L’Organisation de la cavalerie

L’Organisation de la cavalerie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 896-907).
L’ORGANISATION DE LA CAVALERIE

Le projet de loi qui vient d’être voté par la Chambre et qui est actuellement soumis aux délibérations du Sénat apporte des modifications profondes à l’organisation de la cavalerie. On ne saurait assez rendre hommage aux excellentes intentions de ses auteurs et aux principes dont ils se sont inspirés. Organiser la cavalerie en vue de l’exploration offensive, la concentrer dès le temps de paix entre les mains des chefs qu’elle devra suivre à la guerre, réduire au minimum les opérations de sa mobilisation, la pénétrer de cette pensée qu’elle est la force, qui, en avant des armées, devra balayer la cavalerie adverse et prendre contact avec l’adversaire, qui, pendant la bataille, interviendra par surprise pour paralyser l’offensive de l’ennemi ou accélérer sa retraite, et qui, après la victoire, changera cette retraite en déroute, c’est là un magnifique programme, digne des traditions des illustres cavaliers de la Grande Armée, auxquelles, après un siècle, la cavalerie française veut rester fidèle.

Dans quelle mesure le projet de loi remplit-il ce programme ? Et à quel prix ? Pouvait-on atteindre le même résultat d’une autre manière ? Et si, cette autre manière existe, quels pourraient en être les avantages ? C’est ce que je voudrais examiner le plus brièvement possible.

Le projet de loi porte le nombre des régimens de cavalerie de 83 à 91. Dix régimens sont affectés à l’armée d’Afrique : il en reste 81 pour l’armée métropolitaine, et ce sont les seuls dont nous ayons à nous occuper ici.

Sur ces 81 régimens, soixante fourniront dix divisions de cavalerie à six régimens, dotées chacune, dès le temps de paix, de leur état-major, de leur artillerie et de leur groupe cycliste d’infanterie. C’est un progrès considérable. L’organisation actuelle ne comporte en effet que 8 divisions de cavalerie, ne comprenant que 36 régimens. Six de ces divisions n’ont que deux brigades à deux régimens chacune et sont, pour cette raison, beaucoup trop faibles. Avec grande raison, le rapport insiste en faveur de la constitution de la division de cavalerie à six régimens. mobilisant à quatre escadrons, ce qui lui donne 24 escadrons et un peu plus de 3 000 sabres. C’est une composition excellente : ni trop lourde, ni trop faible. Elle a fait ses preuves et jouit à juste titre de la faveur générale. C’est à cette cavalerie endivisionnée ou indépendante (des corps d’armée) qu’incombe le service d’exploration, et le rôle offensif auxquels nous faisons allusion plus haut ; c’est-à-dire la fonction principale et essentielle de la cavalerie. C’est par elle en réalité que sera assuré le service de sûreté de première ligne, dont un règlement suranné et qui sera bientôt modifié attribue la charge à la cavalerie de corps d’armée. Ces divisions ne faisant plus, comme en 1870, partie intégrante des corps d’armée où personne ne savait les utiliser et où elles restaient rivées à l’infanterie, seront sous le commandement direct du commandant de l’armée ou du groupe d’armées, qui les emploiera conformément à leurs aptitudes et à leur mission.

Ce serait pourtant une exagération de croire que, dans l’état actuel, la mission de la cavalerie telle que nous venons de l’exposer repose uniquement sur les 36 régimens formant nos huit trop faibles divisions. Ces 36 régimens reçoivent en effet une aide fort importante du reste de la cavalerie. Le reste de la cavalerie, c’est la cavalerie de corps d’armée, répartie par la loi des cadres de 1875 en brigades de corps, faisant partie du corps d’armée et restant en principe sous les ordres du commandant du corps d’armée. Dans la pensée des auteurs de l’organisation militaire créée après la guerre de 1870, le rôle de ces brigades était d’assurer la sûreté du corps d’armée et de fournir aux divisions d’infanterie la cavalerie dite divisionnaire ce qui est tout le contraire de la cavalerie endivisionnée). Il est admis en effet qu’une division d’infanterie doit recevoir un escadron de cavalerie destiné à assurer la sécurité de sa marche. Ces brigades de corps d’armée dont les deux régimens mobilisent à quatre escadrons, sous réserve des formations complémentaires reposant sur l’incorporation des réservistes, doivent donc tout d’abord fournir un escadron à chacune des divisions du corps d’armée, c’est-à-dire deux escadrons et même trois, car en général nos corps d’armée, qui ne comprennent que deux divisions d’infanterie sur le pied de paix, en principe comportent une troisième, ou sont tout au moins complétés par une grosse brigade supplémentaire, dite de réserve, presque immédiatement après la mobilisation. Nous admettrons, pour ne négliger aucune difficulté du problème, que cette troisième fraction du corps d’armée exige aussi un escadron divisionnaire et qu’ainsi, il faut assurer à chaque corps d’armée trois escadrons divisionnaires. Ce prélèvement opéré sur la cavalerie de corps, il reste donc cinq escadrons sous les ordres du général de brigade de cavalerie et à la disposition du commandant de corps. Dans la pratique actuelle, on ne les lui laisse presque jamais entièrement, car on estime avec raison que cette cavalerie, qui demeure disponible, a mieux à faire que de rester rivée au corps d’armée et que rien ne s’oppose à ce qu’elle reprenne son rôle véritable en venant servir d’appoint aux divisions de cavalerie indépendante. — Avec ces reliquats, provenant de la cavalerie de corps, on forme donc à la mobilisation de nouvelles divisions, dites divisions provisoires, et qui sont plutôt, comme le fait très justement observer M. Benazet dans son rapport à la Chambre, des divisions improvisées. Ce système a tous les inconvéniens des organisations de fortune. Ces divisions doivent recevoir un état-major hâtivement constitué, une artillerie tirée d’où on peut et mal préparée à son rôle. Mais il a un avantage que je veux indiquer de suite, quitte à y revenir plus tard, c’est que la cavalerie de corps n’ignore pas qu’à la mobilisation elle deviendra, pour la majeure partie, cavalerie endivisionnée et que, par suite, son instruction et son entraînement doivent être les mêmes que l’entraînement et l’instruction des régimens endivisionnés dès le temps de paix.

Le projet de loi bouleverse entièrement l’organisation de la cavalerie de corps. Il supprime purement et simplement les brigades de corps, affecte, dès le temps de paix, un des deux régimens qui les constituaient à l’augmentation des divisions de cavalerie, et c’est ce qui permet de porter le nombre des régimens endivisionnés de 36 à 60 en ne laissant au corps d’armée qu’un régiment. Il organise la mobilisation de ce régiment à six escadrons, lui donne la charge entière de fournir la cavalerie divisionnaire à 2 ou 3 divisions d’infanterie et donne le reste de ce régiment, c’est-à-dire trois escadrons, au commandant de corps d’armée pour son service de sûreté.

Examinons les conséquences de ce système, d’abord sur les divisions de cavalerie, puis sur les régimens qui continuent à former la cavalerie de corps.

En prenant pour la cavalerie indépendante un régiment dans chaque corps d’armée, il n’était au pouvoir de personne de modifier d’un coup de baguette les emplacemens de ces régimens. Dans l’Est, les régimens de cavalerie occupent des garnisons assez rapprochées les unes des autres pour que le groupement des élémens de chaque division ne soit pas difficile ; mais, quand on a voulu endivisionner 1 régiment par corps d’armée dans l’Ouest, dans le Centre et dans le Midi, il a bien fallu prendre son parti d’une dissémination fantastique des élémens des nouvelles divisions. Il n’en pouvait être autrement, puisqu’on organisait l’endivisionnement de six régimens stationnés chacun par hypothèse sur le territoire d’un corps d’armée différent. C’est ainsi que pour deux des nouvelles divisions : la 9° et la 10°, on arrive aux répartitions suivantes : la 9e division, dont le quartier général est projeté à Tours, comprend les garnisons de Tours, Nantes, Rennes, Angers et Luçon. Son artillerie est à Poitiers. La 10e division, avec quartier général à Montauban, comprend les garnisons de Montauban, Toulouse, Libourne, Limoges, Carcassonne, Tarascon. Son artillerie est à Angoulême. La 7e division va de Saint-Germain à Vendôme. C’est assurément là une situation fâcheuse et il en résulte que le commandement de telles unités sera très difficile à exercer. On veut y remédier en réunissant le plus souvent possible les divisions dans des camps d’instruction et on a mille fois raison ; il n’en est pas moins vrai que, s’il était possible d’obtenir une dissémination moindre, tout le monde y applaudirait.

Mais cet inconvénient n’est rien à côté des conséquences de l’organisation nouvelle pour les vingt et un régimens qui vont rester dans les corps d’armée, c’est-à-dire pour le quart de la cavalerie française.

Ce n’est un mystère pour personne que, dans l’état actuel et malgré les efforts les plus ingénieux, la cavalerie de corps n’est pas toujours à la hauteur de la cavalerie endivisionnée. Cela tient à des causes matérielles et à des causes psychologiques. Les causes matérielles sont multiples. Il faut signaler d’abord, dans la plupart des cas, l’isolement des régimens. Sauf dans l’Est, les régimens de cavalerie de corps constituent généralement la seule garnison d’une petite ville dont ils sont la partie la plus vivante. Cette petite ville est éloignée de toute autre garnison. Les visites des grands chefs y sont rares ; l’émulation avec d’autres troupes, et surtout avec d’autres troupes de cavalerie, ne peut prendre naissance. Le régiment ne vit pas dans l’atmosphère cavalière des garnisons de l’Est où brigades et divisions voisinent entre elles et s’enchevêtrent, où les manœuvres des grandes unités sont fréquentes. Ajoutez à cela que le corps d’armée doit constamment faire appel à la brigade de cavalerie pour remonter un nombreux personnel, qui sans doute à la mobilisation recevra des montures de réquisition, mais qui, en temps de paix, vient périodiquement sinon écrémer, du moins décimer les escadrons de la cavalerie de corps au grand désespoir des capitaines-commandans. Au moment des manœuvres d’automne, les régimens de corps doivent encore fournir des escortes. Jusqu’au moment du départ de la garnison et même après, les situations de prise d’armes sont à chaque instant, modifiées par des prélèvemens devant lesquels les colonels n’ont qu’à s’incliner. Sous-officiers, officiers de peloton, capitaines-commandans savent d’avance que, quel que soit le soin avec lequel ils ont préparé et entraîné leurs chevaux et leurs hommes, une bonne partie leur sera enlevée le jour où ils auraient trouvé une récompense méritée de leurs peines à mener à la manœuvre, sinon au combat, des unités bien complètes et bien constituées qui leur eussent fait honneur.

Ce sentiment pénible et décourageant est à plus forte raison celui du colonel. Il sait, lui aussi, que non seulement des hommes et des chevaux lui seront enlevés, mais qu’il en sera de même d’un ou de deux de ses escadrons, qu’il faudra fournir comme cavalerie divisionnaire aux divisions d’infanterie du corps d’armée et qu’au jour de la mobilisation, il n’aura plus derrière lui qu’un régiment minuscule à deux ou trois escadrons. L’instruction du régiment s’en ressent d’autant plus que, son rôle de cavalerie divisionnaire lui étant incessamment rappelé, une grande partie de l’instruction est dirigée en vue de ce rôle spécial. A la tribune de la Chambre, le général Pédoya n’a pas craint d’affirmer que là était le rôle principal de la cavalerie. Cet orateur a étonné tout le monde et n’a convaincu personne. Que la mission de la cavalerie divisionnaire soit nécessaire, importante et difficile, ce n’est pas contestable. Mais que cette mission soit le rôle principal de la cavalerie, on ne peut le soutenir qu’en perdant de vue le rôle essentiellement offensif de la cavalerie et en la réduisant à un rôle défensif contre lequel protestent, aussi bien les glorieuses traditions de l’épopée, que tous les enseignemens des guerres modernes. Ce qui est vrai, c’est que toute cavalerie doit savoir, à un moment donné, remplir le rôle de cavalerie divisionnaire et que les escadrons des divisions indépendantes doivent y être préparés aussi bien que les escadrons de la cavalerie de corps. N’arrivera-t-il pas constamment à la guerre qu’un escadron sera prélevé sur n’importe quel corps de cavalerie pour servir de cavalerie divisionnaire à une unité d’infanterie qui s’en trouvera dépourvue ? Cette mission durera plus ou moins longtemps suivant les circonstances, de même que celui de soutien de l’artillerie, qui peut durer seulement pendant une phase de la bataille ? Il en est ainsi constamment aux manœuvres et dans les exercices de garnison, tout simplement parce qu’en fait un régiment appartenant à la cavalerie endivisionnée se trouve le plus à proximité de l’unité d’infanterie qui en a besoin. Mais c’est là un rôle exceptionnel et qui d’ailleurs sera toujours d’autant mieux rempli que la troupe de cavalerie qui en sera chargée sera de meilleure qualité, aura une plus grande habitude de voir loin et bien, possédera des chevaux et des cavaliers plus adroits, plus résistans et mieux entraînés. Si le rôle de la cavalerie divisionnaire est en général moins brillant que celui de la cavalerie indépendante, il est en revanche singulièrement pénible, ne serait-ce qu’à cause du manque d’habitude des chefs d’infanterie à manier une arme qui n’est pas la leur et de leur tendance à lui demander des efforts qui quelquefois dépassent ses moyens. Nous croyons qu’aucun cavalier ne nous démentira quand nous affirmerons qu’on trouvera toujours la meilleure cavalerie divisionnaire dans la troupe la plus complètement cavalière.

C’est donc, à notre avis, une erreur de croire que la cavalerie destinée à être cavalerie divisionnaire doive recevoir une instruction spéciale et constituer pour ainsi dire une autre cavalerie que la cavalerie endivisionnée.

Entrer dans cette voie, ce serait diminuer sans aucune compensation la valeur militaire d’une partie importante de la cavalerie et affaiblir par conséquent l’ensemble de l’arme.

Une question analogue s’est posée autrefois pour l’artillerie, qui a été fractionnée jadis en deux parties distinctes avec spécialisation de leur personnel : l’artillerie proprement dite et le train d’artillerie. On y a renoncé avec grande raison, et aujourd’hui les officiers des sections de parc ont la même origine et la même instruction que les officiers des batteries de combat. Ils sont interchangeables, au grand profit de la valeur de l’arme.

Nous examinerons plus loin par quels procédés on s’est efforcé dans l’organisation actuelle de réagir contre les inconvéniens que nous venons de signaler et qui résultent de la situation spéciale de la cavalerie de corps. Mais c’est maintenant qu’apparaît le vice capital du projet de loi. Si la moitié des régimens de corps sont soustraits aux inconvéniens que nous venons de signaler, l’autre moitié, celle qui reste dans les corps d’armée, est destinée à en supporter tout le poids, qui va se trouver dès lors singulièrement aggravé. Là où deux régiments avaient à supporter de préjudiciables prélèvemens en hommes et en chevaux, un seul régiment aura à les supporter ; et la dislocation prévue au jour de la mobilisation, par suite de l’affectation à l’infanterie des escadrons divisionnaires, portera une atteinte plus grave encore à la cohésion du régiment, puisqu’elle ne pourra plus porter que sur un seul régiment. Personne n’ignorera dans ces régimens qu’au moment de la guerre, les escadrons seront dispersés, pour accomplir une besogne, nécessaire sans doute, mais singulièrement moins brillante que celle des camarades des divisions. Le jour où un colonel zélé voudra réunir son régiment et lui faire faire l’apprentissage du service d’exploration et du combat, chacun ne se dira-t-il pas : A quoi bon ? Au lieu de procéder à un entraînement intensif des hommes et des chevaux, on absorbera son temps et son attention à préparer sur le papier une mobilisation compliquée.

Comment ne pas craindre que de tels régimens ne deviennent rapidement le refuge des officiers fatigués, cherchant, dans un repos prématuré et à l’abri des grandes chevauchées, une sorte de retraite anticipée, où ils deviendront inaptes aux fonctions essentielles de leur arme ?

Actuellement, l’incertitude qui règne sur l’emploi des régimens de corps à la mobilisation permet d’y maintenir une instruction qui est théoriquement identique à celle des régimens de divisions de cavalerie. Les officiers font leur carrière presque indifféremment dans la cavalerie de corps ou dans la cavalerie indépendante. L’entrainement des régimens de corps doit être suffisant pour leur permettre de compléter ou même de former aux manœuvres des divisions provisoires dans lesquelles ils remplissent le même rôle que les régimens endivisionnés, et, en fait, ils ne sont qu’assez rarement inférieurs à leur tâche. En somme, la cavalerie française est une, par le recrutement et par l’instruction. Demain, il y aura deux cavaleries distinctes : l’une inférieure à l’autre et, partant, prête au découragement et à l’oubli de ses vertus spéciales. Plus cette situation durera, plus elle s’aggravera, parce qu’on ne voudra pas affaiblir la cavalerie endivisionnée en y rappelant les officiers qui, dans la nouvelle cavalerie de corps, auront pu perdre les qualités essentielles de l’arme.

D’après le projet de loi, 21 régimens seront dans cette situation. Est-ce une exagération de dire que voici la cavalerie française amputée de près du quart de son effectif ?

Ce point de vue a été à peine envisagé dans la discussion publique du projet de loi. Il n’a certainement pas échappé à ses auteurs, car le texte du projet et celui du rapport présentent deux traces importantes de cette préoccupation dans deux mesures par lesquelles on cherche à atténuer les inconvéniens que nous venons de signaler.

La première, c’est la mobilisation à six escadrons des régimens de corps. Trois de ces escadrons étant affectés aux trois divisions d’infanterie, il en reste trois groupés derrière le colonel et à la disposition du commandant du corps d’armée. Il nous semble malheureusement à craindre qu’une telle perspective soit inefficace pour inciter le régiment à la préparation du combat de cavalerie. Combien seront rares, combien invraisemblables, les circonstances où une si petite unité, loin de toute autre troupe de cavalerie, aura l’occasion de combattre ! Comment le colonel le plus ardent pourra-t-il détruire, à supposer qu’il ne le partage pas lui-même, le sentiment intime de ses subordonnés qui ne pourront s’empêcher de voir d’avance ces trois escadrons réduits à n’être qu’un dépôt de remonte, d’escortes et d’estafettes, comme le seront trop souvent les escadrons divisionnaires ? Comment ce colonel, sans contact avec d’autres régimens de l’arme, pourra-t-il maintenir chez ses officiers et dans sa troupe l’esprit cavalier ? La réponse parait trop évidente.

L’autre mesure est le rétablissement, pour les régimens de corps, de généraux inspecteurs, qui seront chargés d’y maintenir l’entraînement et l’esprit cavalier. Il n’y a d’autre critique à formuler ici que la crainte que cette mesure ne soit aussi inefficace que l’autre. Ces généraux, au nombre de trois ou quatre, pourront avoir à inspecter chacun des régimens disséminés sur le territoire de cinq ou six corps d’armée et sans aucun contact les uns avec les autres. Ils n’exerceront pas sur ces régimens l’autorité constante d’un commandement permanent. On connaît le vice et la douteuse efficacité des inspections générales : courtes périodes de surmenage où l’opinion de l’inspecteur dépend souvent d’un hasard. Un examen est encore moins efficace pour juger avec exactitude un régiment qu’il ne peut servir à établir d’une manière certaine la valeur d’un homme. Et quelle sera la sanction de ces inspections générales ? Des rapports, des notes. Mais ces rapports et ces notes n’établiront de comparaison qu’entre des élémens tous frappés des mêmes causes de faiblesse.

Malgré les six escadrons des régimens de corps, malgré leurs généraux inspecteurs, nous aurons bien ainsi une cavalerie n° 2.

Cette critique serait œuvre vaine, et même mauvaise, si elle ne comportait l’indication d’un remède, non pas parfait, assurément, mais de nature à donner satisfaction suffisante aux besoins unanimement constatés, et que je résume ainsi : renforcement de la cavalerie indépendante ; maintien d’une cavalerie de corps indispensable.

Le projet nous donne 10 divisions à régimens, ou 24 escadrons chacune. Je propose de n’en faire que 7 du type du projet de loi. Elles absorberont 42 régimens ou 168 escadrons.

Il reste 81 — 42, soit 39 régimens ou 18 brigades à 2 régimens et une à 3 régimens. C’est à peu de chose près notre cavalerie de corps actuelle comportant une brigade sur le territoire de chaque corps d’armée. Je propose d’endivisionner ces 19 brigades à raison de 4 brigades par division ; c’est-à-dire de former, avec ces 39 régimens, 4 divisions de 8 régimens et 1 de 7 régimens. Sur ces 39 régimens, 21 mobiliseraient à six escadrons au lieu de quatre, selon le système du projet de loi. Chacune de ces 4 divisions aura donc quatre régimens mobilisant à six escadrons et quatre régimens mobilisant à quatre, soit un total de 40 escadrons ; une seule n’aura que sept régimens, mais, par compensation, elle recevra cinq régimens mobilisant a six escadrons, ce qui lui donnera 38 escadrons.

Mais ces régimens devront fournir, par prélèvement, la cavalerie divisionnaire et la cavalerie de corps. On opérera ce prélèvement en donnant un escadron pour chacune des trois divisions du corps d’armée et un escadron au corps d’armée lui-même ; la répartition des compagnies du génie est analogue. A cet effet, on prendra 3 escadrons au régiment mobilisant à six escadrons et un au régiment mobilisant à quatre, ce qui laissera subsister dans chaque régiment trois escadrons. Ces régimens seront sans doute plus faibles d’un escadron que ceux des 7 premières divisions ; mais, groupés par divisions de huit régimens au lieu de six, ils constitueront cependant des divisions d’effectif semblable, comprenant, elles aussi, 3 x 8 = 24 escadrons. Et ainsi la cavalerie française aura 1 + 5 = 12 divisions d’égale force.

Le premier avantage du système qui précède sur celui du projet de loi consisterait à nous donner 12 divisions au lieu de 10, c’est-à-dire autant de divisions que la cavalerie allemande. L’avantage vaut qu’on y songe, quand on considère que les régimens et escadrons allemands ont un effectif supérieur aux nôtres. Sans doute les Allemands seront obligés d’affecter une partie de leur cavalerie à leur frontière de l’Est. Mais faut-il négliger l’espoir de leur imposer, dès le début des opérations, une supériorité qui nous permettrait d’annihiler leur service d’exploration ?

Il faut ajouter que l’inconvénient de la dissémination des élémens constituant certaines divisions est atténué, puisque les régimens appartenant à une même division ne se trouveront jamais sur plus de 4 régions de corps d’armée, — alors que telle division constituée d’après le système du projet de loi est disséminée sur le territoire de 6 régions de corps d’armée.

Mais le motif déterminant qui milite en faveur de l’adoption de notre système, c’est qu’il respecte l’unité de l’arme et permet de conserver, mieux encore qu’aujourd’hui, à tous ses élémens les qualités essentielles de la cavalerie. On avait jadis cherché à réagir contre la tendance des brigades de corps à l’ankylose, en instituant les généraux inspecteurs que le projet veut rétablir pour les 21 régimens de la cavalerie n° 2.

Les arrondissemens d’inspection comprenaient 3 corps d’armée, c’est-à-dire 3 brigades de cavalerie dans lesquelles le général inspecteur était chargé de veiller au maintien de l’esprit cavalier et de l’entraînement. Mais ces généraux, éventuellement destinés sans doute à commander des divisions qui auraient été constituées principalement avec des élémens pris dans les brigades qu’ils étaient chargés d’inspecter, étaient des inspecteurs et non des commandans permanens. Leur action était radicalement insuffisante et leur suppression en 1901 a été accueillie avec une indifférence, injustifiée sans doute, mais excusable.

Ce n’est pas leur rétablissement que nous proposons, loin de là. C’est leur remplacement par de véritables généraux commandant des divisions complètes avec état-major, artillerie et groupe cycliste, prêtes à entrer en campagne dès le premier jour de la mobilisation avec 24 escadrons à 130 sabres chacun, divisions composées d’élémens cohérens et permanens et non plus divisions improvisées.

Aucun prétexte ne pourra être invoqué pour ne pas leur donner la même instruction et le même entraînement qu’aux autres divisions. Dans le même régiment, les officiers changent souvent d’escadron et rien n’obligera à désigner d’avance les escadrons qui, à la mobilisation, seront prélevés pour l’infanterie.

Assurément, il faudra rompre avec quelques habitudes routinières pour s’habituer à la conception de la division à 4 brigades et de la brigade à six escadrons formant deux régimens. Mais cette objection est vraiment bien mince quand il suffit pour la vaincre de voir apparaître tangibles et prêtes à combattre les cinq belles divisions à 24 escadrons qui manquent encore à notre cavalerie pour qu’elle soit à la hauteur de sa tâche.

Une seule critique sérieuse peut nous être faite : celle de laisser trop peu de cavalerie au commandant de corps d’armée : un escadron seulement ajouté aux trois escadrons divisionnaires. Nous admettons la critique et si, d’un coup de baguette, il était possible d’augmenter assez la cavalerie pour multiplier cet escadron de corps par trois ou par quatre, nous y consentirions bien volontiers.

Mais qui ne reconnaîtra que les escadrons que nous lui enlevons ont un emploi singulièrement plus utile dans ce que les Allemands appellent très justement la cavalerie d’armée ? L’inconvénient sera atténue, en fait, par la formation des escadrons de réserve, qui, peu après la mobilisation, fourniront d’excellentes unités à la cavalerie de corps et à la cavalerie divisionnaire. Et il ne faut pas oublier que, toute troupe de cavalerie devant par hypothèse connaître le service de la cavalerie adjointe aux troupes d’infanterie, le commandant de l’armée ou du groupe d’armées pourra toujours et instantanément, en cas d’utilité constatée, prélever sur sa cavalerie quelques escadrons pour renforcer en cavalerie les corps d’armée qui en auront besoin. Qui peut le plus, peut le moins.

Le plan de réorganisation que nous nous permettons d’esquisser comporterait beaucoup d’autres observations de détails Celles qui précèdent suffisent, tout au moins pour appeler l’attention du législateur sur la gravité des objections que l’on peut faire au système qui lui est proposé et sur la facilité avec laquelle on peut apporter un perfectionnement infiniment plus complet à un outil de guerre auquel il ne manque qu’une organisation rationnelle pour que la valeur en soit doublée.

Je m’unis, en finissant, au rapporteur du projet que je me suis permis de critiquer, pour appeler de mes vœux le complément nécessaire de la grande œuvre de la réorganisation de la cavalerie, pour saluer avec lui la silhouette du grand chef, de ce Magister equitum, successeur de Murat et de Lasalle, qu’un ministre avisé saura bien découvrir dans un corps d’officiers qui n’a pas son égal au monde.