Le Gaulois 13 avril 1883 (p. 1).


L’ORDURE


Je viens de lire un livre tout récemment paru. Ce livre est signé par une femme. On reconnaît l’homme à son style : la femme aussi. Telle femme, tel livre. Le livre est sale et bête, et il pue : la puanteur fade d’une maison où jamais ne pénétra le soleil, où l’air jamais ne vint chasser les odeurs des parfums qui se corrompent et des sueurs qui s’aigrissent.

En ouvrant ces pages, on a l’impression d’entrer en un mauvais lieu. Il semble qu’on voie à travers ces lignes, comme à travers les persiennes toujours closes, des paquets de chairs, vautrés çà et là sur des divans et des tapis, les allées et les venues le long des couloirs mal éclairés, les courses furtives et les dégringolades rapides le long des escaliers ; il semble qu’on entende aussi des rires rauques, des voix cassées par la noce, des refrains obscènes et le bruit agaçant du piano qui les accompagne.

Un tel livre devrait se cacher, comme se cachent les débauches honteuses, au fond des quartiers sombres, dans des maisons d’infamie, et les lourds tombereaux matinaux qui, dès l’aube, viennent ramasser l’ordure de Paris, devraient bien aussi emporter ces pourritures aux pourrissoirs.

Cela s’étale partout, et cela se vend. Cela arrête les passants à la devanture des libraires et, comme une fille sur les trottoirs, raccroche.

— Monsieur, monsieur, écoutez donc…

Je l’ai vu, dans un salon honnête, sur une table, qui se pavanait fièrement, à portée de jeune fille. Les pages n’avaient pas été coupées, il est vrai, et il s’était faufilé là, comme parfois se faufilent, jusque dans la paix des maisons respectables, ces vieilles matrones, courtières du vide.

Heureusement qu’il est bête, ce livre, autant qu’il est nauséabond, et, quand ce n’est pas le dégoût qui vous le fait jeter aux latrines, c’est l’ennui qui vous le fait jeter au feu.

Aujourd’hui la production littéraire est énorme. Tout le monde se mêle d’écrire. Où que vous alliez, vous ne rencontrez que des gens gros de romans, de nouvelles ou de pièces de théâtres. Les journaux sont encombrés par des personnages singuliers, de tout poil et de tout sexe, qui se croient une mission et qui vous arrivent, les bras chargés de papiers, la tête pleine de chef-d’œuvre. Les éditeurs sont affolés par la lecture des manuscrits qui, chaque jour, s’entassent et débordent des cases bondées. Les minutes se comptent par l’apparition d’un volume nouveau. Il faut vraiment n’avoir pas été à l’école mutuelle pour ne se point payer cette fantaisie et ce luxe, devenus presque un besoin, de faire un livre. Chez les libraires, vous voyez des couvertures à vignettes sur lesquelles s’étalent des noms inconnus et baroques. Les clercs d’huissier rêvent des gloires littéraires, en paperassant des protêts, et, au fond de leurs boutiques, les garçons épiciers, mélancoliquement, méditent des ouvrages étonnants, aspirent à déserter les piles de bougie et les colonnes de boîtes de sardines, pour les colonnes de la Revue des Deux-Mondes. On croirait que, devant cette levée formidable et confuse d’auteurs, d’écrivains, de poètes et de bas bleus, les lecteurs aient disparu, pris aussi par cette maladie de notre époque. Pas du tout. On lit davantage ; des couches nouvelles de gogos de lettres se révèlent. Les élucubrations les plus stupéfiantes trouvent une clientèle que rien ne lasse ni n’écœure. Il y a des débouchés qu’on ne soupçonnait pas, pour tout ce que produisent la bêtise et la corruption humaines unies étroitement par ce lien commun : la littérature. Et c’est à peine si le public, abruti par les lectures stupides et malsaines, parvient à distinguer entre l’œuvre puissante, toute parfumée d’art, de Guy de Maupassant, et une œuvre immonde, tout empuantie d’ordures, comme celle dont je parle au début de cet article.

Ce livre n’est point un cas isolé. Si j’y ai fait plus spécialement allusion, c’est qu’il est, je crois, le plus récent. À vrai dire, il ne se montre ni plus bête ni plus ordurier que la plupart de ceux que nous voyons recommandés par les journaux honnêtes : il l’est autant. Comme les autres il se traîne dans les mêmes pourritures et s’embourbe dans les mêmes fanges. Il n’a même pas la hardiesse d’exalter une dépravation spéciale, le mérite d’exhaler une odeur inconnue. Ce sont choses courantes et banales, que celles qu’il nous débite, en un style de cabaret, en un argot de cabinet de toilette. Cela est pris à la même cuvette d’eau sale où tout le monde s’est lavé.

D’ailleurs, à quoi bon nous étonner, quand nous voyons aujourd’hui effrontément et librement s’étaler, chez tous les marchands de livres, les obscénités qui se cachaient jadis en Belgique, et qui viennent, couverture à couverture, fraterniser avec les nôtres, avec des sourires engageants et des provocations tolérées ?

L’ordure, voilà l’idéal cherché et atteint du moment ! La prostitution n’opère plus seulement sur nos trottoirs et dans les ghettos spéciaux ; elle envahit notre littérature et pénètre ainsi, sous une forme nouvelle, dans des places d’où on l’avait chassée ! Les librairies deviennent d’immenses maisons de tolérance et de proxénétisme, où tous les vices trouvent leur satisfaction à bon marché. La confusion est si grande qu’on ne reconnaît plus ce qui est beau de ce qui est laid, qu’on ne fait plus de différence entre l’art et l’ordure. On prend dans le tas : l’Évangéliste et Charlot s’amuse, Criquette et le Pistolet de la Baronne, Une Vie et le Supplice de Madeleine Badajou. On trouve Zola terne et pâle, Goncourt bégueule.

Cette littérature, à laquelle tout le monde avidement se rue, est bien à l’image de notre époque, cette époque bizarre et nymphomane, où les filles possèdent leur journal officiel, comme un gouvernement ou une maison de banque, et, gravement, discutent de leurs intérêts, de leurs valeurs cotées, de leurs entreprises ; où l’on parle, tout haut, avec sérénité, ainsi que d’une chose naturelle, des passions hors nature et des vices inavouables ; où les cerveaux blasés, les nerfs émoussés, les sexes surmenés vont cherchant des combinaisons nouvelles, des vibrations inconnues de plaisirs, des confusions et des promiscuités monstrueuses. C’est à qui se prosternera en adoration devant l’image glorifiée du Dieu antique, qui domine notre société comme le seul Dieu resté debout, le seul Dieu que n’ait point renversé la vague déferlante de l’ordure.

C’est vers lui que montent toutes les prières, c’est à lui que vont tous les chants, c’est pour lui que la littérature élève dans sa boue, ses monuments de honte et ses temples d’infamies où la foule se précipite et s’agenouille.

Il en a été toujours ainsi sous les républiques, qui permettent de tout dire, de tout montrer, de tout étaler, qui toujours protègent la littérature honteuse pour abrutir les peuples et les énerver. C’est ainsi qu’elles épuisent leur force, vident leur sang et détraquent leurs cervelles. Un peuple gavé d’ordure, saturé de vices, est un peuple impuissant, comme est stérile la femme qui se donne à tous les désirs qui s’offrent et surmène son corps dans tous les plaisirs.

Si jamais la monarchie, que nous attendons, vient, un jour, bousculer la République, si jamais elle domine l’avachissement des uns et le découragement des autres, c’est par la littérature qu’elle devra commencer son œuvre de régénération sociale. Il faudra qu’elle purge les librairies de ses livres, la presse de ses journaux, et qu’elle promène, partout où triomphe l’ordure, son coup de balai triomphal. Dans les siècles de tyrannie, l’art s’est développé, magnifique, et la littérature a brillé d’un éclat superbe ; dans les siècles de démocratie, l’art s’est abaissé et la littérature n’a servi que de véhicule à la corruption.

La liberté, historiquement, n’a jamais enfanté de prodiges, ni créé de vertus, ni produit de chefs-d’œuvre. Elle a fait tomber des têtes et elle a pourri des âmes. Elle a du sang et de l’ordure aux mains, voilà tout.

OCTAVE MIRBEAU