L’Organisation de l’Assistance publique dans les campagnes

L’Organisation de l’Assistance publique dans les campagnes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 650-681).

L’ORGANISATION
DE L’ASSISTANCE PUBLIQUE
DANS LES CAMPAGNES

LES BUREAUX DE BIENFAISANCE ET L’ASSISTANCE MÉDICALE

I. Enquête parlementaire sur l’organisation de l’assistance publique dans les campagnes. — II. Enquête sur les bureaux de bienfaisance, Paris 1874, Imprimerie nationale.

Quelque jugement que l’on porte sur l’œuvre politique accomplie par l’assemblée nationale, et peut-être à cet égard l’histoire sera-t-elle moins sévère que la logique des philosophes ou la rancune des partis, il est une chose qu’on ne saurait méconnaître, c’est l’importance de son œuvre législative, c’est le nombre, c’est l’étendue des travaux qu’elle a entrepris et pour la plupart menés à bonne fin. Seul pouvoir resté debout au milieu de nos ruines, elle a pu parfois abuser de sa toute-puissance, mais elle s’en est aussi noblement servie pour attaquer sans faiblesse des abus que nous avaient légués les régimes précédons, et pour poursuivre des réformes considérables à travers mille obstacles contre lesquels s’étaient heurtés maintes fois le bon vouloir de l’administration et la patience du législateur.

De tous les projets de loi qu’a fait naître une initiative parlementaire infatigable, en écartant bien entendu ceux qui se rattachent à la politique générale ou à la défense du pays, aucun ne se recommande plus à l’opinion que celui qui a pour objet l’organisation de l’assistance publique dans les campagnes. C’est au lendemain de nos malheurs que plusieurs députés saisirent l’assemblée nationale de cette importante proposition. Il y avait alors quelque mérite à le faire. La guerre étrangère et la guerre civile avaient sans doute notablement accru le paupérisme, cette plaie de tous les temps et de tous les pays ; mais elles avaient aussi entamé les fortunes particulières et profondément ébranlé le crédit public. Si à aucune époque le besoin d’une organisation de l’assistance dans les campagnes ne s’était fait plus vivement sentir, d’un autre côté on pouvait trouver le moment mal choisi pour entreprendre cette difficile réforme qui risquait plus que jamais d’échouer devant la résistance des communes et l’impuissance budgétaire des départemens et de l’état. Le problème n’en fut pas moins abordé avec une louable résolution. Ces généreux efforts resteront-ils stériles, comme tant d’autres, ou bien au contraire ont-ils chance d’aboutir à une loi qui serait pour nos populations agricoles un véritable bienfait ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner.


I

Il n’entre ni dans nos intentions ni dans le cadre de ce travail de présenter ici un historique complet de notre législation charitable. Aussi bien est-ce un sujet peu fait pour réjouir le cœur des philanthropes. A parcourir cette multitude de textes où l’impuissance du législateur éclate plus encore que sa bonne volonté, on sent qu’on est aux prises avec une question des plus ardues et qu’on effleure par certains côtés l’insoluble problème de l’extinction du paupérisme. Le plus ancien document qui ait trait à l’organisation de l’assistance publique remonte à l’année 567, et émane du concile de Tours. Il pose dans une formule bien connue le principe de l’obligation communale en matière d’assistance : quœque civitas pauperes suos alito. Chaque cité devra nourrir ses pauvres, c’est-à-dire pourvoir à leurs besoins dans les limites de ses forces, et empêcher ainsi qu’ils n’aillent mendier ailleurs. Au VIIe, au IXe siècle, de nombreuses déclarations royales recommandent les pauvres aux évêques, chargés tout spécialement de les protéger, de les assister et de partager avec eux les dîmes et les offrandes, conformément aux canons de l’église. Ce n’est pas seulement aux évêques que les souverains font une obligation de protéger les pauvres, c’est également aux seigneurs, aux grands dignitaires. Charlemagne, par son capitulaire de 807, enjoint à ses fidèles de nourrir les pauvres de leurs domaines, de peur qu’ils n’émigrent et ne se livrent au vagabondage. Peu à peu cependant la charge de secourir les indigens incombe tout entière au clergé dans les campagnes, en même temps que dans les villes les municipalités commencent à établir une sorte d’assistance publique. François Ier crée à Paris en 1544 le bureau général des pauvres, tandis que par son ordonnance de 1536 il réglementait les devoirs et les obligations des paroisses à l’égard de leurs indigens. Ce dernier texte est des plus explicites ; il établit tout un système d’assistance. Dans chaque paroisse, les curés, vicaires ou marguilliers devront dresser les rôles des indigens ; ceux-ci seront secourus à domicile, ils y recevront l’aumône raisonnable, provenant des quêtes faites chaque jour dans les églises et dans les maisons particulières. Des boîtes et troncs seront établis dans chaque édifice consacré au culte et recommandés par les curés dans leurs prônes et les prédicateurs dans leurs sermons. Les abbayes, prieurés, chapitres et collèges, qui sont tenus de fondation à faire des aumônes publiques, devront fournir en deniers à la paroisse d’où ils dépendent la valeur représentative de ces aumônes.

La célèbre ordonnance de Moulins, œuvre du grand chancelier L’Hospital, confirme cette législation en la précisant encore. C’est le texte le plus complet en cette matière que la vieille France nous ait transmis. Le principe de l’obligation communale y est aussi nettement posé que dans l’acte émané du concile de Tours[1]. Un siècle plus tard, l’organisation de l’assistance publique faisait un pas décisif par la création des bureaux des pauvres ou de charité, embryons des futurs bureaux de bienfaisance. Cette institution, établie par la déclaration royale de 1664, subsista jusqu’à la révolution. Les bureaux des pauvres fonctionnaient alors dans toutes les villes et dans la plupart des paroisses des campagnes.

En même temps que les rois de France rendaient des édits et créaient des institutions pour le soulagement des pauvres, ils prenaient des mesures énergiques et souvent cruelles pour faire cesser la mendicité. Charlemagne, par le même capitulaire de 807 que nous avons déjà cité, défend de faire l’aumône aux mendians valides qui ne travaillent pas. Saint Louis punit le mendiant fainéant du bannissement. Jean II lui inflige un emprisonnement de quatre jours, le condamne au pilori en cas de récidive, et la troisième fois le fait marquer au front d’un fer chaud et le bannit. Bientôt les parlemens eux-mêmes interviennent. Nous voyons qu’un arrêt du parlement de Paris, rendu en 1587, enjoint aux mendians qui ne sont pas originaires de cette ville de se retirer au lieu de leur naissance, sous peine du fouet. Sous Louis XIII en 1629, sous Louis XIV en 1661, nouvelles ordonnances, nouveaux édits : le mendiant valide est encore frappé de l’emprisonnement, du fouet et même des galères après récidive. — Mais que servait-il de multiplier les textes et d’augmenter les pénalités sans mesure et sans justice ? A une époque où les guerres continuelles, les disettes fréquentes, sans parler du brigandage, ruinaient tant de malheureux et jetaient sur les chemins tant de gens sans asile, il était plus facile d’interdire la mendicité que de la supprimer.

La sollicitude des souverains ne s’en tint pas à ces moyens d’assistance ou de répression. On les voit soucieux de préserver les pauvres de la tyrannie des puissans et de leur assurer une protection au milieu de cette société du moyen âge, qui ne connaissait guère d’autre droit que le droit de la force. Déjà les capitulaires ordonnaient aux comtes de protéger les faibles, et de leur donner audience de préférence à tous les autres. Ces principes charitables, souvent rappelés dans les instructions royales, trouvent leur expression la plus haute dans les ordonnances de Charles V, qui enjoignent aux avocats et aux procureurs de donner gratuitement leurs conseils aux plaideurs pauvres, et obligent les chirurgiens de Paris à panser les malades indigens, qui n’ont pu être admis dans les hôpitaux. Le sort des enfans pauvres, leur instruction, leur mise en apprentissage, font aussi l’objet de plusieurs textes, où éclate une noble préoccupation de ces classes déshéritées, qui comptent plus qu’on ne pense parmi les forces vives du pays.

On voit que la législation charitable sous l’ancien régime n’a pour ainsi dire laissé de côté aucun des grands services qui composent aujourd’hui ce que nous entendons par assistance publique. Les bureaux de bienfaisance, les hôpitaux, les secours et le traitement gratuit des malades à domicile, l’assistance judiciaire ; les travaux de secours, les dépôts de mendicité, les enfans assistés, existaient en germe, non-seulement dans les ordonnances de nos rois, mais dans la réalité des faits, lorsqu’éclata la révolution de 1789. Sous l’influence du grand courant réformateur qui se produisit à cette époque et qui voulut comprendre toutes les institutions dans une sorte de rénovation sociale, l’assemblée constituante essaya de jeter les bases d’une vaste organisation de l’assistance publique. Elle y était d’autant plus obligée qu’elle venait, en supprimant la dîme, en confisquant les biens du clergé au profit de la nation, de tarir les sources les plus abondantes de la charité. Certes de grands abus s’étaient produits dans l’emploi de ces richesses, souvent détournées de leur destination, puisque nous voyons les parlemens, ces grands redresseurs de torts sous l’ancien régime, rappeler les évêques au sentiment de leurs devoirs[2] ; mais, pour avoir voulu éviter un écueil, on allait tomber dans un autre. Sous l’empire de sentimens généreux, mais irréfléchis, les hommes qui rédigent la fameuse déclaration des droits de l’homme proclament le droit à l’assistance pour tous les indigens. Un article de la constitution de 1791 décrète la création « d’un établissement général de secours publics pour élever les enfans abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du travail aux indigens valides qui n’auront pas pu s’en procurer. » Cet article demeure lettre morte. L’assemblée législative ne prend aucune mesure pour l’exécuter, et se borne à de nouvelles et malheureusement toujours stériles déclarations de principes.

La convention, qui lui succède, formule dans son décret du 19 mars 1793 un système complet d’assistance publique. Tous les ans une somme largement évaluée sera distribuée à chaque département pour être employée au soulagement des pauvres. Des agences cantonales répartiront les secours proportionnellement au nombre des indigens inscrits sur les registres de la bienfaisance publique. Des hospices seront établis avec le concours obligé des communes. Des ateliers de travail s’ouvriront pour les indigens valides, des maisons de répression pour les mendians récidivistes. Enfin, quand ce service sera organisé, toute aumône aux pauvres sera interdite dans les rues et remplacée par des souscriptions volontaires à la caisse de secours du canton. Des décrets ultérieurs viennent compléter cette loi organique. Bientôt les secours sont tarifés par catégories d’indigens ; les enfans reçoivent 80 livres de pension annuelle ; les mères de famille et les vieillards, 120 livres, plus tard jusqu’à 160 livres. — Le trésor national n’était guère en état, comme on le pense bien, de supporter une aussi lourde charge ; le système d’assistance de la convention ne fut jamais appliqué sérieusement : bientôt il tomba tout à fait, non sans avoir éveillé dans le cœur des pauvres de chimériques espérances. Il fallut revenir à des idées plus pratiques et à des visées, hélas ! beaucoup plus modestes. Le décret du 19 mars 1793 fut rapporté et remplacé par la loi du 7 frimaire an V, qui crée dans chaque commune[3] un bureau de bienfaisance, et lui alloue pour toutes ressources le dixième du droit de place dans les spectacles, bals et concerts. Plus tard les biens des anciens bureaux des pauvres qui n’avaient pas été aliénés et dont le domaine national était resté détenteur furent restitués aux bureaux de bienfaisance.

Du directoire à la république de 1848, la législation charitable n’a pas d’histoire. Un important projet de loi sur l’assistance médicale, préparé et présenté en 1847 par M. de Salvandy, est la seule tentative que nous ayons à mentionner. Les divers services de l’assistance publique ne s’en améliorèrent pas moins d’une façon remarquable. Les secours à domicile furent élargis ; les hospices, les établissemens charitables créés en grand nombre. Le progrès s’accomplit peu à peu et par la force des institutions existantes. — Cette lente amélioration ne pouvait suffire à la république de 1848. Entraînée plus encore que sa devancière par le mouvement immodéré des esprits vers les réformes humanitaires et les utopies sociales, la nouvelle constituante n’hésita pas à reconnaître solennellement le droit à l’assistance. « La république, disait l’article 8 du préambule de la constitution, doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans la limite de ses moyens, soit en donnant, à défaut de la famille, des ressources à ceux qui sont hors d’état de travailler. » Certes le nouveau régime était sincère lorsqu’il faisait cette solennelle et imprudente promesse : malheureusement il était moins que tout autre en état de la tenir. On sait que tout aussitôt une crise financière et économique se produisit, et que la misère augmenta, loin de diminuer. Cependant il est juste de dire qu’on ne s’en tint pas à de vaines paroles. Des crédits furent largement ouverts pour soulager les misères les plus urgentes ; de nombreuses propositions de loi furent déposées et discutées avec une grande sollicitude des classes ouvrières. Le projet présenté et soutenu par M. Dufaure, alors ministre de l’intérieur, d’abord devant l’assemblée, puis au sein de la grande commission parlementaire nommée sur la proposition de M, de Melun, tendait à placer l’assistance des pauvres sous le patronage et la direction de nombreux comités disposés hiérarchiquement sur toute la surface du territoire national. Des comités cantonaux formaient la base du système ; ils avaient au-dessous d’eux des comités locaux, et au-dessus, à leur sommet, un comité supérieur chargé de donner l’impulsion en même temps que de fournir des ressources à toutes les œuvres de bienfaisance publique. Ce projet, comme on le voit, n’était qu’un grand cadre d’organisation, mais c’était un cadre qui pouvait donner une force singulière à l’œuvre d’assistance que l’on méditait. La commission voulut faire davantage, et embrassant du même coup toutes les réformes sociales alors agitées à la tribune et dans la presse, le droit au travail, le crédit aux classes laborieuses, les caisses d’épargne, elle échoua complètement, entraînant tout ou à peu près dans son naufrage. La loi du 7 août 1851 sur les hospices et celle du 22 janvier 1851 sur l’assistance judiciaire furent les deux seules épaves qu’on en put sauver.

Sous le second empire, le législateur n’eut pas à s’occuper de ces questions, au moins d’ensemble et comme système général d’assistance. Aucune proposition de ce genre ne fut présentée par le gouvernementaux assemblées d’alors, qui n’avaient pas, comme on sait, l’initiative des lois. Toutefois il est juste de reconnaître que l’administration fit de louables efforts pour améliorer certains services de bienfaisance, et notamment le service si important de la médecine des pauvres. Sous l’action puissante des préfets, l’assistance médicale dans les campagnes prit un développement marqué ; malheureusement la plupart de ces créations, reposant sur une base fragile, n’eurent qu’une existence éphémère. Lorsque l’empire s’écroula, le mouvement était arrêté et commençait même à décroître.

La guerre à jamais douloureuse de 1870 développa l’indigence dans des proportions inconnues depuis longtemps. Il fallut faire face à tous les maux à la fois, aux dépenses de guerre, aux charges de l’invasion, au soulagement des misères qu’une année de sécheresse et un terrible chômage faisaient naître de tous côtés. Dans les villes, on avait su improviser avec courage et générosité des ressources immédiates ; mais dans les campagnes le défaut d’organisation de l’assistance avait laissé sans secours un grand nombre d’infortunes. Ceux qui ont vécu aux champs durant cette année 1870-1871, si difficile à oublier, se rappelleront toujours le nombre des mendians qui longtemps encore après la guerre couvraient les chemins et venaient assaillir les maires de village. La misère était criante ; les mains se tendaient de tous côtés. On comprend que des âmes généreuses aient été émues de tant d’infortunes, et qu’au sein de l’assemblée nationale d’honorables députés aient cru le moment venu de doter enfin le pays de larges institutions d’assistance publique. Dès le 31 août 1871, M. Lestourgie et plusieurs de ses collègues demandaient la nomination d’une commission de quinze membres chargée d’étudier un projet d’organisation de l’assistance dans les campagnes. Le 25 mars 1872, M. Eugène Talion présentait un projet de loi, précédé d’un remarquable exposé, sur l’assistance publique et l’extinction de la mendicité. Le 9 juillet de la même année, MM. Roussel et Morvan déposaient à leur tour un projet complet d’assistance médicale dans les campagnes.

Ces diverses propositions furent renvoyées à l’examen de la commission, dont les travaux prirent aussitôt une grande importance. Une vaste enquête fut ouverte. On fit appel aux lumières de tous les hommes compétens en matière d’assistance, mais on tint surtout à connaître l’avis des campagnes elles-mêmes. Dans cette intention, on consulta les conseils-généraux, les conseils d’arrondissement, les sociétés médicales, les sociétés d’agriculture, les commissions administratives des établissemens de bienfaisance. Un vaste questionnaire avait été dressé par les soins de la commission et envoyé à tous les corps consultés ; il ne comprenait pas moins de quarante questions et portait à la fois sur les bureaux de bienfaisance, l’institution des comités cantonaux, l’assistance médicale et pharmaceutique, l’assistance hospitalière, l’extinction de la mendicité, les enfans orphelins ou abandonnés et les institutions de prévoyance. Tout le monde répondit à l’appel. Les dépositions ont été imprimées par les soins de la commission et ne forment pas moins de deux gros volumes, où certainement la vérité se mêle à l’erreur, le sens pratique à l’utopie, mais qu’on pourra toujours consulter avec fruit, et dont il peut être utile de dégager les principaux résultats.

Toutefois le champ de l’enquête était si étendu, les points sur lesquels elle a porté si nombreux et si complexes, qu’il importe de ne pas se perdre au milieu de toutes les questions agitées dans ce vaste programme. C’est du reste ce qu’a senti parfaitement la commission d’assistance elle-même. Elle a mis à profit l’expérience de 1849, elle a circonscrit son sujet, et, cessant d’embrasser toutes les réformes soulevées un peu confusément dans son questionnaire, elle s’est attachée spécialement à deux ou trois d’entre elles. « L’enquête, dit le rapport de M. Eugène Talion, n’a pas été au même degré concluante dans les divers ordres de questions sur lesquelles nous avons provoqué des réponses : ainsi les opinions sont divisées et contradictoires sur des points importans, tels que la création de comités cantonaux, la réforme de la législation hospitalière, le service des enfans assistés, les mesures relatives à l’extinction de la mendicité. Voilà la partie incertaine et indécise des résultats de l’enquête ; mais, en regard de ces solutions divergentes, on ne peut manquer d’être frappé de l’unité de vues, de l’énergie et de l’ensemble des affirmations qui se sont manifestées sur certains progrès à réaliser, notamment l’extension du nombre des bureaux de bienfaisance, l’organisation des secours médicaux à domicile, la création enfin de ressources spéciales pour les besoins de l’assistance. En s’attachant à l’étude particulière de ces trois questions, l’assemblée nationale ne céderait seulement pas à un sentiment universellement exprimé, elle serait assurée de préparer une œuvre pratique et féconde. » Ainsi le développement des bureaux de bienfaisance, la recherche du meilleur système d’assistance médicale pour nos campagnes, la création des ressources nécessaires à l’établissement de ces deux services sur des bases convenables, tel est le nouveau programme de la commission d’assistance. C’est également celui que nous poursuivrons dans ce travail.

Une statistique récente, publiée par le ministère de l’intérieur, et dressée par les soins de l’inspection générale des établissemens de bienfaisance, nous apprend qu’au 31 décembre 1871, date à laquelle ont été arrêtés tous les résultats de cette enquête administrative, il y avait 13,367 bureaux de bienfaisance légalement constitués[4]. Sur ce nombre, 12,723 avaient des ressources et fonctionnaient régulièrement, et 6M ne fonctionnaient pas, faute de ressources. Ces bureaux sont très inégalement répartis sur le territoire. Ainsi la Seine compte autant de bureaux que de communes, le Nord 631 bureaux sur 661 communes. Les départemens qui viennent ensuite, le Pas-de-Calais, les Basses-Pyrénées, le Calvados, la Seine-Inférieure et Seine-et-Oise, ne comptent plus guère qu’un bureau sur 2 communes environ, résultat encore fort satisfaisant. Par contre, il y a des départemens où les bureaux sont extrêmement clair-semés. La Corse n’en a que 5 pour 364 communes, les Pyrénées-Orientales 12 sur 231 communes, l’Allier 19 pour 317 communes ; puis le Cher, le Finistère, la Creuse, le Morbihan, l’arrondissement de Belfort, qui ne comptent pas 1 bureau pour 10 communes en moyenne.

Il existe encore en France un arrondissement tout entier, celui de Céret, qui, pour 43 communes, n’a pas un seul bureau de bienfaisance. Il y a encore 6 villes chefs-lieux d’arrondissement qui en sont dépourvues : Forcalquier, Puget-Théniers, Nyons, Céret, Prades et Albertville. Sur 2,865 chefs-lieux de canton, 534 n’avaient pas de bureau en 1871. On voit que des centres de population d’une certaine importance sont privés d’établissemens de ce genre ; en revanche, des communes très faibles en sont pourvues ; ainsi, tandis que 5,179 bureaux se trouvent placés dans des communes de 1,000 âmes et au-dessus, 8,168 bureaux sont établis dans des localités qui ne comptent pas un millier d’habitans., Sur ces 8,168 bureaux, plus de moitié n’ont pas 500 habitans, un nombre assez considérable ne compte pas plus de 300 âmes. Ce dernier chiffre lui-même n’est pas une limite ; il y a des communes de 200, de 100, de moins de 100 habitans, qui possèdent un bureau de bienfaisance. Ainsi, contrairement à l’idée qu’on s’en fait généralement, la grande majorité des bureaux de bienfaisance se trouve placée dans les communes rurales.

Nous avons vu que 644 bureaux n’avaient pas de ressources, et par ce mot il faut entendre des ressources fixes et permanentes, comme les rentes sur l’état ou les revenus des immeubles ; mais à côté de ces bureaux absolument misérables il y en a beaucoup d’autres qui ne le sont guère moins. On compte 1,062 bureaux dont les recettes ordinaires ne dépassent pas 50 francs. Avec des moyens aussi chétifs, on comprend que l’œuvre du bureau de bienfaisance soit bien modeste, bien circonscrite, et qu’elle se borne à distribuer quelques secours alimentaires. Il semble du reste que dans certaines petites communes l’indigence soit nulle ou à peu près nulle, car la même statistique nous montre que les ressources des bureaux, si minimes qu’elles soient, ne sont pas toujours employées. Sans parler des 644 bureaux sans ressources que nous avons mentionnés tout à l’heure, nous voyons que 352 autres bureaux n’ont fait aucune dépense en 1871, et 1,506 ont dépensé moins de 50 francs.

Comment les recettes des bureaux ne sont-elles pas plus élevées, puisque la loi leur attribue le droit sur les bals, spectacles et concerts, le droit sur les concessions dans les cimetières, le produit des amendes et des confiscations locales ? On comprend à la rigueur que le droit sur les spectacles soit dans les petites communes absolument improductif ; on conçoit moins que les concessions dans les cimetières ne produisent rien, car dans toute commune il y a un cimetière. Il est probable que les communes négligent de faire ces concessions et que les bureaux, peu vigilans de leur nature, se gardent bien de les y inviter : ainsi s’égare une partie des recettes des établissemens de bienfaisance. Quant aux amendes et confiscations, comme dans les communes rurales elles ne peuvent guère être frappées que par le maire lui-même, et que celui-ci ne demande qu’à fermer les yeux sur les infractions de toute sorte qui se commettent journellement à sa barbe, on comprend parfaitement que les bureaux de bienfaisance ne tirent rien de cette source. C’est ainsi qu’on peut expliquer ce singulier résultat, révélé par l’enquête, que sur 13,367 bureaux 3,750 seulement perçoivent les droits dont nous venons de parler. On doit être moins surpris du résultat négatif des quêtes, souscriptions et loteries. Si ce produit est absolument nul dans les deux tiers des bureaux, cela tient évidemment aux mœurs de nos populations rurales. Le paysan donne, il faut le dire, le moins qu’il peut. Quand il fait des libéralités, ce n’est pas en argent, c’est en nature. Puis il est permis de croire que les membres du bureau de bienfaisance font peu d’efforts pour stimuler la générosité des habitans.

Il est intéressant de suivre le mouvement des bureaux de bienfaisance. Les travaux de M. de Gasparin et de M. de Watteville, les statistiques qu’ils ont laissées, nous en fournissent les moyens. Nous voyons qu’en 1833 on comptait 6,275 bureaux secourant 695,932 indigens avec des ressources s’élevant à 10,315,746 francs. En 1847, le nombre des bureaux s’est déjà élevé à 9,336 ; ils arrivent à soulager 1,329,659 habitans, avec des ressources montant à 17,381,257 fr. Ainsi en quatorze ans le progrès est remarquable, et, ce qui n’est pas moins à noter que l’extension des bureaux et des secours, c’est le développement marqué de la charité privée, qui s’élève de 4 millions à 11 millions. De 1847 à 1871, le mouvement est plus lent. En vingt-quatre années, le nombre des bureaux n’augmente que de 4,030. Le nombre des indigens secourus, qui avait doublé dans une période beaucoup plus courte, ne s’accroît plus que du quart (1,608,129). Enfin, si les rentes sur l’état et les revenus des immeubles appartenant aux bureaux s’élèvent très sensiblement, le chapitre des dons volontaires, au lieu de tripler comme il l’avait fait de 1833 à 1847, ne s’augmente guère que d’un tiers.

Quelle est au juste la portée, de cet événement ? Faut-il y voir un ralentissement de la charité ou une diminution de la misère ? Si l’on se réfère au remarquable rapport où l’inspection générale des établissemens de bienfaisance a résumé les résultats de son enquête et formulé en quelque sorte l’enseignement qu’on doit en tirer, l’accroissement peu marqué des bureaux de bienfaisance dans ces vingt-quatre dernières années ne serait pas un symptôme défavorable. Il s’expliquerait surtout par la prospérité matérielle du pays, l’augmentation des salaires, l’absence de disettes due aux nouvelles lois économiques, par l’existence de nombreuses commissions charitables, par la marche croissante des sociétés de secours mutuels[5], par l’émigration des ouvriers vers les villes dotées pour la plupart d’une large assistance publique, enfin par les efforts de la charité privée qui suffisent souvent dans les petites communes aux exigences du paupérisme local. — Nous voudrions partager cette manière de voir, mais nous la croyons empreinte d’optimisme. Nous pensons que, malgré l’augmentation des salaires, les conditions de la vie ne sont pas devenues beaucoup plus faciles pour le prolétariat agricole, que, si l’effet des disettes a été très heureusement conjuré par nos nouvelles lois économiques, il n’en est pas de même des chômages et des crises industrielles, qui sont plus intenses qu’autrefois. À ce titre, le ralentissement qu’on observe dans le mouvement des bureaux de bienfaisance nous paraît un symptôme fâcheux, dont la principale cause réside dans l’inertie des populations rurales et la difficulté d’y faire vivre une institution de cette nature sans la puissante intervention de l’état.


II

Convient-il d’augmenter le nombre actuel des bureaux de bienfaisance et de les répandre le plus possible dans les campagnes ? Cette question, posée dans l’enquête, ne pouvait manquer de faire revivre une controverse déjà ancienne entre les partisans et les adversaires de la charité légale. — Disons tout de suite que les derniers n’ont présenté qu’une infime minorité ; mais ils avaient assez d’argumens spécieux à leur service pour donner à leur thèse cette apparence trompeuse que revêt parfois l’erreur, et qui la rend si difficile à distinguer de la vérité.

Prenez garde, ont-ils dit, en créant partout l’assistance publique, vous allez créer le droit à l’assistance. La charité légale engendre le pauvre légal. Le nombre et l’étendue de ces misères que la société est déjà impuissante à soulager ne tarderont guère à s’accroître lorsque vous aurez fait luire aux yeux du pauvre la promesse d’être secouru. Combien compte-t-on de communes rurales où les trois quarts des familles vivent avec la plus grande difficulté, au prix de peines sans nombre et de privations continuelles, mais toutefois sans tendre la main ! Ce labeur opiniâtre, cette lutte perpétuelle de l’homme contre sa destinée, c’est la souffrance pour l’individu sans doute, mais c’est la vigueur pour la nation. Il n’y a de grands peuples que ceux où les classes inférieures s’élèvent par leur énergie et leur travail. Croit-on qu’il soit indifférent que l’homme conquière son pain de chaque jour ou qu’il le doive à un bureau de bienfaisance ? Les économistes n’enseignent-ils pas qu’il y a dans le premier cas une création, et dans l’autre un simple déplacement de la richesse ? — Si au contraire vous créez partout une bienfaisance publique, si vous ouvrez dans chaque commune un registre pour y inscrire les pauvres, vous verrez se produire une folle concurrence. C’est à qui briguera ce titre d’indigent, si peu fait cependant pour relever l’homme à ses propres yeux. Ainsi beaucoup d’efforts seraient accomplis en pure perte, car l’assistance qui dissémine trop ses secours ne soulage vraiment aucune infortune. — D’ailleurs à défaut d’une bienfaisance organisée, il existe dans les campagnes une bienfaisance de fait qui ne laisse mourir personne. Le paysan, si dur à l’économie comme au travail, ne refuse pas au malheureux un morceau de pain ; il le donne au mendiant étranger qui passe, à plus forte raison l’offrira-t-il au voisin qu’il connaît. Il n’y a guère que les misères provenant du vice, de l’inconduite, de la fainéantise obstinée, qui ne trouvent pas au village compassion et soulagement, et vraiment faut-il le regretter beaucoup, et n’y a-t-il pas comme une sorte de justice dans le traitement différent que reçoivent les malheurs dignes d’intérêt et les infortunes méritées ? — Qu’on n’oublie pas au surplus que l’assistance publique désintéresse l’assistance particulière, et que, lorsque les secours seront organisés, on renverra le pauvre au bureau qui les distribue. Ainsi on verra peu à peu disparaître deux vertus déjà trop rares, l’esprit de charité chez celui qui donne, l’esprit de reconnaissance chez celui qui reçoit.

A coup sûr ce raisonnement n’est pas de tous points inexact, mais il n’en constitue pas moins dans son ensemble une doctrine erronée qu’il importe de ne pas laisser s’accréditer. Lorsqu’on dit qu’en élargissant l’assistance publique on augmente le paupérisme, on dit une chose vraie peut-être, mais qui s’applique à tous les genres de bienfaisance, à la bienfaisance privée comme à la bienfaisance publique, et plus encore sans doute à celle-là qu’à celle-ci. N’est-ce pas en effet la charité mal faite, telle qu’elle se pratique dans les grandes villes, alors que celui qui demande surprend si facilement la bonne foi de celui qui donne, n’est-ce pas l’aumône répandue sans discernement qui augmente la mendicité ? Mais le secours donné avec circonspection, avec prudence, dans les conditions et dans les proportions où il se distribue au village, peut-il faire naître un paupérisme factice ? Il est difficile de le soutenir. Qu’on ne dresse donc pas ce fantôme du droit à l’assistance, moins à redouter dans les campagnes que partout ailleurs. Est-il bien vrai au surplus que l’infortune soit toujours secourue au village, même l’infortune imméritée ? Les habitudes d’assistance mutuelle sont-elles tellement dans les mœurs de nos populations rurales qu’on n’ait pas besoin de les stimuler ? Les ressources de nos paysans sont-elles toujours et partout si abondantes qu’elles puissent venir largement en aide à la misère d’autrui ? N’est-ce point cette misère et le mauvais accueil, volontaire ou involontaire, qu’elle rencontre qui pousse tant de malheureux vers les grandes villes, où les œuvres de charité abondent, où les secours sont admirablement organisés, mais aussi où l’accumulation de tant d’infortunes présente en temps de crise les plus grands dangers ? Qui ne voit que la sécurité sociale est ici gravement en jeu ? La commune et l’état n’ont-ils pas intérêt à retenir l’indigent dans le village où il est né, où ses bras seront le plus utiles, s’il est valide, où les secours dont il a besoin, s’il est infirme ou malade, lui seront donnés à moins de frais, où sa pauvreté sera moins envieuse, son honnêteté native moins mise à l’épreuve, car c’est surtout dans les grandes villes que l’indigence est mauvaise conseillère ? Et qu’on ne craigne pas de voir s’arrêter les nobles élans de la charité privée le jour où il y aura partout une assistance publique ! Hélas ! la première sera toujours nécessaire, parce que la seconde sera toujours insuffisante : il y aura place pour toutes deux au foyer du pauvre. Loin de se nuire l’une à l’autre, elles se fortifieront mutuellement, car l’expérience de chaque jour démontre que l’existence d’un bureau de bienfaisance dans une localité est une institution féconde, propre à faire naître l’aumône aussi bien qu’à la distribuer. D’ailleurs qu’on y prenne garde ! Certes il est bon de donner carrière à la charité, car c’est une des vertus les plus touchantes de la morale chrétienne ; mais, outre qu’il n’est pas prudent de tout en attendre, il n’est pas juste de tout lui demander. L’équité, ce besoin impérieux de l’âme humaine, trop souvent froissée dans la vie réelle, mais toujours admise largement dans nos institutions, exige que chacun contribue dans une certaine mesure à une œuvre d’intérêt social bien entendu.

Nous dirons donc sans hésiter qu’il y a, qu’il doit y avoir une bienfaisance publique, que, si le pauvre n’a pas de droit à l’assistance, la société a le devoir de l’assister, de se créer des ressources pour cet objet, et de les demander même à l’impôt, si l’initiative individuelle est impuissante à les lui fournir. Le rouage chargé de faire fonctionner l’assistance publique des indigens sera, tout le monde l’admet, le bureau de bienfaisance. On ne saurait trouver meilleur et plus simple intermédiaire entre la main qui donne et la main qui reçoit. C’est lui qui provoquera les dons des particuliers, les subventions de la commune, du département ou de l’état, qui gérera le patrimoine des pauvres avec une sévère économie et s’efforcera d’en faire un judicieux emploi. La comptabilité des bureaux est tenue par le percepteur, fonctionnaire public, ou par un receveur spécial quand le bureau est riche. Tous deux sont justiciables des conseils de préfecture ou de la cour des comptes. Il y a dans ce fonctionnement toutes les garanties désirables. Convient-il toutefois de créer un bureau de bienfaisance dans chaque commune ? Cette question fort délicate figurait en tête du questionnaire soumis à l’enquête. Elle a reçu de presque tous les déposans une réponse favorable. Les conseils-généraux notamment, et nous n’avons pas besoin de faire ressortir l’importance qui s’attache à leur déposition, ont été très explicites. Sur soixante-seize qui ont répondu à l’appel de la commission, soixante-huit ont considéré cette création comme nécessaire et l’ont affirmée avec force. Tout au plus ont-ils laissé entrevoir la possibilité de grouper ensemble plusieurs petites communes lorsque le fonctionnement du bureau paraîtrait trop ingrat ou trop difficile. Huit conseils-généraux seulement ont combattu cette mesure comme inutile et imprudente.

Les raisons invoquées en faveur de la création d’un bureau de bienfaisance dans les communes qui en sont encore dépourvues sont très concluantes. On fait ressortir qu’il existe à peu près partout des besoins à soulager ; dans les localités privilégiés où ces besoins ne sont pas permanens, ils sont au moins accidentels. Il n’est pas de commune qui n’ait à compter avec l’incendie, les mauvaises récoltes, ces fléaux des campagnes, avec la maladie, la vieillesse, les accidens, ces fléaux de l’humanité. Dans les villes, la charité est ingénieuse à revêtir mille formes pour aller saisir dans les bourses les mieux fermées l’aumône nécessaire aux bonnes œuvres ; dans les campagnes, il n’en est pas ainsi : on ne peut compter sur l’initiative individuelle, il faut une institution chargée de ce soin, une institution qui ait un caractère public et inspire aux populations rurales une confiance parfaite, car il existe partout une charité latente qu’il faut savoir dégager, et les efforts généreux qu’on devra tenter dans ce sens doivent avoir pour point d’appui le bureau de bienfaisance. On ajoute que, si l’organisation de l’assistance publique ne s’étend pas partout, les inégalités les plus fâcheuses ne tarderont pas à se produire. Les communes dotées d’établissemens charitables verront affluer chez elles les pauvres des communes qui n’en possèdent pas, la mendicité ambulante ne pourra pas disparaître, et les mesures prises par le législateur contre le vagabondage ne seront pas plus efficaces que par le passé. Il en sera tout autrement, si chaque commune, suivant la règle formulée par le concile de Tours, est invitée à secourir ses pauvres et à se créer des ressources pour assurer, avec le concours du département et de l’état, cet important service, dont la base sera naturellement le bureau de bienfaisance.

Cependant l’idée d’établir un bureau dans chaque commune compte de redoutables adversaires, parmi lesquels il faut citer l’administration supérieure, qui la combat depuis longtemps. Dans une circulaire du ministre de l’intérieur en date du 10 avril 1852, on trouve développée tout au long cette pensée, qu’il y a plus d’inconvéniens que d’avantages à multiplier les établissemens de bienfaisance qui sont dépourvus de dotations propres et ne peuvent disposer que de ressources éventuelles. « Outre le danger, dit le ministre, de développer ainsi le paupérisme en habituant les hommes à compter sur l’assistance publique plutôt que sur eux-mêmes, il y a celui de leur offrir un appât trompeur en leur faisant espérer des secours qu’on peut se trouver dans l’impossibilité de leur accorder et de faire naître des exigences qui, n’étant pas satisfaites, s’arment contre la société du bien même qu’elle a voulu, mais qu’elle n’a pas pu accomplir. » Conformément aux principes déduits dans cette circulaire, il devint d’usage et en quelque sorte de jurisprudence sous l’administration impériale de ne donner aux communes l’autorisation de créer un bureau de bienfaisance que lorsqu’elles pouvaient justifier en faveur de ce bureau d’un revenu assuré de 50 francs au minimum.

Cette doctrine paraît prévaloir encore aujourd’hui au ministère de l’intérieur. Nous la trouvons à peu près reproduite dans le rapport de l’inspection générale des établissemens de bienfaisance dont nous avons déjà parlé. « La loi du 7 frimaire an V, dit le rapport, voulait créer un bureau de bienfaisance par commune. Sans demander l’exécution des dispositions de la loi, on pourrait se borner à engager les administrations locales à provoquer la création d’un bureau de bienfaisance dans toute commune ayant une population supérieure à 1,000 habitans, et surtout dans toute commune chef-lieu de canton. Il conviendrait également de convertir en bureau de bienfaisance toutes les commissions charitables chargées de la distribution des secours provenant de fondations, de souscriptions, de subventions communales, lorsqu’elles possèdent une dotation suffisante pour assurer la permanence et le fonctionnement du bureau. — Aller au-delà, vouloir créer administrativement dans chaque commune un bureau de bienfaisance, ce serait grossir inutilement la liste des bureaux qui ne peuvent fonctionner faute de ressources ou qui n’ont pas à délivrer de secours faute d’indigens ; ce serait décourager les efforts de la charité privée et créer le paupérisme là où il n’existe pas. »

Ainsi des hommes dont on ne peut contester la haute compétence, des fonctionnaires admirablement placés pour étudier et juger d’ensemble la situation d’établissemens qu’ils inspectent et surveillent sans cesse, redoutent de voir étendre le nombre des bureaux, et n’en proposent la création que dans les chefs-lieux de canton et dans les bourgs qui comptent au moins 1,000 habitans. Certes il y aurait dans le témoignage d’hommes aussi éclairés de quoi faire reculer le réformateur, si les honorables inspecteurs-généraux des établissemens de bienfaisance n’avaient pris soin en quelque sorte de se réfuter eux-mêmes. Ils se réfutent en fait lorsqu’ils nous montrent dans leurs tableaux statistiques les deux tiers des bureaux de bienfaisance actuels établis dans des communes au-dessous de 1,000 habitans[6]. Ils se réfutent en principe lorsqu’ils ajoutent, après le passage que nous avons cité plus haut : « Les administrations départementales doivent également se bien garder de supprimer les bureaux de bienfaisance dont les ressources sont trop modiques. En effet, un grand nombre de bureaux, dont la dotation est inférieure à 50 francs, rendent néanmoins dans les communes rurales des services appréciables. Il ne faut pas d’ailleurs perdre de vue que tel bureau de bienfaisance, d’une vitalité faible à ses débuts, a rapidement grandi et prospéré, grâce au courant charitable déterminé par le fait même de son existence. » Cette déclaration est précieuse à enregistrer. S’il faut se garder avec tant de soin de supprimer les bureaux de bienfaisance les plus pauvres, à cause du bien qu’ils font dès à présent et qu’ils sont appelés à faire dans l’avenir, pourquoi ne pas en augmenter le nombre ? Est-il téméraire dépenser que, dans les plus faibles agglomérations rurales, les ressources de la charité privée, jointes à celles de l’assistance publique, pourront atteindre ce chiffre de 50 francs, qui n’est pas toujours nécessaire, suivant l’administration elle-même, pour rendre des services appréciables ?

Comment sera composé le bureau de bienfaisance communal ? Depuis la loi organique du 7 frimaire an V, qui sur ce point est toujours restée en vigueur, les bureaux de bienfaisance doivent se composer de cinq membres. Seul le mode de nomination a varié. Tantôt ces membres ont été nommés par le corps municipal, tantôt par l’administration ; le maire de la commune a toujours été membre de droit et président du bureau. Aujourd’hui, et en vertu de la loi récente du 21 mai 1873, le curé est également membre de droit, et la partie renouvelable du bureau est nommée par le préfet sur une liste triple de candidats présentée par le bureau lui-même. Nous n’avons rien à dire de cette combinaison ; elle nous paraît satisfaisante. Nous la trouvons certainement préférable à celle qui ferait nommer par le conseil municipal tout ou partie du bureau de bienfaisance. De nos jours, la politique exerce une large influence sur le choix des conseillers municipaux dans les villes, elle aspire à en exercer une dans les campagnes ; or la politique doit être bannie soigneusement du domaine de la charité. Quant à l’introduction du représentant du clergé dans la commission de bienfaisance, elle n’a rien que de très rationnel, le curé étant l’avocat naturel des pauvres. C’est là une innovation heureuse dont l’application, qui en a déjà été faite, permet de constater les bons résultats. Avant la loi nouvelle, le bureau de bienfaisance et le curé avaient souvent chacun leur liste d’indigens, qu’ils ne se communiquaient pas ; il en résultait des doubles emplois regrettables et des oublis plus fâcheux encore ; aujourd’hui l’entente est devenue facile, puisque la liste est dressée en commun ; la charité ne peut manquer d’être mieux faite.

Un certain nombre de personnes se sont élevées dans l’enquête contre l’idée de confier au bureau de bienfaisance le soin de dresser la liste des indigens. « Donner au bureau de bienfaisance cette délicate mission, disent-elles, ce serait l’exposer à travailler dans le but de limiter le plus possible les secours. » Pour nous, le danger n’est pas là ; il est bien plutôt dans l’excès contraire, dans les largesses imprudentes auxquelles les membres du bureau peuvent se laisser entraîner, dans les supplications des amis, dans les obsessions des parens, et Dieu sait si la parenté s’étend loin au village ; les limites du code civil y sont complètement inconnues. Qu’on n’oublie pas d’ailleurs que le budget du bureau de bienfaisance sera toujours bien modeste, qu’il importe d’en confier la surveillance à un gardien vigilant et parfois féroce, et que le plus grand danger qu’on pût lui faire courir serait de le considérer comme une sorte de patrimoine communal dont les ressources devraient être partagées chaque année entre les indigens inscrits. Au village, dans les années d’abondance, il y a peu ou point de pauvres. Qu’on se garde d’en créer : ces années-là, le bureau devra défendre énergiquement sa caisse et n’en laisser rien sortir. Nous ne pouvons donc nous émouvoir du péril qu’on nous signale, et s’il était vrai que le bureau de bienfaisance dût pécher parfois par excès de prudence et de parcimonie, ce n’est pas nous qui songerions à- nous en plaindre.

Il est d’ailleurs un principe qui domine toute cette matière de l’assistance publique, c’est que le bureau de bienfaisance doit seulement intervenir quand la famille de l’indigent est impuissante. — S’il en était autrement, si la famille pouvait se décharger sur l’établissement charitable des obligations que lui imposent le droit naturel, la loi morale, et dans certains cas la loi civile elle-même, si l’existence du bureau libérait les parens du plus impérieux, du plus sacré des devoirs, nous n’hésitons pas à dire que l’institution des bureaux de bienfaisance serait faussée et détournée de son véritable objet. Pour éviter cet écueil, on a proposé d’armer le bureau d’un droit de recours contre les parens coupables de cet abandon, du moins dans les cas prévus par les articles 205 et suivans du code civil. Les bureaux de bienfaisance seraient-ils bien aptes à jouer ce rôle ? Il est permis d’en douter. comme on l’a fait excellemment remarquer dans l’enquête, cette intervention au sein des familles risquerait de rendre leur ministère odieux. D’autre part il en coûte de ne pouvoir atteindre des parens qui ont méconnu à ce point des obligations consacrées et sanctionnées par la loi. N’est-il donc aucun moyen d’empêcher ce scandale et de restituer en même temps à la caisse de l’établissement charitable des ressources qui lui sont si nécessaires ? On a eu la pensée de confier au juge de paix cette mission délicate dont le bureau de bienfaisance serait si fort empêtré. Le juge de paix, a-t-on dit, est un magistrat de l’ordre judiciaire, et comme tel il a plus qu’un autre qualité pour faire respecter des articles du code civil qui règlent les devoirs des parens les uns envers les autres. En outre son rôle est de concilier plus encore que de sévir, et justement c’est de conciliation encore plus que de rigueur qu’il s’agit. Il connaît bien en général son canton. La tutelle des indigens abandonnés par leurs familles sera bien placée dans sa main. Il a de l’autorité, il a de la persuasion ; le plus souvent il obtiendra des parens une assistance raisonnable, et le procès sera rendu inutile. — L’action du juge de paix serait en effet bien plus efficace que celle du bureau de bienfaisance. Que si le procès était rendu nécessaire, le juge de paix pourrait agir comme dénonciateur auprès du parquet du chef-lieu d’arrondissement, et le bureau de bienfaisance serait en tout cas hors de cause.

Nous avons vu quelles difficultés présentait la confection de la liste des indigens. Les abus, les entraînemens de toute sorte y sont tellement à craindre, surtout dans les petites communes où le recrutement du personnel du bureau n’offre pas, il faut bien le dire, de grandes ressources, qu’on a reconnu presque unanimement dans l’enquête l’impossibilité de laisser le bureau de bienfaisance juge souverain en cette délicate matière. Un contrôle a paru indispensable. La faculté de réviser les listes a donc été donnée par les uns à l’administration supérieure, comme pour les listes de gratuité des écoles ; par les autres à une institution empruntée au projet Dufaure de 1848, et qu’on a appelée le comité cantonal. Dans l’intention primitive des membres de la commission d’enquête, ce comité devait être investi de nombreuses et importantes attributions. Il devait veiller à l’organisation et au fonctionnement des bureaux de bienfaisance dans chaque commune, et prendre dans le canton des mesures générales d’assistance telles que celles relatives à l’hygiène, à la salubrité, au service médical, enfin à la perception et à la répartition des ressources de l’assistance publique. Il devait surtout planer au-dessus des bureaux de bienfaisance, les surveiller, les contrôler. D’où vient cependant que l’enquête ne lui a pas été favorable, que trente-cinq conseils-généraux et la majorité des conseils d’arrondissement en ont combattu le principe ? S’est-on pris à douter de la vitalité de cette institution ? S’est-on souvenu à l’excès des délégations cantonales de l’instruction primaire et des comités de patronage des enfans assistés ? A-t-on craint que cette surveillance et ce contrôle du chef-lieu de canton sur la commune n’éveillassent des susceptibilités et ne fissent naître des froissemens ? A-t-on constaté que les communes les plus jalouses les unes des autres sont justement les plus voisines, qu’il ne leur plaît pas d’unir leurs destinées, qu’elles entendent administrer elles-mêmes leurs bureaux de bienfaisance, et qu’il importe d’autant moins de les contraindre qu’on a plus besoin de leur bon vouloir ? car, il faut bien le reconnaître, sans les dons volontaires, les ressources de l’assistance communale seront toujours insuffisantes. — Quoi qu’il en soit, l’idée du comité cantonal n’a pas réussi, et nous croyons qu’il est préférable d’en abandonner le principe. Il faut donc songer à remplacer cette tutelle par une autre. Si peu disposé que l’on soit à exagérer le péril qu’une liberté excessive laissée au bureau ferait courir au budget de l’assistance, il serait sage toutefois de ne pas lui donner carte blanche et d’établir au-dessus de lui une autorité respectée, à qui on laisserait le droit de révision. Ce droit, bien entendu, il faudrait en user avec une circonspection extrême, toute mesure d’inquisition, ou même d’étroite surveillance, devant être plus nuisible que profitable. Quelle serait cette autorité ? Celle du sbus-préfet, suivant nous, ou du juge de paix du canton. Et ici nous prions qu’on ne se récrie pas devant l’idée d’une intervention administrative. Ce serait mal connaître les mœurs de nos populations rurales. La petite commune ne ressemble pas à la grande. Elle n’a pas le même goût de l’indépendance, la même crainte de la tutelle de l’administration. Au contraire elle l’appelle le plus souvent, et nous ajouterons qu’elle s’en trouve bien. — Les listes une fois arrêtées par l’autorité compétente doivent cependant demeurer ouvertes. Nous entendons par là qu’une part doit être faite à l’imprévu. Il y a de tels malheurs, se produisant subitement, qui doivent toujours trouver accès auprès d’un établissement charitable. Le bureau peut opposer une fin de non-recevoir tirée d’un manque absolu de ressources ; on ne concevrait pas qu’il pût repousser une grande infortune par l’unique raison qu’elle se produit trop tard et que les délais d’inscription sont expirés.

S’il importe de défendre la liste contre l’envahissement des fausses misères, ou du moins des misères qui peuvent lutter seules contre la destinée, il n’est pas moins nécessaire de protéger le chétif budget de l’assistance contre les exigences trop grandes des pauvres qui y seront inscrits. Il ne faut pas se faire illusion sur le pouvoir des établissemens charitables dans les villages. De longtemps ils ne pourront se charger du sort des malheureux, comme on les voit faire dans les grandes villes. L’obole qu’ils apporteront au foyer du pauvre sera bien modeste, mais cette obole bien placée peut encore produire un grand soulagement. L’emploi des deniers de l’assistance comporte donc autant de discernement que d’économie. On pourrait être tenté de s’en effrayer, si l’on ne savait que l’expérience est un grand maître, que les conseils municipaux de village, où se recruteront presque toujours les membres du bureau de bienfaisance, ont parfois à trancher des questions délicates, et qu’à défaut de lumières leur instinct les guide assez sûrement. Qu’on n’oublie pas d’ailleurs que la bienfaisance communale s’exercera le plus souvent sous la forme de secours aux malades, et qu’ici l’erreur est moins facile, parce que la maladie n’a rien de factice et se révèle à des signes infaillibles.


III

La maladie en effet ne comporte pas la surprise ; elle ne peut se feindre comme l’indigence, elle n’est pas, comme la mendicité, susceptible de s’étendre par le soulagement même qu’elle reçoit. Aussi dans tous les temps la sollicitude de l’homme d’état s’est-elle portée sur l’assistance médicale, et chez les nations modernes ce service fonctionne-t-il partout d’une manière plus ou moins satisfaisante. En France, si l’on ne considère que les grandes villes, l’organisation de la médecine des pauvres est remarquable et supérieure à celle des peuples voisins ; si l’on envisage les campagnes, elle leur est au contraire inférieure. Tandis qu’en Angleterre une imposition spéciale établie sur les biens ruraux a permis d’asseoir sur les bases les plus larges le service des populations agricoles, qu’en Allemagne un corps médical rétribué par l’état embrasse dans son réseau tout le territoire de l’empire, qu’en Espagne même la médecine des pauvres est confiée à des médecins nommés au concours et payés au moyen d’une taxe analogue à nos centimes additionnels aux contributions directes, on peut dire qu’en France, sauf dans un petit nombre de départemens, les populations agricoles ne jouissent pas du bienfait de l’assistance médicale. N’est-ce pas un état de choses indigne d’un grand peuple et d’un pays qui est encore riche malgré ses désastres ?

Il ne faudrait pas cependant être trop sévères pour nous-mêmes. A diverses époques, de généreux efforts ont été tentés pour doter nos campagnes d’un système de ce genre. Malheureusement la versatilité de l’opinion publique, les troubles apportés par les révolutions dans le travail de nos assemblées, par-dessus tout ce manque de persévérance qui compromet presque toujours chez nous les tentatives que l’initiative individuelle a suscitées et que la loi ne vient pas soutenir, ont empêché ces efforts d’aboutir à une organisation générale et durable. Dès 1810, les deux départemens du Haut-Rhin et du Bas-Rhin avaient su organiser pour les indigens des campagnes un service médical satisfaisant ; leur exemple fut imité par la Moselle en 1823, par la Haute-Saône en 1843, par la Meurthe en 1849, par le Loiret en 1850. Bientôt, sous l’impulsion du ministère de l’intérieur, la plupart des départemens entrèrent dans cette voie. Un moment, on en compta près des deux tiers ; mais cette organisation était fragile, elle ne reposait que sur le bon vouloir des conseils-généraux. Il advint que plusieurs se lassèrent de fournir des subventions, et du même coup la désorganisation se mit dans les services. Au lieu de 51 départemens pourvus d’une assistance médicale en 1868, on n’en trouve plus que 35 en 1869. L’année suivante, le chiffre s’était relevé à 45 ; il est aujourd’hui de 44 d’après la statistique de la médecine gratuite pour l’année 1873. Ainsi le mouvement de l’assistance médicale dans les campagnes, après avoir suivi une progression rapide, s’est arrêté tout à coup. C’est une institution qui ne s’étend pas, et qui n’arrive à se maintenir là où elle existe qu’avec la plus grande difficulté.

L’intervention du législateur est donc indispensable pour raviver et transformer un organisme défectueux ; elle l’est d’autant plus que nos campagnes tendent à se dépeupler de médecins. Il y avait en 1847, en France, 10,643 docteurs ; aujourd’hui on en compte 10,766. Ainsi pendant vingt-cinq ans le nombre des docteurs en médecine est resté à peu près stationnaire ; mais il n’y a pas que les docteurs qui exercent la médecine, il y a aussi les officiers de santé : or le nombre de ceux-ci s’est fortement abaissé. Il est tombé de 7,456 en 1847 à 4,665 en 1872, en sorte que le nombre total des praticiens, qui était en 1847 de 18,099, soit 1 médecin pour 1,895 habitans, n’est plus aujourd’hui que de 15,419, soit 1 par 2,341 habitans seulement. Cette proportion n’aurait rien d’effrayant en elle-même, si dans les campagnes les médecins n’étaient beaucoup plus dispersés que ce chiffre ne paraît l’indiquer. En effet, dans les départemens qui comptent des centres importans de population, des stations hivernales fréquentées, des villes d’eaux à la mode, les médecins s’accumulent ; dans les pays pauvres, purement agricoles ou industriels, ils sont de plus en plus clair-semés. Dans les Hautes-Alpes, le Nord, la Haute-Loire, l’Ardèche, on ne compte qu’un médecin sur 6,400 habitans environ ; dans l’Ille-et-Vilaine, le Pas-de-Calais, le Finistère, 1 pour 7,400 habitans, 1 sur 8,100 dans la Creuse, 1 sur 8,700 dans la Corse et dans les Côtes-du-Nord, 1 sur 10,500 dans le Morbihan. N’est-ce pas une proportion bien insuffisante ? Sans doute nous sommes prêts à reconnaître, pour ne rien exagérer, qu’avec les voies de communication nouvelles le médecin de campagne peut bien mieux qu’autrefois rayonner à de grandes distances, mais ce rayonnement a ses limites ; les distances ne peuvent être franchies qu’avec une grande perte de temps, et les heures sont précieuses en médecine plus encore qu’en affaires. On peut donc dire en thèse générale que dans nos campagnes le médecin n’est pas suffisamment à la portée du malade. Il y a là un vice d’organisation dont le paysan aisé souffre lui-même, mais dont le paysan pauvre est bien autrement victime, car, quel que soit l’esprit de charité du praticien de campagne, on ne peut espérer de lui, et il serait injuste de le lui demander, de faire passer la clientèle pauvre avant la clientèle payante, et les droits de l’humanité avant ses intérêts les plus immédiats.

D’où peut venir cette tendance de plus en plus marquée chez les jeunes médecins à ne pas s’établir dans les campagnes ? On dit que c’est la difficulté d’y vivre avec l’exercice de la profession ; nous avons peine à l’admettre. Si modeste que soit encore la position, elle s’est singulièrement améliorée depuis 1847. Quel rude métier que celui de médecin de campagne il y a trente ans, et quels maigres résultats au bout de tant d’efforts ! Aujourd’hui l’aisance a pénétré au village, le médecin a pu doubler ou tripler le prix de ses visites, et malgré cela faire ses recouvremens avec moins de peine qu’autrefois. Qu’on ajoute à ces avantages celui de trouver une position toute faite et de n’avoir pas à lutter une partie de sa vie pour conquérir la clientèle ; franchement est-ce là une situation à dédaigner ? Il est donc probable que ce qui détourne de la médecine rurale tant de jeunes gens qui s’y adonneraient volontiers, c’est moins la crainte de n’y pas rencontrer une profession assez lucrative que l’impossibilité de subvenir aux dépenses d’une instruction longue et dispendieuse. Les jeunes gens de familles pauvres n’ont pas à l’École de médecine comme dans les écoles de l’état la ressource des bourses qui les dispensent des frais de leur éducation. D’un autre côté, tous ceux qui appartiennent à un milieu social plus élevé ont une répugnance de plus en plus grande à aller s’établir dans les campagnes, désertées par la bourgeoisie depuis la création des chemins de fer. Il y a là dans l’avenir un écueil qu’on pourrait peut-être éviter en facilitant aux jeunes gens pauvres, et principalement aux fils de cultivateurs, l’accès de la médecine, soit en leur accordant des bourses, soit en abrégeant le temps d’étude et les examens. Ces considérations guidaient le législateur de l’an XI lorsqu’il instituait, en même temps qu’un corps de docteurs en médecine ou en chirurgie, un corps d’officiers de santé. Il avait parfaitement compris qu’il était peu pratique de demander les mêmes épreuves et d’imposer les mêmes dépenses aux médecins des villes et aux médecins des campagnes. Aussi, tandis qu’il prescrivait pour les docteurs cinq ans d’études, il n’en demandait que trois aux officiers de santé ; il réduisait à 200 francs pour ceux-ci les frais d’examen et de diplôme, qu’il élevait à 1,000 francs pour ceux-là ; enfin il facilitait aux officiers de santé les moyens de d’instruire sans grands frais et sans grands déplacemens, soit en ouvrant pour eux des cours théoriques et pratiques dans des villes secondaires, soit en leur permettant de faire leur stage dans les hôpitaux de province. — Malheureusement, ce corps de praticiens si utiles a bien vite perdu de vue l’objet pour lequel il avait été créé. Les 4,665 officiers de santé que l’on compte aujourd’hui en France, au lieu d’être répandus principalement dans les campagnes, sont répartis sur la surface du sol. Comme les docteurs eux-mêmes. Dans l’immense majorité des cas, ce sont les départemens qui possèdent déjà une proportion raisonnable de docteurs qui ont le plus d’officiers de santé, et réciproquement, ce qui est bien plus grave, ce sont les départemens les plus pauvres en docteurs qui le sont également le plus en officiers de santé. Il en résulte que l’institution des officiers de santé n’a vraiment plus aujourd’hui de raison d’être, à moins que le législateur ne les rende à la médecine rurale en leur défendant d’exercer dans les villes d’une population déterminée, mesure bien rigoureuse et bien délicate, qui ne pourrait en tout cas être prise que pour l’avenir, en respectant les situations acquises et les clientèles déjà formées.

Au fond, le meilleur moyen de retenir les médecins dans les campagnes, c’est peut-être d’y organiser l’assistance médicale sur des bases solides et durables. Quand nous parlons d’assistance médicale, il va de soi qu’il ne saurait s’agir que de l’assistance à domicile. L’assistance hospitalière, c’est-à-dire le système de la concentration des malades dans des hôpitaux, où les ressources de la science sont plus faciles à réunir, où l’installation des services est plus parfaite, mais où les principes morbides s’accumulent, est vivement attaquée par des médecins autorisés, même pour les villes ; il ne saurait être question de la transporter dans les campagnes. D’ailleurs un hôpital cantonal pouvant contenir une quarantaine de lits ne coûterait pas moins de 70,000 à 80,000 francs, fût-il construit sur le plan le plus simple et dans les conditions les plus modestes. L’entretien de chaque lit ne peut être évalué à moins de 400 à 500 francs par an. Ce serait là, s’il était généralisé, un mode d’assistance fort coûteux ; grâce à Dieu, tant d’argent n’est point nécessaire pour assister à domicile les malades et les infirmes. Réservons donc l’hôpital pour les affections qui exigent un traitement compliqué, des appareils spéciaux, et appliquons-nous à faire soigner chez eux les malades ordinaires, les infirmes et les vieillards. — Il existe en effet un danger qui ne doit pas échapper au législateur. Dans notre société contemporaine, les liens de la famille s’affaiblissent, l’autorité du père et le respect dû au vieillard tendent à s’effacer ; mais nulle part ce relâchement d’une autorité et d’un respect nécessaires n’est plus marqué que dans les campagnes, où il s’aggrave de la brutalité inhérente à des natures incultes et grossières. Le vieillard et l’infirme qui ne peuvent plus travailler sont bien vite considérés au village comme un fardeau dont la famille n’aspire qu’à être débarrassée, et, comme l’hospice départemental est rarement en mesure de leur ouvrir ses portes, la condition de ces infortunés devient déplorable. Quels services ne rendraient pas les bureaux de bienfaisance, si, par des secours habilement distribués, ils pouvaient intéresser les parens ou les amis de ces malheureux à prendre soin de leur misère !

Il y a plusieurs manières de concevoir et d’organiser l’assistance médicale à domicile. Le système le plus ancien et le plus répandu aujourd’hui encore en France est le système cantonal. Appliqué d’abord en Alsace, où il s’est toujours maintenu, recommandé en 1833 par l’Académie de médecine à la suite d’une longue discussion, combattu en 1845 par le congrès des médecins de France, adopté par M. de Salvandy dans le projet d’organisation de l’assistance médicale qu’il soumettait aux chambres en 1847, toujours patronné depuis par l’administration, il s’étendit un moment à un grand nombre de départemens. Un rapport ministériel du 24 avril 1867 en définissait ainsi le mécanisme : « le service de chaque circonscription cantonale est confié à un médecin désigné par le préfet. Chaque année, le bureau de bienfaisance de là*commune, ou, lorsqu’il n’en existe pas, une commission composée du maire, de l’adjoint et du curé, dresse en présence du médecin la< liste des indigens qui sont appelés à profiter de la médecine gratuite ; cette liste est ensuite soumise à l’approbation des conseils municipaux. Le médecin cantonal traite à domicile, sur la demande du maire ou, à son défaut, d’un membre de la commission communale, les indigens portés sur la liste. Dans les cas urgens, il peut être appelé directement par le malade ou sa famille, au moyen de la présentation de la carte délivrée à chacun des indigens. Les médecins visitent et soignent également les enfans trouvés, abandonnés, orphelins, les vieillards infirmes placés dans les familles au compte du département. Ils donnent au moins une fois par semaine des consultations gratuites ; chaque année, ils adressent au préfet un rapport sur les résultats de leur service. Le médecin cantonal reçoit annuellement une allocation proportionnée à l’étendue de la circonscription et au nombre des indigens, enfans et vieillards qu’il est chargé de visiter ; quand les ressources le permettent, des primes sont données à ceux qui se sont distingués par leur zèle. — Les remèdes sont fournis par un pharmacien domicilié dans la circonscription ou par le médecin, s’il n’y a pas de pharmacien à 4 kilomètres de distance du domicile du malade. Toutes les communes sont pourvues d’un mobilier médical, linge, baignoires et autres objets de première nécessité, qui sont prêtés sur l’autorisation du médecin. »

Ce système, qui séduit par sa simplicité, a soulevé bien des objections. Il a l’inconvénient de diviser les médecins en deux catégories, les médecins libres, qui n’ont point à se préoccuper des pauvres, et les médecins de l’assistance qui, pour une rétribution souvent dérisoire, sont obligés de leur consacrer tout leur temps. Chargé d’un fardeau trop lourd, le médecin officiel n’est jamais prêt à répondre à l’appel du malade, il est à une extrémité du canton lorsqu’on le demande à une autre. De là des plaintes d’autant plus vives que l’indigent, qui sait que ce médecin lui doit ses soins, montre de plus grandes exigences. Le médecin de l’assistance, par cela même qu’il est imposé, n’a pas la confiance du malade, il est déprécié aux yeux de la clientèle, et suspect, suivant l’expression exagérée, mais caractéristique, d’un médecin qui a déposé dans l’enquête, de faire de la médecine de rabais au profit de l’administration. C’est donc au nom de leur dignité comme au nom de leurs intérêts que la plupart des sociétés médicales repoussent le système cantonal. Quant aux indigens, qui n’ont pas été représentés dans l’enquête, comme on le pense bien, on suppose qu’ils pâtissent de ne pouvoir s’adresser au médecin de leur choix et d’être obligés de subir celui qu’on leur impose.

Le second système, qu’on appelle système des circonscriptions médicales, n’est que le système cantonal modifié. Il consiste à diviser le canton en circonscriptions médicales, ayant pour centre la résidence du médecin. Si l’on réussit à créer autant de circonscriptions qu’il y a de praticiens dans le canton, on voit qu’on fait disparaître le principal inconvénient du système précédent, c’est-à-dire les deux catégories de médecins, et qu’on peut les utiliser tous pour le service de l’assistance ; le médecin se trouve rapproché du malade, et cette proximité est à elle seule un grand bienfait. — Malheureusement c’est là une combinaison plus théorique que pratique. Les médecins ne sont pas répartis dans le département pour la plus grande commodité du fonctionnement de ce système. Les uns sont trop rapprochés, les autres trop éloignés, parfois ils sont tous réunis au chef-lieu de canton, et dans ce cas les circonscriptions médicales auraient toutes le même centre. On voit donc que, suivant les localités, ce second système peut être d’une application commode, ou n’offrir au contraire aucun avantage.

Reste le troisième système ou système landais, ainsi nommé parce qu’il a d’abord fonctionné dans le département des Landes. Si on le réduit à sa plus simple expression, voici en quoi il consiste. Le malade est libre de faire appel à tous les médecins et pharmaciens qui, dans une circonscription déterminée, ont accepté un tarif spécial pour les visites et les médicamens ; il peut même appeler un médecin en dehors de la circonscription, si celui-ci consent à donner ses soins aux conditions du tarif de l’assistance. La liberté est réciproque, c’est-à-dire qu’elle existe pour le médecin comme pour l’indigent. Dans ce système, la rétribution est proportionnelle au nombre des visites. On peut cependant procéder par voie d’abonnement avec les communes, soit en raison du nombre des malades, soit en raison du nombre des indigens inscrits. On a aussi proposé de faire varier le prix des visites suivant leur importance, suivant la distance, suivant qu’elles se font de jour ou de nuit. M. le docteur Chevandier, député de la Drôme, est l’inventeur d’un système de rémunération kilométrique qu’il a fait appliquer dans l’arrondissement de Die. Le prix de chaque visite est tarifé sur le nombre de kilomètres qui séparent le malade du domicile de son médecin. Si les communes veulent recourir à l’abonnement, le calcul sera basé sur la somme de kilomètres que représentent ensemble toutes les familles visitées par le même médecin, Ainsi par exemple une famille de quatre membres située à 7 kilomètres représente 28 ; une autre de cinq membres, située à 6 kilomètres, représentera 30. En additionnant ainsi toutes les familles, et en multipliant le total par le prix évalué du kilomètre, on aura le chiffre de l’abonnement.

De tous ces systèmes, quel est le meilleur ? On serait fort embarrassé de le dire. Si nous cherchons à nous éclairer des résultats de l’enquête, l’hésitation n’est pas moindre. Les conseils-généraux, les conseils d’arrondissement, les sociétés d’agriculture, les sociétés médicales elles-mêmes, Ont été fort divisés dans leurs appréciations. En 1866, l’Association générale des médecins de France chargea une commission d’étudier la question de l’assistance médicale des indigens dans les campagnes. Elle voulut avoir l’avis des sociétés locales, alors au nombre de 95. Chargé de faire connaître à l’assemblée générale l’opinion de ces sociétés, le rapporteur, M. Barrier, s’exprimait ainsi : « Aucune des opinions émises ne peut invoquer en théorie la valeur souveraine d’une raison qui s’impose, ni en pratique la sanction d’une expérience générale. Le même système qui dans tel département fonctionne à la satisfaction de tous est dans tel autre décrié ou abandonné. Ici je vois la réglementation administrative acceptée sans opposition ; là elle est repoussée comme une source d’abus, comme contraire à la dignité médicale, aux droits et aux intérêts du pauvre. Si quelques sociétés s’inspirent d’un sentiment de respect pour la liberté du malade indigent et pour le maintien d’une loyale égalité entre tous les membres du corps médical, d’autres jugent ces visées plus généreuses que pratiques et y aperçoivent les chimères d’une utopie. » Au fond, il est facile de se rendre compte de la divergence de ces appréciations. Les sociétés médicales voient les systèmes à l’œuvre ; elles les vantent là où ils ont réussi, elles les repoussent là où ils ont échoué. N’est-ce pas le vrai terrain sur lequel on doit se placer ? Un système d’assistance ne doit être jugé que sur les services qu’il rend. Les combinaisons les plus ingénieuses ne sont pas toujours les plus. pratiques, et le mieux est parfois l’ennemi du bien. Est-il rien de moins rationnel, de moins équitable au fond que les abonnemens, que les traités à forfait ? Cependant c’est une combinaison qui entre de plus en plus dans nos mœurs. La simplicité du mécanisme et celle de la comptabilité sont bien aussi des avantages à considérer.

Sans doute le système cantonal est critiquable sur plusieurs points, mais le plus grave défaut qu’on puisse reprocher à ce système tient uniquement à la façon dont il a été appliqué chez nous. Si le traitement des médecins cantonaux a toujours été insuffisant, cela vient de ce que les ressources de l’assistance, n’étant pas garanties par la loi, ont toujours été beaucoup trop faibles. Quel que soit le système adopté, il faudra bien aviser à les asseoir sur une base plus large. Quant à l’objection tirée de l’impossibilité où est le malade de choisir son médecin, nous avouons qu’elle ne nous paraît pas très grave. Dans les hôpitaux, dans toutes les administrations publiques, les médecins sont imposés aux malades ; ceux-ci s’en plaignent-ils ? Ces préférences de malade qu’on fait sonner si haut n’ont pas l’importance que l’on dit. Ce qui importe, c’est que le service médical soit assuré dans toutes les communes de France, que le pauvre trouve partout des soins, des médicamens, et les secours indispensables jusqu’au moment où il pourra reprendre son travail. Certes il serait désirable que tous les médecins pussent concourir au service de l’assistance, mais pourquoi ? Parce qu’on diminuerait ainsi les distances à parcourir, parce qu’on éviterait les pertes de temps qui compliquent la médecine rurale. Aussi le système que nous choisirions, s’il fallait absolument opter, serait peut-être le système cantonal tempéré par la division du département en circonscriptions ayant leur centre à la résidence du médecin ; mais nous reconnaissons avec la commission de l’assemblée nationale qu’il n’y a nul avantage à jeter partout dans un même moule l’organisation de l’assistance médicale. C’est à l’œuvre qu’il faut juger le système. On se décidera donc dans chaque localité d’après les données de l’expérience et les résultats obtenus. Les conseils-généraux seront à même d’essayer les combinaisons qui leur paraissent préférables, et l’enquête a montré qu’ils étaient loin de s’accorder sur ce point. Il est un principe au contraire sur lequel l’accord s’est fait d’une manière remarquable. Presque tous les déposans ont reconnu que l’organisation ne serait sérieuse qu’autant qu’elle présenterait pour les communes et le département un caractère obligatoire. C’est là une démonstration qui a été faite depuis longtemps. Déjà en 1847 la faculté de médecine de. Strasbourg, consultée sur le projet de loi de M. de Salvandy, signalait la liberté laissée aux communes comme la pierre d’achoppement de la nouvelle loi. C’est qu’en effet on ne fonde rien de durable en France sans le secours de l’obligation légale. A la rigueur, des œuvres d’initiative privée peuvent réussir dans les grandes villes, où les ressources abondent, où le bon vouloir est manifeste, où les entraînemens de toute sorte sont si faciles à provoquer ; dans les campagnes, il en est autrement. Qu’aurait-on fait au village en matière d’écoles, de chemins vicinaux, si le législateur n’avait imposé la dépense aux communes en les forçant de voter des centimes additionnels dont il a fixé le minimum ? Il en est de même en matière d’assistance.

On s’est livré à de nombreux calculs pour déterminer le nombre moyen des indigens en France, et les frais que l’organisation de l’assistance dans les campagnes entraînerait pour les communes, les départemens et l’état. M. de Watteville en 1844 portait le nombre des pauvres à 3 pour 100 du chiffre de la population. En 1867, M. de La Valette, ministre de l’intérieur, évaluait ce chiffre à 4 pour 100. Ces calculs, basés sur la statistique de l’assistance médicale dans les quarante-huit départemens où elle fonctionnait alors, paraissent au-dessous de la vérité. MM. Roussel et Morvan croient qu’on ne peut évaluer à moins d’un dixième de la population rurale le nombre des pauvres qui ont besoin d’être assistés. Leurs chiffres sont établis sur la statistique de la médecine gratuite pour le département de la Sarthe, qui donne, pour 463,619 habitans, 37,775 indigens inscrits et 8,854 assistés en 1870, 40,042 indigens et 9,504 assistés en 1871, ce qui fait un peu plus de 4 indigens pour 1 malade. M. de La Valette estimait qu’on devait compter 1 malade pour 3 indigens 1/2 et 3 visites 1/2 ou consultations par malade. Il calculait que chaque malade coûtait 5 francs en moyenne, y compris les médicamens, ce qui produisait une dépense de 1 fr. 40 cent, par tête d’indigent.

Si l’on considère que les sociétés de secours mutuels paient pour leurs malades un taux d’abonnement qui est en général de 2 francs par tête pour les soins médicaux, et de 1 franc pour les médicamens, il est prudent d’évaluer à 2 fr. 50 cent, la moyenne des dépenses pour chaque pauvre. En admettant pour la France, suivant les statistiques les plus accréditées, une population rurale de 25 millions en chiffres ronds, et en prenant le dixième pour avoir le nombre des indigens inscrits, on aboutit à une dépense de 6,250,000 francs pour assurer en France les bienfaits de l’assistance publique dans les campagnes. — Comment cette charge sera-t-elle répartie ? M. de La Valette voulait qu’on mît 6 dixièmes à la charge des communes, 3 dixièmes à celle des départemens, et 1 dixième à la charge de l’état. Cette proportion nous semble trop peser sur les communes et ménager l’état à l’excès. Nous aimerions mieux 2 cinquièmes à la charge des communes, 2 cinquièmes à la charge des départemens et 1 cinquième à la charge de l’état. Les départemens seraient largement mis à contribution, mais, comme ils supportent aujourd’hui tout le fardeau de la médecine gratuite, leur situation ne serait pas empirée, et d’ailleurs ils doivent venir au secours des communes pauvres, comme il est nécessaire que l’état vienne au secours des départemens les plus surchargés.

Dans la pratique, voici comment les choses se passeraient. Une fois les indigens inscrits sur les listes communales, la dépense de l’assistance serait portée au budget à raison de 2 fr. 50 cent, par tête d’indigent. Des abonnemens s’établiraient bientôt sur cette base entre les maires et les médecins. Si la commune ne pouvait couvrir cette dépense avec l’excédant de ses ressources ordinaires, elle devrait s’imposer d’un nombre de centimes additionnels fixé par le législateur, et qui serait par exemple de 2 ou de 3 centimes au principal des quatre contributions directes. Les communes pourraient se tenir au-dessous de ce chiffre quand il ne serait pas nécessaire pour assurer la dépense. Si au contraire il était insuffisant, le département viendrait en aide à la commune, d’abord avec ses ressources ordinaires, puis avec des ressources spéciales obtenues par des centimes additionnels et dont le quantum serait également déterminé par le législateur. Enfin l’état, comme suprême ressource, subventionnerait les départemens qui ne pourraient assurer avec ces centimes le service complet de la médecine des pauvres. Ainsi s’organiserait sur toute la surface du territoire, grâce au principe de l’obligation communale, grâce au concours du département et de l’état, cette institution vivifiante et salutaire de l’assistance médicale dont le bienfait n’a pu être assuré jusqu’ici à nos populations si intéressantes des campagnes.


Arrivés au terme de ce travail, il importe de nous résumer en quelques mots. Le premier article de la loi à intervenir devra poser en principe l’existence d’un bureau de bienfaisance dans chaque commune. Tout au plus pourra-t-on admettre les communes d’une population inférieure à 200 habitans à se réunir aux communes voisines pour l’organisation de l’assistance. Ces bureaux dresseraient la liste des indigens, sauf contrôle exercé par l’administration supérieure, provoqueraient et concentreraient les dons de l’assistance et s’efforceraient d’en faire un judicieux emploi. Réservant leurs faibles ressources pour les infortunes les plus intéressantes, ils assisteraient à domicile les pauvres, les malades et les infirmes, donnant aux premiers des secours en nature et en argent, fournissant aux autres un peu de ce bien-être si nécessaire pour hâter la guérison ou adoucir les infirmités. Le conseil-général assurerait dans chaque département sous sa responsabilité, mais après avoir pris l’avis des sociétés médicales et des conseils d’hygiène, le service de la médecine des pauvres. On lui laisserait toute latitude. Il serait libre de choisir le mode qui lui paraîtrait le mieux s’adapter aux besoins du pays, de conserver l’organisation existante partout où elle fonctionne d’une manière satisfaisante, enfin d’adopter, s’il le juge utile, un régime différent pour les divers cantons du département. Le législateur ne lui demanderait qu’une chose, l’organisation complète, durable, de l’assistance publique ; il lui en fournirait les ressources, il lui laisserait le choix des moyens.

Ces conclusions ne diffèrent guère de celles qui ont prévalu dans la commission de l’assistance publique. Dépouillé de ses prétentions primitives, dégagé de toute proposition chimérique ou simplement contestable, le projet de loi présenté à l’assemblée nationale, qui a déjà figuré à son ordre du jour et qui en a été momentanément retiré, mérite un accueil qui, nous voulons le croire, ne lui fera pas défaut. N’oublions pas qu’on a fait aux campagnes beaucoup de promesses. A diverses époques, les pouvoirs publics, les assemblées se sont occupées d’elles avec un bon vouloir manifesté un peu bruyamment. Qu’ont produit toutes ces belles paroles ? Qu’est-il sorti de la grande enquête agricole de 1868, qui devait ouvrir pour les campagnes une ère nouvelle ? Certes nous ne méconnaissons pas les difficultés de l’heure présente ; nous savons que la guerre de 1870, et ses conséquences inéluctables ont retardé bien des progrès, ont empêché d’éclore bien des réformes couvées depuis longtemps et dont l’apparition semblait proche ; mais il appartient au législateur de faire un choix parmi elles, et, s’il ne peut les accomplir toutes, de s’attacher du moins aux plus urgentes, aux plus fécondes. Aucune ne paraît à ce titre plus recommandable que celle qui a pour but d’organiser l’assistance publique et surtout l’assistance médicale dans les campagnes.

Qu’on nous permette de dire toute notre pensée. Une grande commission de l’assemblée nationale a poursuivi avec une remarquable persévérance la réforme des établissemens pénitentiaires ; elle a proposé un projet de loi qui paraît devoir être voté et qui entraînera pour les départemens et pour l’état des charges très sensibles. Et cependant il s’agit d’une réforme après tout contestable, destinée à adoucir le sort d’une fraction peu intéressante de la société, et dont la société elle-même peut ne retirer aucun profit. Comment pourrait-on après cela hésiter à inscrire dans la loi les dispositions indispensables pour atténuer la misère, pour assurer la santé de ces classes agricoles qui sont les forces vives du pays ? Aujourd’hui que la population diminue, que les registres de l’état civil accusent presque partout un excédant des décès sur les naissances, n’est-il pas plus nécessaire que jamais d’introduire l’hygiène au village et d’y diminuer la mortalité par une assistance à domicile sérieusement organisée ? Il serait digne de l’assemblée nationale, qui a tant fait pour le relèvement du pays, de compléter son œuvre, et de ne pas se séparer avant d’avoir voté une loi d’avenir et d’intérêt social bien entendu, qui serait en même temps pour nos campagnes un acte de justice et de reconnaissance.


ARSENE VACHEROT.

  1. « Les pauvres de chaque ville, bourg et village, dit l’article 73 de cet important document, seront nourris par ceux de la ville, bourg ou village dont ils sont natifs et habitans, sans qu’ils puissent vaquer et demander l’aumône ailleurs qu’au lieu duquel ils sont. Et à ces fins seront les habitans tenus à contribuer à la nourriture desdits pauvres, selon leurs facultés, à la diligence des maires, échevins, consuls et marguilliers des paroisses : lesquels pauvres seront tenus de prendre bulletin et certification des dessus dits, en cas que pour guérison de leurs maladies ils fussent contraints venir aux villes et bourgades où il y a hostels-Dieu et maladreries à ce destinés. »
  2. Dans un arrêt célèbre du 18 avril 1651, le parlement de Toulouse ordonnait « que dans les trois jours les évêques du ressort pourvoiraient à la nourriture des pauvres, passé lesquels il permettrait la saisie du sixième de tous les fruits que ces évêques perceraient dans les paroisses dudit ressort. »
  3. Il importe que le mot de commune ne fasse pas naître de confusion. On était alors sous le régime de la constitution de l’an III. Les communes créées par la constituante avaient été groupées en municipalités de cantons, excepté celles qui avaient plus de 5,000 habitans. La loi du 7 frimaire an V établit donc en réalité un bureau de bienfaisance par agglomération cantonale, et non par commune comme on l’entendrait aujourd’hui.
  4. Ce nombre s’élevait à 13,545 le 1er juillet dernier. On sait qu’il y a aujourd’hui en France 35,989 communes.
  5. Les sociétés de secours mutuels, qui possédaient en 1871 55,572,244 francs de ressources, avaient accordé pendant cette année des indemnités à 123,076 malades, payé 3,417,958 journées de maladie, dépensé 1,868,845 francs da médicamens et payé à 3,927 sociétaires des pensions viagères s’élevant à 258,219 francs en arrérages.
  6. D’après le travail de l’inspection-générale, on compte on 1874 13,545 communes pourvues d’un bureau de bienfaisance. On en comptait 13,367 en 1871. Sur ce nombre 8,168 n’avaient pas 1,000 habitans ; 3,353 n’en avaient même pas 500 et se décomposaient ainsi :
    communes d’une population de habitans et au-dessous
    1,070 500
    1,062 400
    769 300
    420 200
    32 100