L’Ordre du Jour
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 56-73).
L’ORDRE DU JOUR
1916

En un seul ce mot semble tordre
Les deux plus beaux que nous ayons.
L’Ordre du Jour : le Jour et l’Ordre !
La Discipline et les Rayons !
La Volonté, mais la Lumière !
Ces deux mots sont la France entière ;
Et, comme les plus beaux rameaux
Servent à former la couronne,
Pour qu’un nom d’honneur s’environne
On pose sur lui ces deux mots.

Ordre du Jour ! — Cri péremptoire !
Injonction de la Clarté !
Ordre qu’un Jour donne à l’Histoire !
Ordre aux jours par un Jour jeté !
Qu’on les sache, qu’on les récite,
Ces brusques proses dont Tacite
Eût envié l’âme et le tour !
On apprend la justice exacte
Que le Verbe doit rendre à l’Acte,
En lisant les Ordres du Jour !

Oui, le goût devenant hostile
Aux phrases que nous entassions,
Je crois qu’on rapprendra le Style
En lisant les Citations.
Perdant toute trace d’usure,

Les vieux mots remplis de mesure,
Les vrais mots, reprennent leur sens ;
Belle louange sèche et verte,
Les soldats t’ont redécouverte,
Le Laurier remplace l’Encens.

Sobriété que l’on savoure !
Achille, à cet Ordre cité,
N’eût tenu que d’un mot : « Bravoure, »
Son brevet d’héroïcité.
Mais ce mot vaut une Iliade ;
Et lorsqu’un lanceur de grenade
Meurt debout sur les parapets :
« Bon soldat, » dit la prose altière,
Car l’adjectif, en temps de guerre.
Est plus calme qu’en temps de paix.

Dans ce langage, enfin avare
De tout ce qui semble éloquent,
« Superbe » est l’épithète rare,
« Magnifique » n’est pas fréquent.
Mais « beau » suffit ; on s’en contente.
Et sur une toile de tente
On s’endort satisfait pour peu
Qu’un chef qui vous vit à l’ouvrage
Ait dit simplement : « Beau courage, »
Ou bien : « Belle tenue au feu ! »

Le mot reluit et se retrempe.
« Dévoûment » semble refourbi.,
« Patience » est comme la lampe
Allumée au fond du gourbi.
« Champ d’honneur, » quel soleil sur l’herbe !
« Brillamment » redevient l’adverbe
Qui dit qu’un homme étincela ;
Chaque parole est sérieuse ;
Et quand on lit : « Mort glorieuse, »
On sait que la Gloire était là !


C’est ainsi. Les plus nobles rimes
S’usent aux lèvres des rimeurs ;
Vertu des mois, tu te périmes ;
Fierté du langage, tu meurs...
Et soudain, quand lu t’édulcores,
Un grand blessé du Bois des Caures,
Un moribond de Givenchy,
Pâle et mordant sa jugulaire »
Jette sur le vocabulaire
La pourpre qui le rafraîchit !



Pudeur qu’exige l’héroïsme !
Style hautain et détaché !
« A trouvé la mort, » euphémisme
Qui veut toujours dire : « A cherché ! »
L’expression : « Soldat dans l’âme »
Semble inscrite sur une lame !
Oh ! comme vous rédigez bien,
Témoins qui nous initiâtes
A ces histoires Spartiates
En français lacédémonien !

Que nous sont des beautés verbales
Quand nous pouvons lire aujourd’hui :
« Eut ses habits perces de balles
Et deux chevaux tués sous lui ! »
A demain la littérature !
Je préfère à toute lecture
De hauts faits dits en termes brefs ;
A tous les discours je préfère
Ces huit mots : « N’a cessé de faire
L’admiration de ses chefs ! »

Cela semble dit d’un ton ferme
Sur un glacis à la Vauban,
Tandis qu’un tambour ouvre et ferme
Les guillemets sombres du ban !
— Lisons comment on peut reprendre

Le hameau qu’on retrouve en cendre,
Le bois qu’on retrouve en tisons !
Lisons : « S’est porte seul en tête... »
Lisons : « A sauté sur la crête... »
Lisons : « S’est emparé... » Lisons...

Quand l’Ordre du Jour énumère
L’Alpin, le Zouave et le Hussard,
Il fait ce que faisait Homère :
Faisons ce que faisait Ronsard !
Pendant un jour, posant sa lyre,
Pour lire Homère et le relire,
Il s’enfermait à double tour ;
Nous, quand notre âme est embrumée.
Pour lire l’Ordre de l’Armée
Enfermons-nous pendant un jour !



Le nom, le lieu, la circonstance,
Un seul détail, c’est tout... et c’est
Une Épopée en une stance.
Un Évangile en un verset !
Et toujours, pour que s’élabore
Le Livre Sacré de l’Aurore
Où l’Avenir se recréa.
Le Nomenclateur anonyme
Pose un alinéa sublime
Sous un sublime alinéa !

En cette écriture guerrière
Pas un mot ne chante, et pourtant
La Victoire ouvre la barrière
Entre chaque ligne, — en chantant !
« Prit un drapeau... Prit la redoute..
Voilà qui vous guérit du doute !
Quand on lit : « S’est précipité..., »
Du Cid même on a la visite.
Et l’on sent Hamlet qui vous quitte
Quand on lit : « N’a pas hésité ! »


Ordres Sacrés des Jours augustes
Où le pays se releva !
C’est à chacun de vos mots justes,
Un peu de brume qui s’en va,
Un peu de clarté reconstruite !
« A pris d’assaut... A mis en fuite…
« A tenu tête... A rétabli...
« A donné le plus bel exemple.. » »
O paroles par qui le Temple
A cessé d’être enseveli !

O doigts crispés sur les étoffes
Des drapeaux ! — Et puis, tout le temps.
Ce même refrain de ces strophes :
« A fait preuve... » O mots éclatants !
Oh ! combien de ces : « A fait preuve »
Sont l’héritage d’une veuve !
« A fait preuve... A fait preuve... » Quoi !
Ce peuple était perdu de vices ?
Et tout à coup on lit : « Services…
« Valeur morale... Oubli de soi... »

La France était vague et perverse ?
Sans idéal et sans autels ?
Et puis on lit ceci : « Traverse
Gaîment les feux les plus mortels ! »
Gaîment ! A ce mot, tout en larmes,
La Marseillaise crie : « Aux armes,
Citoyens ! » — Qui donc avait dit
Que cette France était penchante ?
Qu’elle fredonnait ? — Elle chante !
Qu’elle dansait ? — Elle bondit !

Un grand soldat idéaliste
S’est brusquement recomposé.
Et voici tous ceux, sur la liste,
Dont il est dit : « S’est proposé ; »
Tous ceux, avides d’holocauste,

Pour qui le plus terrible poste
Est un irrésistible aimant,
Troupe frissonnante et bénie,
Jeunes frères d’Iphigénie...
« S’est proposé spontanément ! »

« S’est offert... » — Mourir à leur âge,
Et quand vient la balle saison !
« S’est offert pour le repérage...
« S’est offert pour la liaison...
« S’est offert... » Jamais notre Histoire
Ne fut un plus large Offertoire !
Ah ! comme on s’est toujours offert
Sans espoir de croix ni de grade !
Et chaque fois qu’un camarade
Est resté dans les fils de fer !

L’Ordre du Jour est le lexique
De l’orgueil enfin revenu.
« A résisté, » verbe stoïque.
« A témoigné... S’est maintenu... »
Ah ! si pauvre que soit sa vie,
Que chacun de nous ait l’envie.
Prenant ces mots à l’avenir
Dans leur forte acception neuve,
De « témoigner, » de « faire preuve, »
« De résister, » de « maintenir ! »



Un détail profond se détache
Dans chaque rapide lueur :
On voit soudain une moustache…
Une âme... un sang... une sueur...
Des gants blancs... de grosses mitaines.
Les casques font aux capitaines
Des profils de centurions...
Qu’est-ce qu’un ordre de l’Armée !
Du Vigny dans du Mérimée…
Un colonel dit : « Sourions ! »


« N’a quitté son observatoire
Que lorsque le mur s’écroula... »
« Blesse un homme et lui donne à boire... »
Tout le soldat de France est là !
Un lieutenant, — splendide groupe ! —
Rapporte son chasseur en croupe,
Car de l’horreur naît la douceur ;
Et le lieutenant qu’on rapporte
Laisse pendre sa tête morte
Sur l’épaule de son chasseur !

Fraternité toujours croissante !
Quel est ce vieux, poussant, là-bas,
Sur la brouette gémissante.
Le blessé qui ne gémit pas ?
C’est un chef qui vers l’ambulance
Ramène ainsi son ordonnance ;
Et lorsque, d’un pas monacal.
S’éloigne cette silhouette,
Nous savons pourquoi la brouette
Fut l’invention de Pascal !

Un commandant, pris du délire
Dont peut être pris un lion,
S’écroule en criant, dans un rire :
« Comme il est beau, mon bataillon ! »
Vingt éclats criblent la poitrine
D’un jeune artilleur de marine
Qui ne daignera consentir
A s’évanouir comme un mousse
Qu’après avoir, d’une voix douce.
Dicté ses éléments de tir !

Chargé d’une reconnaissance
Au-dessus d’un sombre rempart,
L’avion vibre : « Essence ? — Essence !
— Contact ? — Contact ! » L’avion part.
Un shrapnell au cri de hulotte

Vient couper le pied du pilote.
Le pilote reste railleur,
Et, rattrapant son pied qui bouge
Dans le grand fuselage rouge,
Il le passe à son mitrailleur !

Mais, en bas, d’autres vont, sans ailes,
Prendre un aussi terrible essor.
On vient de placer les échelles.
C’est à dix heures que l’on sort.
Il se peut qu’un souvenir pleure ;
Il se peut qu’on regarde l’heure ;
L’heure au poignet n’a pas tremblé !
La Mort, naguère, aimait l’emphase ;
Mais, aujourd’hui, sur quelle phrase
Meurt-on au bord d’un champ de blé ?

Que disent-ils, ces grands poètes ?
Ils disent : « Je meurs, ce n’est rien. »
— « Deuxième section, faites
Votre devoir. J’ai fait le mien. »
Voilà quelles sont les paroles
Au bord d’un champ de féveroles !
« Avertissez le lieutenant
Qu’ils ont franchi la passerelle... »
— « Pour la France... je meurs pour elle... »
Corneille est simple maintenant !

A son commandant qui l’embrasse,
Effrayé de le voir souffrir.
Un soldat de deuxième classe
Dit : « Je suis heureux de mourir ! »
On lit sans trouver le mot « plainte. »
On trouve parfois le mot « crainte ; »
La crainte d’être évacué.
Oh ! comme à leur poste ils demeurent !
Comme ils y meurent ! Comme ilx meurent !
Lisons : « Tué... Tué... Tué... »


L’un, sous quelque sapin des Vosges
Aussi bleu qu’un conte de Grimm,
A mordu la pourpre des sauges
En chantant la Sidi-Brahim ;
L’autre, avant de mourir, ajoute
Son âme à son carnet de route ;
L’un prie et meurt sur son canon ;
L’autre jure : on croit qu’il blasphème ;
Mais Dieu, dans le juron suprême,
Ne veut entendre que Son Nom !

Large victoire populaire !
Toute à chacun ! N’aimez-vous pas
Qu’il n’y ait plus qu’une colère,
Qu’un serment, qu’un souffle et qu’un pas,
Et, quand l’homme de Rivesalte
Crie enfin sur la Marne : « Halte ! »
Qu’un bon petit être joyeux
Meure au coin de l’immense drame
En disant : « Dites à ma femme
Que je suis mort victorieux ! »

Espoir ! espoir dans la lumière !
Les yeux larges comme des lacs,
Le veilleur est debout derrière
Des architectures de sacs.
La peau de mouton qui l’affuble
Dans l’ombre a l’air d’une chasuble.
Le vent chante un long Requiem.
Un blessé cherche de l’iode.
Le Bois des Corbeaux crie : « Hérode ! »
Une étoile dit : « Bethléem ! »

Veille, veilleur ! Un paysage
T’a confié tout son destin.
Mets un mouchoir sur le visage
De l’officier mort ce matin.
Veille ! et songe, dans ta vigile,

Qu’avant d’expirer sur l’argile,
Il a retrouvé, ce héros,
L’accent du Jardin des Olives
Pour dire à vos ombres pensives :
« Allez et veillez aux créneaux ! »

Prête au vol, l’aile qui s’écarte,
Derrière l’homme au képi d’or,
La Victoire observe la carte ;
L’homme apprend que son fils est mort.
La Déesse ferme son aile.
« Pleure, moi j’attendrai, » dit-elle.
— « Non, dit l’homme, je sais qu’on doit
Vaincre d’abord, pleurer ensuite.
— Eh bien, l’ennemi prend la fuite...
Pleure ! — Je n’en ai plus le droit ! »



...Et sur cette liste infinie
Il n’est pas un de ces exploits
— Emouvante monotonie ! —
Qui ne revienne plusieurs fois !
On imite l’exploit qu’on aime.
Contagion qui gagne même
Le Noir fier d’éblouir le Blanc !
Beaux plagiats dont on s’enivre !
— Regardons les exploits se suivre.
Et se suivre en se ressemblant !

Comme de l’aulne sort le vergne.
Comme du hêtre le fayard,
D’Assas produit La Tour-d’Auvergne,
Du Guesclin, sans cesse, Bayard !
Multiplication farouche !
Regardons drageonner la souche
Et naître, en ces profonds terreaux
Où chaque geste en sème d’autres,
De l’apôtre un buisson d’apôtres.
Du héros un bois de héros !


Bon Dieu ! quel sang ! la forte sève !
Vieille race, tu te cabras !
— Un gars de la campagne enlève
La mitrailleuse entre ses bras
Comme il emportait une poule !
— Pour pouvoir, tant que son sang coule,
Crier sus aux fuyards lourdauds,
L’officiel tombé sur la face
Ordonne au caporal qui passe
De le retourner sur le dos !

La Mort souffle avec violence.
Flocons d’ouate dans le ciel,
Flocons d’ouate à l’ambulance !
Le brome est pestilentiel.
Mais de peur qu’une note fausse
N’échappe aux clairons que l’on hausse
Sous d’effroyables aquilons,
Le chef de la Clique sonore,
Pour battre la mesure encore.
Monte à l’assaut à reculons !

Pas de cœur où ne s’abolisse
Le plus antique différend.
Un prêtre en bonnet de police
Veut s’élancer vers un mourant :
Il tombe. Un rabbin le remplace,
Voit le crucifix, le ramasse.
Le porte à son frère chrétien.
Et sur ce mourant qu’il assiste
Tombe et meurt, merveilleux déiste.
Pour un Dieu qui n’est pas le sien !

Chacun, sans galonnage aux vestes,
Obscur sous un casque embué,
Veut avoir, — quels verbes modestes !
« Participé, » « Contribué. »
Allemagne, du Nord aux Alpes.

La France est dure que lu palpes !
Nos petits canons magistraux
Ont allongé leur trajectoire,
Et l’on sonne une goutte à boire
Qui n’est plus celle des bistros !

Quand la charge sonne, on halète,
Mais on fera ce qu’il faudra,
Sobre, et n’ayant pour épaulette
Qu’un seul petit rouleau de drap !
La goutte à boire sera bue !
Et tandis que l’on « contribue »
En soldat simple d’aujourd’hui,
Et tandis que l’on « participe, »
C’est au nuage d’une pipe
Que tout le panache est réduit !

Plus de cheval noir qui se cabre
Pour les Géricault de demain !
Le plus sabreur jette son sabre
Et s’en va la canne à la main.
Canne à la main, pipe à la bouche,
Ce héros sans geste nous louche
Autant que Ney ou que Murat.
Mais si la mitraille le tue.
Comment fera-t-on sa statue ?
Je suis tranquille : on la fera.

— Grenadier, ta main ?... — Elle flambe !
Mais j’ai mis le feu. — Dur blessé,
Ta jambe ?... — Pas besoin de jambe
Pour tirer du fond d’un fossé !
— Est-ce toi, Fanfan-la-Tulipe,
Qui pleures du sang comme Œdipe ?
— C’est bien moi. — Que veux-tu ! — Je veux
Rendre compte à mon capitaine
De ce que j’ai vu dans la plaine
Lorsque j’avais encor des yeux !


Gloire à ceux qui perdent la vue
Pour sauver ce que nous voyons !
Gloire aux âmes qui dans la rue
Ont des béquilles pour rayons !
Et puisqu’elles se sont crispées
Sur de plus sublimes épées
Que celles des combats humains,
Avec d’humbles lèvres avides
Allons, au bord des manches vides,
Baiser les invisibles mains !

Ah ! que d’une voix métallique,
Aux quatre coins de la Cité,
Comme une prière publique
L’Ordre du Jour soit récité !
Mettons les noms en litanies.
Sachons par cœur les agonies.
Et croyons voir, du livre ouvert,
S’envoler chaque paragraphe,
Pour aller devenir agrafe
Sur quelque ruban rouge et vert !

Combien de ces Croix, réservées
A des Morts pour la Nation,
N’auront pas été soulevées
Par une respiration !
La Croix, faite pour la poitrine,
Se sent mourir dans la vitrine,
Et c’est comme un second trépas ;
J’ai toujours pensé que la mère
Devrait porter la Croix de Guerre
Quand le fils ne la porte pas.

Oui, demandons que sur leur voile,
Avec un déchirant orgueil,
Les mères portent cette étoile,
Tant qu’elles porteront le deuil,
Pour qu’aux yeux de la foule émue

L’étoile de leur cœur venue
Revienne à leur cœur douloureux,
Pour que, de larmes arrosée,
La Croix de Guerre soit posée
Sur Sept Glaives au lieu de deux !

Dieu ! quelle aube nous verrons poindre
A travers nos pleurs éblouis !
Joignons les mains ! Il faut les joindre
Pour dire en pleurant : « Quel pays ! »
Et quel paysan que le nôtre,
Qui, se faisant un cœur d’apôtre
Par un effort de sa raison.
Va, sous une nouvelle bure,
Mettre son antique courbure
Au service de l’Horizon !

Pour que la capote fameuse
Ne s’accroche pas au réseau,
En sifflant l’air de Sambre-et-Meuse
Il l’a retroussée en biseau.
Au drap bleu de la République
Il fait ce pli de forme oblique ;
Mais un jour, l’ouvrage accompli,
Il laissera, comme d’une aile.
Tomber sur la terre éternelle
La paix qu’il porte dans ce pli !

Quand le Bois Sabot sent la brise
Succéder au vent de l’obus.
Quand, sur les noirs chevaux de frise,
On croit voir tomber Sirius,
— Mais c’est l’astre d’une fusée, —
Ils sortent, et sur l’herbe usée
Ils rôdent... Qu’ils sont beaux à voir !
Casqués de ciel, bottés de bourbe,
Le regard droit, la pipe courbe...
Je les ai vus, un soir. Un soir,


A l’heure où l’on compte les pertes,
Ceux que l’on nomme les Poilus,
Je les ai vus près de ce Perthes
Que l’on appelle les Hurlus.
J’ai vu, sur les rondins sylvestres,
S’asseoir ces Archanges terrestres,
Habilles d’un azur terreux ;
Car leur symbole involontaire,
C’est que, sous le gris de leur terre,
Ils sont du bleu de tous les cieux !

La torpille non explosée
S’enfonçait au flanc du ravin,
Et des Ombres, dans la rosée,
Apportaient le pain et le vin ;
Le canon d’un bosquet sinistre
Rayait de feu le ciel de bistre ;
Et là, sans l’avoir mérité,
Près des, Croix que la pluie écorce,
Je les ai vus. J’ai vu leur force,
Leur gravité, leur vérité.

Sur la ronce qu’elle cisaille
Avant d’aller mourir pour nous,
J’ai vu cette sainte Bleusaille
Devant qui l’on tombe à genoux !
Bleusaille ! mot gouailleur et triste !
Mot qui sent le peuple et l’artiste !
Qui contient Danton et Watteau,
Le paysage et la colère.
Tout le bleu du sang populaire
Coulant pour le bleu du coteau !

Et je me disais, dans cette ombre :
Les voilà, ceux dont il est dit :
« N’a pas cessé, malgré le nombre…
N’a pas cessé d’être hardi...
D’avoir du calme. . du courage…

N’a pas cessé, malgré son âge...
N’a pas cessé, quoique blessé...
N’a pas cessé, malgré la neige... »
Ah ! les voilà donc, me disais-je.
Voilà ceux qui « n’ont pas cessé ! »

Qu’ils sont beaux ! La triple courroie
Plaque à leur dos l’anneau luisant
Qu’ils mettront un jour avec joie
Aux naseaux du monstre pesant.
« Héros ! » dit mon regard. — « Nous sommes, »
Répond leur silence, « des hommes :
C’est beaucoup moins, et c’est bien mieux ! »
Ces hommes, comment les décrire ?
Ils ont dans leur barbe du rire.
De la tristesse dans leurs yeux.

Le rire dit : « Je m’habitue
A me faire pour vous tuer. »
Et l’œil triste ajoute : « Je tue
Sans pouvoir m’y habituer. »
Ah ! cher homme de notre race,
Qui n’a pas rêvé, loup vorace.
De mettre un dur pays de loup
Au-dessus de tout par la haine,
Mais une douce France humaine.
Par l’amour, au milieu de tout !

Lorsqu’il chante : « Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon..., » il dit dans son cœur ;
« Mais quand j’aurai sauvé le Monde,
Auprès d’acné il fera meilleur ! »
— Quel est le vrai nom qui le nomme.
Cher soldat bleuâtre ? — « Bonhomme ! »
Humanité... bonté... j’entends !
Héros du Linge ou des Eparges.
Poilu, c’est pendant que tu charges.
Mais Bonhomme, c’est tout le temps !


Et puisque cette guerre, en somme,
N’est qu’un dernier duel fatal
Du Bonhomme avec le Surhomme,
De la Vie avec le Métal,
Il faut, pour que la Paix ramène
La respiration humaine,
Que le Bonhomme de chez nous
Abatte le Surhomme, et sente
Craquer l’armure éblouissante
Sous sa grosse semelle à clous !



Méphistophélès, dont le rire
Perdit quelques dents à Verdun,
Espère encor voir se détruire
Tous les hommes à cause d’un ;
Nous, chantons déjà nos prodiges !
O Promontoire de Massiges,
O Lorette, ô Buval profond.
Chantons ! Chantons, Puits de Calonne,
L’Ode à la Seconde Colonne
Que les Ordres du Jour nous font !

Sans cesse, comme une fumée
Qui se changerait en airain,
Les Ordres du Jour de l’Armée
Montent du farouche terrain.
Et le tournoyant édifice
Qui s’exhale du sacrifice
Où fondent nos soldats de fer
S’accroît d’une volute neuve
Chaque fois qu’un d’eux « a fait preuve, »
Chaque fois qu’un d’eux « s’est offert ! »

Et toujours, toujours plus opaque
Chaque fois qu’on se prodigua,
Et plus haute après une attaque
De Mangin ou de Passaga,
La Colonne monte en volutes,

Grâce aux martyrs des sombres luttes
Qui, dans la cuve des vallons,
Ont jeté leur cœur à la fonte.
Et, pour que la Colonne monte,
Meurent pendant que nous parlons !

O Colonne toute morale.
Noble pendant spirituel
De cette Autre dont la spirale
Porte un héros dans notre ciel !
« Quoi ! » dit la Colonne de bronze,
« Le souffle de Mil-huit-cent-onze
N’était donc que le précurseur
Des âmes de Dix-neuf-cent-seize ?
Seconde Colonne française,
Tu vas plus haut que moi, ma sœur !

Plus haut dans la pure atmosphère !
Car la Colonne va plus haut
Qui ne s’arrête pas pour faire
Un socle de son chapiteau !
Plus haut dans l’azur même ! Et comme
Ce n’est pas, cette fois, un Homme
Qu’aux étoiles tu veux mêler,
Ce qu’au-dessus des clameurs fauves
Tu portes, tu soutiens, tu sauves,
C’est le Ciel, — qui faillit crouler ! »


EDMOND ROSTAND.