et leurs actions. Ils ont supporté pendant un siècle les désordres de l’ancien régime en décadence, attendant avec une patience inaltérable que la monarchie absolue nous ramenât enfin, comme au temps de Louis XIII, à la prospérité (§ 16). Désabusés après une si longue attente, et tombant aussitôt dans une erreur nouvelle, ils ont demandé aux révolutions avec la même constance ce que l’ancien régime ne leur donnait plus. Jamais peuple ne fut plus longtemps fidèle à deux idées fausses, après avoir persisté pendant huit siècles dans une idée juste (§ 14).

Ce zèle pour la réforme, cette fidélité pour les principes, ne sont point éteints à notre époque. Ils porteront leurs fruits dès que la France sera rentrée dans les voies de la prospérité, c’est-à-dire, quand la distinction du bien et du mal aura été généralement établie dans les esprits et dans les cœurs.

Les préjugés et les passions qui, depuis le régime de la Terreur, ont empêché la réforme, ne pèsent plus sur la France aussi lourdement que par le passé. Dans la classe des gouvernants, ils se conservent surtout chez les légistes ; mais la constitution actuelle s’est montrée, en certains cas plus apte que les précédentes à tempérer les fâcheux effets de leur influence[156]. Les erreurs de l’ancien régime en décadence et de la révolution persistent jusqu’à présent chez les rentiers oisifs des villes et chez la jeunesse riche, qui dissipe en jouissances sensuelles l’épargne de ses aïeux ; elles se répandent bruyamment chez les populations manufacturières, dont les orateurs fréquentent les nouveaux clubs de Paris et les congrès des pays voisins ; elles se développent par une propagande moins apparente, mais plus redoutable, parmi les populations rurales, abandonnées sans patronage intellectuel et moral à la pernicieuse influence des agioteurs du sol[157] et des cabaretiers[158]. Mais depuis quelque temps ces erreurs sont combattues, parfois efficacement, par les hommes éminents, clercs ou laïques, dont la parole et les écrits amènent sous nos yeux une renaissance de la vie religieuse[159]. Elles commencent à être repoussées avec plus de succès encore par une catégorie nouvelle d’écrivains qui ont conquis, grâce à des talents fort divers, la faveur du public, et qui, mieux que les écrivains religieux proprement dits, sont en situation de corriger l’opinion égarée[160]. Ces travaux agissent sensiblement depuis quelques années sur un grand nombre de mes concitoyens. Je rencontre chaque jour ces symptômes de réforme chez les patrons des grands ateliers manufacturiers et ruraux, chez leurs ouvriers ou leurs collaborateurs de tout rang[161], et chez cette saine partie de la jeunesse qui se propose d’arriver par le travail à la considération publique[162]. Je vois même ces symptômes apparaître, de loin en loin, chez les légistes et les gouvernants, c’est-à-dire chez les classes qui, pendant les époques d’affaiblissement moral, sont les plus réfractaires aux réformes.

Je ne crains même pas que la réforme sociale de la France soit longtemps retardée par l’une des plus redoutables erreurs de notre temps[163], celle qui conseille de constituer par la violence les grands empires aux dépens des petites nations. Ces entreprises injustes pourront encore momentanément troubler la paix de l’Europe ; mais plus les peuples auront à souffrir des maux de la guerre, et plus ils sentiront le besoin de rétablir, dans leurs relations mutuelles comme dans les rapports sociaux de chaque nation, la pratique de l’ordre moral. La France, depuis le règne de Louis XIV, a souvent donné, à ces deux points de vue, l’exemple du mal ; mais, malgré ses erreurs et sa décadence partielle, elle est restée encore plus capable que ses principaux émules de reprendre l’initiative du bien. Elle n’a point complètement perdu la vertu sociale par excellence, signalée par Voltaire à l’un de ses augustes correspondants[164], celle qui la porta souvent à s’intéresser, sans arrière-pensée égoïste, à la prospérité des autres. Puisse-t-elle renoncer à l’esprit de conquête et aux autres idées fausses qui l’ont souvent égarée depuis deux siècles ! Puisse-t-elle reconquérir son ascendant moral du XVIIe siècle, en reprenant les grandes traditions de cette époque : la propagande universelle de la vérité et le protectorat des petites nations !

La persévérance dans la recherche du bien et dans le dévouement à l’humanité, l’aptitude à distinguer le vrai d’avec le faux dans une langue que Descartes et ses contemporains adaptèrent spécialement à cette tâche, sont plus que jamais nécessaires aux peuples de l’Occident[165]. Ces qualités ne seront pas moins honorées dans nos temps de guerres sociales qu’elles ne le furent pendant les guerres religieuses des XVIe et XVIIe siècles. Elles détruiront bientôt les erreurs de l’ancien régime et de la révolution, comme elles triomphèrent, après la chute des Valois, de la corruption propagée par les clercs et les souverains[166].

À la vérité, la corruption et l’erreur ont pris de nos jours des proportions inconnues au temps de Henri iv. Le mal, qui n’avait alors envahi que les classes dirigeantes (§ 15), s’est étendu, comme à l’époque des Gallo-Romains (§ 13), à la société entière. Le doute et l’antagonisme, qui ne se manifestaient que dans la religion, troublent aujourd’hui tous les autres éléments de la vie sociale. La nouvelle réforme sera donc plus difficile que la précédente ; mais la reconnaissance de l’Europe, et l’ascendant moral accordé aux réformateurs, croîtront selon le même rapport que la difficulté de l’œuvre.

Les hommes capables de remplir cette mission ne font point défaut à la France actuelle. Les intelligences supérieures sont même plus communes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient à la grande époque. Du moins le régime actuel est plus apte que celui de Henri IV et de Louis XIII à stimuler ces intelligences ou à les mettre en lumière ; et je ne connais aucune race qui se livre à des efforts aussi soutenus pour conquérir, dans toutes les branches d’activité sociale, la fortune et les honneurs. Nos orateurs et nos écrivains, en particulier, offrent d’admirables talents ; ils acquerraient bientôt une gloire égale à celle de leurs devanciers, si, au lieu de se neutraliser mutuellement par l’orgueil et l’erreur, ils s’unissaient dans une commune pensée de dévouement à la vérité. Ce qui leur manque, c’est l’unité d’impulsion qui, pendant le grand siècle (§ 16), fut imprimée à l’activité des Français : à la politique, par quatre hommes supérieurs ; aux mœurs, par les femmes éminentes de l’hôtel de Rambouillet ; aux arts usuels ou libéraux, par l’émulation des catholiques et des protestants ; à la société entière, par l’esprit chrétien.

Comme aux deux époques précédentes de prospérité (§§ 14 et 16), la réforme viendra surtout du christianisme ; mais elle ne s’accomplira pas nécessairement par les mêmes moyens. En présence d’autres désordres et d’autres ressources, elle prendra vraisemblablement des formes nouvelles. Pour prévoir les principaux traits du nouveau régime, il faut d’abord tenir compte des récentes invasions du scepticisme (§ 39), des maux inhérents aux agglomérations urbaines ou manufacturières (§ 29), et surtout des forces redoutables organisées par l’ambition des grands États (§ 69) ; il faut aussi considérer les institutions civiles et religieuses des peuples libres et prospères qui se préservent le mieux de ces fléaux (§§ 62 à 70). Or, plus j’étudie les hommes et les choses de notre temps, plus j’observe la pratique des Autorités sociales (§5), et plus je m’assure que la septième période de notre histoire, celle que la France entrevit en 1789, aura pour titre : La prospérité, par l’émulation de tous les chrétiens, sous le régime représentatif.

Confiant dans les forces émanant, sous cette influence, de la vraie notion du bien, je ne vois qu’un obstacle absolu à la réforme : les succès momentanés de ceux qui se flattent d’imposer leurs systèmes sociaux par la violence. C’est contre la violence que doivent s’unir désormais ceux qui croient posséder la vérité.

Au milieu des massacres qui, en juin 1848, jetèrent l’effroi dans nos familles, je compris l’urgence de la mission imposée sous ce rapport à tous les Français : je conçus le dessein de quitter les études qui avaient fait le charme de ma jeunesse[167], pour travailler, autant qu’il dépendrait de moi, à conjurer le retour de tels fléaux[168]. Tout m’a conseillé depuis lors de m’attacher à cette entreprise : j’y ai été souvent encouragé, même par les partis dont je froissais certaines opinions ; et je viens encore y donner suite aujourd’hui.

Après avoir établi, dans ce chapitre Ier, certains faits qui me paraissaient être le point de départ de toutes les questions sociales, j’arrive à ceux qui touchent de plus près au sujet spécial de cet écrit. Dans le chapitre II, je décris la Coutume des ateliers ou, en d’autres termes, les pratiques essentielles à une bonne organisation du travail. Il en est de cette Coutume comme de toutes les lois fondamentales : elle est d’une simplicité extrême, et il serait facile de la pratiquer, si elle n’était repoussée par le vice, l’erreur ou la passion. Aussi, tandis qu’un chapitre suffit pour indiquer l’excellence de la Coutume, il en faut quatre pour établir la nécessité d’y revenir. À cet effet je recherche, dans les chapitres III et IV, pourquoi les pratiques de la Coutume ont été abandonnées, et comment on pourra les restaurer. Enfin, dans les chapitres V et VI, je donne la réponse aux objections et la solution des difficultés qu’on oppose à la réforme.

    Charles (Histoire de la Ferté-Bernard. Mamers (Sarthe), 1869 ; 1 br. in-8o, p. 9.)

    en arrière, et l’on eût dit qu’il murmurait une prière. » (Rapport au Conseil de santé des armées sur les résultats du service médico-chirurgical aux ambulances de Crimée, pendant la campagne d’Orient, en 1854-1855-1856, par J.-C. Chenu, docteur en médecine, médecin principal. Paris, 1865 ; 1 vol. in-4o, p. 632.)

    amertume la plus amère et la plus douloureuse est dans la paix, lorsque, en paix du côté des infidèles ou en paix du côté des hérétiques, elle est plus dangereusement combattue par les mauvaises mœurs de ses enfants. » (Histoire des variations des églises protestantes. Bossuet, Œuvres complètes, t. XIV, p.18 ; Paris, 1863 ; 31 vol. in-8o.)

    Ce contraste des deux parties du règne apparaît dans tous les mémoires du temps : il pourrait être indiqué par mille passages extraits de la Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans (édition de G. Brunet ; Paris, 1855). Je me borne au trait suivant, l’un de ceux que l’on peut transcrire sans s’écarter du respect qui doit être gardé envers le lecteur : « Du temps de « la reine et de la première dauphine, il n’y avait à la cour que modestie et dignité. Ceux qui étaient débauchés en secret affectaient en public la retenue ; mais depuis que la vieille guenipe (Mme de Maintenon) s’est mise à gouverner et qu’elle a introduit tous les bâtards dans la maison royale, tout est allé sens dessus dessous.» (T. Ier, p. 307.) — La thèse sur la perte du sens moral se trouve d’ailleurs justifiée, vis-à-vis de son auteur même, par cette indécente qualification adressée à une dame qui contribua tout au moins à diminuer les scandales de la cour.

    perfection qui décelait la lecture assidue de nos bons auteurs, et qui indiquait tout d’abord que le français était vraiment pour eux la langue maternelle. Cet état de choses a pris fin sous l’influence des haines nationales fomentées par la révolution et le premier Empire ; l’éducation des classes dirigeantes actuelles a été liée exclusivement depuis lors à la langue du pays ; le français n’y a figuré que comme étude accessoire, et trop souvent cette connaissance n’est entretenue qu’avec le concours de la plus déplorable littérature contemporaine. Pour garantir leur foyer du danger de ces lectures, les chefs de famille commencent, même en Russie, en Suède, en Allemagne, à diriger exclusivement vers l’anglais les études de leurs enfants !

    La civilisation européenne ne saurait se passer du bienfait de l’unité de langue qui lui a été acquis deux fois, au moyen âge et au XVIIIe siècle. Plus que jamais les classes dirigeantes tendent à se créer un langage commun. Toutes les sympathies convergeraient de nouveau vers la langue française, si nos gouvernements employaient désormais leur influence à conserver la paix en Europe, si surtout nos écrivains, reprenant les traditions du XVIIe siècle, s’inspiraient plus habituellement de la raison et de la vertu.

    demeure, ou leur aura vendu des liqueurs spiritueuses, sera condamné à l’amende. »

    cas, les obligations tant réelles que personnelles sont nettement définies par les chartes et coutumes. Le paysan les acquitte sans répugnance ; il sait qu’elles sont le prix de la terre qui nourrit sa famille ; il sait aussi qu’il peut compter sur l’aide et la protection de son seigneur. » (Léopold Delisle, Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au moyen âge. Évreux, 1851 ; 2 vol. in-8o.)

    Les savants qui ont étudié l’ancienne condition des paysans européens sans se laisser égarer par les passions politiques de notre temps, sont tous arrivés à la même conclusion. Les personnes qui, à cet égard, ont adopté sans examen les préjugés révolutionnaires, renonceront à des erreurs invétérées, si elles veulent bien prendre la peine de remonter, sous la direction des autorités compétentes, aux sources de la certitude. Je signalerai ici notamment les beaux ouvrages de M. Guérard sur l’ancienne France, de M. de Maurer sur l’Allemagne, et de M. l’abbé Hanaüer sur l’Alsace. Ces tableaux fidèles du passé nous montrent les paysans jugeant eux-mêmes par la voie du jury leurs affaires civiles et criminelles, payant de faibles impôts, établissant sans contrôle les taxes relatives aux dépenses locales, ayant enfin devant leurs seigneurs des allures indépendantes qu’aucune classe des sociétés du Continent n’oserait prendre aujourd’hui devant la bureaucratie européenne. (la Réforme sociale, t. III, p. 303. )

    À l’appui de l’opinion de ces historiens spéciaux, on peut citer le récit suivant de Joinville sur l’arrangement qu’il fit avec ses vassaux, lors de son départ pour la croisade. « À Pâques, en l’an de grâce 1248, je mandai mes hommes et mes fieffés à Joinville. Je leur dis : Seigneurs, je vais outre-mer, et je ne sais si je reviendrai. Or, avancez ; si je vous ai fait tort de rien, je vous le réparerai, l’un après l’autre, ainsi que je l’ai accoutumé, à tous ceux qui voudront rien demander de moi ou de mes gens. Je le leur réparai de l’avis de tous les habitants de ma terre ; et, pour que je n’eusse point d’influence, je me levai du conseil, et je maintins sans débat tout ce qu’ils décidèrent. » (Joinville, Histoire de saint Louis, xxv.)

  1. Voir au § 9 la définition de l’Orient et de l’Occident, puis celle de la région centrale qui les sépare.
  2. Je désigne sous le nom d’arts usuels les méthodes de travail qui, par l’effort des bras et des machines ou par l’intervention des agents naturels, produisent, élaborent et transportent la plupart des objets utiles à l’homme. J’appelle l’atelier, selon la notion habituelle, les lieux de travail relevant d’un même chef.
  3. Voir l’épigraphe de l’ouvrage.
  4. Les arts usuels et les arts libéraux. (La Réforme sociale, t. II, p. 19 à 20.)
  5. Voir l’avertissement.
  6. Les Ouvriers européens (O) ; et la Réforme sociale (R).
  7. Cette coutume est fréquente dans beaucoup d’États européens : elle est conservée notamment dans la plupart des districts ruraux de la Grande-Bretagne.
  8. Telle est la coutume en Biscaye. « Un banc, parfois complètement vide, mais devant lequel on voit une lance fichée en terre, ancien symbole de l’autorité, suffit pour faire observer au peuple le même ordre que si le maire était présent. » (Mémoire sur la Biscaye par M. de Trueba, archiviste de la province.) — Société d’économie sociale (P), Bulletin, t. II, p. 267.
  9. Quand le mal est poussé à ses dernières limites, la force armée n’est pas seulement l’auxiliaire des gouvernants, elle devient, en quelque sorte, le principe de leur autorité. Cet état de choses a existé pendant la décadence de l’empire romain ; il paraît se reproduire aujourd’hui en Espagne.
  10. La Réforme sociale, chap. IV, t. II, p. 1 à 208.
  11. Certains peuples ont vivement senti cette vérité ; ils l’ont exprimée par cet énergique proverbe tiré de l’une de leurs professions usuelles : C’est par la tête que pourrit le poisson.
  12. La Réforme sociale, t. II, p. 197.
  13. La Réforme sociale, t. Ier, p. 144. — Voir également ci-après le § 60.
  14. Les Ouvriers des deux Mondes, t. II, p. 145-192.
  15. Les dix commandements de Dieu : — I. Je suis le Seigneur votre Dieu, qui vous ai tirés de la terre d’Égypte, de la maison de servitude. Vous n’aurez point d’autres dieux devant moi. Vous ne ferez point d’images taillées, ni aucunes figures, pour les adorer, ni pour les servir. — II. Vous ne prendrez point le nom du Seigneur, votre Dieu, en vain. — III. Souvenez-vous de sanctifier le jour du Sabbat. — IV. Honorez votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. — V. Vous ne tuerez point. — VI. Vous ne commettrez point de fornication. — VII. Vous ne déroberez point. — VIII. Vous ne porterez point de faux témoignages contre votre prochain. — IX. Vous ne désirerez point la femme de votre prochain. — X. Vous ne désirerez point sa maison, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien qui soit à lui. (Exode, xx, 2 à 17.)
  16. P.-J. Proudhon, qui a publié sur la religion et la science sociale de si profondes aberrations, a été mieux inspiré en analysant le Décalogue : il le ramène à sept groupes de vertus et de devoirs ; puis il conclut en ces termes : « Quel magnifique symbole ! Quel philosophe, quel législateur, que celui qui a établi de pareilles catégories, et qui a su remplir ce cadre ! Cherchez dans tous les devoirs de l’homme et du citoyen quelque chose qui ne se ramène point à cela, vous ne le trouverez point. Au contraire, si vous me montrez quelque part un seul précepte, une seule obligation irréductible à cette mesure, d’avance je suis fondé à déclarer cette obligation, ce précepte hors de la conscience, et par conséquent arbitraire, injuste, immoral. » (De l’Utilité de la célébration du Dimanche, I, 13 et suiv.)
  17. Tel est le rôle que jouèrent en Europe les ateliers ruraux et manufacturiers pendant le XVIIIe siècle, à cette triste époque où Louis XV, Georges II, Frédéric II, Joseph II, Catherine II, et la plupart des petits souverains, violaient ouvertement le Décalogue et propageaient autour d’eux la corruption.
  18. La Réforme sociale, t. III, p. 246 ; note.
  19. Ibidem, t. Ier, p. 60 et 70.
  20. La Réforme sociale, t. Ier, p. 7.
  21. Ibidem, t. II, p. 125 et 397.
  22. Ibidem, t. II, p. 139.
  23. Ainsi, par exemple, au milieu des immenses développements pris, à Paris, par l’industrie manufacturière ou commerciale, les petits ateliers domestiques restent beaucoup plus nombreux que les grands ateliers. En 1860, sur 101,170 ateliers constatés par l’enquête de la chambre de commerce, il existait 62,199 ateliers où le chef travaillait seul ou avec l’aide d’un ouvrier 31,480 ateliers où travaillaient de 2 à 10 ouvriers ; et 7,492 ateliers seulement où travaillaient plus de 10 ouvriers.
  24. Voir, par exemple, la description de deux excellents modèles : le paysan du Lavedan (les Ouvriers des deux Mondes, t. Ier, p. 107) ; le paysan du Lunebourg-Hanovrien (Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II, p. 518).
  25. La Réforme sociale, t. II, p. 44 à 50.
  26. La Réforme sociale, t. II, p. 69 à 76.
  27. La Réforme sociale, chap. III, et notamment p. 324-329.
  28. On est ordinairement le maître de donner à ses enfants ses connaissances : on l’est encore plus de leur donner ses passions. Si cela n’arrive pas, c’est que ce qui a été fait dans la maison paternelle est détruit par les impressions du dehors. (Montesquieu, de l’Esprit des loix, liv. IV, ch. v.)
  29. L’un des traits de mœurs que l’opinion européenne blâme le plus dans le régime actuel de la France, est l’établissement de ces nombreux pensionnats dans lesquels les enfants des classes aisées sont élevés loin des parents, et soustraits aux traditions du foyer domestique.
  30. Voir la description spéciale de la famille-souche (la Réforme sociale, t. Ier, p. 434-448). Avant la révolution, la famille-souche offrait, en France, des caractères excellents qui excitèrent souvent l’admiration des voyageurs. J’emprunte le trait suivant à un Anglais, Arthur Young, qui, ayant adopté nos passions révolutionnaires, vit son ouvrage traduit, en 1793, par ordre du comité de salut public. « Quelques-uns des hôtels de Paris sont immenses, par l’habitude des familles de vivre ensemble, trait caractéristique qui, à défaut des autres, m’aurait fait aimer la nation. Quand le fils aîné se marie, il amène sa femme dans la maison de son père ; il y a un appartement tout prêt pour eux ; si une fille n’épouse pas un aîné, son mari est reçu de même dans la famille, ce qui rend leur table très-animée. On ne peut, comme en d’autres circonstances, attribuer ceci à l’économie, parce qu’on le voit chez les plus grandes et les plus riches familles du royaume. Cela s’accorde avec les manières françaises ; en Angleterre l’échec serait certain, et dans toutes les classes de la société. Ne peut-on conjecturer avec de grandes chances de certitude que la nation chez laquelle cela réussit, est celle qui a le meilleur caractère ? » (A. Young, Voyages en France. Paris, 2 vol. in-12, 1869, t. Ier, p.369.)
  31. La Réforme sociale, t. Ier, p. 301, note.
  32. La Réforme sociale, t. II, p. 10 à 20.
  33. Ibidem, t. II, p. 10 à 20.
  34. Ibidem, t. III, p. 1 à 503.
  35. La folie est liée au cœur de l’enfant, et la verge de la discipline l’en chassera. (Proverbes, xxii, 15.)
  36. Je vous le dis encore une fois, il est plus facile qu’un câble passe par le trou d’une aiguille qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume des cieux. (Matthieu, xix, 24.)
  37. Un rapport officiel résume, dans les termes suivants, les observations faites sur les morts abandonnés par l’armée russe, sur le champ de bataille de l’Alma.
    « La plupart des morts avaient l’air empreint de calme et de pieuse résignation. Quelques autres semblaient avoir la parole sur les lèvres et sourire au ciel avec une sorte de béatitude exaltée. L’un de ceux-ci surtout attira toute mon attention, et je ne pouvais me lasser de le faire remarquer aux personnes qui m’accompagnaient : il était couché un peu sur le côté, les genoux fléchis, les mains levées et jointes, la tête renversée
  38. Les Ouvriers européens, p. 104. Monographie du forgeron bulgare des usines à fer de Samakowa (Turquie centrale).
  39. La Réforme sociale, t. Ier, p. 118.
  40. La Réforme sociale, t. III, p. 239.
  41. Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II, p. 269.
  42. A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. Ier, ch. II.
  43. Matthieu, vi, 31, 33. — On pourrait justifier cette assertion par une foule de faits : je me borne à citer les suivants. Les cérémonies publiques, les sessions du congrès et celles des législatures particulières débutent toujours par des prières. Dans les grandes circonstances, heureuses ou funestes pour la nation, le président invite les citoyens à rendre des actions de grâces à Dieu, ou à faire acte de pénitence. Les magistrats n’acceptent que les témoignages ayant pour garantie la croyance en Dieu (la Réforme sociale, t. Ier, p. 140). Ils sont souvent les auxiliaires de la religion. Ainsi, ils font observer rigoureusement le repos dominical ; ils punissent par la prison les blasphèmes contre Dieu ou les dogmes chrétiens, et par l’amende les jurons inspirés par la colère ; ils protègent contre l’indiscrétion du public les réunions religieuses qui ont lieu dans les temples ou à l’air libre (camp meetings) ; ils exemptent en général du service militaire les ministres de tous les cultes ; ils ne se sont guère écartés de cette coutume que pendant la dernière guerre, et encore ont-ils réservé aux ministres un service en rapport avec leur caractère religieux ; ils veillent à l’exécution des obligations du sacrement de mariage, conféré par ces ministres sans aucune intervention de l’État.
  44. Les traits les plus scandaleux se rapportent aux banqueroutes, aux divorces, aux concussions de certains fonctionnaires, et surtout à certains commerces (§ 60, n. 23) qui, malgré un état de corruption plus ancien, ne seraient tolérés en Europe par aucun peuple.
  45. Ainsi, par exemple, l’État de Massachusets a édicté en 1789, après la conquête de l’indépendance, contre les ivrognes et les joueurs, une loi de contrainte dont l’équivalent ne paraît exister sous aucune des monarchies absolues de notre temps. Selon le texte de cette loi :

    « Les selectmen de chaque commune feront afficher, dans les boutiques des cabaretiers, aubergistes et détaillants, une liste de personnes réputées ivrognes, joueurs, et qui ont l’habitude de perdre leur temps et leur fortune dans ces maisons ; et le maître desdites maisons qui, après cet avertissement, « aura souffert que lesdites personnes boivent et jouent dans sa

  46. Le but principal de nos régimes dits de liberté a été de faire intervenir autant que possible, dans les actes de souveraineté, des hommes élus à cet effet par la nation ; mais aucun de ces régimes, sauf le premier, n’a songé à rendre aux particuliers les libertés privées et locales que Louis XIV avait amoindries et que la Terreur a définitivement détruites. Ces régimes ont duré 27 années, savoir : La lutte de l’ancien régime et des assemblées, 2 années (1789-1791) ; la Convention (après le 9 thermidor) et le Directoire, 5 années (1794-1799) ; la Restauration, 16 années (1814-1830) ; la République de 1848, 4 années (1848-1851).
  47. Les sympathies de la nation se sont, en général, rattachées aux régimes de contrainte ou de gouvernement personnel, en vue de mettre fin aux tiraillements et aux agitations des régimes de liberté. Le moyen a toujours été de conférer la dictature ou tout au moins une influence prépondérante à des hommes choisis en raison de leur mérite propre. Jusqu’à ce jour (juin 1869), ces régimes ont duré 53 ans, savoir :

    La Terreur, 3 années (1791-1794) ; le Consulat et l’Empire, 15 années (1799-1814) ; le règne de Louis-Philippe, 18 années (1830-1848) ; la dictature de 1851 et le second empire, 17 années (1851-1869).

  48. Au moment où j’achève cet ouvrage (octobre 1869), un nouveau changement a été accompli, dans l’organisation de la souveraineté, par le sénatus-consulte du 6-8 septembre 1869. — Après 17 ans de gouvernement personnel, un nouvel entraînement ramène une cinquième alternance de liberté. Cette fois encore, les auteurs du changement n’ont guère pensé qu’au gouvernement central : aucun d’eux ne paraît s’être préoccupé des vraies libertés du gouvernement local, ni surtout de la vie privée.
  49. La Réforme sociale, t. III, p. 345. — Voir ci-après : § 68, n. 18.
  50. La Réforme sociale, t. Ier, p. 59.
  51. Les Ouvriers européens, avec 36 monographies désignées par les chiffres I à XXXVI (O) ; les Ouvriers des deux Mondes, avec 37 monographies désignées par les numéros 1 à 37 (P) ; le Nouvel Ordre de récompenses de 1867 (Q), avec ses 13 prix (P. 1 à P. 13), ses 24 mentions honorables. (M. 1 à M. 24), et ses 5 citations (C. 1 à C. 5). Les sommaires des 73 monographies de familles, et celui des ateliers récompensés en 1867, sont consignés dans les documents annexés (O à Q).
  52. « Il n’y a pas de passion plus violente que la volupté… Par bonheur, il n’y a qu’une passion de ce genre ; car s’il y en avait deux, il n’y aurait pas un seul homme en tout l’univers qui pût suivre la vérité. » (Le Ve précepte de Chakya-Mouni, cité dans le Voyage de Tartarie, de M. l’abbé Huc, t. II, p. 150.)
  53. Les Ouvriers européens, I, p. 56.
  54. Même chez les populations sédentaires de la Russie, de la Suède et de la Norwége, la pêche et la chasse jouent un certain rôle dans l’existence des populations. [Les Ouvriers européens (O) ; voir le § 8 des monographies III, VI et VII.]
  55. Les Ouvriers européens, VI, VII. — Voir aussi, pour la définition des systèmes d’engagement, dans les diverses Organisations sociales, le Tableau inséré dans cet ouvrage, p. 16 et 17 (O).
  56. Les Ouvriers européens, II, § 6 ; Appendice, p. 284.
  57. La Réforme sociale, t. II, p. 407.
  58. Les Ouvriers européens, II à V (O).
  59. Ibidem, VIII.
  60. Ibidem, IX.
  61. Les Ouvriers européens, X, XII, XIII, XIV.
  62. La Réforme sociale, t. II, p. 125 et 397.
  63. Ibidem, t. II, p. 170, 192, 194 et 196.
  64. Les Ouvriers européens, XVI, XXII, XXIII, XXIV.
  65. Les Ouvriers des deux Mondes (P), t. II, Nos 13 et 19.
  66. Les Ouvriers européens (O), xviii, xixi, xxxiii, xxxvi.
  67. Le Nouvel Ordre de récompenses (Q), P. 1 à P. 13.
  68. Les Ouvriers européens, xix. Des développements spéciaux ont été donnés, dans cette monographie, au § 5, et dans la note ayant pour titre : Sur la comparaison à établir, touchant le développement intellectuel et moral des ouvriers, entre les civilisations de l’Orient et de l’Occident. — On peut consulter également les monographies xviii et xxxvi.
  69. J’ai toujours été frappé de la distinction profonde qui existe entre les populations imprévoyantes, auxquelles le patronage est indispensable, et celles qui prospèrent par l’exercice de leur libre arbitre. C’est en propageant les mœurs que j’ai fidèlement décrites, plutôt qu’en improvisant le droit de suffrage, qu’on crée les peuples libres. Voir notamment les Ouvriers européens, p. 9 et 18 à 20 ; la Réforme sociale, p. 375 à 381.
  70. En France, l’antagonisme social est entretenu, au milieu des classes ouvrières, par des sentiments de haine et d’envie que rien n’excuse. Toutefois il s’explique en partie par l’infériorité qu’offrent, au point de vue du patronage, les parvenus comparés aux possesseurs de situations traditionnelles. L’hostilité des ouvriers contre les nouveaux enrichis est un des traits les plus dangereux de notre état social : elle s’est fait jour en 1848 ; elle s’est reproduite en 1868 et en 1869, avec les formules les plus condamnables (J), dans les réunions populaires de Paris, et dans les congrès de Bâle et de Lausanne.
  71. « Les histoires sont des faits faux composés sur des faits vrais, ou bien à l’occasion des vrais. » (Montesquieu, Pensées diverses.)
  72. « Je m’aperçus bientôt que l’histoire me plaisait pour elle-même, comme tableau du passé… et toutes les fois qu’un personnage ou un événement du moyen âge me présentait un peu de vie ou de couleur locale, je ressentais une émotion involontaire. Cette épreuve souvent répétée ne tarda pas à bouleverser mes idées en littérature. Insensiblement je quittai les livres modernes pour les vieux livres, les histoires pour les chroniques, et je crus entrevoir la vérité étouffée sous les formules de convention et le style pompeux de nos écrivains. Je tâchai d’effacer de mon esprit tout ce qu’ils m’avaient enseigné, et j’entrai, pour ainsi dire, en rébellion contre mes maîtres. Plus le renom et le crédit d’un auteur étaient grands, et plus je m’indignais de l’avoir cru sur parole, et de voir qu’une foule de personnes croyaient et étaient trompées comme moi. J’étais donc fondé à dire que nos historiens modernes présentaient sous le jour le plus faux les événements du moyen âge. Il ne faut pas se dissimuler que, pour ce qui regarde la partie de l’histoire de France antérieure au XVIIe siècle, la conviction publique, si je puis m’exprimer ainsi, a besoin d’être renouvelée à fond. En France, personne n’est l’affranchi de personne ; il n’y a point chez nous de droits de fraîche date, et la génération présente doit tous les siens au courage de ceux qui l’ont précédée. » (Augustin Thierry, Lettres sur l’Histoire de France, avertissement.)
  73. Voir la note précédente.
  74. Les Chinois ont seuls échappé à cette loi de l’histoire ; mais leur race a été sans cesse régénérée par les pasteurs nomades des vastes steppes situées au nord de l’empire (§ 64). Dans l’ordre naturel les pasteurs de l’Asie, ceux du moins qui n’ont pas été corrompus par le contact des Chinois, restent aujourd’hui la principale source du bien, comme au temps d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. L’histoire générale ne sera réellement constituée que lorsque cette vérité sera mise, par l’observation directe, en complète lumière.
  75. Les plus beaux types se conservent de nos jours au midi de l’Altaï. Le lecteur qui ne pourra les visiter consultera avec fruit les descriptions de la haute Asie, et spécialement le Voyage en Tartarie de M. l’abbé Huc.
  76. Parmi les types les plus recommandables de l’Europe, on peut citer : en France, les paysans du Lavedan et du Labourd (les Ouvriers des deux Mondes, t. Ier, p. 107 et 161) ; les agriculteurs de la Biscaye (Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II, p.269) et des petits cantons suisses (§65, n. 2) ; les paysans du Lunebourg hanovrien (Bulletin de la Société d’économie sociale, t. II, p. 518) ; les agriculteurs de la Turquie d’Europe, au sud des Balkans (les Ouvriers européens, p. 104).
  77. Une galerie ayant pour objet l’Histoire du travail a excité l’attention publique à l’Exposition universelle de 1867. Elle a offert un premier specimen de celles qui seront un jour instituées dans les localités où l’on comprendra le grand intérêt qui conseille de rechercher, dans l’histoire de la race, les alternances du bien et du mal. Plusieurs hommes éminents ont bien voulu me dire qu’ils voyaient, dans cette innovation, un grand événement scientifique.
  78. Indépendamment des collections locales indiquées ci-dessus, on devra créer des musées généraux d’histoire, où les documents seront représentés par les objets eux-mêmes ou par des dessins, des modèles, des fac-simile et des copies. Le plan le plus convenable pour ce musée serait celui du Palais de l’Exposition universelle de 1867 : les galeries circulaires correspondraient aux grandes époques ; les secteurs transversaux appartiendraient aux localités et aux provinces.
  79. Les Récits des temps mérovingiens, par Augustin Thierry, offrent, au point de vue littéraire, un charmant spécimen de ces monographies : seulement il faudrait les compléter à l’aide des éléments qui peuvent être fournis par la science et l’art.
  80. Sur ce point, le lecteur consultera avec fruit plusieurs aperçus du bel ouvrage du R. P. Gratry, ayant pour titre : La Morale et la loi de l’histoire. Paris, 1868 ; 2 vol. in-8o.
  81. « Ne dissimulons point ; nous n’existons que depuis environ six vingts ans : lois, police, discipline militaire, commerce, marine, beaux-arts, magnificence, esprit, goût, tout commence à Louis XIV. » (Voltaire, Œuvres complètes ; Paris, 1825, t. XLVII, p. 77.)
  82. Ainsi les Euskes établis sur les deux versants des Pyrénées occidentales différaient des races gauloises établies au nord de la Garonne, autant que les Basques (qui conservent leur ancien nom, dans leur propre langue dite Euscara) diffèrent aujourd’hui des Français.
  83. MM. A. Thierry et H. Martin, qui se sont adonnés avec prédilection à l’étude des Gaules, ont recherché avec soin, dans Plutarque et les autres écrivains de l’antiquité, les passages qui signalent la chasteté, l’intelligence, le courage et, en résumé, l’ascendant social de la femme gauloise. Parmi les traits de mœurs principaux figurent : le libre choix des époux par les jeunes filles ; l’éducation donnée exclusivement par les mères à leurs fils, jusqu’au moment où ceux-ci commençaient l’apprentissage des armes. Comme exemple de la vertu des femmes gauloises, Plutarque (traduction d’Amyot, Paris, 1819, t. IV, p 148) cite le traité conclu entre Annibal et une tribu de la Gaule méridionale : il y était stipulé que les réclamations élevées par les Carthaginois, pendant leur passage sur le territoire de la tribu, seraient déférées à l’arbitrage des femmes de la localité. Strabon cite également le trait suivant:« Chez les Cantabres (les Basques), ce sont les maris qui apportent une dot à leurs femmes ; et ce sont les filles qui héritent de leurs parents et qui se chargent du soin d’établir leurs frères. De pareils usages annoncent le pouvoir dont le sexe y jouit, ce qui n’est guère un signe de civilisation. » (Strabon, III, IV, 18.) La coutume que critique l’auteur grec est celle qui a le plus contribué à conserver chez les Basques une fécondité et une liberté que l’Europe entière pourrait envier. En vertu de cette coutume, la fille aînée hérite du domaine paternel, au même titre que le fils aîné ; et, dans ce cas, les mariages ainsi que les générations se succèdent plus rapidement. Ce régime spécial des familles-souches s’était conservé intact, jusqu’à l’époque de la Terreur, chez les Basques français. (Les Ouvriers des deux Mondes, t. Ier, p.107.) Le Code civil achève en ce moment de le détruire, avec des circonstances lamentables qui, en 1869, paraissent avoir touché les magistrats de notre cour de cassation. (Voir l’arrêt Dulmo du 23 mars 1869, confirmant l’arrêt, en date du 14 juillet 1866, de la cour de Pau.)
  84. Strabon, IV, i, 12.
  85. F. Le Play, Description de la steppe pontique. (Voyage dans la Russie méridionale, t. IV, p. 4 à 11.)
  86. Athénée, en se référant aux récits du grec Posidonius, qui voyageait dans la Gaule à une époque comprise entre la conquête des Romains et la naissance de J.-C., signale dans les termes suivants les profusions d’un riche Gaulois : « Il fit une enceinte carrée de douze stades, où l’on tint, toutes pleines, des cuves d’excellente boisson, et une si grande quantité de choses à manger que, pendant nombre de jours, ceux qui voulurent y entrer eurent la liberté de se repaître de ces aliments, qui étaient servis sans intermission. » (Athénée, traduction par Lefebvre de Villebrune. Paris, 1789 ; 5 vol. in-4o, t. II, p. 85.)
  87. Saint Trophime d’Arles, saint Paul de Narbonne, saint Saturnin de Toulouse, saint Austremoine de Clermont-Ferrand, saint Martial de Limoges, saint Gatien de Tours, saint Denys de Paris. À une époque où les peuples se révoltent contre la loi divine, où l’œuvre presque entière de ces grands hommes est à recommencer (§ 17), les Français ne sauraient trop honorer leur courage et s’inspirer de leurs exemples. Les ravages des sceptiques (§ 17) ne sont pas moins difficiles à réparer que ceux des barbares.
  88. Aux temps de saint Martin de Tours (316-400) et de saint Hilaire de Poitiers (300-367).
  89. Ce rôle tutélaire, rempli par saint Loup de Troyes (400-478) et par saint Remi de Reims (439-533) envers les premiers rois franks, fut continué envers leurs successeurs par saint Germain de Paris (496-576), saint Grégoire de Tours (589-596) et les évêques contemporains. Augustin Thierry, dans ses Récits des temps mérovingiens, reproduit souvent ce détail des mœurs du temps.
  90. Ainsi, par exemple, les Franks avaient perdu la chasteté à l’époque de l’invasion ; mais ils avaient conservé l’esprit de famille, et surtout le respect de l’autorité paternelle. (Augustin Thierry, Œuvres complètes, 1851, t. IV, p. 438.)
  91. M. le comte de Montalembert a décrit dans un de ses ouvrages les grands services rendus par les moines à cette époque ; et il en donne le résumé dans les termes suivants : « Moins d’un siècle après la mort de saint Benoît (en 583), tout ce que la barbarie avait conquis sur la civilisation est reconquis ; et, de plus, ses enfants (les bénédictins) s’apprêtent à porter l’Évangile au delà des limites que les premiers disciples du Christ n’avaient pu franchir. L’Occident est sauvé. Un nouvel empire est fondé ; un nouveau monde commence. » (Les Moines d’Occident, t. II, liv. IV.)
  92. A. Thierry s’est familiarisé avec l’esprit et les mœurs de cette époque, en méditant sur la Chronique de Grégoire de Tours. Il décrit en termes charmants les résidences rurales des rois franks. Les phrases suivantes, placées au début du premier récit des temps mérovingiens, en signalent les traits principaux : « À quelques lieues de Soissons, sur les bords d’une petite rivière, se trouve le village de Braine. C’était une de ces immenses fermes où les rois des Franks tenaient leur cour, et qu’ils préféraient aux plus belles villes de la Gaule. L’habitation royale n’avait rien de l’aspect militaire des châteaux du moyen âge… » L’écrivain qui, à force de recherches, résumerait en quelques pages la vie journalière du seigneur et de ses tenanciers, dans une résidence rurale du xiiie siècle, changerait complètement l’opinion sur cette grande époque que tant d’écrivains ont calomniée sans la connaître (§ 11, n. 1), avec l’approbation des rois absolus de la Renaissance et surtout de leurs conseillers habituels, les légistes.
  93. La famille patriarcale (§ 6) se constitua surtout chez les tenanciers ruraux : c’est de cette époque que datent les excellentes familles de métayers du Limousin, du Berri, du Morvan et des autres pays d’élevage ; elles étaient presque intactes à l’époque de la révolution, dans toutes les contrées où les propriétaires continuaient à résider. Depuis lors les neuf dixièmes de ces familles ont été désorganisées par le Code civil et les officiers ministériels, par les contraintes de la conscription et l’attrait des résidences urbaines. Plaise à Dieu que la destruction ne soit pas complètement achevée quand le moment de la réforme sera arrivé ; qu’en conséquence, les hommes d’État qui auront le bonheur d’accomplir cette réforme puissent juger, par l’observation directe, combien les deux types du moyen âge étaient supérieurs au type instable que la révolution a créé ! Quant à la famille-souche (§ 6), elle se constitua surtout chez les propriétaires de tout rang. Elle a résisté à la révolution mieux que la famille patriarcale, et elle offre encore de nombreux modèles aux réformateurs.
  94. On peut consulter, au sujet des institutions communales du moyen âge, l’intéressante Monographie de Beaumont-en-Argonne (Ardennes), publiée par M. l’abbé Defourny, curé de cette commune.

    La commune de Beaumont a été régie, pendant six siècles, par la charte que lui donna spontanément, en 1182, son suzerain Guillaume de Champagne, archevêque de Reims, et que Charles v, roi de France, cessionnaire en 1379 des droits des archevêques, s’engagea à respecter. Aux termes de cette charte, les impôts, d’ailleurs très-légers, sont fixés une fois pour toutes. La liberté individuelle est garantie. Les bourgeois élisent chaque année leurs magistrats municipaux, qui gouvernent la commune, rendent la justice civile et criminelle, et donnent l’authenticité aux contrats. Les décisions touchant les intérêts

    communs sont prises, sur la place de l’église paroissiale, par une assemblée composée du maire, des échevins et de quarante des bourgeois les plus éclairés.

    Le seigneur intervient à peine dans ce petit gouvernement local. Ses prérogatives se bornent à nommer un juré qui de concert avec deux autres désignés par les bourgeois, surveille l’emploi des fonds alloués sur les revenus seigneuriaux, pour la défense et l’embellissement de la ville ; à faire grâce dans certains cas spécifiés ; enfin à recevoir le serment des magistrats nouvellement élus. Quant à ses obligations, elles consistent à défendre la commune contre les ennemis du dehors, sans imposer les habitants, ni les requérir pour le service militaire pendant plus de vingt-quatre heures.

    Les bourgeois ont, sur toute la partie du territoire non comprise dans la réserve du seigneur, la jouissance libre et gratuite des produits spontanés du sol, des forêts et des eaux, à la seule condition de se conformer à certaines règles d’ordre public. La pêche du poisson, l’abattage du bois et la cueillette des fruits sauvages fournissent aux familles, surtout aux moins aisées, des subventions précieuses pour la nourriture, ainsi que pour la construction, l’ameublement, l’éclairage et le chauffage des habitations.

    Tel était le degré de liberté et de bien-être dont jouissaient les bourgeois de Beaumont, qu’ils se montrèrent constamment très-attachés à leur organisation municipale. Aux états de Vermandois, réunis en 1556 pour la rédaction des coutumes de la province, ils déclarèrent fermement vouloir s’en tenir aux franchises contenues dans leur charte ; et au xviiie siècle ils résistèrent, avec une énergie digne d’un meilleur succès, aux empiétements par lesquels la royauté inculqua à la France le mépris des coutumes, puis l’esprit de révolution.

    Il ne faudrait pas d’ailleurs objecter que la constitution dont je viens d’esquisser les principaux traits n’aurait eu, au moyen âge, qu’un caractère exceptionnel. Les autres constitutions urbaines étaient, en général, fondées sur les mêmes principes. La loi de Beaumont elle-même fut octroyée par les seigneurs suzerains à un grand nombre de villes du nord-est de la France ;

    et il paraît qu’au XVIIe siècle elle régissait encore plus de cinq cents communes. (Voir la Loy de Beaumont, coup d’œil sur les libertés et les institutions du moyen âge. Reims, 1864 ; 1 vol. in-8o.)

    Parmi les ouvrages qui décrivent le mieux les institutions du moyen âge, et qui démontrent que les communes urbaines jouissaient à cette époque d’une indépendance que celles de notre temps pourraient envier, je signale à ceux qui désirent s’instruire en ces matières l’Histoire de la commune de Montpellier (Hérault), par M. Germain. — Je citerai encore une excellente monographie dans laquelle M. L. Charles décrit les admirables institutions dont jouissaient, au moyen âge, les bourgeois de la Ferté-Bernard (Sarthe). Cette description nous montre une très-petite ville tenant à honneur de fonder, avec ses seules ressources, une magnifique église, des établissements d’instruction et d’autres œuvres qu’elle n’a pu même entretenir depuis lors, sous le prétendu régime de protection imposé par l’État. M. Charles nous apprend en même temps que les libertés, source de cette initiative, prirent fin sous le gouvernement tyrannique de Louis XIV. Comme M. A. Thierry qui a inspiré ses travaux, M. Charles déclare que, en ce qui concerne l’histoire nationale, il faut renouveler à fond l’opinion publique. « Pendant longtemps, » dit-il, « on n’a dévoilé que des infirmités dans notre vieille histoire ; il est temps d’y rechercher « les faits qui l’honorent. » (De l’Administration d’une grande communauté d’habitants du Maine. Le Mans, 1862 ; une brochure in-8o.)

  95. « À part quelques faits isolés, nous avons vainement cherché, dans la Normandie, les traces de cet antagonisme qui, suivant des auteurs modernes, régnait entre les différentes classes de la société du moyen âge. Les rapports des seigneurs avec leurs hommes n’y sont point entachés de ce caractère de violence et d’arbitraire avec lequel on se plaît trop souvent à les décrire. De bonne heure, les paysans, sont rendus à la liberté ; dès le onzième siècle, le servage a disparu de nos campagnes. À partir de cette époque, il subsiste bien encore quelques redevances et quelques services personnels ; mais le plus grand nombre est attaché à la jouissance de la terre. Dans tous les
  96. Les Coustumes du pays et comté du Maine, citées par M. L.
  97. Saint Louis enseignait les devoirs de la royauté à son fils aîné dans les termes suivants : « Beau fils, dit-il, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume ; car vraiment j’aimerais mieux qu’un Écossais vint d’Écosse, et gouvernât le peuple bien et loyalement, que si tu gouvernais mal, au vu de tous. » (Joinville, Histoire de saint Louis, p. 28.) — Blanche de Castille, mère de saint Louis, lui répétait souvent « qu’elle aimeroit mieux le voir mort que de lui voir commettre un seul péché mortel, et que s’il se trouvoit en estat de ne pouvoir conserver sa vie que par un péché mortel, elle aimeroit mieux le laisser mourir que de souffrir qu’il perdist la vie de son âme en offensant son Créateur. » (Lenain de Tillemont, Vie de saint Louis, t. Ier, p.408.)
  98. « Il publia, avec l’avis et le consentement général de ses barons, une ordonnance célèbre sur les devoirs et les obligations des baillis et autres ministres de la justice. Il y défend généralement à touts ses sujets les blasphesmes, la fornication, les cabarets hors les passans. » (Ibidem, t. IV, p. 47.) — « Une des principales choses que fit saint Louis pour le bien de la France fut l’institution des Parlements. Il les faisoit tenir touts les ans après la Pentecoste, après la Toussaint et après la Chandeleur. » (Ibidem, t. IV, p. 48.) — Soumis à toutes les pratiques de la religion, saint Louis s’opposa fermement aux empiétements du clergé. Il refusa de frapper par le bras séculier les excommuniés dont le crime n’aurait pas été constaté par sa justice. Pour motiver ce refus, il dit aux évêques assemblés : « Je vous donne l’exemple du comte de Bretagne, qui a plaidé sept ans avec les prélats de Bretagne, « tout excommunié, et a tant fait que le pape les a condamnés tous. Donc si j’eusse contraint le comte de Bretagne, la première année, de se faire absoudre, j’eusse péché contre Dieu et contre lui. (Joinville, Histoire de saint Louis, xiii.)
  99. À cette époque, les classes dirigeantes de la France donnèrent l’exemple d’une perfection morale qui était déjà détruite, à la cour de Rome, par la pernicieuse influence de la richesse et du pouvoir (§ 15). Joinville raconte en ces termes les adieux que lui fit le légat du Pape, en 1254, au moment où saint Louis quittait la Terre-Sainte : « Alors le légat me dit que je l’accompagnasse à son hôtel. Il s’enferma, lui et moi sans plus, et me mit les deux mains dans les siennes, et commença à pleurer très-fort ; et quand il put parler, il me dit : Sénéchal, je suis très-joyeux, et j’en rends grâces à Dieu, de ce que le roi et les « autres pèlerins échappent au grand péril là où vous avez été en cette terre ; et je suis en grand chagrin de cœur de ce qu’il me faudra laisser votre sainte compagnie, et aller à la cour de Rome au milieu de ces déloyales gens qui y sont. » (Ibidem, CXX.)
  100. Joinville refusa, par les motifs suivants, de prendre part à la désastreuse croisade entreprise, pour la seconde fois, par saint Louis : « Je fus beaucoup pressé, par le roi de France et le roi de Navarre, de me croiser. À cela je répondis que j’avais été au service de Dieu et du roi outre-mer, et depuis que j’en revins, les sergens (des deux rois) m’avaient détruit mes gens tellement qu’il n’arriverait jamais un temps où moi et eux n’en vaudrions pas pis ; et je leur disais ainsi que si je voulais agir au gré de Dieu, je demeurerais ici pour aider et défendre mon peuple.» (Ibidem, CXLIV.) Le véritable esprit du moyen âge se révèle dans cette réponse.
  101. Des personnes versées dans l’histoire ecclésiastique m’objectent que les critiques adressées, dans ce paragraphe, au clergé ne tiennent pas compte des services qu’il n’a pas cessé de rendre, et sont peu opportunes en présence des attaques ardentes des sceptiques de notre temps. Je n’ai pu me rendre à cette objection : loin de là, plus j’entrevois le rôle réservé à la religion dans la réforme sociale attendue depuis quatre-vingts ans, et mieux je comprends l’opportunité du plan que j’ai adopté. Pour s’élever à la hauteur de leur devoir social, les catholiques ont surtout besoin de connaître les services rendus aux temps de prospérité (§§ 14 et 16) et les fautes commises aux temps de décadence (§§ 15 et 17). Quant aux omissions et aux erreurs que j’aurais pu faire dans le cadre de ces esquisses sommaires, je m’empresserai de réparer celles qu’on voudra bien me signaler.
  102. M. Coquille a mis en lumière, avec beaucoup de sagacité, la désorganisation jetée par les légistes dans les institutions féodales ; ces travaux, insérés dans le journal Le Monde, ont été réunis en un volume intitulé : Les Légistes ; Paris, 1863.
  103. « Saint Bernard, dit Bossuet, a gémi toute sa vie des maux de l’Église. Il n’a cessé d’en avertir les peuples, le clergé, les évêques, les papes même. L’Église romaine, qui, durant neuf siècles entiers, en observant avec une exactitude exemplaire la discipline ecclésiastique, la maintenait de toute sa force par tout l’univers, n’était pas exempte de mal ; et, dès le concile de Vienne, un grand évêque, chargé par le pape de préparer les matières qui devaient y être traitées, disait qu’il fallait réformer l’Église dans le chef et dans les membres. Le grand schisme arrivé un peu après mit plus que jamais cette parole à la bouche, non-seulement des docteurs particuliers, d’un Gerson, d’un Pierre d’Ailly, des autres grands hommes de ce temps-là, mais encore des conciles ; et tout en est plein dans les conciles de Pise et de Constance. On sait ce qui arriva dans le concile de Bàle, où la réformation fut malheureusement éludée. Le cardinal Julien représentait à Eugène iv les désordres du clergé, principalement celui d’Allemagne. Le clergé, disait-il, est incorrigible et ne veut point apporter de remède à ses désordres. On se jettera sur nous, quand on n’aura plus aucune espérance de notre correction. Les esprits des hommes sont en attente de ce qu’on fera, et ils semblent devoir bientôt enfanter quelque chose de tragique. Bientôt ils croiront faire à Dieu un sacrifice agréable en maltraitant ou en dépouillant les ecclésiastiques, comme des gens odieux à Dieu et aux hommes, et plongés dans la dernière extrémité du mal. Le peu qui reste de dévotion envers l’ordre sacré achèvera de se perdre. On rejettera la faute de tous ces désordres sur la cour de Rome, qu’on regardera comme la cause de tous les maux, parce qu’elle aura négligé d’apporter le remède nécessaire. Saint Bernard, continue Bossuet, constate que l’Église peut dire avec Isaïe que son
  104. Lothaire Conti était né en Italie ; mais il vint terminer avec éclat ses études à l’Université de Paris, et il en conserva les doctrines. Devenu pape sous le nom d’Innocent iii, il s’efforça en vain de réformer l’Église romaine. Ouvrant avec solennité le quatrième concile de Latran, il signalait énergiquement les causes du mal, en disant : « Toute la corruption du peuple vient spécialement du clergé.  » (Histoire d’Innocent iii, par Hurter, t. III, p. 355.)
  105. La vie et les écrits de Rabelais, et la faveur qui lui fut conservée par ses supérieurs ecclésiastiques, sont des témoignages fort connus du relâchement qui régnait parmi les clergés français, à l’époque où le célèbre curé de Meudon écrivait Gargantua (1533-1553).
  106. De la Sagesse, trois livres, par Pierre Charron, Parisien, docteur ès droits, suivant la vraye copie de Bourdeaux (de 1601), pour servir de suite aux Essais de Montaigne (sic) ; t. Ier, p.386 ; livre II, chapitre V, § 5 ; Londres, 1769, 2 vol in-12.
  107. Les vices de cette déplorable cour ont été souvent décrits. On peut consulter notamment : Histoire de Charles viii, par C. de Cherrier ; 2 vol. in-8o ; Paris, 1868, t. 1er, p. 264, et t. II, p.396.
  108. « Les Florentins menèrent une vie de dissipation, ne songeant qu’à se divertir sous le régime politique qu’ils avaient établi. La jeunesse demeurait dans l’oisiveté, et consumait temps et fortune en festins somptueux, en vains plaisirs. Le luxe des habits, le jeu, les femmes, les discours frivoles, l’occupaient exclusivement. De telles mœurs appellent la servitude. » (Machiavel, cité par M. C. de Cherrier, Histoire de Charles viii ; t. Ier, p. 302.)
  109. Bayard (1476-1524) fut, à cette époque, l’un des types accomplis du gentilhomme français. Les historiens, lorsqu’ils auront repris le sentiment de leur mission, en signaleront un jour beaucoup d’autres. La chronique du Loyal Serviteur fait un charmant tableau de la famille de Bayard ; elle décrit les admirables mœurs qui s’étaient conservées, au XVe siècle, dans les modestes résidences rurales de la noblesse.
  110. « À la vérité, nos lois sont libres assez ; et le poids de la souveraineté ne touche un gentilhomme françois, à peine deux fois en sa vie… Car qui se veult tapir en son foyer et sçait conduire sa maison sans querelle et sans procez, il est aussi libre que le duc de Venise. » (Montaigne, Essais, t. Ier, xlii.)
  111. « Par toute l’Italie, le peuple ne désiroit qu’à se rebeller, si du costé du roi les affaires se fussent bien conduites, et en ordre, sans pillerie. Mais tout se faisoit au contraire ; dont j’ai eu grand deuil, pour l’honneur et bonne renommée que pouvoit acquérir en ce voyage la nation françoise. Car le peuple nous advoüoit comme saincts, estimans en nous toute foy et bonté. Mais ce propos ne leur dura guères, tant pour notre désordre et pillerie, et qu’aussi les ennemis preschoient le peuple en tous quartiers, nous chargeans de prendre femmes à force, et l’argent, et autres biens, où nous les pouvions trouver. De plus grands cas ne nous pouvoient-ils charger en Italie ; car ils sont jaloux et avaricieux plus qu’autres. Quant aux femmes ils mentoient ; mais, du demeurant, il en estoit quelque chose. » (Philippe de Commines, Mémoires relatifs à l’Histoire de France, par M. Petitot ; Paris, in-8o, 1820, t. XIII, p.38.) — Les lettrés qui proclament journellement la supériorité absolue de notre temps sur les temps passés ne s’inquiètent guère, comme le faisait Commines, des mauvais exemples que notre nation peut donner aux autres. Et cependant il suffit de parcourir dix pages, dans Joinville et dans Commines, pour constater combien le sens moral s’était amoindri, du XIIIe au XVIe siècle.
  112. « Contre la forme de nos pères et la particulière liberté de la noblesse de ce royaume, nous nous tenons descouverts bien loing autour (de nos roys), en quelque lieu qu’ils soyent. » (Montaigne, Essais, t. Ier, XLII.) — Ces mœurs du XVIe siècle contrastent avec la familiarité affectueuse qui régnait au temps de saint Louis, entre le roi et les nobles (§ 14). Elles laissaient cependant à la noblesse une dignité et une indépendance (n.10) que Louis XIV lui enleva (§ 17).
  113. Un ouvrage récemment publié révèle sur plusieurs points, chez ce grand souverain, une absence complète du sens moral. (Voir le Journal de Jean Hérouard sur l’enfance et la jeunesse, de Louis XIII, par MM. Soulié et de Barthélemy. Voir notamment, t. Ier, p. iii, iv, vii, ix, 118, 135.) — Les Mémoires de Bassompierre donnent également des détails circonstanciés sur la corruption du roi.
  114. Henri iv entretint cette émulation et conjura l’inconvénient de l’Édit en s’attachant, sans aucune préférence systématique, tous les hommes éminents des deux religions, savoir : parmi les catholiques, Cheverny, Crillon, Duvair, de Harlay, Jeannin, d’Ossat, Pasquier, de Thou, Villeroy ; parmi les protestants, d’Aubigné, la Force, Hurault du Fay, Lanoue, du Plessis-Mornay, Sully.
  115. Journal de Jean Hérouard, t. Ier, p. IV, XI, XII, 42, 45, 75, 76, 97, 186, 207, 242.
  116. Journal de Jean Hérouard, t. Ier, p. xiii, xv, xxi, 82, 117, 147, 193, 284, 371.
  117. Ibidem, t. Ier, p. iv, vi, vii, viii, 68, 91, 115, 158, 161, 307, 324, 341.
  118. Ibidem, t. Ier, p. iv, 39, 107, 115.
  119. Ibidem, t. Ier, p. iv, x ; t. II, p. 239. — Saint-Simon rapporte une anecdote qui lui avait été racontée par son père, l’un des familiers de Louis XIII, et qui met dans tout son jour une vertu qui serait plus admirée si l’histoire était écrite par les vraies autorités sociales, plus habituellement que par des lettrés (§ 10). Ayant reçu confidence de la passion du roi pour Mlle de Hautefort, attachée à la maison de la reine, et s’étant hasardé à offrir son intervention, le courtisan reçut une verte réprimande qui, dit Saint-Simon, fut pour lui un coup de tonnerre : « Il est vrai, lui dit le roi, que je suis amoureux d’elle, que je le sens, et que je la cherche, que je parle d’elle volontiers et que j’y pense encore davantage ; il est vrai encore que tout cela se fait en moi, malgré moi, parce que je suis homme, et que j’ai cette faiblesse ; mais plus ma qualité de roi me peut donner plus de facilité à me satisfaire qu’à un autre, plus je dois être en garde contre le péché et le scandale. Je pardonne pour cette fois à votre jeunesse ; mais qu’il ne vous arrive jamais de me tenir un pareil discours, si vous voulez que je continue à vous aimer. » (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. Ier, p. 58 ; Paris, 1856, 20 vol. in-8o.)
  120. M. Cousin a conçu la même opinion sur la bienfaisante influence de Louis XIII ; et il l’a exprimée dans ce passage où il énumère les maximes de chaste galanterie de l’hôtel de Rambouillet : Cette maxime, qui eût été ridicule sous le règne d’Henri IV, ne l’était pas sous celui du chaste amant d’Angélique de la Fayette et de Marie de Hautefort, et quand le vainqueur de Rocroy dédaignait toutes les beautés faciles, pour un regard de la pure et vertueuse Mlle du Vigean. » (La Société française au XVIIe siècle, t. Ier, p. 269.)
  121. J’ai en vain cherché parmi les protestants une célébrité comparable à celles qui se développèrent chez leurs émules. Alors, comme toujours, la liberté de discussion fut surtout favorable au pouvoir dominant.
  122. Molière, né en 1622, était âgé de quarante ans quand la mort de Mazarin vint clore la quatrième période ; et il mourut en 1673. Il composa donc une partie de ses ouvrages pour une société dans laquelle régnaient les idées de l’Édit de grâce et les mœurs de l’hôtel de Rambouillet.
  123. Boileau, né en 1636, lut ses premières satires à l’hôtel de Rambouillet.
  124. Racine, né en 1639, composa la plupart de ses ouvrages avant la constitution de la cour de Versailles (1682). Racine se rattache à cette cour par deux chefs-d’œuvre, Esther (1689) et Athalie (1691) ; mais il fut toujours en contradiction avec l’esprit païen qu’avaient fait prévaloir les scandales de la vie du roi. Racine conserva les principes qu’il avait puisés à Port-Royal (1656-1659), et il mourut dans la disgrâce (1699). Louis xiv consacra la fin de son règne à persécuter les dissidents de Port-Royal : il détruisit leur demeure (1711), et il ne permit pas que les cendres de Racine y reposassent en paix.
  125. Bossuet vécut jusqu’en 1704, et il composa encore d’importants ouvrages après la constitution de la cour de Versailles(1682). Mais il naquit en 1627 ; il fit ses débuts, en 1643, par un sermon, à l’hôtel de Rambouillet ; sa carrière était complètement dessinée dix-huit ans plus tard, lors de la mort de Mazarin.
  126. Deux gentilshommes hollandais, voyageant à Paris en 1657, comparaient en ces termes les dames de cette ville à celles de leur pays : « Le sieur de Rhodet nous mena voir une de ses parentes nommée Mme de Longschamps, femme d’un des écuyers de M. le duc d’Anjou. Elle est jeune et fort belle, de qui l’entretien et la conversation est si agréable que nous y demeurasmes quatre bonnes heures. La différence est si grande entre la manière de vivre avec les femmes de condition de cette ville et celles de nos quartiers, que nous trouvons que notre cousin de La Platte a raison de souhaiter avec passion de retourner à Paris, où l’on peut acquérir et conserver les qualitez qui sont requises à un honneste homme. » (Journal d’un voyage à Paris, en 1657-1658 ; publié par Faugère ; Paris, 1862, p. 87.)
  127. Joseph de Maistre jugeait, au commencement de ce siècle, comme je le fais aujourd’hui, la grande époque de Vincent de Paul, de Condé et de Descartes. « Rappelez-vous, dit-il, le grand siècle de la France. Alors la religion, la valeur et la science s’étant mises, pour ainsi dire, en équilibre, il en résulta ce beau caractère que tous les peuples saluèrent, par une acclamation unanime, comme le modèle du caractère européen. » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 23. Paris, 1831, 2 vol. in-8o.)
  128. M. Cousin, en décrivant les faiblesses et les vertus des frondeurs, signale les avantages qu’eût offerts une telle solution ; puis il ajoute : « Habile combinaison qui eût rassemblé et uni toutes les forces du parti, et permis peut-être de fonder un gouvernement solide, sur l’alliance durable des d’Orléans, des Condé, des Guise, des Vendôme, de la haute aristocratie et du Parlement. » (La Société française au xviie siècle, t. Ier, p. 49.)
  129. Le roi et son ministre Louvois niaient dans les termes suivants l’une des libertés essentielles à la vie privée : « Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États, de quelque nature qu’il soit, nous appartient au même titre. Vous devez donc être persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes, c’est-à-dire suivant le besoin général de leur État. » (Instruction au Dauphin ; Œuvres de Louis XIV ; t. II, p. 93 et 121.) — « Tous vos sujets, quels qu’ils soient, vous doivent leurs personnes, leurs biens, leur sang, sans avoir droit d’en rien prétendre. En vous sacrifiant tout ce qu’ils ont, ils font leur devoir et ne vous donnent rien, puisque tout est à vous. » (Testament politique de M. de Louvois ; Amsterdam, 1749 ; 1 vol. in-12, p. 136.) — De ces abominables doctrines, condamnées par la pratique universelle des peuples civilisés, sont sorties successivement deux conséquences naturelles : sous le règne de Louis XIV, la spoliation des peuples au moyen d’impôts excessifs, et la confiscation décrétée contre les protestants ; sous le régime de la Terreur, les confiscations exercées contre l’Église catholique, la noblesse et les suspects. — De notre temps, des lettrés flatteurs du peuple, plus dangereux que les courtisans flatteurs des rois, font sortir de ces mêmes doctrines les erreurs du communisme.
  130. Le contraste des deux parties du règne n’est pas moins sensible dans la vie privée que dans la vie publique. Pendant la première partie, les mœurs conservèrent momentanément, malgré le mauvais exemple du roi, la décence rétablie par Louis XIII ; elles restèrent dignes, même lorsque l’on commença à revenir aux traditions des Valois. Pendant la seconde partie, les courtisans étalèrent ouvertement la promiscuité des sexes, les débauches sans nom, le goût effréné du jeu, une gloutonnerie repoussante ; ils allèrent même jusqu’à pratiquer l’homicide par empoisonnement, sans que les magistrats osassent intervenir.
  131. Dès l’année 1662, Louis XIV fit raser vingt-deux temples du pays de Gex, sous prétexte que l’édit de Nantes n’était pas applicable dans ce bailliage, qui n’avait été réuni au royaume qu’après la promulgation de cet édit. (C. Weiss, Histoire des réfugiés protestants ; Paris, 1853 ; 2 vol. in-18 ; t. Ier, p. 65.)
  132. Ainsi, par exemple, le roi exclut peu à peu des fonctions publiques les protestants, qui y furent employés avec succès tant que durèrent les traditions de Richelieu et de Mazarin.
  133. Colbert s’opposa toujours à la persécution des protestants, qui lui fournissaient les agents les plus intègres du service financier. L’opinion qui associe Mme de Maintenon aux persécutions ne repose sur aucune preuve. Cette dame écrivait à son frère : « Je vous recommande les catholiques, et je vous prie de n’être « pas inhumain aux huguenots ; il faut attirer les gens par la douceur, Jésus-Christ nous en a montré l’exemple. » (Correspondance de Mme de Maintenon ; 2 vol. in-18 ; Paris, 1865 ; t. Ier, p.167.)
  134. Au sujet de la persécution des protestants, je ne puis résister au plaisir de citer le trait suivant, qui montre ce qu’était un évêque gentilhomme de l’ancienne monarchie, même devant le roi qui avait usurpé le pouvoir absolu. Il s’agit de Mgr de Coislin, évêque d’Orléans.

    « Lorsque, après la révocation de l’édit de Nantes, on mit en tête au roi de convertir les huguenots à force de dragons et de tourments, on en envoya un régiment à Orléans, pour y être répandu dans le diocèse. Mgr d’Orléans, dès que le régiment fut arrivé, en fit mettre tous les chevaux dans ses écuries, manda les officiers, et leur dit qu’il ne voulait pas qu’ils eussent d’autre table que la sienne ; qu’il les priait qu’aucun dragon ne sortit de la ville, qu’aucun ne fit le moindre désordre, et que, s’ils n’avaient pas assez de subsistance, il se chargeait de la leur fournir ; surtout qu’ils ne dissent pas un mot aux huguenots, et qu’ils ne logeassent chez pas un d’eux. Il voulait être obéi, et il le fut. Le séjour dura un mois et lui coûta bon, au bout duquel il fit en sorte que ce régiment sortit de son diocèse et qu’on n’y renvoyât plus de dragons. Cette conduite pleine de charité, si opposée à celle de presque tous les autres diocèses et des voisins de celui d’Orléans, gagna presque autant de huguenots que la « barbarie qu’ils souffraient ailleurs. Il fallait aussi du courage pour blâmer, quoique en silence, tout ce qui se passait alors et que le roi affectionnait si fort, par une conduite si opposée. » (Saint-Simon, t. V, p. 115.)

  135. Dans le cours de mes voyages, de 1829 à 1862, j’ai trouvé que ces sentiments de haine subsistent chez beaucoup de descendants d’exilés, qui contribuent encore à faire la prospérité de l’Angleterre, de la Hollande et de la Prusse.
  136. La France échappa alors au démembrement par la modération des Anglais et par la perspicacité de Bolingbroke, beaucoup plus que par les talents de Torcy, de Villars et de Vendôme, derniers élèves de Pomponne, de Turenne et de Condé.
  137. Ce fut alors que la haute noblesse perdit définitivement les habitudes de résidence rurale qui, pendant dix siècles, lui avaient donné un rôle utile dans l’État et dans le gouvernement local.
  138. On trouve à ce sujet une foule de détails ridicules ou scandaleux dans les mémoires du temps. On peut consulter notamment : les Mémoires du duc de Saint-Simon et la Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans.
  139. Voltaire est un des écrivains qui justifient le plus le jugement d’Augustin Thierry touchant la fausseté des notions d’histoire accréditées dans notre pays (§ 10, n.2). Ainsi que le rappelle le passage suivant, il a toujours signalé comme exemples les souverains qui ont corrompu les mœurs et désorganisé les institutions : « Le beau siècle de Louis XIV achève « de perfectionner ce que Léon X, tous les Médicis, Charles Quint, François Ier, avaient commencé. Je travaille depuis longtemps à l’histoire de ce siècle qui doit être l’exemple des siècles à venir. Je ne manque pas de mémoires sur la vie privée de Louis XIV, qui a été dans son domestique l’exemple des hommes, comme il a été quelquefois celui des rois. » (Œuvres complètes ; Paris, 1824 ; t. XLVI, p. 216.) — La réforme sera difficile en France, tant que notre jeunesse sera nourrie de tels enseignements.
  140. Tel fut le triste sort de l’Espagne, après l’époque de prépondérance intellectuelle et morale qui fut acquise aux chrétiens à la fin de leurs luttes contre les musulmans (1492). L’esprit de Philippe II, du roi qui fut le modèle de Louis XIV, pèse depuis trois siècles sur cet infortuné pays, sans le correctif qu’y opposèrent en France le scepticisme et la révolution. Ce régime a détruit les sciences et les lettres, en même temps que les mœurs, et il a produit des fruits amers que l’on récolte aujourd’hui.
  141. La Réforme sociale, t. 1er, p. 307.
  142. « Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue. L’allemand est pour les soldats et les chevaux. La langue que l’on parle le moins à la cour, c’est l’allemand. Je n’en ai pas encore entendu prononcer un mot. Notre langue et nos belles-lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne. » (Lettres de Voltaire ; Berlin, 24 auguste et 24 octobre 1750.) Frédéric II, roi de Prusse, a écrit en français ses principaux ouvrages ; il a motivé sa préférence pour cette langue dans les termes suivants : « Quoique j’aie prévu les difficultés qu’il y a pour un Allemand d’écrire dans une langue étrangère, je me suis pourtant déterminé en faveur du français, à cause que c’est la plus polie et la plus répandue en Europe, et qu’elle paraît, en quelque façon, fixée par les bons auteurs du règne de Louis XIV. Après tout, il n’est pas plus étrange qu’un Allemand écrive de nos jours le français, qu’il ne l’était du temps de Cicéron qu’un Romain écrivît le grec. » — Sous la décadence de l’époque actuelle, un souverain étranger ne pourrait suivre cet exemple sans froisser l’opinion de ses sujets.
  143. Les grands écrivains du XVIIIe siècle adoptèrent, pour la plupart sans scrupule, les vices des classes dirigeantes ; ils s’unirent même souvent aux souverains pour faire la propagande simultanée du vice et de l’erreur. Frédéric II imita parfois avec succès les écrits obscènes de Voltaire. On prendra une idée du désordre dans lequel tombaient les esprits les plus éminents, en lisant la correspondance de Montesquieu avec son ami l’abbé Guasco, qu’il avait choisi comme confesseur de sa fille. On peut consulter, entre autres, les lettres XXII, XXIX, XXXI, XXXII. etc. (Montesquieu, Œuvres complètes, 2 vol. in-12 ; Paris, 1862.)
  144. La Réforme sociale, t. III, p. 315.
  145. M. E. Renan a exprimé en termes éloquents une opinion semblable sur l’insuffisance des hommes de la révolution (N).
  146. Ce jugement a été porté par M. Thiers dès l’année 1848 (De la Propriété, avant-propos) ; et il est encore justifié par les faits actuels. Les aberrations des classes populaires sont un avertissement salutaire pour beaucoup d’hommes éclairés qui ont autrefois glorifié plus qu’il ne convient la révolution française.
  147. La Réforme sociale, t. II, p. 413.
  148. E. Renan, Questions contemporaines (N).
  149. La Réforme sociale, t. Ier, p. 236, 371.
  150. L’opinion publique, égarée chez nous par des erreurs sans cesse répétées, est peu préparée à admettre cette vérité. Elle contestera donc d’abord l’exactitude du point de vue qui m’a fait réunir, dans une même époque de notre histoire, le siècle qui a précédé et le siècle qui a suivi la révolution de 1789. Ce rapprochement sera justifié par toute étude approfondie. L’analogie des deux régimes a déjà été démontrée par M. de Tocqueville, pour les procédés de l’administration publique ; mais elle n’est pas moindre pour les idées et les mœurs, qui influent davantage encore sur la prospérité ou la décadence des nations. Il y a presque identité en ce qui touche l’indifférence en religion, l’intolérance en politique, la soif des privilèges et les usurpations de la bureaucratie.
  151. Le R. P. Gratry, de l’Oratoire, a peint en termes éloquents les maux que les hommes violents ont déchaînés sur la France, et l’incompatibilité qui existe entre ces pratiques de violence et les aspirations vers la liberté. (La Morale et la Loi de l’histoire, t. II, p. 180 à 184.)
  152. J’ai démontré, dans la Réforme sociale (t. Ier, p. 23), la fausseté de cette formule de découragement. Il serait plus que jamais nécessaire que les vrais patriotes, sans distinction de parti, se concertassent pour la combattre. Une enquête personnelle faite depuis la promulgation du sénatus-consulte de septembre 1869, avec le concours d’amis dévoués au bien, me signale un surcroît de découragement. Deux traits sont particulièrement indiqués. Beaucoup d’hommes indépendants par situation et par caractère, chargés à titre gratuit du gouvernement local (§ 68), croient que le régime de contrainte légale (§ 8) était un contrepoids nécessaire à l’influence perturbatrice conférée par le système électoral actuel aux cabaretiers urbains ou ruraux et à leurs innombrables clientèles. Les honnêtes gens étrangers à la vie publique ont perdu l’habitude de toute initiative. Effrayés par le mot liberté, ils ne comprennent pas que la réforme n’est que le retour à la contrainte morale de la grande époque de prospérité (§ 14) : en conséquence, ils ne croient pas avoir à rechercher la vraie notion du bien (§ 50), et encore moins à la propager autour d’eux ; ils se résignent en gémissant à subir les alternances habituelles de révolution et de dictature (§8, n. 12 et 13).
  153. J’ai plusieurs fois mis en action, pour des intérêts publics d’importance secondaire, les ressources intellectuelles et morales que la France et Paris possèdent encore. On ne peut se faire une idée des résultats qu’on en obtiendrait, si on y faisait appel, pour un but plus élevé, avec un dévouement patriotique dégagé de toute pensée égoïste. Quelques hommes de talent, unis par l’amour de la vérité et préoccupés exclusivement du bien public, suffiraient à cette tâche. Joseph de Maistre exprimait déjà cette même pensée dans les termes suivants, après les désastres de la révolution et du premier empire : « Il y aurait de bonnes choses à faire dans cette capitale. Vingt hommes suffiraient, s’ils étaient bien d’accord. » (Lettre du 1er décembre 1814.) Mais, aujourd’hui comme alors, la difficulté réside moins dans le pouvoir des méchants que dans l’impuissance des bons à s’entendre pour propager la notion du bien.
  154. La Réforme sociale, t. 1er, p. 111.
  155. Ibidem, t. Ier, p. 112, 236.
  156. Le gouvernement de Napoléon iii s’est distingué par plusieurs traits essentiels de tous les gouvernements instables qui se sont succédé si rapidement depuis 1789 : il s’est inspiré moins exclusivement de l’esprit des légistes ; il a notamment réagi, malgré leur opinion, contre le régime de contrainte légale en ce qui touche les coalitions, la presse et les réunions publiques. Le premier entre tous il vient de substituer, sans révolution, un régime de liberté à un régime de contrainte (§ 8, n. 12 et 13).
  157. La Réforme sociale, t. II, p. 63.
  158. Ibidem, t. II, p. 64 ; t. III, p. 420 (note).
  159. Ibidem, t. Ier, p. 189 (note).
  160. Comme spécimens de cette utile influence, je citerai notamment les passages suivants de nombreux ouvrages de ces écrivains. En ce qui concerne les sciences morales et politiques : P. Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, t. II, p. 128, cité (N) ; — Prévost-Paradol, La France nouvelle, 7e édition, 1868, p.186; — E. Renan, Questions contemporaines, Préface, p. ii à iv, cité (N). En ce qui concerne la presse, le théâtre, les romans : Émile de Girardin, écrits nombreux, non moins courageux qu’un acte mémorable de 1818, démontrant que la résistance à la violence est l’une des conditions de la liberté civile et politique ; — Alexandre Dumas fils, Théâtre, livre Ier, Préface, cité (§ 49) ; — Ch. d’Héricault, articles sur Louis XIII et Louis XIV (journal la Presse). — Ch. Garnier, articles ralliant la presse provinciale à la restauration du gouvernement local ; — Alfred Assolant, articles sur la séduction (journal l’Époque) ; — E. About, Le Progrès, cité (L). Je vois avec une vive satisfaction ces habiles écrivains réagir peu à peu contre ces lieux communs d’erreur où la littérature française s’arrêtait depuis deux siècles.
  161. Voir la description des trente-sept Ateliers qui ont reçu à l’Exposition universelle de 1867 le nouvel ordre de récompenses (Q).
  162. Vers la fin de la Restauration, parmi les jeunes gens admis à l’École polytechnique, le nombre de ceux qui faisaient profession d’un culte était généralement fort restreint : ce nombre est au moins quintuple aujourd’hui. Cet heureux changement est dû en grande partie aux corporations enseignantes, notamment à celles des Jésuites et des Dominicains, qui ont acquis par leur dévouement la confiance et l’affection de leurs élèves.
  163. La Réforme sociale, t. II, p. 446.
  164. Voltaire, s’adressant le 9 mars 1747 à Frédéric II, et exprimant le regret qu’il ne vînt pas visiter la France, écrivait : « Vous auriez vu l’effet que produit un mérite unique sur un peuple sensible ; vous auriez senti toute la douceur d’être chéri d’une nation qui, avec tous ses défauts, est peut-être dans l’univers la seule dispensatrice de la gloire. Les Anglais ne louent que des Anglais ; les Italiens ne sont rien ; les Espagnols n’ont plus guère de héros. Vous savez, Sire, que je n’ai pas de prévention pour ma patrie ; mais j’ose assurer qu’elle est la seule qui élève des monuments à la gloire des grands hommes qui ne sont pas nés dans son sein. »
  165. Joseph de Maistre a présenté de curieux détails sur l’ascendant acquis par la langue française depuis le XIIIe siècle. Comparant, dans ses dialogues avec un Français, les langues européennes : « Toujours celle des Français, dit-il, est entendue de plus loin ; car le style est un accent. Puisse cette force mystérieuse et non moins puissante pour le bien que pour le mal, devenir bientôt l’organe d’un prosélytisme salutaire capable de consoler l’humanité de tous les maux que vous lui avez faits. » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 2 vol. in-8o ; Lyon et Taris, 1831 ; t. 1er, p. 448.)
  166. Pendant les premières années de mes voyages, j’ai vu la fin des générations au milieu desquelles Joseph de Maistre avait vécu (n. 14). J’ai connu dans toutes les contrées de l’Europe une multitude de vieillards de la classe dirigeante dont la première éducation avait été fondée, avant 1789, sur l’étude de notre langue. Ils en faisaient habituellement usage à leur foyer, parfois à l’exclusion de la langue nationale, avec une
  167. La Réforme sociale, t. Ier, p. 50.
  168. Ibidem, t. Ier, p. 78.