L’Organisation de la Syrie sous le mandat français

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L’Organisation de la Syrie sous le mandat français
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 633-663).
L’ORGANISATION DE LA SYRIE
SOUS LE MANDAT FRANÇAIS

La conclusion de l’accord du 20 octobre qui rétablit nos relations avec la Turquie sur le pied d’une entente et d’une confiance mutuelles, ainsi que l’approbation par le Gouvernement des propositions du général Gouraud au sujet du statut organique dont seront dotés les pays placés sous notre mandat, marquent comme un tournant de l’histoire de notre intervention en Orient à la suite de la guerre européenne. Il peut donc paraître opportun de jeter un coup d’œil en arrière pour mesurer le chemin déjà parcouru et se demander, à la lumière de l’expérience des trois dernières années, quelles perspectives s’offrent à nous pour l’exercice de la mission de tutelle dont nous avons assumé la charge vis-à-vis des populations syriennes et libanaises.

L’organisation que le Gouvernement vient de sanctionner a commencé à se dessiner il y a déjà plus d’un an, parce qu’elle découlait de la réalité syrienne elle-même, telle qu’elle s’imposait au Haut-Commissaire, au moment où la chute de l’émir Fayçal lui a permis de traiter le statut de la Syrie dans son ensemble. C’est seulement, en effet, par suite d’une malveillance qui ne prenait pas la peine de s’informer, que l’on a pu croire que le Haut-Commissariat en Syrie a vécu au jour le jour, sans avoir un plan directeur, pendant les deux années qui se sont écoulées depuis le débarquement du général Gouraud à Beyrouth. Il est vraiment trop facile de mettre en contraste fâcheux l’imprécision qu’on lui reproche avec la sûreté des méthodes suivies en Tunisie et au Maroc où elles ont pu se préciser et s’affermir depuis 1881 ou 1912 et le mandat est une entreprise beaucoup plus délicate encore que le protectorat. Sans doute, le contrôle administratif français fut installé dans la zone Ouest de Syrie dès l’automne 1918 ; mais il dut, pendant une année, agir sous l’occupation britannique, ce qui, malgré toute la bonne volonté du maréchal Allenby, ne pouvait que rendre sa tâche encore plus difficile. Il faut ajouter qu’au lendemain de la guerre, la France était limitée dans ses moyens. C’est seulement en novembre 1919 que le général Gouraud releva les troupes britanniques, et c’est seulement à la fin de juillet 1920 qu’a disparu le régime chérifien de Damas, — dont toute la politique se résumait à s’efforcer de rendre notre situation intenable en Syrie, — et le 20 octobre 1921 qu’un accord a mis fin à la guerre turque, qui avait repris dans le Nord dès les dernières semaines de 1919 et qui avait absorbé à la fois le gros de notre armée du Levant et une partie de l’attention de son chef, obligé de diriger, en même temps, toute la tâche politique du Haut-Commissariat.

Ce qui s’est accompli dans de telles conditions supporte la comparaison avec n’importe laquelle de nos œuvres d’outremer, alors qu’elle était, pour ainsi dire, en aussi bas âge. Dans cette courte durée, et au milieu de toutes ces traverses, un plan a été conçu et a commencé à se réaliser. Il vient d’être consacré par un statut provisoire d’où sortira le statut définitif que les Puissances mandataires ont, selon ce qui est prévu dans les projets de déclarations de mandat, trois années pour élaborer : le délai n’a rien d’excessif, si l’on songe à toutes les retouches que peut inspirer l’expérience d’un régime aussi délicat. Ce statut provisoire, sur lequel l’autre doit se conformer, est entièrement inspiré par un principe qui a invariablement dominé toute la politique du Haut-Commissaire de la République en Syrie et au Liban : créer, dans un esprit libéral et en préparant les populations à se gouverner, des organismes indigènes capables de se suffire à eux-mêmes le jour où la tutelle à l’abri de laquelle ils se seront développés n’aura qu’à s’effacer devant la majorité du pupille : c’est dire que l’esprit du mandat a été appliqué avant la lettre, les projets de déclarations de mandats, élaborés après la Conférence des premiers ministres de France, d’Angleterre et d’Italie à San-Remo, étant soumis à la Société des Nations, qui ne les a pas encore examinés.


La formule du mandat répond d’ailleurs merveilleusement à notre passé en Orient, comme à l’idée que nous devons nous faire de notre avenir dans cette partie du monde. Depuis les Croisades, notre nation n’a jamais recherché dans le Levant de domination territoriale. Elle y est apparue parfois armée, mais, avec Bonaparte, parce qu’elle devait mener sur ce théâtre comme ailleurs une guerre dans laquelle elle était engagée partout, ou, en 1860, comme soldat du droit et redresseur de torts. Son domaine n’y était pas territorial, mais intellectuel et moral : il lui était assuré non seulement par le souvenir d’un passé prestigieux, mais encore par l’effet des œuvres de charité et d’enseignement qui ont le plus fait pour relever l’Orient. Aucune domination matérielle n’était nécessaire à cette emprise, et la guerre n’a rien changé sur ce point aux fondements de notre politique dans le Levant, où nous n’avons pas plus aujourd’hui qu’hier d’Empire à gagner ou à défendre. Notre politique n’eût pas souhaité autre chose que de maintenir, en l’améliorant, l’Empire ottoman qui avait été un cadre si favorable à l’expansion de notre influence. Mais la Turquie s’était lancée dans la guerre; il ne dépendait pas de nous de lui en éviter les conséquences, et il nous fallait adapter notre politique à des circonstances nouvelles, si nous ne voulions pas que la victoire elle-même, payée plus cher par nous que par aucun de nos alliés, eût pour résultat d’effacer notre empreinte de pays où elle est si profondément marquée. Du moment où des États nouveaux devaient surgir sur les ruines de l’Empire ottoman et se développer à l’abri d’une tutelle étrangère, il nous fallait revendiquer cette tutelle sur une partie de ces nouveaux venus dans la famille des nations. Il nous fallait devenir les mandataires sur la région où notre emprise a été particulièrement forte et où chacun s’attendait à nous voir continuer, sous des formes nouvelles, l’effort d’éducation que nous y avions depuis longtemps fourni. L’énoncé d’un chiffre résumera la part que nous avions à la formation intellectuelle de la Syrie : à la veille de la guerre, il y avait 40 000 élèves dans les écoles de ce pays où l’on enseignait le français et qui étaient dirigées en majorité par nos compatriotes. Le français était plus encore, là, que dans les autres régions de l’Orient, la seconde langue de toutes les classes de la population ayant reçu quelque culture, et il était même devenu la langue du foyer d’un certain nombre de nos clients.

On juge de l’effet qu’aurait eu sur cette œuvre l’abstention de la France au lendemain d’une victoire qui la faisait attendre en Syrie comme la libératrice naturellement appelée à organiser l’indépendance du pays. C’eût été déclarer notre carence en Orient, et sans doute discréditer par-là nos œuvres non seulement en Syrie, mais dans tous les pays voisins qui devaient nous juger d’après la façon dont nous agirions dans la question syrienne. On a dit que nous n’avions pas besoin d’être parmi ceux qui agiraient politiquement en Orient et qu’il nous suffisait largement de réserver, dans des accords avec les Gouvernements qui y assumeraient le mandat déserté par nous, entière liberté pour nos écoles ; mais ce n’est pas seulement les méthodes d’enseignement qui remplissent celles-ci : c’est aussi le rôle que joue la langue qui y est enseignée et le prestige de la nation qui fournit les maîtres et d’où émane la culture que l’on y donne. Ce prestige était incompatible avec notre abdication politique en Orient au lendemain de la guerre, de même que le rôle de notre langue aurait été restreint si nous avions renoncé à jouer notre rôle politique dans la forme nouvelle que les circonstances lui imposaient. Ceux qui auraient voulu que nous nous bornions à une politique scolaire, qu’aucune autre intervention n’aurait appuyée, exposaient donc les Ecoles qu’ils croyaient défendre à perdre leur clientèle et notre effort à se limiter, pour ainsi dire, à la conservation de coquilles vides.


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Si donc nous pouvions, sans aucune peine, entrer avec une entière sincérité dans les idées nouvelles et ne viser en Orient que l’œuvre temporaire du mandat, nous devions nous charger de cette œuvre. Parmi ceux qui l’ont admis, on trouve des critiques qui pensent que, du moins, la méthode employée a été mauvaise et que la France a brisé dès le début en Syrie ce qui aurait pu être l’instrument le plus facile de son mandat. Malgré tant de preuves, il est encore des gens qui croient que nous aurions pu utiliser l’émir Fayçal pour l’organisation du pays sous la tutelle française. Les tenants de cette opinion ajoutent que par impérialisme, nous avons non seulement brisé l’instrument le plus commode de notre politique, mais encore manqué à ce que nous devions à des alliés dans la Grande Guerre. Il n’est pas de sujet peut-être sur lequel on ait attaqué avec plus de légèreté et d’ignorance des faits la politique du général Gouraud.

C’est l’attitude de l’émir Fayçal qui a rendu impossible toute collaboration entre lui et la Puissance qui allait assumer le mandat sur la Syrie. A vrai dire, il se trouva immédiatement à Damas à notre égard dans une équivoque que ses conseillers britanniques ne firent rien pour dissiper. Il y représentait son père; celui-ci avait signé avec des agents anglais, à la fin de 1915, un traité qui devait lui faire engager avec les Turcs une lutte dont l’enjeu serait une couronne dont certains fleurons devaient être les villes de la Syrie intérieure, tandis qu’il acceptait que Bagdad n’en dépendit point. Alors qu’elle ne connaissait que très vaguement cette tractation, à laquelle elle n’avait pas participé, la France signa en mai 1916 avec l’Angleterre et la Russie une convention aux termes de laquelle sa situation était reconnue, même dans la Syrie intérieure où elle se réservait le droit de fournir des conseillers aux Gouvernements arabes qui pourraient s’y constituer.

Il n’y avait pour la politique anglaise qu’une manière de concilier les engagements qu’elle avait pris et qui chevauchaient si fâcheusement les uns sur les autres, c’était d’intimer à Fayçal l’ordre qu’à Damas il ne devait plus recourir qu’à l’aide et aux conseils de la France. Mais rien ne fut fait dans ce sens. L’Émir fut non seulement libre de gouverner à Damas, sous l’occupation britannique, comme si la France n’existait pas, mais encore de donner pour objet principal à sa politique la ruine systématique du vieux prestige français en Syrie. Nos partisans furent méthodiquement molestés pour bien montrer que nous étions incapables de les défendre. Une presse qui ne vivait que des subsides de l’Émir s’acharnait à nous vilipender, ne reculant pas devant les plus grosses calomnies qui faisaient un crédit illimité à la crédulité du public, et la police ajoutait sa force aux excitations de cette presse pour obtenir des manifestations contre nous et faire ainsi croire au monde que la Syrie était particulièrement opposée au mandat français. Après l’occupation de la zone littorale par nos troupes, ce fut toute une série d’attentats et de brigandages dans la zone que nous devions garder, pour démontrer à la population qu’elle avait tout à perdre à notre présence, faire croire au monde que nous étions incapables de maintenir l’ordre, déconcerter et lasser l’opinion française en lui donnant à penser que nous étions en présence d’un pays ennemi qu’il faudrait indéfiniment contenir à grands frais. L’Émir était si peu étranger à ces attentats qu’en janvier 1920 il dit au général Gouraud, sans la moindre ingénuité d’ailleurs et pour se faire admettre comme l’homme nécessaire, qu’il les avait organisés pour exercer sur nous une pression. Peut-être, à vrai dire, était-il l’instrument d’une politique dont il serait sans doute très injuste de faire remonter la responsabilité jusqu’au Gouvernement de Londres, mais qui fut certainement celle de beaucoup de ses agents dans le Levant, dont l’un n’hésita pas à dire à un notable syrien : « Nous saurons bien dégoûter la Syrie de la France et la France de la Syrie. »

L’étonnant, en présence d’un système qui faisait de Fayçal le symbole et l’instrument de l’hostilité contre la France, n’est pas que nous ne nous soyons pas entendus avec lui, mais, que nous ayons si longtemps essayé de nous entendre. Nous avions aidé le fils du Chérif Hussein en lui fournissant quelques officiers et un détachement algérien qui formèrent le noyau le plus solide de la petite force qui, à la fin de la guerre, tint sous l’Emir la campagne dans le désert à l’Est de l’armée Allenby. Nous n’avions aucune prévention contre lui et nous aurions usé de son Gouvernement aussi bien que de tout autre. Sans doute il n’avait à mettre à notre service aucune autorité sur le pays. C’est même probablement pour lui en donner que ses protecteurs britanniques le firent entrer à Damas, avec sa petite force, avant toutes les troupes anglaises ou françaises. Il était en effet nécessaire d’imposer au pays un personnage qu’il n’attendait et ne désirait pas. S’il y avait eu, en Syrie, avant et pendant la guerre, un mouvement de nationalisme arabe, celui-ci se serait fort bien accommodé d’un Gouvernement local indépendant des Turcs. Il ne tendait pas le moins du monde au règne d’un chérif hedjazien sur Damas, ni à la constitution d’un empire au profit de Hussein et de ses fils. L’installation de l’Emir fut chose artificielle : et c’est peut-être pour se justifier et susciter des passions sur lesquelles elle pourrait s’appuyer, qu’elle fut suivie d’une politique de nationalisme xénophobe, qui s’accommodait d’ailleurs fort bien de la présence des Anglais en Mésopotamie alors qu’elle faisait rage contre le mandat syrien de la France.

Et cependant tout fut fait par le Gouvernement français pour arriver à une entente avec Fayçal. M. Clemenceau s’y employa vainement en avril 1919 : l’Émir refusa d’accepter aucun accord qui reconnût à la France une situation particulière en Syrie. Rendu plus accommodant, du moins dans les mots, après la relève des troupes britanniques par l’armée du général Gouraud, il signa en janvier 1920 à Paris un accord qui nous reconnaissait encore bien peu de chose, mais qui n’eut aucun effet après le retour de l’Emir à Damas. Toute la première partie de l’année 1920 vit en effet une série de pillages, d’assassinats dans la zone occupée par nos troupes, tandis que Damas, qui les organisait, en prenait texte pour dénoncer notre incapacité et notre impopularité. Cette politique était sans aucun doute fondée sur l’idée qu’il n’y avait pas d’opinion en France pour soutenir l’entreprise syrienne, et que nous finirions par nous dérober piteusement. On s’ingéniait à doser les provocations, de manière à nous discréditer autant que possible, mais sans aller jusqu’au point qui provoquerait de notre part une réaction violente. Un tel jeu n’était pas facile à mener et comme nous étions moins résignés à une abdication ignominieuse que le croyaient l’Emir et ses conseillers, il devait finir comme il a fini, après que le général Gouraud eut poussé la patience jusqu’aux extrêmes limites du possible.

C’est une histoire qu’il est bon de résumer encore en passant, bien que « Testis » en ait écrit dans la Revue des Deux Mondes au commencement de l’année, car elle a été opiniâtrement muée en la légende d’un Gouvernement national et populaire avec lequel le général Gouraud s’est refusé à s’entendre, malgré la bonne volonté qu’il aurait trouvée à Damas. La vérité est que nous n’avons jamais rencontré dans le pouvoir de l’émir Fayçal un élément qui eût les moyens ou l’intention de nous servir à rénover le pays sous notre mandat. Il n’a jamais été pour nous, quelles que fussent l’origine et l’inspiration de sa politique, qu’un fait qui s’est rendu radicalement incompatible avec notre mandat, ou même plus simplement, avec notre dignité.


Après avoir balayé le gouvernement de l’Emir, le général Gouraud ne pensa pas un instant à installer sur ses ruines l’administration directe : il s’appliqua immédiatement à susciter une organisation indigène dans ce pays qui ne lui offrait aucun gouvernement à utiliser. Selon les indications du milieu, en utilisant les débris des institutions provinciales du temps, turc, auxquelles la population était habituée, il constitua les États autonomes qui sont encore la base de l’organisation qui se développe dans les pays sous notre mandat et du statut organique provisoire dont les textes viennent d’être approuvés par le Gouvernement.

Ceux-ci ont été élaborés à la suite d’une enquête qui a duré pendant les six premiers mois de 1921. En janvier, le Gouvernement avait invité le Haut-commissaire à étudier activement, en recherchant autant que possible le sentiment populaire, l’organisation des États, qui auraient à être dotés, en tenant compte des possibilités locales, d’institutions représentatives. L’étude devait porter également sur l’organisation d’une confédération syrienne. L’enquête menée selon ces instructions n’a pas, à vrai dire, révélé une opinion publique consciente d’elle-même. Les masses sont encore complètement étrangères à l’idée de la vie publique. Les groupes peu nombreux des notables, qui sont encore seuls à constituer le « pays politique, » ont eux-mêmes manifesté, sauf de rares exceptions, un intérêt très relatif pour l’organisation générale du pays, mais ils se sont presque tous montrés favorables au développement de l’organisation des États que le général Gouraud avait créés en 1920.

Aussi le texte-type, élaboré pour déterminer la Constitution de ces États, développe-t-il les attributions des gouvernements locaux sur la base de l’arrêté qui fut promulgué le 21 septembre par le Haut-commissaire, pour régler l’organisation provisoire de l’Etat d’Alep, créé par un arrêté dès le 1er septembre. L’organisation du Grand-Liban, proclamée a la même époque, devait se faire sur la base du statut propre de ce pays ; celle du territoire autonome des Alaouites s’appliquait à un pays encore très fruste et dont la constitution ne pouvait donc être faite sur le modèle de celle des autres États. Quant à Damas, le régime institué dut d’abord être une liquidation du régime chérifien que modifièrent des arrêtés de détail, dans le sens de la constitution donnée à l’Etat d’Alep.

L’arrêté type proposé aux États pourra être amendé dans une certaine mesure pour tenir compte des circonstances locales. Ainsi les constitutions pourront légèrement varier, tout en restant dans les grandes lignes tirées de l’organisation des vilayets ottomans sous la constitution de 1908. C’était le seul régime dont la population eût une certaine expérience, dans la mesure où les textes constitutionnels et administratifs ottomans, d’ordinaire fort bons en eux-mêmes, ont été réellement appliqués. Mais il fallait essayer de faire sortir les libertés syriennes d’une base dont la population avait quelque connaissance et quelque pratique.

A la tête de l’Etat est un gouverneur, assisté de directeurs chargés des divers départements de l’administration. La population sera représentée par un Conseil de gouvernement, qui remplace, avec des attributions plus étendues, l’ancien conseil général du vilayet. Celui-ci comptait une majorité de fonctionnaires et de chefs religieux. Cet élément sera maintenu dans les Conseils de gouvernement, mais la majorité passera aux membres élus. L’élection de ceux-ci, qui seront au nombre de vingt pour chacun des États de Damas et d’Alep (nous avons dit que le Liban doit évoluer à part et les Alaouites sont encore trop frustes pour marcher du même pas que leurs voisins dans la voie constitutionnelle) aura lieu sur les bases suivantes : les électeurs du premier degré seront tous les hommes adultes qui paient à l’Etat un impôt direct si minime qu’il soit; il y aura un représentant élu par 12 500 électeurs du premier degré, 500 de ceux-ci désignant un électeur du second degré. C’est un système calqué sur celui des élections à la Chambre des députés de Constantinople sous le régime de la Constitution de 1908, qui ne fut d’ailleurs pas libéralement appliquée. Il entrera en vigueur à mesure que les recensements de la population, en cours dans certains États et en préparation dans les autres, auront été achevés.

Le Conseil du gouvernement devient une véritable assemblée d’Etat qui partage avec une Commission permanente, composée elle-même très largement de membres élus et chargés d’assister le Gouvernement pendant l’intervalle des sessions du Conseil, des attributions d’ordre législatif, alors que les fonctions de l’ancien Conseil du vilayet étaient, sauf en ce qui concerne certaines attributions de juridiction administrative, calquées sur celles de nos conseils généraux. Ce progrès confirme l’indépendance des États en donnant à leurs assemblées des pouvoirs qui n’appartenaient jadis qu’au Parlement de Constantinople.

Des réformes ont été introduites dans les circonscriptions de l’État, c’est-à-dire le Sandjak et, au-dessous de lui, le Caza, pour acheminer leur administration vers le régime démocratique. Le nombre des membres élus des Conseils de Sandjak et de Gaza a été porté de quatre à huit et le mode d’élection a été rendu beaucoup plus libéral. Sous le régime ottoman, l’expression de la volonté des électeurs était pour ainsi dire rigoureusement filtrée. Une réunion de la plupart des membres de droit des Conseils de Sandjak et de Gaza (fonctionnaires et chefs religieux) présentait trois noms pour un membre à élire; et un corps électoral composé des Moukhtars de villages, des membres des Conseils des Anciens et du Conseil municipal du chef-lieu de Caza maintenait deux des noms. Le Moutessarif choisissait ensuite l’élu entre les deux noms maintenus: Sous le régime nouveau les candidats pourront se présenter librement : leur éligibilité, pour laquelle l’âge de 30 ans et le paiement de 300 piastres syriennes d’impôts directs sont exigés, doit seulement être constatée par une Commission composée des membres de droit et de trois représentants de la municipalité du chef-lieu. Puis les électeurs du second degré au Conseil du gouvernement de l’Etat procèdent librement à l’élection.

On peut trouver fastidieux l’exposé de ce système qui, de plus, paraîtra encore bien compliqué et bien peu démocratique à des Français. Mais il faut tenir compte des réalités d’un pays où la masse est encore illettrée, surtout dans les campagnes, et de plus sans aucun sens ni habitude de la liberté que le régime turc n’a jamais rien fait pour acclimater. Dans un pareil milieu, faire élire directement, et sans aucune période préparatoire, les Conseils par un corps aussi nombreux que celui des électeurs du premier degré serait une aventure, et il faut ajouter que la restauration; et l’application sincère des institutions ottomanes auraient déjà suffi à répondre aux vœux de la plupart des notables de la Syrie, en grande majorité musulmane, à laquelle s’appliquent les textes proposés. La Constitution, du Liban doit en effet être modifiée ultérieurement sur sa base propre qui est le statut organique donné à ce pays après l’intervention française de 1860.

Chaque État autonome constitue avec son Gouverneur, ses Directeurs, son Administration et ses Conseils bientôt élus, un organisme indigène complet. C’est un cadre relativement modeste dans lequel un peuple sans aucune tradition de gouvernement par lui-même peut faire graduellement son éducation politique. Il faut ajouter que ces organismes ont maintenant fait leurs preuves depuis un an, et que les notables qui sont encore seuls à composer le « pays politique » se sont très généralement montrés à Damas et plus encore à Alep satisfaits de leur fonctionnement.


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Les États sont donc actuellement la base et les organes dès à présent vivants de l’être politique nouveau qui a commencé d’exister en Syrie. Cet état de choses répond aux tendances qui ont été constatées dans le pays au cours de l’enquête menée pendant les six premiers mois de l’année 1921 et dont il a été parlé plus haut. Si elle a révélé, notamment à Alep, une très vive curiosité en ce qui concerne l’organisation des États autonomes, et surtout l’utilisation locale de leurs ressources, elle n’a permis de constater, sauf chez un très petit nombre de personnes, que des vues beaucoup plus indifférentes et confuses en ce qui concerne les liens fédéraux qui pourraient unir les États.

Il fallait cependant créer une Fédération : il convenait de donner au pays sous mandat français une cohésion aussi grande que possible, ne fût-ce que pour répondre aux désirs de certains groupes syriens, particulièrement évolués et appartenant d’ailleurs en majorité aux colonies fixées à l’étranger, et pour permettre à la Syrie de faire plus nettement figure parmi les Nations. En outre, les États autonomes ont nécessairement à résoudre un certain nombre de questions d’intérêt commun, fonction qui paraissait devoir être assurée par des organes fédéraux. Le général Gouraud, obéissant à ces raisons et suivant le plan qu’il avait dès longtemps conçu, annonça la création prochaine de la Fédération dans son discours-programme prononcé à Damas le 20 juin et répété à Alep quelques jours plus tard.

Mais le résultat de cette déclaration ne fut pas ce que

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porteraient à croire les idées que l’on se fait au dehors de l’état de l’opinion de la Syrie et des intérêts de ce pays. Elle parut à Damas tomber dans l’indifférence, alors que d’autres passages du discours soulevaient un intérêt manifeste. Et cependant certains milieux damasquins semblent avoir conservé du régime chérifien le regret de ne plus voir leur ville capitale d’un État englobant toute la Syrie et auraient paru devoir trouver dans ce sentiment plus de goût pour l’unité que n’en ont les notables des autres villes. A Alep, où l’on n’a pas les mêmes souvenirs, l’annonce de la Fédération fut accueillie par les notables avec une méfiance et même une répugnance visibles. Elle ne provoqua guère que la crainte de voir le Nord exploité par le Sud, comme il se plaint de l’avoir été pendant l’aventure chérifienne.

Le Haut-Commissaire n’avait cependant qu’à s’en tenir à la déclaration qu’il avait faite. Il appartient à la Puissance mandataire de devancer au besoin, sur les points essentiels, un sentiment national syrien encore à créer. On tint seulement compte de l’indication qu’avait donnée l’accueil fait à l’annonce de la Fédération en commençant à donner à celle-ci, par le texte organique qui la crée, une compétence et des rouages réduits au strict minimum. La règle reste la compétence des États et l’exception est celle de la Fédération. C’est à la fonction qu’il appartiendra de développer l’organe fédéral selon ce que conseilleront l’expérience et l’opinion publique qui pourra se manifester en Syrie.

Aux termes du texte « portant organisation provisoire de la Fédération des États de Syrie, » laquelle doit comprendre Damas, Alep et les Alaouites, la Fédération n’aura, sauf en ce qui concerne la législation qui doit manifestement être arrêtée en commun, que ce que les États voudront lui déléguer de leur souveraineté. Le budget fédéral commencera par n’avoir pas de recettes propres, mais se composera des prélèvements consentis à son profit par chacun des États fédérés sur la part qui reviendrait à ces États dans le produit des recettes douanières. Celles-ci seront versées à une caisse que gère le Haut-Commissariat, mais réservées aux États entre lesquels elles doivent être partagées au prorata de la population.

Deux directeurs fédéraux seront, au début, placés à côté du Haut-Commissaire; l’un pour les Travaux publics qui étudiera les projets de travaux d’intérêt général et en contrôlera l’exécution, cette exécution devant en principe être assurée par les soins des États sur le territoire desquels ces travaux seront effectués, l’autre pour les Finances. Un Conseil fédéral composé de délégués élus par les Conseils de gouvernement des États sera réuni. Pour ménager les particularismes, il est stipulé que le vote aura lieu par délégations et que le Conseil siégera alternativement à Damas et à Alep, son Président devant être choisi dans la délégation de l’État où se tiendra la session. Le Conseil fédéral qui doit d’abord être consultatif, comme les Conseils de gouvernement des États, aura à connaître, sur l’initiative des États fédérés, de la législation qui devra leur être commune et à se prononcer sur les travaux publics, ainsi que sur la création d’institutions et d’établissements d’intérêt commun. On vient de voir que les moyens financiers nécessaires à ces travaux et à ces institutions seront délégués par les États en vue de ces objets déterminés.

Tel est le régime provisoire qui a été jugé le meilleur pour acclimater l’organisme fédéral dans un milieu sans aucune expérience de la gestion des intérêts publics et où des particularismes si méfiants restent à apaiser.


La création de la Fédération syrienne ne résout pas entièrement la question des relations entre les États placés sous notre mandat, puisque deux de ceux-ci montrent jusqu’ici une répugnance complète à se fédérer avec leurs voisins. Le plus important, et de beaucoup, est le Grand-Liban proclamé le 1er  septembre 1920 et dont les cantons ayant appartenu au Liban, tel qu’il existait à la suite de l’intervention française de 1860, croiraient exposer les libertés qui leur ont été conférées alors, et dont ils ont acquis depuis la tradition, en abandonnant une partie quelconque de la souveraineté libanaise au profit d’un groupement dont la masse sera fournie par les pays en immense majorité musulmans de l’intérieur. Quant au petit État Druse, créé au profit des réfugiés Druses qui ont colonisé dans le courant du siècle dernier la montagne du Hauran, à l’extrême Sud-Est de notre zone de mandat, il vient d’être constitué pour gouverner une communauté qui n’a jamais été vraiment soumise aux Turcs ; il a son originalité et la jalousie de son indépendance et n’accepte notre tutelle qu’en vertu d’un accord qui la réserve expressément vis à vis de la Fédération syrienne dans laquelle il ne veut pas entrer. L’efficacité de cet accord, qui est apparue à la manière dont les Druses du Hauran ont accueilli, au cours de l’été dernier, nos soldats et nos conseillers, est une sérieuse raison pour nous de ne pas plus forcer la main aux Druses qu’aux Libanais et de les laisser libres de rester hors de la Fédération ou d’y entrer, comme une des clauses du texte portant organisation de la Fédération syrienne le permet et le prévoit.

Mais en attendant cette accession qui peut tarder beaucoup ou même ne jamais intervenir, il fallait trouver un moyen de faire participer les États non fédérés au règlement des affaires d’intérêt commun : lois qui doivent être communes pour assurer l’unité économique nécessaire et contre laquelle personne ne s’élève, tarifs douaniers, relations postales, régies, travaux ou institutions qui peuvent intéresser un des États non fédérés en même temps que la Fédération ou même un seul des États fédérés, — ce dernier cas est appelé en vertu des nécessités géographiques à se produire entre le Liban et l’État de Damas, ainsi qu’entre celui-ci et la montagne Druse.

La solution a été fournie par les objections mêmes que les Libanais ont opposées à toute idée de la Fédération de leur pays avec les États voisins. Au mois de janvier dernier, un arrêté avait été pris constituant un budget général de la Syrie et du Liban. Cette décision, si raisonnable qu’elle parût, souleva une très vive opposition dans la Commission administrative du Liban qui, bien que nommée par l’autorité française, en attendant la fin du recensement qui permettra des élections, manifeste, peut-être en vue de ces élections même, une indépendance de critique des plus marquées. La Commission administrative déclara que toute la réglementation commune qui pouvait être nécessaire pour assurer l’unité économique, et que les travaux et institutions publiques qui pourraient paraître d’intérêt commun, de même que les contributions qui pourraient être demandées pour ces travaux et institutions, devraient être décidés par des accords d’Etat à État, conclus sous la direction et l’arbitrage du Haut-Commissariat et dans lesquels le Liban ne ferait abandon de sa souveraineté que d’une manière strictement déterminée et limitée dans le temps.

L’application d’un tel régime pouvant être assurée d’une manière pratique, le Haut-Commissaire accepta la suggestion libanaise et au nombre des textes organiques qui viennent de recevoir l’approbation du Gouvernement est un « arrêté provisoire relatif aux accords à intervenir, particulièrement en matière économique, entre les États placés sous mandat français, soit sur l’initiative du Haut-Commissariat, soit à la demande des États. » Ce texte prévoit des accords entre la Fédération ou même un seul des États fédérés avec un État non fédéré. La procédure consistera dans la réunion de délégations de trois membres nommés par les Gouvernements de chacune des parties en présence. « Ces délégations, dit l’arrêté, désignent une Commission chargée de l’étude de l’affaire, discutent en assemblée générale, puis se retirent par délégation pour délibérer sur le projet. Le Haut-Commissaire constate l’accord de toutes les délégations et le sanctionne s’il y a lieu. »

Si l’accord n’intervient pas au sujet de mesures nécessaires, soit pour assurer l’exécution d’obligations internationales ou la sécurité du pays, soit pour pourvoir aux besoins essentiels d’un des États intéressés, le Haut-Commissaire peut décider. En l’absence de tout organe politique commun, ce sont les services du Haut-Commissariat qui doivent assurer les accords conclus en dehors de la Fédération. Les fonds-nécessaires à leur exécution seront prélevés sur la part des recettes douanières attribuée aux États contractants.

Les accords à conclure dans cette forme qui respecte entièrement la souveraineté des contractants pourront se multiplier si les parties en présence y trouvent avantage. Leur multiplication pourra même amener insensiblement à la Fédération les États qui ne veulent pas encore y entrer. Sur ce terrain, comme à l’intérieur même de la Fédération, on réserve à la fonction de créer l’organe : le régime adopté n’impose rien, mais n’empêche rien et se développera selon l’expérience et les vœux des populations sous notre mandat.


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Tel est le système très souple qui doit assurer le gouvernement des États placés sous notre mandat et leurs relations entre eux. Dans l’exposé qui vient d’être fait, on n’a trouvé l’autorité française que tout à fait au sommet : le Haut-Commissaire est le chef de l’exécutif de la Fédération et le contrôleur, l’exécuteur, et au besoin le promoteur des accords conclus entre celle-ci ou l’un de ses membres, et les États qui n’y sont pas encore entrés.

Mais au-dessous de ces sommets, l’organisme politique et administratif indigène est dès à présent complet. Nous avons pu, en effet, exposer toute la structure des États sans avoir à montrer un rouage français dépendant du Haut-Commissariat, s’interposant à un degré quelconque de leur hiérarchie. La seule exception se trouve au Liban auquel il a fallu, en raison du caractère encore heurté de la mosaïque qu’est la population de cet État, commencer par donner un Gouverneur français.

Rien, dans ce qui a été commencé par le Haut-Commissaire, n’empêche l’édifice de recevoir plus tard un couronnement indigène et un chef d’Etat syrien d’être mis à la tête de la Fédération. La logique du système adopté par le général Gouraud pour assurer l’application des principes du mandat ne s’y oppose pas. Si elle aboutit à cette conclusion, le Haut-Commissaire restera chargé d’assurer les relations entre la Fédération et les États non fédérés et de conseiller le chef de l’Exécutif fédéral, comme ses représentants auprès des Gouvernements locaux servent de Conseils aux Gouverneurs des États.

Ceux-ci ne fonctionnent pas, en effet, sans l’aide et le contrôle de la Puissance mandataire. Leur demander un pareil effort serait attendre de la Syrie ce qu’elle est incapable de donner dans l’état présent de son développement. Sous le régime provisoire qui vient d’être arrêté, un certain nombre des décisions, les plus importantes, des Gouverneurs des États, qui sont nommés par le Haut-Commissaire, doivent être sanctionnées par celui-ci. Le budget de l’Etat doit être approuvé par arrêté du Haut-Commissaire : si ce budget ne prévoyait pas les ressources et les crédits nécessaires pour faire face aux dettes exigibles et aux besoins des services publics, le Haut-Commissaire pourrait y pourvoir par des dispositions spéciales. Il aura le même droit en ce qui concerne les obligations de la Fédération. Le tuteur doit évidemment être investi de tels pouvoirs pour assurer la vie et l’exécution des engagements de Gouvernements aussi nouveaux et dans un milieu aussi peu préparé.

Pour que le rôle du mandataire soit rempli d’une manière constante auprès du Gouvernement de l’Etat, le Haut-Commissaire a auprès de lui un délégué, qui dispose d’un certain nombre de conseillers techniques placés auprès des directeurs des services de l’Etat pour les assister. Le visa du délégué est nécessaire pour rendre exécutoires les actes du Gouverneur.

Le Conseil et le Contrôle français descend dans les circonscriptions de l’Etat jusqu’au Sandjak : le Moutessarif qui l’administre est flanqué d’un Conseiller administratif français qui remplit auprès de lui le même rôle que le délégué du Haut-Commissaire auprès du Gouverneur de l’État.

A côté de ces fonctions de conseil et de direction, la Puissance mandataire se réserve de jouer le rôle de redresseuse de torts. Des organes où dominera l’élément français seront chargés dans chaque État, et au-dessus d’eux, auprès du Haut-Commissaire, de connaître des affaires de contentieux administratif et des abus de pouvoir ainsi que des contestations auxquelles les élections pourront donner lieu. De même les plaintes contre les fonctionnaires seront portées devant des tribunaux composés en majorité de magistrats français. Enfin, tandis que la Puissance mandataire, pour préparer les pays étrangers à renoncer à leurs tribunaux consulaires, crée dans la hiérarchie judiciaire des États des juridictions à majorité française pour les causes étrangères, elle prépare, en organisant un recrutement meilleur des magistrats et un contrôle rigoureux de la justice, une transformation des tribunaux locaux.

Sur ces points nous pouvons améliorer singulièrement le sort de populations qui ont été depuis des siècles soumises à un arbitraire administratif et à une justice qui auraient suffi à rendre impossible tout progrès de la vie économique ou de la moralité du pays.

Mais si notre intervention est ferme autant que nécessaire, on ne saurait trop répéter que, nulle part, elle ne prend des formes qui doivent empêcher ou retarder l’émancipation des populations : le régime arrêté par le général Gouraud est au contraire conçu avec une entière bonne foi pour les éduquer et les préparer au gouvernement d’elles-mêmes. On laisse déjà aux États sous mandat tout ce qu’ils sont dès à présent capables de faire. L’organisme gouvernemental et administratif de ces États est complet. Dans les institutions d’ordre judiciaire où les Français ont d’abord la majorité, le nombre des Syriens et Libanais pourra augmenter à mesure que les éléments voulus seront fournis par le pays. La tutelle ainsi comprise est comme un manteau qui aura servi à abriter l’organisme qu’elle couvre jusqu’à ce qu’il soit assez formé pour s’en passer. Rien en elle ne s’écarte donc des principes du mandat et ne justifie l’accusation d’être une administration directe.


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L’effectif même des fonctionnaires français employés par le Haut-Commissariat suffirait à montrer la légèreté de cette accusation. Que n’a-t-on pas dit sur les légions qu’ils composent ! La vérité est qu’ils sont en tout au nombre de 250 et encore faut-il compter parmi eux une proportion appréciable de subalternes appelés de France pour des raisons d’ordre technique. Dans des États comme le Liban, Alep, Damas qui ont de 700 000 à 900 000 habitants, dans les Alaouites qui n’en comptent que 400 000, mais ne présentent encore presque pas d’hommes pouvant être utilisés dans l’administration, on trouve moins de 30 agents français qui comprennent tous les conseillers administratifs et techniques de l’État. Le contrôle de la Puissance mandataire n’est pas, nous l’avons vu, assuré par des fonctionnaires à poste fixe plus bas dans la hiérarchie des circonscriptions que le Sandjak : ceux-ci présentent déjà une nombreuse population en Syrie, où l’on n’en trouve sans doute pas un seul qui ait moins de cent mille habitants. Est-ce là pléthore ou pénurie d’agents français quand il s’agit de faire sortir de l’ornière séculaire un pays sans aucune expérience du gouvernement ni de l’administration? Pour répondre, il suffit de comparer à l’effectif que nous venons de montrer celui des agents français pour un nombre égal d’habitants dans des pays qui ne sont sans doute pas sous le régime du mandat, mais où celui du protectorat s’attache à gouverner et à administrer par l’intermédiaire d’un organisme indigène.

Ajoutons que le régime élaboré par le général Gouraud et approuvé par le Gouvernement ne prévoit pas une augmentation de ce personnel de la tutelle française. Le cadre actuel peut être modifié dans sa composition et sa répartition, mais il n’est pas question de l’accroître d’une manière sensible. Sans doute de nouveaux fonctionnaires français peuvent être appelés en Syrie. Mais ce sera, pour ainsi dire, à titre indigène : ils entreront dans la hiérarchie des États et seront payés par eux. Il est même à prévoir que leur nombre sera modeste et qu’ils ne seront recrutés que pour une besogne technique à laquelle on ne trouverait provisoirement aucun indigène préparé : les susceptibilités des Syriens sont, à cet égard, très vives. Ils veulent des places rémunérées sur leurs budgets et c’est un sentiment que le Haut-Commissariat s’efforce de respecter. Quoi qu’il en soit, le personnel français du mandat, sinon celui des États, c’est-à-dire l’effectif des fonctionnaires rémunérés sur le budget français, est arrivé à son étiage, et nous venons de voir qu’il n’est pas légion.


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Ceci amène tout naturellement à examiner ce que le mandat coûte. Il faut d’autant plus s’y arrêter que c’est le point le plus sensible de la question syrienne pour le gros de l’opinion française, qui ne comprend pas assez les raisons impérieuses qui nous imposaient de réclamer notre part des mandats, du moment où l’Empire Ottoman devait être démembré de ses provinces de langue arabe et qui trouve singulièrement coûteuse une entreprise dont elle ne saisit pas entièrement la nécessité. Le fait qu’il faut avant tout faire observer en cette matière, c’est que jusqu’ici ce n’est pas le budget normal du mandat syrien que nous avons eu à supporter. A partir de l’année prochaine, nous allons vraisemblablement entrer dans la période normale. La politique du général Gouraud, qui a tendu à créer aussi rapidement que possible les organismes indigènes capables de gouverner et d’administrer le pays, a son corollaire budgétaire : la politique du mandat permet le budget du mandat et tout fait prévoir que nos dépenses seront ramenées dans ces limites au cours de 1922. Mais jusqu’ici, nous avons subi une charge bien différente : nous avons dû faire face en Orient, même en matière civile, aux conséquences de la guerre qui s’éternisait avec la Turquie.

La chose tombe sous le sens lorsque l’on considère le côté militaire de la question. Les effectifs que nous avons dû entretenir dans le Levant dépassent de beaucoup ceux qui sont nécessaires à la garde et à la police des pays sous mandat. Par l’effet d’une politique que nous ont imposée les nécessités de nos alliances et non pas notre sentiment, nos traditions, nos intentions ni notre intérêt en Orient, nous sommes restés en fait, trois années durant après l’armistice, en état de guerre avec le seul peuple de l’Asie Occidentale qui ait l’habitude de la discipline, de la cohésion nationale et de solides traditions militaires. Nos efforts et nos sacrifices en ont été démesurément aggravés. C’est un état de choses auquel on ne pouvait remédier que par un essai de pacification comme celui qui va être fait en exécution de l’accord signé par MM. Franklin-Bouillon et Moustapha Kémal : du moment où nous ne pouvions rompre le contact avec les Turcs en évacuant l’Orient, et où il était excessif de demander au pays, surtout dans les circonstances difficiles de l’après-guerre, l’effort voulu pour mener contre eux une lutte décisive, il n’y avait qu’à hâter la conclusion de la paix. Seule celle-ci peut nous permettre de ramener, selon toute vraisemblance, au cours de 1922, notre armée d’Orient à l’effectif modeste que demande l’exercice du mandat.

Mais, en matière civile aussi, nous avons eu un budget de la guerre turque qui nous a, par sa continuation même, occasionné des dépenses civiles en même temps qu’elle aggravait la débilité financière inhérente à l’extrême jeunesse des organismes politiques créés par nous en Syrie. Cette guerre et cette jeunesse ont été la cause du plus gros des dépenses auxquelles le budget du Haut-Commissariat a dû faire face en 1920 et 1921. C’est parce que nous avons achevé de liquider certaines des suites de la période de la grande guerre et parce que l’organisation des nouveaux États syriens s’est précisée et que leur administration est devenue plus serrée, que les prévisions budgétaires du Haut-Commissariat pour 1922, ont pu être ramenées à peu près, comme il vient d’être dit, dans les limites du budget normal du mandat.

Comme bien on le pense, ce n’est pas en effet par des compressions exercées sur des dépenses continuant toutes à figurer dans le budget du Haut-Commissariat, que celui-ci a pu être réduit de 185 millions en 1920, à 120 millions en 1921, et à 50 millions en 1922. Des compressions, certes, il y en a eu ; le général Gouraud et ses chefs de service les ont étudiées et réalisées au printemps de cette année. Quarante fonctionnaires français ont été licenciés, ce qui, si l’on compare ce chiffre au montant de l’effectif donné plus haut, permet d’apprécier le surcroît d’efforts demandé à ceux qui sont restés après cette coupe sombre. Les indemnités ont été réduites : les dépenses de matériel ont été serrées de très près par le nouveau directeur des finances du Haut-Commissariat. Mais cet effort n’a produit malgré tout que la moindre partie de l’économie réalisée : le gros de celle-ci est dû à ce que certaines dépenses de la guerre cesseront l’an prochain de figurer au budget du Haut-Commissariat et que d’autres, supportées par la Puissance mandataire au moment où les nouveaux États syriens ne faisaient que naître, doivent désormais incomber à ces États, qui sont maintenant organisés. Sur ce dernier point, la situation financière n’est que l’expression de la politique d’organisation pratiquée par le Haut-Commissaire de la République en Syrie et au Liban et qui a commencé à entrer dans la période des résultats.

Comme exemple des dépenses léguées par la guerre, il faut citer les avances faites aux Compagnies françaises du chemin de fer de Damas Hama et du Port de Beyrouth pour réparer les effets des destructions et négligences commises pendant la longue période des hostilités entre les Turcs et les Alliés. De ce chef, 43 millions ont été versés en 1920 aux chemins de fer et 1 120 000 francs aux ports. En 1921, les mêmes avances se sont élevées respectivement à 16 millions et à 500 000 francs. Elles ne figurent plus aux prévisions budgétaires pour 1922. Une autre dépense résultant de la guerre, et qui est en voie de liquidation, est celle de l’assistance aux Arméniens que nous avons trouvés déportés par les Turcs ou qui se sont réfugiés dans les territoires occupés par nos troupes. Alors que tant de régions de notre pays ont peine à se relever de leurs ruines, nous avons abrité et entretenu des milliers d’enfants, de femmes et même d’hommes arméniens. De ce fait, le budget du Haut-Commissariat a dépensé 18 millions en 1920, il doit dépenser 5 700 000 fr. en 1921 et la dépense probable pour 1922 est d’environ 1 million et demi. C’est encore un de ces résultats de la guerre qui s’atténue à mesure que des occupations sont trouvées pour les réfugiés et que les orphelins arrivent à l’âge de gagner leur vie ou peuvent être placés.

Il serait fastidieux d’étudier ainsi en détail la liquidation graduelle de chacune des dépenses civiles provenant directement de la guerre : quelques exemples suffisent. D’autres charges ont résulté à la fois de la guerre et de l’inexistence, puis de l’extrême jeunesse des États syriens; elles tombent aussi très rapidement : c’est ainsi que les subventions aux budgets locaux ont été, en 1920, de 44 millions et demi, ou même de près de 51 millions, si on y ajoute les sommes versées, en vertu d’accords avec l’Angleterre, à l’administration de la zone Est, c’est-à-dire au gouvernement de l’émir Fayçal; en 1921, elles s’abaissent à 40 millions et ne figurent pas aux prévisions pour 1922.

Grâce à ces compressions ou suppressions, le Haut-Commissariat ne demande plus à la France que 50 millions pour 1922. Et encore une dépense exceptionnelle figure-t-elle dans cette somme : 10 millions demandas pour des travaux publics urgents, surtout pour prolonger vers le Nord, de Lataquié à Antioche, la grande route littorale, dont l’achèvement doit être un puissant moyen de pacification, en faisant aux budgets des Alaouites et d’Alep, qui ne peuvent dès à présent supporter cette charge, une avance qui devra être remboursée.

Observons qu’on ne sauvait raisonnablement considérer comme constituant proprement le budget du mandat la totalité des 40 millions restant sur les prévisions budgétaires du Haut-Commissariat pour 1922. Les 13 millions environ demandés pour les œuvres d’enseignement et d’assistante répondent à une nécessité antérieure au mandat et qui lui reste extérieure. Sans doute, les subventions allouées aux œuvres qui ont été l’instrument principal de l’influence prodigieuse de notre langue et de notre culture en Orient, sont-elles inscrites presque toutes au budget du Haut-Commissariat et versées par ce dernier aux bénéficiaires. Il est normal que le Ministère des Affaires étrangères recoure à cet intermédiaire, qui est sur place, pour gérer ces crédits qui constituent comme le budget de l’influence intellectuelle et morale de la France en Orient. Nous voyons de même le Gouvernement des Indes être l’organe de toute l’action de l’Angleterre dans l’Agio méridionale et le Gouvernement de l’Indo-Chine remplir un office analogue en ce qui concerne les œuvres d’influence française dans la Chine méridionale. Mais si le Haut-Commissariat n’existait pas, on n’en aurait pas moins à faire vivre nos écoles et nos établissements hospitaliers. Ce n’est même pas seulement parce que le Haut-Commissariat a eu un souci plus immédiat que le Ministère ne pouvait l’avoir du développement de nos œuvres d’Orient que les crédits pour celles-ci ont augmenté. La baisse de la valeur du franc dans un pays qui est habitué à compter en livres or y est pour beaucoup. Et si les 13 millions que le général Gouraud demande à faire figurer au budget du Haut-Commissariat en 1922 au titre de l’enseignement et de l’assistance, non seulement en Syrie, mais encore en Palestine et on Cilicie, ne figuraient pas au chapitre G du Ministère des Affaires étrangères (budget du Haut-Commissariat), ils devraient être inscrits à un autre chapitre du budget de ce Département, ce qui ne changerait rien à l’affaire pour les contribuables français.

Reste une somme de 27 millions environ à laquelle se réduit donc proprement le budget du mandat. On y relève 8 250 000 fr. de dépenses politiques dont on n’a pas besoin de démontrer la nécessité dans un pays placé à l’entrée de l’Asie occidentale, si troublée depuis la guerre, alors qu’une bonne partie de l’attention des Gouvernements chérifiens installés en Trans Jordanie et en Mésopotamie est appliquée à troubler les territoires sous notre mandat. Notons d’ailleurs que cette dépense, qui comprend, entre autres charges, tout le coût du service des renseignements, est en voie de diminution rapide, plus rapide même peut-être que ne le conseilleraient les circonstances : 17 300 000 fr. en 1920; 10 millions en 1921 et, on vient de le voir, 8 250 000 fr. prévus pour 1922.

Ceci retranché, on est en présence de 18 à 19 millions. Voilà ce que coûte « l’armée » de fonctionnaires français (y compris les magistrats des juridictions des causes étrangères) déversée sur la Syrie, en ajoutant à leurs traitements le matériel dont ils ont besoin, les transports et toutes les dépenses accessoires des services du Haut-Commissariat. On peut trouver que la somme est encore forte pour 250 fonctionnaires français auxquels il faut d’ailleurs ajouter un certain nombre de Syriens et Libanais qui collaborent aux services du mandat à Beyrouth et dans les Délégations du Haut-Commissariat auprès des Gouvernements des États. Cette dépense doit, en effet, se réduire à mesure que les circonstances économiques s’amélioreront. Pour le moment, la Syrie est un pays où l’on compte en or, même lorsque l’on paie en livres syriennes qui sont, en réalité, des billets de vingt francs, et où même souvent, du moins dans l’intérieur, les transactions se règlent en or. Il en résulte que les fonctionnaires payés en livres syriennes, c’est-à-dire en francs, subissent en plein la dépréciation actuelle de notre monnaie et, pour eux, le prix de la vie est beaucoup plus que doublé. De là, la nécessité de l’indemnité de cherté de vie qui, pour le moment, double les traitements jusqu’à concurrence de 24 000 francs et les augmente très largement, bien que dans une proportion moindre, pour les tranches supérieures à cette somme. C’est sans doute un mal temporaire qui se guérira à la fois par l’amélioration des changes et le développement de la production d’un pays où, avant la guerre, on vivait à très bon compte.


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Mais, dira-t-on peut-être, si l’armée des fonctionnaires est, en effet, une légende, et si le budget propre du mandat est, en réalité, modeste, ne pourrait-on l’imputer aux finances des États qui en bénéficient ? Nous les avons créés, nous les protégeons, nous les guidons, ils pourraient supporter les frais de la tutelle nécessaire à organiser leur indépendance et à les faire sortir de leur minorité politique. S’il est impossible de leur faire payer les écoles privées qui répandent la connaissance et l’usage du français, et même peut-être les dépenses politiques, bien que ce soit leur sécurité, en même temps que celle du mandataire, que ces dépenses servent à assurer, on devrait du moins pouvoir mettre à leur charge le budget du personnel administratif et judiciaire de la tutelle avec ses accessoires.

La chose est, en effet, possible à la fois juridiquement et financièrement. Le projet de déclaration de mandats pour la Syrie, pour la Palestine et pour la Mésopotamie, actuellement soumis à la Société des Nations prévoit que les pays sous mandat pourront rembourser de ses frais la Puissance mandataire. Rien n’empêche celle-ci, si les finances du mineur le permettent, de lui faire liquider cette dépense à mesure qu’elle a lieu. On peut d’autre part prévoir que, dans très peu d’années, les budgets locaux de la Syrie seront en équilibre. Certains ont même affecté de s’étonner de ce que cet équilibre n’ait pas existé dès le début du contrôle français et que la France eut à faire des dépenses dans un pays qui rapportait au Gouvernement de Constantinople. Il est parfaitement vrai que ce gouvernement percevait environ 75 millions de francs d’impôts et taxations diverses en Syrie et ne dépensait que la moitié environ de cette somme dans le pays : mais nous n’y sommes pas allés pour maintenir dans l’ornière ottomane une population dont nous sommes devenus responsables et il est prodigieux que l’on puisse invoquer sérieusement un pareil précédent. Nous ne saurions demander aux États sous mandat de nous rembourser de nos dépenses de tutelle avant qu’ils aient pu faire face décemment aux services publics qu’une nation comme la France ne peut manquer de juger indispensables à des peuples dont elle a la responsabilité. Mais, il faut le répéter, ce moment viendra bientôt. Déjà l’effort financier des États syriens et libanais est appréciable et il n’épuise en aucune façon les capacités fiscales de ses habitants. L’ensemble des recettes perçues en 1921 dans les pays sous notre mandat doit s’élever à environ 172 millions (dont 65 pour les douanes et 107 pour les impôts directs perçus par les États). Pour donner une idée de l’effort fiscal fourni par la Syrie, il faut ajouter que la Dette publique ottomane perçoit directement dans ce pays des revenus importants, en particulier les dîmes de certains sandjaks qui lui sont gagées.

Le rendement des impôts peut augmenter beaucoup : celui des douanes par l’efficacité grandissante du contrôle français, celui des impôts directs par une reconnaissance plus serrée de la matière contribuable. Non seulement la reconnaissance de la propriété permettra de taxer des terres qui échappent complètement aujourd’hui au fisc, mais encore elle augmentera l’étendue des biens domaniaux, en révélant beaucoup d’empiétements qu’ils ont subis. Les domaines sont déjà vastes, particulièrement dans l’État d’Alep, et une gestion mieux contrôlée va, dès l’année prochaine, commencer à augmenter leur rendement. La Syrie n’est pas un pays dès à présent tondu de près par le fisc: il reste à celui-ci une marge assez large à exploiter que des réformes d’une exécution plus ou moins rapide permettront d’utiliser et qu’élargira d’ailleurs le développement de la richesse publique. Espérer ce développement n’a rien de chimérique; la Syrie n’est pas plus, en effet, le pays sans ressources que l’Eldorado que d’aucuns ont dénoncé ou vanté. Nous avons pour l’apprécier un élément de comparaison bien connu dans nos possessions de l’Afrique du Nord à laquelle la Syrie ressemble beaucoup physiquement et que très certainement elle vaut en moyenne, à surface égale.

Les vestiges mêmes du passé révèlent, comme dans l’Afrique du Nord, que, sous la paix romaine, les cultures furent beaucoup plus étendues que nous ne les trouvons après les bouleversements subis par la Syrie depuis la fin de l’Empire romain et après des siècles de domination ottomane : le pays sur la route d’Homs à Palmyre, celui à l’Est du Hauran, où l’on ne trouve plus un seul village, sont semés de ruines.

L’ordre assuré par le mandat ainsi que la sécurité garantie pour les biens, referont le milieu nécessaire à la renaissance de ces pays morts et qui réservent à la charrue de vastes espaces inutiles depuis l’antiquité. Il est difficile d’évaluer la superficie cultivable des pays sous notre mandat : elle s’étend très loin au Nord-Est dans la Haute-Mésopotamie, où les pluies sont suffisantes pour permettre une grande extension des cultures. La mission française de Syrie et de Cilicie, organisée en 1919 par les Chambres de commerce de Marseille et de Lyon ainsi que par l’Université de Lyon, et dont la direction a été confiée à M. P. Huvelin, professeur à la Faculté de droit de cette ville, estimait à quelque 5 millions d’hectares les étendues qui pourraient, dans la Syrie propre, être mises en culture. A l’heure actuelle, on ne laboure même pas un cinquième de cette superficie. A cet égard, la vieille terre de Syrie, où dorment les restes de tant de civilisations, est donc une terre vierge : les méthodes du « dry farming, » l’emploi des machines permettront de la féconder avec une rapidité qui eût été autrefois impossible : les plaines immenses qui couvrent tout le Nord et tout le Centre de la Syrie, à l’Est de la chaîne littorale, se prêtent à la grande culture mécanique. On estime à 3 millions de tonnes de blé les quantités qui pourront être produites le jour où le sol syrien serait vraiment utilisé. Deux millions de tonnes seront alors disponibles pour l’exportation et sortiront en majeure partie par Alexandrette. Le blé n’est d’ailleurs pas la seule production d’un pays où l’on récolte toutes les céréales, où l’on trouve de la laine et de la soie et qui, ce qui est particulièrement intéressant pour nous, pourrait produire une notable partie du coton dont ont besoin les filatures françaises, pour lesquelles l’achat du coton américain devient de plus en plus difficile. Le coton suppose des terres irriguées: dans la plaine d’Antioche, dans la vallée de l’Oronte, dans le chapelet des plaines littorales, et, plus tard, dans la vallée de l’Euphrate à l’Est d’Alep, de grandes surfaces pourront être livrées à l’irrigation. Certains travaux sont déjà étudiés et pourront être réalisés par des sociétés fondées en associant des capitaux français aux capitaux indigènes et en utilisant pour la direction des techniciens français.

On objectera peut-être que le mandat exclut toute idée de monopole constitué au profit du pays mandataire. Mais il n’en constitue pas moins comme une atmosphère très favorable à l’activité des citoyens de ce pays : là comme ailleurs, et quelles que soient les formes de l’action politique exercée, « le commerce suit le drapeau. » Il doit le faire d’autant plus naturellement que, sous la domination ottomane elle-même, non seulement nos écoles l’emportaient de loin en Syrie sur toutes leurs concurrentes, mais encore les grandes entreprises étaient françaises : chemins de fer, construction des routes, ports, ainsi que l’usine à gaz de Beyrouth, etc. Il est normal que cette liste s’allonge sous le régime du mandat : de nouvelles affaires sont en constitution qui associeront Syriens, Libanais et Français : minoteries, utilisation des forces hydrauliques, en attendant les grands travaux d’irrigation dont le plan a déjà été fait en ce qui concerne la plaine d’Antioche. Le développement du pays avec l’aide des Français est d’autant plus normal que si la Syrie fournit dès maintenant, comme elle l’a fait de tout temps, des commerçants de première force, — elle est pour une bonne part fille de la Phénicie, — elle ne possède guère à l’heure actuelle les hommes ayant le caractère et la formation voulus pour fournir des capitaines d’industrie.

Ce serait sortir de notre cadre que de nous étendre sur les possibilités économiques de la Syrie et les avantages que leur réalisation peut valoir à la France. Il suffit des quelques indications qui viennent d’être données pour prouver, du moins, que les pays sous mandat seront bientôt capables de payer tout leur gouvernement et toute leur administration.

Rien ne nous empêchera donc matériellement de demander à la Syrie de se charger des dépenses propres du mandat. Sans doute ne faut-il pas songer à le faire avant quelques années. N’oublions pas que nous avons réussi à comprimer les dépenses et à augmenter les recettes des États de manière à pouvoir, de 1921 à 1922, les amener à se passer de 40 millions de subventions françaises. C’est un effort considérable dans un pays dont toutes les recettes n’atteignent pas 200 millions. Il laisse de gros besoins à satisfaire par les recettes douanières sur lesquelles nous pourrions le plus facilement prélever les frais de la tutelle. Cette année, les douanes ont ajouté, pour permettre aux budgets des États de « boucler, » 32 millions aux 40 millions de subventions allouées par le Haut-Commissariat. C’est un secours qui, malgré tout ce que pourra réaliser le mandat français, doit rester nécessaire pendant quelque temps encore aux États les moins riches comme le Liban et les Alaouites. Puis cette recette en totalité des recettes douanières deviendra disponible. Nous pourrons fort bien alors dire aux États sous mandat qu’avant de répartir entre eux l’excédent de ces recettes nous prélèverons sur la caisse des douanes une certaine somme fixée à forfait pour décharger la Puissance mandataire des frais de la tutelle.


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Si la chose doit être dans un avenir prochain rendue possible matériellement, est-elle moralement désirable ? C’est une question qu’il faudra examiner très soigneusement avant de la trancher. Sans doute, une somme fixée une fois pour toutes et perçue sur une caisse dont le Haut-Commissariat doit avoir longtemps la gestion, serait beaucoup moins discutée qu’une contribution, consentie chaque année par les États pour le personnel français du mandat placé à côté de son Gouvernement. Mais cette contribution elle-même sera, sans aucun doute, discutée : le tempérament d’un pays dont l’esprit est très agile et très subtil, s’il ne se montre guère encore discipliné et constructeur, nous le promet. La politique libérale voulue par le Gouvernement, pour appliquer le mandat, et appliquée dans l’esprit le plus large par le général Gouraud, a déjà donné à la Syrie et au Liban les organes de cette discussion. Les Conseils élus seront, à cet égard, d’une activité que permet de présager le zèle avec lequel des Conseils nommés, comme par exemple le Conseil du Gouvernement d’Alep, et la Commission administrative du Liban passent au crible, le premier, le budget de l’État et le second toutes les mesures du Gouvernement. Il faudra donc, lorsque, dans peu d’années, l’état financier du pays permettra de demander à forfait la somme voulue pour couvrir les frais du mandat, bien faire, avant de décider, la balance entre l’intérêt financier de l’économie de quelques millions et l’intérêt moral, de maintenir à l’abri de certaines discussions du pupille l’autorité du tuteur.


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Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les critiques qui viennent de Syrie et qui trouvent souvent en France des oreilles facilement complaisantes. Malgré les formes qu’elles savent revêtir, et qui sont celles de l’esprit le plus pur de démocratie et de progrès, elles ne peuvent guère être prises pour l’expression d’une opinion nationale qui reste encore entièrement à former, comme d’ailleurs la nation elle-même. Dans ce pays, où des siècles de gouvernement arbitraire ont empêché le développement de tout esprit civique, où la masse de la population est indifférente aux affaires publiques et complètement illettrée, on ne se trouve encore en présence que de l’expression définie de l’opinion de quelques individus et de quelques groupes. Encore ceux-ci, en dehors de quelques chefs religieux, et de très rares féodaux, ne constituent-ils pas des autorités sociales comme nous en avons trouvées, par exemple, dans les pays de l’Afrique du Nord. Le Turc, qui n’a jamais su administrer, mais qui gouvernait vigoureusement, a pendant longtemps pesé sur la société syrienne. Il l’a nivelée, l’a habituée à ne voir d’autorité que celle qui était conférée par le Gouvernement. Après sa longue action, on trouve en Syrie des riches, mais, parmi eux, très peu de dirigeants. En dehors des revendications d’un certain nombre d’émigrés, qui sont souvent des déracinés depuis longtemps sans contact avec le pays et qui, dans le milieu occidental, ont perdu la notion de ce qui lui est immédiatement applicable, les expressions de l’opinion syrienne ne sont guère jusqu’ici que celles de la classe possédante, de petits groupes de notables qui sont superposés à une masse encore complètement passive. Que ces milieux restreints soient les tuteurs de cette masse et non la Puissance mandataire, c’est une opinion des plus discutables en elle-même. Elle est, de plus, infirmée par les tendances qui règnent dans les petits groupes qui constituent jusqu’ici ce que l’on peut appeler le « pays politique » syrien. On y est profondément individualiste et opportuniste, selon les traditions inculquées par la longue soumission à un régime où chacun s’accommodait le mieux qu’il pouvait de l’arbitraire subi par tous. Ceux qui se croient en droit d’être traités en amis du pouvoir le considèrent comme tenu de plier les règles au profit de leur intérêt individuel. Et ce pouvoir paraît faible, voire un peu malveillant et ingrat, s’il invoque la légalité pour refuser une faveur : l’idée de la loi n’est pas dans la tradition d’un pays où l’on a si longtemps subi l’arbitraire et où on a été habitué à considérer comme la fin de toute politique de savoir, à l’orientale, trouver avec le pouvoir des accommodements dans l’esprit de ceux que nous racontent si délicieusement les Mille et Une Nuits.

Tout cela peut changer. La mentalité d’un peuple bien doué doit s’adapter à un régime nouveau, s’attachant à apporter dans le pays l’atmosphère de l’Occident. Mais cette réforme suppose une aide de l’extérieur. On a parlé d’une Constituante syrienne. Mais que serait-elle, si elle n’était une simple comédie à laquelle la France mandataire ne saurait se prêter ? Que représenterait-elle ? La petite classe des notables qui en ferait un Parlement de censitaires ? La masse de la population, dont une bonne partie vit sur les latifundia qui couvrent une forte proportion du sol syrien ? Dans quelles aventures le pays serait-il alors lancé ? L’héritage du long passé turc en Syrie appelle une évolution dirigée, une émancipation progressive. C’est ce qui a été reconnu, en ce qui concerne les autres pays d’Asie détachés de l’Empire ottoman, aussi bien que la Syrie elle-même, par l’article 22 du Pacte de la Société des Nations qui dispose : « Certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules. »

C’est exactement ce que tend à réaliser, en ce qui concerne la Syrie, le statut organique adopté sur la proposition du général Gouraud. Il prête à tous les développements du pays sous mandat, mais a un développement graduel conseillé et guidé. C’est le seul reproche que l’on puisse honnêtement lui faire et ceux qui le font rejettent en réalité le mandat lui-même, c’est-à-dire la condition dont la nécessité pour l’indépendance des pays détachés de l’Empire ottoman est non seulement reconnue par tous ceux qui ont examiné l’état présent de ces pays, mais encore proclamée par le texte même, qui a été rédigé sous l’inspiration des principes wilsoniens, pour assurer leur émancipation.


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