L’Orbe pâle/Texte entier

Eugène Figuière et Cie (p. 3-134).

L’ORBE PALE


SOUS le soleil ardent, tout le jour, la mer palpite et miroite. Les cigales sont sur le sol comme une onde musicale. La rumeur de la Terre égale la rumeur des flots. Seule, mon attente est silencieuse.

La mer est calme sous la lune. L’air est tiède comme une haleine fraîche et juvénile. Tout garde sa couleur qui pâlit. Les branches découpent leurs arabesques sur le ciel bleu, que des étoiles traversent d’un éclair de joie et de mort. Tout se tait. Celle qui n’est jamais silencieuse rythme un clapotis si égal, que ce murmure n’est qu’un vaste silence, un silence qu’on entend.

Parfois, un hibou, pour qui la nuit est le jour, troublé dans sa veille par l’éclat de la lumière comme tout être l’est par l’ombre, — éclat si semblable à celui qui lui impose le sommeil ! — pousse son hululement solitaire, et redevient silencieux. Un oiseau jette un cri d’effroi et un insecte froisse une herbe.

Parce qu’on entend ces choses minimes et gigantesques, on sent que règne le silence. La lune sculpte et colore les ombres, immobiles dans le silence.

Au large, l’Escadre.

Des ombres glissent, marquées au faîte de feux intermittents, sanglants et lunaires. D’autres disparaissent dans la mer, peu à peu, jusqu’à ce que n’émerge plus sur les flots, qu’une pâle lumière haute, semblable au cierge funéraire. Sous l’eau, parmi les naturels monstres sous-marins qui la peuplent, des vies humaines palpitent, s’agitent, conquièrent un monde, pour mieux distribuer, insidieux, la destruction, la mort.

Mais là-bas, que voient-ils ? Mes yeux attentifs fixent ce qu’ils voient. Les vaisseaux-fantômes se multiplient et se précipitent. Où ? Pourquoi ? Mon ignorance s’angoisse. Et de leurs ombres silencieuses glissant sur la mer lunaire et dans le grand silence universel, jaillit un fantastique éclair de feu. Après un silence approfondi, qui fait plus tragique le silence universel, l’air, après l’eau, est déchiré par le bruit sourd et formidable de l’obus stérile.

Je sais que le hibou, l’oiseau, l’insecte et tout ce que j’ignore, ont frémi comme ma maison ouverte sur le silence et comme moi-même qui toujours attend l’impossible… l’impossible, mais pas cela :

Dans la paix de la nature, l’inutile guerre humaine.



SUR l’immense terrasse, en ses coussins, Elle écoute et Elle attend.

Elle rêve d’une esclave jeune et belle, aux chevilles encerclées de jade et d’or. Sa voix serait limpide et elle saurait d’interminables histoires, qu’elle dirait dans une langue qu’on ne comprendrait pas. Puis, sur des airs éteints, d’instruments inconnus et mélancoliques, imaginés par des âmes sauvages en quête de découvrir leur mélancolie, et faits par des mains habiles à la seule confection des armes primitives, — peut-être de l’arc qui est la première réalisation musicale, — la souple et jeune esclave danserait, ivre et silencieuse, comme les lièvres sous la lune.

L’esclave jeune et belle et étrangère et souple, danserait sous la lune, et sur l’immense terrasse, dans le silence parfois déchiré par le hibou et l’obus, pour Elle, Elle perdue dans les coussins, portant au creux chaud de son giron la jeune tête de l’Amant, lourde de tout le désir de la nature paisible, de tout le désir aussi des jeunes conquérants retenus au large par le simulacre stérile de la guerre stérile.

Mais c’est l’éternelle attente.



JE revois mes quinze ans, penchés à la fenêtre, tout offerts à la vie.

Au delà de l’eau, le son du cor montait, s’élevait. Et ma vaillance pleurait. Était-ce de ne pas vivre ou de prévoir la vie ?

Je ne sais. Je pleurais…

Et ce soir, est-ce de connaître la vie ou de ne pas assez la vivre ?

Je pleure…



PARCE que je pleure un soir de lune, je sais que je ne peux pas vivre selon mon temps. Je suis inguérissable.

Pourquoi ai-je tout pris à ma race ?

L’activité, l’audace, l’avidité des grands capitaines et aussi toute la mélancolie des aïeules, qui suivaient les arabesques de leurs rêves sur celles de leurs tapisseries interminables… les broderies de l’attente.

Pourquoi ne suis-je pas l’une d’elles ? Pourquoi ne suis-je pas l’un d’eux ? Pourquoi suis-je la monstrueuse androgyne de l’action et du rêve, celle que deux vies rongent sans qu’elle consente, en en sacrifiant une, à être vaincue pour vaincre ?



C’EST l’éternelle histoire de fées.

Elles furent toutes conviées à ma naissance, toutes, toutes celles qu’on connaît : toutes les passions.

Toutes m’ont fait un don. Je reçus d’elles tous les Désirs.

Mais, comme toujours, la fée oubliée survint. Et celle-là, comme un anathème, me jeta l’Orgueil.

Ainsi, je ne peux réaliser ni mes passions ni mes désirs, parce que pour réaliser, il faut consentir, ruser, être souple, et que je passe droite et sereine dans la douleur de mon orgueil.



JAMAIS je ne serai satisfaite, parce que désirant tout, je serai toujours frustrée de quelque chose.

Et ce quelque chose, cela, me semblera toujours valoir plus que le reste.

Ce sera la perpétuelle attente.



EN ce soir de lune,
le vent se tait,
la mer se calme,
les arbres sont immobiles
parce que la lune brille.
Au large, pour une guerre illusoire,
des hommes veillent, pénètrent la mer,
simulent la destruction.
Tout concède et tout simule
pour le morne triomphe de la paix ;
aussi pour la possible victoire.
Elle seule, contemple,
et se ferme comme un temple
d’une religion morte, dont on ne prie plus le dieu
parce qu’il n’accorde plus rien ;
Et reine dans son orgueil
elle admire et méprise,
et sachant qu’elle peut mourir d’être seule
devant tant de mélancolique beauté,

elle écoute, élargit ses paupières, dilate ses prunelles,

et croisant les bras sur ses seins durcis

et les jambes sur son giron chaud,
irrémédiablement seule, sereinement,
elle attend,
celle-là seule qui peut venir sans être appelée :
la sœur de l’élémentaire et pâle lune,
la Mort.



SOUS le lourd midi, tout dort. Tout repose et aspire.

Seules, les cigales acharnées et lancinantes, chantent, pour user toute leur frêle enveloppe, afin qu’elle éclate, libérant les corps qui vont rentrer dans la terre, pour le long sommeil d’hiver, cessant tout le chant de la terre, la laissant muette.

Tout dort.

Je dors.

Tout à coup, les vitres tremblent, les portes frappent. Les obus de l’escadre m’ont rejetée dans la vie.

Dans mes fibres les plus secrètes, bouillait l’audace et l’instinct du carnage.



MON corps est ici, avec mon désir ; mon âme est au faîte des navires où s’agitent de jeunes hommes pour le combat stérile et beau.

Ne serait-ce pas elle, qui, invisible, incite leurs jeunes ardeurs, leur courage ?

Ne suis-je pas l’âme de la bataille ?

Et ces coups sourds qu’on entend, plutôt que des canons ne sont-ce pas les cloches, les lointaines cloches qui sonnent enfin mon heure, après l’heure interminable de l’interminable attente, l’heure enfin de vaincre ?



DANS leurs barques, des pêcheurs dorment sur la mer paisible et lumineuse, attendant… eux aussi ! attendant qu’aux mailles des filets, les poissons accrochent leur lumière, comme la lune accroche sa lumière à l’immense filet aux fluides mailles de la mer insidieuse et avide.



MON corps sans voile est nu
devant la mer sans brume, qui est nue
sous la lune qui sans nuage est nue.
Ce sont trois mêmes pâleurs,
trois mêmes lumières ;
c’est l’harmonie lunaire
que veille mon âme, mélancolique
comme la lune, comme la mer sous la lune.
Mon âme, seule vêtue,
vêtue de l’épais et obscur manteau
de l’Attente.



TROISIÈME soir de lune et de bataille.

L’Escadre est toujours là. Ses canons tonnent, ses torpilles éclatent.

Toute ma maison frémit. Tous ses yeux clos menacent d’éclater.

Mon cœur est dur au milieu de mes nerfs tendus.

Le fracas est dans mon être qui semble éclater, comme les torpilles et les obus déchaînés par ces jeunes hommes qui guerroient stérilement.

Cette guerre, à son aube, a réveillé mon audace, essoré mon désir, exaspéré mon attente.

Mais elle dure. Ce qui dure sans se renouveler n’est qu’une agonie.

Cette agonie bruyante que crée l’Escadre au large, m’étouffe. J’ai assez attendu la stérile victoire.

Le désir de ces jeunes hommes prisonniers dans ces vaisseaux errants, loin de leurs amours, je les sens comme un vent insidieux et chaud, comme un simoun.

Qu’on les libère ! Qu’ils partent pour leurs fécondes étreintes, abandonnant cette illusoire maîtresse qui n’a que des appas sans réalité, cette guerre stérile dont seuls sont victimes les obus condamnés à une mort solitaire et aussi stérile, eux qui furent créés pour la destruction et qui réclament une auréole de fer et de sang.

Mon ardeur que leur porta ma pensée, se dispersera aux lits enfiévrés des jeunes marins étreignant leurs amantes rejointes.

Et que tout soit silence !



CE soir, est morte ma mélancolie. La tristesse m’habite. Ma tristesse est plus amère que l’eau des océans, elle est aussi amère que la mort.

Elle en a l’amertume et n’en a pas la sérénité, la sérénité résignée qu’il y a dans toute irrémédiable fin.

Ma tristesse vivra autant que mon attente.



AH ! les désirs ! le Désir résistant à la mélancolique lune qui alanguit les corps et édulcore les âmes.

Dans des corps nus et froids, comme la mer sous la lune, des ardeurs plus terribles que sa froideur sereine ! Sous sa lumière froide et blafarde, des corps tendus, des reins arqués, des haleines précipitées, des yeux éblouis et affolés, des mains chaudes et des girons douloureux de trop de plénitude ; toute l’atroce ardeur des midis, mais refrénés pour des caresses lentes, mélancoliques d’être si lentes et si longues.

Être de fantastiques ombres aux multiples aspects, se profilant monstrueusement sous la lune : croupes bestiales, croupes inversées, pâles comme la lune, mais chaudes malgré la peau froide irradiant les rayons lunaires. Et des bouches malgré la fraîcheur des lèvres, gourmandes de tiédeurs — tièdes parce qu’à l’ombre de la lune, sous la chair — jusqu’à l’irrésistible et finale étreinte des corps froids et ardents qui ne peuvent plus attendre. Étreinte de l’aube qui va naître et qui ne peut plus attendre, étreinte sans galopante chevauchée et sans cri : immobile et muette.

Seule, et rêver tout cela ! Et attendre, lorsque comme l’étreinte et comme l’aube on ne peut plus attendre, attendre sous la sérénité froide de la lune.



DORMIR !
Dormir sous la lune.
S’abandonner,
oublier la vie et son interminable attente.
Oublier !

— Mais je sens un œil immense et rond d’étonnement

qui me regarde.
— Debout encore mon orgueil !

Mon orgueil ne peut pas s’alanguir sous l’œil qui le fixe,

Sous l’œil blanc de la nuit,
Sous la lune qui le regarde
et qui attend.



IL est là, l’Étranger. Son ombre sous la lune est immense, elle envahit tout… jusqu’à moi. Elle m’envahit sans pressentir l’armée de mes instincts et de mes orgueils, qui insidieusement, se dresse et s’arme, et que je retiens — par lâcheté ou par bonté ? — lâcheté toujours — ou par rouerie de grande guerre ?

Mais, déjà la caravane de mes rêves est partie. Elle chemine sur la route blanche et monotone, comme le désert lumineux qu’a tracé la lune sur la mer, sur la mer plus vaste que le vaste désert. Où s’arrêtera-t-elle la caravane qui emporte mes morts et les germes de mes naissances ?

M’attendra-t-elle ? Elle aussi ! Saura-t-elle attendre ? Elle aussi ! Ou bien serai-je seule à savoir attendre ? Et attendrai-je tandis qu’elle cheminera interminablement sur l’interminable route que trace l’intermittente lune sur l’interminable mer, tandis qu’elle cheminera jusqu’à se perdre dans le néant ?

Mais mon armée se cabre et rue. Je la forcerai au silence et à l’immobilité, à la paix, pour la seule joie de dominer.

Et la caravane de mes rêves n’entendant plus les bruits de guerre, et sentant dominée sa fatale ennemie : l’Action, retournera par la route blanche aboutissant à moi, que la lune trace sur la mer qui se traîne à mes pieds. Et avec moi elle attendra. Tandis que les grands chameaux mélancoliques, du désert mélancolique, qui portaient mes rêves, profileront leurs ombres fantastiques sur la terrasse, blanche sous la lune ; ombres résignées, vivantes cariatides soutenant l’Attente.



J’AI des fleurs sur ma table. Je les ai cueillies au clair de la lune. Elles sont blanches, pâles comme la lune.

Pourquoi sous le soleil de juillet, dans ce pays de soleil, les fleurs sont-elles lunaires, exclusivement ?

En ces jours de lune, je cueille du myrte blanc. Ce myrte, que les Romains consacraient à Vénus et les Grecs à la Gloire, pourquoi est-il blanc ? L’amour et la gloire m’apparaissent dans la pourpre et leur odeur me semble plus âcre — l’odeur du sang — que celle de cette modeste fleur blanche au parfum discret. Mais le feuillage du myrte est toujours vert, et c’est lui, sans doute, qu’on offrait à Vénus et dont on couronnait les héros. Symbole de l’éternité de l’amour et de la gloire ! Mais dans l’Amour il y a tant d’amours et pour la Gloire il faut tant de gloires !

En ces jours de lune, je cueille la marguerite pâle, la marguerite — fleur, qui porte le même nom que la perle — blanche aussi — que la pierre précieuse — lumineuse autant que la lune — la pâquerette ! mais cette pâquerette a fleuri bien après Pâques, sous la lune de juillet.

Et n’est-ce pas la fleur que dédient à une Vénus moderne, à la Vénus des pâles amours, les chastes vierges, les pâles fiancées que n’a pas empourprées le Désir, et qui effeuillent la marguerite de leurs doigts pâles, dans la pâle attente des noces permises et pudiques, pour savoir si le fiancé si souvent anonyme, les aime joliment — puisqu’elles ne demandent pas s’il les désire ! Et même, lorsque l’ultime pétale affirme : passionnément, les vierges, chastes fiancées, restent pâles comme la lune, car leur attente est douce et patiente qui n’attend pas la terrible volupté.

Avec le myrte de passion et de gloire, et les marguerites romantiquement lunaires d’amour pacifique, je cueille sous la lune la subtile et blanche ciguë, qui, hiératique, dresse haut sa gracieuse corolle pâle — pâle comme la lune — mais trouée d’un cœur noir. Cœur noir mystérieux, mystérieux comme la pâle mort que donne la lunaire ciguë, qui, hiératique, dresse sous la lune pâle sa corolle pâle.

Et voici mon bouquet lunaire, mon bouquet chaste malgré ses symboles, chaste jusqu’à contenir la mort, la mort pâle et lunaire.

Avec le myrte, je ne ferai pas une couronne pour mon front. Que m’importe la gloire ? Que m’importe la gloire, ce soir surtout, sous la lune, la lune qui pâlit les réalités, annihile les futurs. Je n’en ferai pas offrande à Vénus. Celle que je crée semblable à mon âme est plus cruelle, si elle n’exige pas l’éternité, elle veut du sang. Et pour cela, douze fois trois jours dans l’an, elle veut les femmes, ses vestales, toutes à Elle dans le renoncement, dans le poignant et fatal sacrilège du sang. Je ne lui offrirai pas de myrte, mais bientôt sur le marbre blanc de son autel, mon sang ; mais parce qu’elle ne m’a pas délivrée de l’Attente, elle sera frustrée de mon renoncement. Qu’importe la dîme rouge à celle qui, chaste, attend, et dont la rose ardente, sous la lune, est pâle, nostalgiquement pâle comme la lune et l’attente.

Je n’effeuillerai pas la marguerite, car il n’est pas de mesure à l’amour frénétique de mon impudique Amant. Je suis en lui comme une blessure, qu’il ne fermera, qu’en croisant ses mains sur ma nuque tandis que je lui serai une ceinture.

Un peu, beaucoup, passionnément, c’est assez pour les vierges pâles. Moi je suis pâle sous la lune de l’attente, mais mon ardeur est en moi, sous ma peau, comme mon sang que nul ne voit et que seule je sens.

Je ne prendrai pas la mort pâle que m’offre la corolle pâle de l’hiératique ciguë qui se tend pour être cueillie. La face pathétique des pâles morts mélancoliques ne tente pas mon attente. Tant d’attente pour aboutir à cette pâleur ! mon rouge orgueil se cabre. Laissons la mort aux sages vaincus. Je suis folle et je vaincs.

Simplement, je prendrai ces fleurs, et je les mettrai sur le marbre blanc de ma blanche chambre, que pâlit encore et la lune et l’attente. Et toute leur pâleur de gloire, d’amour et de mort, avec moi, inutile et inviolée, attendra l’heure rouge.



LE bouquet pâle a frémi, à peine.

Qui donc ose agiter aussi stérilement, sous la lueur qui pénètre jusqu’au marbre de ma chambre, la gloire, l’amour et la mort, les pâles symboles de la gloire, de l’amour et de la mort ?

Avec des gestes lents, je me suis penchée. J’ai vu une ombre frêle, si frêle, un peu moins pâle que la chambre lunaire et que le bouquet de lune.

Maintenant l’ombre est immobile sur la tige du myrte : amour et gloire.

C’est une sauterelle, toute petite, toute fragile. Son entr’aile cachée, je le sais, est rouge. Elle est aussi immobile que la tige qui la soutient sans faiblir, que les pâles fleurs du bouquet de gloire, d’amour et de mort. Avec les fleurs, vies immobiles, j’ai cueilli une vie mobile, une vie active qui a des pattes et des ailes. Et dans le bouquet lunaire, sous la lune, elle a arrêté, irrémédiablement, je crois, ses pattes fragiles et elle a clos ses ailes. Est-ce pour toujours ?

Parmi les blanches fleurs, dans la chambre claire, où je couche solitairement mon corps chaste, sous les rayons de lune, la sauterelle jeune et ardente elle aussi, ailes closes elle aussi, attend, elle aussi, l’heure rouge du midi radieux.



CE matin, j’ai regardé le bouquet pâle : gloire, amour, mort, si pâles. Dans ma chambre violée par le soleil, il imposait désharmonieusement son aspect lunaire. Trop de lune depuis trop de nuits est sur moi, autour de moi, en moi.

Le soleil n’a-t-il donc plus ses fleurs ? Pourquoi tout est-il blanc dans le jardin autour de ma maison ? Les germes lunaires ont tous éclos, leurs fleurs, ont tout envahi. La mer garde-t-elle donc tout le soleil ? La lune, depuis trop de nuits, triomphe.

Je me penche au balustre de la terrasse pour trouver l’introuvable, ce qui n’est point pâle.

Alors mes yeux s’élargissent, mes reins se cambrent. Sous ma fenêtre, ce matin, le soleil a épanoui de la couleur. Une ardeur troue la blancheur des myrtes, des marguerites et des ciguës. C’est plus qu’une couleur, c’est la couleur.

Un géranium rouge éclate et triomphe.

Ce soir, au clair de lune, j’ai cueilli le sanglant géranium. Je l’ai piqué royalement parmi les blancheurs symboliques qui évoquent si pâlement Bellone, Vénus, Perséphone ! Et cette nuit, la couleur de sang qui symbolise ma gloire, mon amour et ma mort, triomphe sous la lune qui ne l’éteint pas.

Le bouquet a son orgueil, comme moi-même ; l’orgueil qui veille et que la lune ne vainc pas.

La sauterelle petite et frêle, immobile depuis qu’elle fut cueillie, respirera cette nuit l’âcre odeur du soleil, comme moi celle du désir.

L’attente se colore. Viendrait-elle l’heure rouge, éclore les géraniums du désir, sous la lune ?

Tandis que parmi toutes les pâleurs, éblouissant la gloire, l’amour et la mort, s’épanouira, au soleil chaud du Désir en domptant la nuit lunaire, la somptueuse et vibrante et enivrante Rose rouge.



CE soir, une immense caresse lumineuse, souple et lente, a passé tout à coup sur la mer. Je l’ai sentie sur moi.

Un cuirassé — avant-coureur ou fugitif ? j’ignore tout de ces batailles lointaines — inspectait la mer jusqu’à la rive ; qu’a-t-il vu ?

Mais quelle terrible lumière, déchirant le mystère de la nuit pour lui arracher sa vérité ! Et dans une caresse !

J’ai senti, jusqu’en moi, la cruelle caresse lumineuse, plus douce d’être si fourbe.

La lune tardive n’avait pas encore dépassé l’horizon ; elle apparaissait comme une aube, et à cet instant seulement ressemblait, au soleil, au soleil qui va se lever. L’horizon pâle était rosé.

Pourquoi la blafarde lune a-t-elle une aurore rose à peine plus pâle que celle du soleil ?

Toutes les aubes se ressemblent, peut-être, car elles ne sont qu’un cœur de possibilités ; les réalités seules, selon leur puissance, s’individualisent.

La lune n’était pas levée encore, et la caresse monstrueuse du monstre fut toute la lumière.

Déjà, dans le crépuscule, j’avais aperçu deux ombres étranges glissant au loin sur la mer qui s’apaisait. Je n’avais pas deviné.

Maintenant, à nouveau, le tonnerre des canons éclate.

Après trois jours de paix c’est encore la guerre ici.

L’Escadre invisible, est présente par les formidables ondes sonores qui parviennent jusqu’à moi. Elles ne pénètrent pas encore la maison solitaire pour y secouer le silence, mais elles grondent comme une menace.

Dans la nuit paisible, un chien, d’une voix aiguë aboie follement ; un autre, formidablement hurle à la mort.

Que prévoient-ils ? qu’attendent-ils ?

Tout le reste est encore silence, tout ce qui n’est pas l’orage encore lointain, l’orage de sons que déchaînent les monstres appuyés lourdement sur la mer, sur laquelle ils apparaissent obscurs, car peu à peu, elle reflète la lueur de la lune blafarde qui ascensionne.



SUR trois galets, les plus gros et les plus blancs de la plage, j’ai tracé avec un débris de bois brûlé — par quels hommes ? de quel pays ? — apporté par la mer, trois sombres effigies hiératiques et sereines.

C’est la déesse obscure et silencieuse et énigmatique de mon foyer lointain ; c’est le magique et mystérieux fétiche qui ne m’a pas encore donné la part de bonheur qu’il détient, selon la croyance et l’affirmation des siècles. C’est ma chatte, ma chatte noire, la souple, la violente, qui mélancoliquement défend le foyer déserté, lui garde une âme. La lumière de ses grands yeux clairs y veille comme la lampe veille pour le Dieu, dans le temple désert.

Au foyer, elle attend, et elle ignore ce qu’elle attend, dans les jours et les nuits qui n’aveuglent pas ses vigilantes prunelles.

Sur les trois plus gros et plus blancs galets de la plage, avec un bois brûlé — par quelles mains dans quelle contrée, pour quelle utilité ou pour quelle glorification ? — j’ai tracé trois sombres effigies hiératiques et sereines.

J’ai arrêté une forme du mystère, en face du grand mystère de la mer ; j’ai immobilisé la forme d’une souple et cruelle Violente, en face de l’universelle Violente mer.

Et sous le soleil torride, et sous la lune, les trois effigies de ma chatte lointaine et mélancolique, sereinement attendent — le néant qu’en feront la mer ou le vent ? — l’extraordinaire et possible survie ?



JE tracerai une autre effigie que je n’offrirai pas à la mer.

Il est un arbre, un immense et grave sapin qui, tout au bord d’un roc hautain où finit la terre, se penche, se penche intensément sur les flots.

Est-ce pour y mirer sa noblesse ? Est-ce pour écouter la musique de la mer, que peut-être il entend mieux que nos oreilles assourdies par les bruits universels ? Ou bien, cet arbre puissant, sentant sa sève bouillonnante, en mal d’humanité, se penche-t-il pour saisir la fille de la mer, la possible sirène ?

Quel que soit le désir qui le penche, il attend. Tout désir est une attente. Tout désir qui monte et s’épanouit n’est qu’une attente qui se précipite.

Je tracerai, sans l’offrir aux éléments, l’effigie de ce sapin, de cette nouvelle expression de l’Attente.



UNE voix a voulu me nommer les étoiles.

Je ne veux pas savoir le nom des étoiles, ce domaine qu’il me plaît de posséder et de parcourir de toute mon imagination enivrée de fantaisie.

Je ne veux pas qu’on matérialise mes étoiles, non plus qu’on les individualise.

Puisqu’il n’y a plus de terre inexplorée où porter mon rêve de conquête, qu’on me laisse mes étoiles ! Tant que nul n’y aura pénétré, elles m’appartiendront, et ce que j’imagine d’elles sera la vérité autant que celle proclamée par les patients savants.

Lorsque, allongée sur ma terrasse, je regarde mes étoiles, j’embrasse l’illimité. Je ne les dénombre pas et je ne les nomme pas, et ce sont elles qui suscitent mes rêves, innombrables et innommables autant qu’elles. Je ne les connais pas, aussi sont-elles pour moi toujours toutes présentes. Je n’ai pas de préférence, et que je rêve ou j’agisse sous l’astre de la guerre ou de l’amour, que m’importe ! puisque je suis toujours en guerre et en amour.

Seules, je distingue celles que la mort me désigne : les étoiles filantes, qui, généreusement, accordent en disparaissant les possibilités qu’elles abandonnent.

Mon âme, brièvement leur crie : « Nous ! » et elles comprennent.

Une voix a voulu me nommer les étoiles. Je ne veux pas savoir le nom des étoiles.



SOUS la lune, dans ce pays solitaire, j’ai vu un pêcheur menant sa barque sur la mer tranquille et pâle ; dans le soleil, je l’ai revu, sur la mer verte ou bleue, selon qu’elle cache des rochers ou du sable. J’ai hélé ce pêcheur solitaire et unique dans ce pays solitaire, où je traîne ma solitude, et je suis montée dans sa barque, pour pêcher — avait-il dit.

Mais tandis qu’il pêchait, penchée tout au bord du bateau, mes cheveux rejoignant la mer et y flottant comme des algues, durant des heures, j’ai regardé au fond de la mer. J’ai vu des sables et des rocs, des plantes multiformes et multicolores, légères et vives dans leur élément, et qui s’affaissent et perdent leur grâce dès qu’on les cueille, et meurent dès qu’on les assèche. J’ai vu des bêtes qui sont comme des plantes, et des plantes qui sont comme des bêtes. J’ai vu des poissons rouges, bleus, verts, violets et parfois de toutes ces teintes à la fois. J’ai vu des pâles os de seiches, des crabes guetteurs, et aussi ces petits poulpes rose pâle qui, dans les jours chauds dont les nuits sont lunaires, flottent à la surface et au moindre contact blessent la chair de l’homme envahisseur de la mer. J’ai vu toutes ces vies, toutes ces choses, et bien d’autres encore.

J’ai vu moi-même, j’ai vu tout ce que je porte en moi de rêves, s’inscrire sur les rocs sombres en écriture de feu. J’ai, sur ce sable des profondeurs, élevé les édifices où j’ai jeté mes créatures et les statues de mes désirs pétrifiés par la réalité. Et un mouvement de la barque ou un remous de la mer détruisait à mesure que je créais.

Au fond de la mer, toutes les plantes immobiles et tous les poissons fureteurs attendaient le hasard, l’impossible possible ; le pêcheur dans la barque, inlassablement, attendait le poisson comme il l’attend chaque nuit sous la lune. Et moi, seule, je trompais l’attente en créant, en traçant sur le roc immergé dans l’eau, en édifiant sur le sable mobile.



MAIS tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai temporairement créé, a été surpassé. Dans le sable, entre deux rochers, à travers mes cheveux dénoués sur la mer comme des algues flottantes, j’ai aperçu trois étoiles. Trois étoiles de la nuit lunaire s’étaient détachées et avaient chu dans la mer.

Mais les célestes étoiles, en approchant de la terre, se sont sans doute humanisées. Elles se sont blessées et se sont à jamais vêtues de sang humain. Car elles étaient trois, au fond de la mer, sur le sable, entre deux rochers, et à travers mes cheveux flottant comme des algues, je les ai aperçues toutes sanglantes.

Non, elles ne se sont pas humanisées en tombant dans la nuit lunaire, mais elles ont passé à travers le cœur d’un poète, qui, dévotement, leur disait son vœu d’amour et de gloire.

Elles venaient à lui, pâles comme la lune, mais elles se sont teintes du sang ardent de son cœur.

Qui était ce poète ? N’était-ce pas celui qui sur sa terrasse, sous la lune, attend… sous la lune, et sous les étoiles ?

Elles étaient trois au fond de la mer. Elles étaient trois, toutes rouges.

Et j’ai reconnu le sang de mon cœur.



LES étoiles rouges, je les ai volées.

Pour elles, je suis descendue au fond de la mer, et sur mon cœur de chair je les ai rapportées.

Elles n’étaient pas mortes car la mer et le ciel sont d’un même azur. Elles se sont tordues, détruisant la divine harmonie de leurs cinq pointes. Pour leur imposer l’orgueil de mon cœur qui saigne et qui se tait, j’ai pris à la mer trois blocs de rochers, et sous leur lourdeur j’ai immobilisé l’harmonie des cinq pointes.

Quand j’ai levé les pierres, j’ai vu que tes trois étoiles avaient saigné. Mais leur sang est blanc, pâle comme la lune.

Je le savais bien qu’elles n’étaient pas rouges, mais seulement teintes de sang, du sang du cœur qu’elles ont traversé avant de choir dans la mer, tandis que le poète, sur la terrasse de l’attente, leur lançait son vœu.

Mais son vœu… n’était-il pas de donner son sang pour la Chimère ?



EN passant, de la barque du pêcheur immobilisé dans l’attente du poisson, j’ai vu, enfouie dans des blocs de rochers et dans des sapins, une maison isolée. On ne la voit que de la mer. Les arbres immobiles attendent le vent. Les volets de la maison sont clos malgré que l’ombre la baigne. Une chaise est tournée face à la mer.

Une maison sans hôtes, une chaise vide devant un magique spectacle.

Est-il une plus précise expression de l’attente ?



DE la barque, j’ai vu aussi, dans ce pays désert, sur le faîte d’une dune, trois jeunes hommes assis. Ils se taisaient. Vaguement ils regardaient la mer et ma barque.

Sur le faîte d’une dune trois jeunes hommes silencieux étaient assis.

Ils attendaient. Que peuvent attendre trois jeunes hommes silencieux ? Ils attendaient… la Femme.

Peut-être, de loin, ont-ils distingué ma forme féminine, la forme si féminine qui cache ma virilité ?

Alors, leurs trois corps n’ont eu qu’un désir, leurs trois âmes qu’un élan.

Ils étaient trois jeunes hommes assis sur la dune et attendant… la Femme.



LE pêcheur m’indiquant la forêt a dit : il y a du gibier, un chasseur serait content…

J’ai répondu je suis contente.

Et comme il me regardait, sans comprendre, j’ai expliqué.

— Je chasse.

Le pêcheur étonné m’a considérée comme s’il venait de me rencontrer.



LE pêcheur fatigué avait lâché les rames.

J’ai pris les rames dans mes fortes mains aux poignets d’enfant. Le pêcheur a souri.

Puis, quand il vit sous l’impulsion de mes bras blancs, purs et musclés, au rythme régulier des rames, le bateau fendre le flot sans effort, il m’a regardée avec respect et pas avec le respect qu’on a pour une dame.

J’ai dit au pêcheur :

— Ne craignez rien. Et légèrement, sans effort, je me suis laissée couler de la barque dans la mer.

La barque était en pleine mer.

Selon un beau rythme harmonieusement régulier, j’ai nagé sans fatigue et sans à-coups et sans arrêt, jusqu’à la plage lointaine. Je dépassai le bateau, le pêcheur debout ramait et me regardait.

Je m’immobilisais sur la plage, ma respiration était aussi égale que lorsque, allongée dans la barque, je rêvais. Couchée sur le sable brûlant où je me séchais, je vis longtemps sur moi les yeux du pêcheur, ses yeux éblouis, élargis d’admiration.

Il résuma — et je connus toute son âme, toute la simple âme humaine.

— Vous n’avez pas peur !

Le pêcheur ne comprend pas cette femme, qui, durant des heures, silencieuse, tandis que ses cheveux flottent comme des algues se penche sur le fond de la mer, et qui — il le sait — « imagine des choses » ce qui veut dire « rêve », et qui tout à coup se révèle aussi virile qu’un homme, qu’un homme solide et borné. En cela, le pêcheur ressemble à tout être, car nul n’a jamais connu cette femme, fille de poète, de sentimentales rêveuses et de héros.

Mais moi, je sais qu’au delà de tout mon possible génie et de tout génie, ma force de domination et toute suprême force de domination, est dans l’audace et le courage. Cela seul dompte les foules.

Et si le pêcheur avait pu comprendre, et s’il m’avait plu de m’expliquer, je lui aurais dit : « Celle qui interroge les profondeurs de la mer, celle qui scrute le mystère des êtres et des choses, celle qui contemple les cieux étoilés et la pâle lune, celle qui, avec la matérialité de l’écriture édifie son rêve, et avec ses muscles vainc les forces, est bien la même femme. La même femme qui n’a toujours qu’un seul but. Par le rêve, l’action et la création, tromper l’attente. »



LE pêcheur ne peut pas comprendre, il admire.

Et l’orgueil ne cherche pas la douceur d’une compréhension.



LE pêcheur est sympathique, mais bavard.

Les pêcheurs, pourtant, sont taciturnes. Celui-là parle, invente, exagère. En lui gît l’embryon de la poésie.

Je n’entends pas ce qu’il dit, mais seulement avec son accent chantant et sa voix paisible, une vague musique pas assez discordante pour attenter à celle des flots et à celle des lointaines cigales. C’est la voix humaine parmi toutes les voix.

Le pêcheur est bavard. Les pêcheurs pourtant sont taciturnes. Ceux qui ne rêvent pas, comment trompent-ils l’attente ? l’attente sous la lune.



J’AI pensé que mon silence ininterrompu attristerait ce pêcheur, l’unique pêcheur de ce pays ignoré et solitaire.

En m’efforçant, pensant à l’air pur, à l’horizon vaste et aux effluves salins, j’ai dit :

— C’est beau d’être pêcheur.

Et il m’a répondu :

— Je suis boucher.

Ainsi, ce pêcheur lunaire n’est pas un pêcheur, je sais maintenant pourquoi il n’est pas taciturne. Il vit dans le sang.

Il ne lui manque que l’héroïsme.



MA chambre, ce soir, me semble aussi mouvante que la mer, aussi instable que la barque dans laquelle j’ai passé de longues heures.

La berceuse ne veut pas lâcher sa proie.

La berceuse ne veut pas cesser.

C’est la Berceuse de l’Attente.



L’ADOLESCENT qui me sert, tendant sous la lune, la main vers des arbres lointains, d’une voix glorieuse m’a dit :

— Là, c’est la fête, dimanche.

— Ah ! c’est la fête. Mais il y a trois maisons !

Choqué, il m’a regardée, puis crânement, devant cette dame qui vient de la Cité, du pays au nom magique, il a affirmé.

— C’est beau tout de même.

Et il a résumé.

— C’est la fête.

Il l’attend.



L’ADOLESCENT, grêle et solide, agile comme une gazelle, souple comme un poulpe, l’adolescent dont la peau est d’or et les yeux batailleurs, s’est penché très bas sur l’abîme de la mer. Cela pour m’offrir un coquillage.

Mon désir eût valu cette témérité. Mais je n’avais pas désiré ce coquillage que je n’avais pas aperçu. Un désir eût été de l’attente, ma surprise n’a pas souffert.

Mon désir eût valu cette témérité.

Ma surprise, grâce de la vie, valait plus que cette juvénile témérité.



L’ADOLESCENT, ce matin, était devant moi.

Je sortais de la mer. Pour renouer mes cheveux, j’ai levé les bras.

L’adolescent qui n’est encore qu’un enfant ignorant le désir, a cessé de parler, coupant durant une seconde la parole qu’il me disait. Et durant cette seconde, ses yeux agrandis regardaient l’ombre au creux de mes bras levés.

Cet étonnement ? — Le précurseur du trouble, du trouble qui annonce le mâle.

Du trouble qui créera le désir, aux heures où resplendit la lune.



L’ADOLESCENT a un frère. C’est un petit enfant. J’entends de très loin sa voix gracile qui parle à toutes choses durant qu’il joue, pendant des jours entiers, seul sur la grève ; lorsqu’il est venu avec l’adolescent, je n’ai pu le faire parler malgré toutes mes avances, toutes celles que je sais seulement faire aux petits et aux animaux.

Cet enfant qui vit solitaire est sauvage et timide, mais l’adolescent, pour l’expliquer, m’a dit :

— Il a honte.

Honte de quoi ? — ai-je pensé. Honte de se révéler ?

Les enfants, vraiment, auraient-ils cette pudeur, et les êtres simples, seuls, auraient-ils su la comprendre et la définir.

— Il a honte.

Sous la lune, peut-être parlerait-il ? Mais lui, il dort.



LE petit enfant a dit à l’adolescent alors qu’il ne me voyait pas.

— Je veux aller à la pêche.

— Quand tu seras grand.

Quelle cruauté dans cette promesse des plus grands. Déjà faire attendre les petits ! Et quand ils sauront qu’ils sont grands, ils ne seront plus jeunes et ce qu’ils auront attendu trop longtemps les décevra d’avance, leur désir ayant tout épuisé.

Pourquoi apprendre aux petits à attendre. La vie le leur enseignera assez.

Le petit enfant a gardé longtemps un petit visage triste.



MON maillot de bains, vidé de moi, pend lamentablement sur la branche morte d’un arbre mort.

Il est plus sinistre que la peau quittée par les cigales l’an dernier, et qui sont demeurées, privées de vie, accrochées aux troncs des arbres ou parmi les aiguilles des pins qui tapissent le sol.

La peau des cigales a gardé la forme de la chanteuse fragile, mon maillot vidé de moi est une loque qui pend lamentablement sur la branche morte d’un arbre mort.

Quand toute l’eau de mer l’aura aussi quitté, le vent léger lui redonnera quelque apparence de vie.

Oh ! l’horreur de cette peau vide. Devant elle je rends grâce aux forces de la nature, qui, à la mort, fait survivre le squelette, cette chose grotesque et nue, mais qui évoque encore par sa plastique, la vie.

Oh ! la vision de toutes les peaux vides dans les innombrables cercueils, les peaux vides comme mon maillot, qui, vide de moi, pend lamentablement, au squelette, évocation plastique de l’arbre mort.

Toute la nuit, cette loque sous la lune attendra pour la gloire de son éphémère aspect, la gloire de mon corps jeune et solide, qui le gonfle orgueilleusement sous la gloire du grand soleil.



CE matin, le battement de mon cœur a répondu à l’appel du canon. Quel rude réveil à mon sommeil paisible, paisible à l’aube après la veille lunaire.

Sous la lune, j’avais vu les monstres de guerre. Ils attendaient… la guerre qui peut-être, hélas ! ne viendra pas.

Aujourd’hui, les monstres se sont stérilement battus avec acharnement.

Je voyais le feu que vomissait le canon, puis, longtemps après, j’entendais comme on entend le tonnerre, le bruit terrible longtemps après que l’éclair a rayé la mer. Puis encore après, très loin, au large, devant l’île, je voyais s’élever un immense et merveilleux jet d’eau, qui semblait caresser le flanc montagneux de l’île et qui retombait dans la mer. Les feux aux gueules formidables des canons, se succédaient presque sans interruption, puis les bruits effroyables et les lumineuses gerbes d’eau.

Quel puissant spectacle sous le soleil ! mais dans cette lumière et cette nature, quel spectacle peu sinistre, et si peu évocateur de mort !

C’était un jeu de géants, de géants qui aiment les jeux du feu et de la mort, qui se plaisent au bruit et qui créent des jeux d’eau temporaires.

Le spectacle n’était pas sinistre, mais comme il était puissant ! Et comme ces jeux de géants apaisaient l’attente par leurs feux, leur bruit, leur lumière… et leur chimère.



LES torpilleurs, comme des fourmis affairées, à toute allure, et dans une grande rumeur, sillonnaient la mer, traçant une merveilleuse route d’écume où les sirènes eussent aimé les suivre.

Et une grande vague passait sur la mer tranquille, pour venir mourir jusqu’à ses bords, créant la tempête passagère pour les barques, où les pêcheurs endormis ou éveillés attendent l’aumône de la mer.



DE temps à autre, les canons tonnent, comme à mon réveil subit, des ombres glissent sur la mer paisible, jetant une fumée obscure que ne disperse pas le vent, et qui, droite, s’élève dans les cieux.

Tout dit la paix, de la mer au ciel et aux hommes ; pourtant, ce rappel brutal de la haine dominante ajoute à la grâce de toutes les choses en affirmant la pérennité de la paix.

Chaque coup de canon affirme la paix, c’est-à-dire : l’amour est éphémère, la haine règne et elle est d’autant plus redoutable qu’elle ne se manifeste pas et qu’insidieuse elle se cache sous les apparences. Elle attend.



CETTE nuit, avant que la lune ne soit levée, l’obscurité a été déchirée. Tout à coup, il a fait grand jour. Sur la terre, une rumeur obscure a passé, dans un immobile tressaillement. L’un des monstres de l’Escadre imposait le jour à la nuit.

Puis tout redevint obscur. Et j’ai pensé : « Être ainsi réveillée dans une ville assiégée, savoir que cette factice aurore est l’annonce de la mort. Puis entendre les coups sourds du canon et épier celui qui explosant dans votre demeure en jettera les débris aux quatre vents. Savoir qu’on n’aura pas peur pour soi, mais pour tout ce qui atteste votre vie et fait votre atmosphère. Si l’on n’est pas mis en pièces soi-même, rester seule au milieu de la destruction, sans plus de passé, comme à sa naissance, mais avec tous les regrets. Et scruter ce qui serait le plus horrible : recommencer sa vie ou se tuer alors que la fatalité vous a refusée. »

J’aime cette méditation dans la paix, dans la paix que trouble sans la détruire les canons, qui las d’attendre un moment héroïque, doivent tonner, pour que les poudres impatientes n’explosent pas en détruisant leurs créateurs. Les hommes seuls savent attendre, ils n’ont pas imposé à leurs créations l’interminable attente.



J’ÉTAIS sur la mer. Un albatros a passé. Cruellement, selon mon instinct de conquête, tout haut, j’ai regretté mon arme.

Alors on m’a dit :

— Vous en voulez un ?

— Comment ?

— Un vivant.

— Un vivant ? Comment l’avez-vous ?

— On le prend tout petit au nid, puis on lui coupe les ailes pour qu’il ne s’envole pas.

Et l’homme, paisiblement, expliquait cela !

J’étais horrifiée. J’ai songé à cet albatros condamné au sort que j’endure.

La vie, aussi cruelle que l’homme dont elle n’est que l’éducatrice, a rogné mes ailes sans brûler au fer rouge les racines du désir qui repoussent avec mes ailes. Et je sens l’atroce lutte qui se nourrit de ma jeunesse.

Alors j’ai dit :

— Je veux cet albatros, mais donnez-le moi sans lui couper les ailes.

— Mais il partira.

— Je le veux avec ses ailes.

Le sort que l’homme réserve à cet oiseau ne s’accomplira pas.

Je le nourrirai, je le soignerai et quand ses ailes seront toutes poussées, je les ouvrirai pour les voir resplendir au soleil.

Et le bel albatros partira sur les mers, libre et superbe, emportant comme fétiches un baiser de ma bouche rebelle, l’odeur de mes mains libératrices et mon âme errante.

 

Mais devant l’albatros qui volait sur la mer, j’ai regretté mon arme ?

On a le droit de tuer, on n’a pas le droit de mutiler…, d’amoindrir.



SOUS la lune, un petit chien gratta ma porte. J’ai ouvert au petit chien résigné que sa jeunesse n’égaye pas, parce que l’homme, son maître, est brutal et injuste.

J’ai ouvert au petit chien et je l’ai regardé pour comprendre ce qu’il désirait.

Il n’avait besoin de rien, il avait dîné, il ne venait rien me demander, il n’est jamais rien venu me demander et il n’a reçu de moi que quelques caresses.

Le petit chien est entré sans bruit, il a attendu que je choisisse ma place préférée, puis, sur la terrasse, sous la lune, le petit chien s’est couché à mes pieds.

Pourquoi est-il venu silencieux et sans désir.

Pourquoi est-il venu si ce n’est pour attendre avec moi ?



QUAND j’ai voulu dormir, j’ai mis doucement, en le portant dans mes bras, le petit chien à la porte. J’ai sacrifié sa quiétude et sa compagnie à la paix de mon sommeil, parce que mon sommeil est l’oubli de l’attente.

Mais le petit chien est resté à ma porte.

Et mon sommeil est tout de même troublé, parce que je sens qu’il est là, tout contre ma porte et que lui attend.



J’AI trouvé dans mon jardin, tout près de ma maison, un objet étrange.

Il est en grès, il est rond ; ce pourrait être une cheminée, mais il a un couvercle ; ce pourrait être un filtre mais il n’a pas de fond.

J’ai vu qu’il n’avait pas de fond en soulevant curieusement le couvercle. Mais j’ai vu aussi que cet objet étrange abritait un lézard.

Le lézard apeuré a fui entre le grès et la terre, il a l’étroite place qu’il lui faut pour passer.

Alors j’ai attendu. Rassuré par le silence le lézard est rentré.

Tous les jours je vais voir le lézard. Apaisé par la répétition du bruit, il ne fuit plus. Il vient au crépuscule.

Et je sais maintenant que cet objet étrange qui a un couvercle et qui n’a pas de fond est la maison du lézard.

Il est juste qu’elle n’ait pas de fond pour qu’il puisse y pénétrer, et qu’elle ait un toit pour l’abriter. Mais pourquoi ce toit se lève-t-il ? Il n’était pas écrit que je devais le soulever, pour venir à chaque crépuscule, visiter le lézard dans sa maison. Le petit lézard a sa grande maison.

Quel qu’ait été, au gré des hommes la destination réservée à cet objet étrange, nulle certainement n’était plus imprévue que celle-ci. Mais j’aime avoir dans mon jardin, tout contre ma maison, l’objet voué au feu ou à l’eau et devenu l’étrange maison du lézard, où celui ci, solitaire et fidèle, sort pour se vêtir de soleil et où il rentre sous la lune, pour attendre à l’abri de sa lumière pâle… attendre les chauds rayons.



UNE voix m’a dit :

— Dans une autre vie, quand vous étiez pirate, comme vous l’avez écrit, vous voliez les bateaux…

— Je tuais.

— Vous voliez.

— Je pillais.

— C’est la même chose.

— Non. Je tuais, je pillais, mais lorsqu’en risquant ma magnifique vie d’audace et de hasard, j’avais conquis toutes les richesses du vaisseau, je les jetais à la mer.



CEUX qui m’aiment, s’étonnent de ce qu’ils se donnent à moi tout entiers et parfois à jamais, alors qu’ils ne sont qu’un détail et une heure de ma vie.

Moi, qui pourtant ai de l’orgueil, je ne reproche pas au soleil que j’attends sous la lune de ne pas s’abstraire en moi qui me donne toute à lui !

Ils appellent : ma cruauté, ce qui n’est que leur impuissance, leur impuissance à faire que je puisse m’abstraire en eux, leur impuissance à être tout-puissants.



TANDIS que j’errais parmi les sables nostalgiques, — la mer du désert, — a surgi tout à coup devant moi, hardi sur son aristocratique cheval, un arabe superbe.

Il était beau, divinement. Il était si beau que j’ai rougi.

Il m’a vue. Un éclair a traversé ses yeux obscurs et lumineux.

Alors, parce que tous les mâles de tous les temps, de tous les pays et de toutes les religions, ont confondu et confondront toujours l’admiration avec le désir, il a voulu me posséder.

Je suis celle qu’on ne possède pas.

Mon instinct viril et mon orgueil ont étincelé avec la lame de mon poignard.

Au cœur, j’ai frappé le bel arabe.

Le bel arabe, je l’ai tué.

J’ai tué la divine beauté d’homme qui m’avait vu rougir. Mais tout le jour et toute la nuit et toutes les nuits d’une orbe lunaire, j’ai veillé dignement son corps, car, couchée sur lui, j’ai jusqu’à la dernière goutte bu son sang, son sang rouge entre tous les rouges. Mais ce n’est qu’un rêve, paraît-il.

Un rêve qui m’a visitée sur la terrasse de l’attente.

Un rêve de lune !

Aussi, pourquoi la lune est-elle si pâle ?



CETTE nuit, je me promenais sous la lune.

De loin, j’ai regardé ma maison, ma maison adossée à la colline. Derrière la colline, j’ai vu un immense faisceau de lumière, un immense faisceau de lumière dont ma maison était exactement le centre, le cœur, le cœur sans vie. Le faisceau de lumière lui mettait une auréole triomphale. On eût cru la maison du bonheur, l’abri intense, la demeure de l’amour et de la gloire. D’où sortait ce faisceau de lumière, pourquoi cette auréole à ma maison qui n’est pas la maison du bonheur, l’abri intense, la demeure de l’amour et de la gloire, mais seulement la maison de la solitude, la maison où je suis plus seule que si jamais aucun être n’en franchissait le seuil, la maison de l’Attente.

Alors, pourquoi ce faisceau de lumière, auréole trop ardente, malgré que les feux blancs soient des feux lunaires ?



TOUT à l’heure, j’ai pris dans le nid de la poule, les œufs tous chauds qu’elle venait de pondre ; je les ai mangés. Et pour la première fois, ma gorge s’est serrée, j’ai senti le heurt d’angoisse qui m’assaille lorsque je mange la vie agissante des coquillages de la mer.

La chaleur des œufs, révélatrice d’une vie plus intense ou plus semblable à la nôtre, intensifia mon malaise.

Je ne prendrai plus dans le nid de la poule les œufs tout chauds, j’attendrai qu’ils soient froids, froids comme la lune pour qu’au moins ils semblent morts. J’attendrai.



L’AUTRE jour, parce que ma force l’avait étonné, le pêcheur m’avait donné son admiration.

Ce matin, j’ai sauté de sa barque, plus au loin de la côte, tout à fait au large, j’ai doublé la distance, j’ai nagé plus longtemps, toute vibrante de sentir sous moi l’abîme où grouille les innombrables vies mystérieuses.

Alors, quand le pêcheur dans sa barque et moi à la nage, nous avons abordé le rivage, le pêcheur muet a pris tous les poissons qu’il volait à la mer depuis l’aube. Et sur le sable, à mes pieds, il les a jetés. Puis il est parti.

Mais ce soir, encore avec lui, je me suis embarquée pour le large, et tandis qu’allongé au fond de sa barque il me regardait, j’ai conduit sans fatigue le bateau. Plusieurs fois, il a voulu prendre ma place, mais j’ai refusé. Je ne voulais pas voir ce soir le fond de la mer de peur d’y découvrir le fond de mon âme et peut-être une étoile de sang. J’ai ramé tout le soir, tandis que le pêcheur couché au fond de sa barque me regardait.

Quand j’ai regagné la rive, au pied de ma maison, et que j’ai sauté de la barque sur le sol, le pêcheur qui est boucher et aussi cultivateur, a mis à mes pieds tous les fruits qu’il avait cueillis dans le jour, et que tout le soir dans sa barque j’avais promenés sur la mer. Puis il est parti.



L’ADOLESCENT, dans l’or du crépuscule, a mordu de toutes ses belles et solides dents blanches de petit sauvage, dans la belle pêche mûre que je lui ai donné. Il était beau de jeunesse. Mais une pensée m’a assaillie comme un regret. Une belle bouche de femme est si voluptueuse lorsqu’elle mord dans une pêche juteuse !

Ce soir, sous la lune, la chaude image s’impose.



J’AI invité le tout petit enfant à venir pêcher, le tout petit enfant qui avait pleuré l’autre jour parce qu’on ne l’avait pas emmené, sous le prétexte qu’il n’était pas grand.

Aujourd’hui, le tout petit enfant a refusé de pêcher. Il n’a pas voulu dire pourquoi. Il répétait avec gravité : non.

Pourquoi a-t-il refusé ? Est-ce par orgueil ? par dépit ? Est-ce tout simplement parce qu’il peut aimer encore ce qu’il vient d’apprendre : l’attente.



DEPUIS trois jours, trois jeunes femmes inconnues viennent sur ma plage. D’où ? Sous les sapins elles se dévêtent. Timidement, tout au bord de la mer, couchées sur le sable pour que l’eau les couvre, elles se baignent. Puis, emportant le lourd paquet de leurs costumes mouillés que leur impose une trop pudique loi, elles repartent. Elles repartent, où ? Et elles reviennent le lendemain.

Depuis trois jours, trois jeunes femmes inconnues et mystérieuses viennent sur ma plage. Ont-elles vu celle qui attend ?



CETTE nuit, sous la lune, j’avais des ailes.

Mes pieds ne supportaient plus le contact avec le sol.

Sous la lune j’ai dansé.

Sous la lune, je me suis balancée à une branche de sapin, d’où a fui une chauve-souris.

Sous la lune, j’ai, sans effort, sauté sur les sommets accessibles.

Je ne sentais pas ma chair, pas non plus ma pensée ; j’étais légère, légère, j’avais des ailes.

D’où me venait cette allégresse ?

Un grand bonheur m’était-il donné ?

Une pensée de génie avait-elle libéré ma chair ?

L’attente allait-elle finir ?

D’où me venait cette allégresse ?

Simplement, de ce que j’avais quitté mes longues robes féminines !

Rien n’était venu.

Mais, ô mes voiles de femme, si beaux, si souples et si lumineux, quelle magnifique prison vous êtes ! Quel écrin somptueux, mais quel accablement !

Vous éteignez ma lumière, vous voilez mes formes, vous emprisonnez mes puissances comme l’écrin fait pour les bijoux et les pierres précieuses qu’il renferme, pas plus lumineuses que ma chair sous le soleil ou sous la lune.

Vous vous ouvrez pour une libération.

Cette nuit, sous la lune, j’ai dansé, je me suis balancée à la branche d’un sapin, j’ai sauté sur les sommets.

J’avais des ailes.

Et pourtant c’était encore l’attente.



« LA nature m’a donné le corps d’une femme, mes actions m’ont égalée au plus vaillant des hommes. »

Une femme a dit cela, et cette femme l’a dit avant moi — il y a près de quatre mille ans !



DANS mon jardin, il n’y a que des fleurs blanches, des fleurs chastes, des fleurs lunaires.

Mais il est en mon esprit une plante aux solides racines, indéracinables — peut-être ! Et cette plante a mille fleurs, couleur d’ocre, couleur d’or, couleur de soleil.

Pourquoi n’est-il pas noir comme le pavot des morts ? Pourquoi n’est-il pas vert comme le myrte éternel ? Pourquoi est-il triomphalement couleur d’ocre, couleur d’or, couleur de soleil, le Souci ?

Pourquoi, alors que dans mon jardin ne poussent que des fleurs blanches, des fleurs chastes, des fleurs lunaires que la nature seule a semées, dans mon esprit pousse-t-il d’ocre, d’or, de soleil, le Souci.

Et qui l’a semé ?

« Mon souci ! C’est le secret de mon cœur », a écrit Sappho.



LA galère de Cléopâtre partant à la conquête d’Antoine, était incrustée de lames d’or ; aux mâts flottaient des voiles de pourpre brodés de fleurs, les rames étaient garnies d’argent fin, la proue ornée de sculptures et de guirlandes.

Sur le pont, s’élevait une somptueuse tente couverte de drap d’or, autour de laquelle étaient disposés de nombreux vases, exhalant des parfums qui embaumaient les rives du Cydnus. Sous cette tente, Cléopâtre était étendue, nue.

J’ai pour abriter mon rêve, une galère plus somptueuse que celle de Cléopâtre. Toutes les pierreries de l’Univers y sont incrustées où se jouent les lumières du ciel et de la mer. Aux mâts flottent des oriflammes, or et flammes, qui se confondent avec le soleil, de sorte que mon navire n’a pas de limite et qu’il s’élève jusque dans la nue. Il n’a pas de rames, il a des ailes qui le portent plus vite, où le veut mon désir.

La figure de proue, c’est la mienne qu’auréole mon orgueil. Et ma tente est faite de vent et de peaux de lions. Mes parfums mêlent les aromes de l’Occident à ceux de l’Orient.

La galère où j’abrite mon rêve est plus somptueuse que celle de Cléopâtre.

Et elle n’a rien coûté à mon orgueil.

Mais parce que j’ai méprisé ce qui valut à Cléopâtre sa gloire : la ruse de femme, je n’ai pas pour abriter mon corps jeune et aussi triomphal que le sien, sa galère d’or, de pourpre et d’argent.

Pour abriter mon rêve, j’ai une galère plus somptueuse que celle de Cléopâtre, mais pour abriter mon corps je n’ai pas même quatre planches et une voile pour voguer sur la mer, seule et jusqu’à la mort.

Mon orgueil attend.



MON pêcheur m’a dit : »… à cette condition vous vivrez cent cinquante ans. »

J’ai oublié la fantastique et légendaire condition pour la promesse effroyable.

Et j’ai crié :

— Je ne voudrais pas vivre cent cinquante ans.

Tout grave d’étonnement, il m’a regardée.

Et j’ai crié :

— S’il y avait cent ans de jeunesse, j’accepterais, mais autrement, quelle horreur !

Alors, il n’a plus même été étonné. Comme il ne comprenait pas il a cessé de m’écouter. Que représente en effet la jeunesse pour ces êtres, dont la vie est toujours semblable puisqu’elle ne connaît pas l’intensité qui épuise en vous laissant plus avide ? Pour eux, une seule chose importe : Vivre, c’est-à-dire traîner interminablement un corps aux gestes automatiques, de toutes petites peines et de tout petits plaisirs, vivre une vie que moi je nommerai : une mort animée.

Ils n’attendent rien, eux, ils aspirent seulement à se répéter et à continuer.

Ils n’attendent rien, eux !



DANS mon désert, un journal est arrivé jusqu’à moi. Un geste, un de ces gestes que ne guide pas la pensée, me l’a fait ouvrir. J’ai regardé toutes les pages, j’ai regardé dans tous les compartiments réservés à chaque tranche de vie. L’art, la politique, la science débités en quelques lignes, les noms connus et inconnus, rien n’a pu accrocher mon attention.

Je suis aussi étrangère à cette agitation lointaine, qu’à celle de la fourmillière de mon jardin, sur laquelle je marche chaque jour.

Tout cela se passe si loin, dans un monde si maussade ! Et je n’ai jamais pu regarder un écureuil tourner dans la roue d’illusions de sa cage. Que m’importe !

Ma pensée, toute, m’habite, je suis moi-même dans mon royaume, et tout m’est indifférent, hors les arabesques, que trace mon rêve sur la mer changeante et le sable mouvant, sous la lune qui quitte la nuit.



JE peins. Un décor lumineux m’inspire.

Quand je l’ai arrêté, il est tout autre, selon mon harmonie. Et je ne sais plus, comme couleur, lequel préférer du thème fourni ou de ma variation.

J’en veux à la nature de ne pas être aussi exactement comme je l’ai peinte, et si elle avait été comme je l’ai peinte, je l’eusse faite autrement.

Cette interprétation, c’est ma part de créateur.

Si je copiais, je jetterais à la mer mes pastels et mes pinceaux.

Mais j’attends que la nature copie ce que je crée.



UN tout petit yacht est dans la baie.

Un tout petit yacht : la possibilité de toutes les possibilités et assez peu de réalisations, pour exciter le désir sans le satisfaire.

Le départ, l’ardent départ… et le retour obligatoire dès la première lame menaçante.

Ah ! le mélancolique petit yacht qui n’accomplit jamais que des voyages sans dangers, après avoir promis, dans le déploiement de ses ailes, le beau départ, le seul départ qui importe, le départ vers l’inconnu et tous ses risques.

Joli jouet qui, pour se hasarder hors du port, la nuit, a besoin de la lune.

Mélancolique yacht sous la mélancolique lune.



AUJOURD’HUI, sans mon pêcheur et sans sa barque, j’ai nagé loin, loin dans la haute mer. Quelle infinie sérénité, dans cette suprême solitude, dans ce grand abandon. Mon corps si souple, sans crispation et sans révolte, semblait se mouvoir dans l’air, sans la tare de l’appui, sans la lourdeur des ailes. Il était fluide comme l’eau, et roulait et se tournait comme elle. Point de heurts, point de détours, point de résistances. Des caresses, des caresses, des caresses. L’amour de soi, mais avec des mains innombrables et fluides, et des chevelures lentes et des chevelures douces et des chevelures insaisissables, jamais nattées, jamais nouées, jamais liées. Une chevelure plus douce, plus souple et plus câline que la plus douce, la plus souple, la plus câline chevelure de ma plus douce, de ma plus souple, de ma plus câline amie. Et une chevelure immense comme la mer, où se perdre, où se perdre à jamais.

Quelle sérénité, dans cette suprême solitude, dans ce grand abandon, dans cette infinie caresse, dans l’azur… alors que la Mort, toute proche, guette, la Mort, qui seule épie, guette, attend.



CE matin, à l’aube, ou sous la lune, — était-ce l’aube ? était-ce la lune ? étaient-ce toutes les deux ? — de grands coups sourds ont résonné jusque dans mon lit.

Des clous pénétraient des planches, mais des clous énormes, peut-être, dans des planches immenses, peut-être. Quel mort fantastique enfermait-on dans ce cercueil fantastique à l’heure du sommeil ? Était-ce l’aube ? Était-ce la lune ? Quel mort fantastique ? Et pour quel sommeil ?

Les coups sourds résonnaient jusque dans mon lit, jusqu’autour de moi, jusque sur moi-même.

Quelle parcelle de moi enfermait-on dans ce cercueil fait de clous énormes et de planches fantastiques. Je sentais que je connaissais ce mort ? Je sentais que ce mort était quelque chose de moi, une chose morte, morte assez récemment, pour que j’en sois encore meurtrie.

Mais quoi ?

Et puis ce n’était peut-être qu’un bateau qu’on clouait à l’aube ou sous la lune.

Mais je le disais bien que c’était un cercueil, un cercueil fantastique, le plus profond des cercueils, puisqu’il mène son mort tout au fond de la mer, au plus lumineux des néants. Qu’elle s’en aille ainsi bellement, cette parcelle de moi, morte récemment et que déjà j’ignore.

De grands coups sourds ont résonné jusque dans mon lit, jusqu’autour de moi, jusque sur moi, à l’heure du sommeil.

Était-ce l’aube ? Était-ce la lune ?



IL est des jours où il ne faut pas s’aventurer dans le royaume qu’on aime, parce qu’il est des jours où on l’aime trop.

Il est des jours où il ne faut pas s’approcher trop de la pâle guetteuse, parce qu’il est des jours où sa pâleur trop vous tente.

Il est des jours où je dois restreindre mon désir, le tenir de toutes mes forces comme un étalon amoureux, parce qu’il est des jours où il est trop facile de réaliser son désir.

Aujourd’hui, je n’ai pas nagé dans la mer, car j’aimais trop la fraîche mort qu’elle donne, la si facile mort blottie en ses vagues, car j’aurais trop aimé la posséder, la mer que j’aime, la posséder jusqu’au cœur.

J’ai renoncé.



UN homme tout à l’heure est tombé à la mer, non, dans l’eau trouble des vulgarités. Et je l’ai regardé s’y noyer, — se noyer — pour moi, du moins.



L’AIR est lourd, si lourd, irrespirable.

Qu’il ferait bon au fond, tout au fond de la mer ! Toute ma chair brûlante aspire à cette vertigineuse fraîcheur.

Et puis, ne plus rien savoir de la terre et des hommes !



ÊTRE dans la mer Celle que les hommes appellent, cherchent et attendent en vain, depuis qu’ils sont.

Être l’attendue qui ne viendra jamais.

Et ne plus attendre.



OÙ est l’air ? Les hommes ne le savent plus, les sapins ne le savent plus, le sable ne le sait plus.

Et la mer, le sait-elle ?



LES îles lointaines, dans cette lumière, sont toutes proches. Tous les îles lointaines, les plus lointaines, pour mon désir sont toutes proches, trop près, toujours trop près.



LE petit chien malade, à tout instant, sans raison apparente, crie.

J’ignore ce qu’est son mal, où il a mal, et ce cri dont je n’aperçois pas la raison m’irrite un peu.

Quand je chante ou je crie, qui sait quel est mon mal et où j’ai mal. Il est normal que les hommes m’entendent et passent.

Car je ne le leur dis pas et pour cela ils m’en veulent. Qu’importe ?



L’ADOLESCENT m’apparut avec des yeux de triomphe. Avant tout, j’ai vu ses yeux. Puis, j’ai vu son costume neuf. Et j’ai su que l’étincellement de ses yeux signifiaient une attente : l’attente de ma surprise et de ma parole.

Je n’ai pas voulu décevoir l’adolescent, l’adolescent si semblables aux hommes.

Il est facile de leur accorder ces grâces.



UNE forme blanche se meut, au loin, entre deux arbres. Je ne distingue pas si c’est une forme masculine ou une forme féminine, ni à quelle race elle appartient, ni quel âge elle a. Je scrute le point mouvant et lointain. Dès que je l’aurai distingué et classé, je ne le regarderai plus.

Ainsi je fais avec la lune dès qu’elle a triomphé des nuages et du ciel.



DANS une baie que j’aperçois, un petit navire, ailes pliées, est là depuis de longs jours et de plus longues nuits

Sous le soleil ou sous la lune, il dresse ses deux bras décharnés vers le ciel, implorant silencieusement la fin de l’attente.



IL est des poulpes, petits et translucides. Il y en a des roses, il y en a des bleus, il y en a des verts. Dans les jours chauds, quand la mer est paisible jusqu’à sembler morte, ils flottent à la surface. Ils semblent de grands champignons à plusieurs racines. Il y en a des roses, il y en a des bleus, il y en a des verts. Dans le calme de la mer et du ciel, ils flottent à la surface de l’eau.

Ils sont venimeux comme les grands champignons vénéneux qu’ils évoquent.

Sur la chair, qu’insidieusement ils ont frôlé, ils laissent une trace rouge qui gonfle et brûle, une trace qui demeure de longs jours. Ce sont les champignons de la mer, de grands champignons mobiles, mobiles dans l’eau où ils flottent dans les jours calmes.

Il y en a des roses, il y en a des bleus, il y en a des verts.

Ils m’inquiètent. J’explore la surface de l’eau, autour de moi, mais l’eau du large vient sans cesse sur moi, et l’eau qui a touché la rive retourne sans cesse sous moi.

Les petits poulpes roses, bleus ou verts m’inquiètent, et je ne crains pas leur venin. Mais moi qui ne redoute pas la mort au fond de l’abîme marin, j’ai peur, effroyablement peur, de l’inattendu contact visqueux et mou, avec ma chair, des choses mystérieuses de la mer.

Et les poulpes roses, bleus et verts, inlassablement, à la surface de la mer m’attendent. Et ces poulpes sont des méduses.



MA maison est seule, dans un pays perdu, que nul n’habite. Mais entre ma terrasse et la mer, surgit un poteau télégraphique, entre mon autre terrasse et la colline serpente la voie du chemin de fer.

Et tandis que les canons des vaisseaux de guerre tonnent, toute l’humanité visible et invisible, corps et âme, passe devant et derrière ma maison.

Ainsi je n’oublie pas la vie, mais j’ai l’orgueilleuse joie de savoir qu’elle est là toute proche, qu’elle s’offre et que je la refuse.



LA Sagesse, n’est-ce pas un joli pseudonyme donné à la Lâcheté ?

Car la sagesse n’est-elle pas la fille de la résignation ?

La folie, c’est la lutte. Fous sont tous les conquérants de l’univers, de l’air et de la pensée. Et le monde est à eux.

La Sagesse n’est-ce pas le joli pseudonyme de la Lâcheté ?

J’attends peut-être la sagesse, mais cette attente n’est pas longue, je l’ignore, je ne la sens pas, je la nie.



LE mépris dispense le calme et épanouit l’orgueil comme un soleil, un soleil qui éblouit jusqu’à voiler toutes les laideurs.

Ceux que je méprise, ne sauront jamais, combien ils sont pour moi, inexistants.

Quelle haine la plus farouche, peut venger mieux qu’un mépris… et plus divinement.

La haine est une concession qui amoindrit, le mépris dispense le calme et épanouit l’orgueil comme un soleil.



QUAND je me promène à travers les rochers de la mer, ou à travers les ronces et les pierres de la montagne et que je n’ai pas la joie d’être seule, toujours au moins une voix, de loin, me crie :

« Venez par ici, le chemin est plus long mais il est facile et sûr. »

Et nul ne comprend que je me détourne de la route longue, facile et sûre.

Quand je nage dans la mer et que je n’ai pas la joie d’y être seule, toujours au moins, une voix, de loin, me crie :

« N’allez pas si loin, il n’y aurait personne pour vous porter secours. »

Et nul ne comprend que si quelqu’un me suivait, le large ne me tenterait plus.

Quand je me penche sur un abîme — abîme de la mer, abîme des sommets — et que je n’ai pas la joie d’être seule, une voix, de loin, me crie :

« Arrêtez, finissez, vous me faites peur. » Et nul ne comprendra qu’il m’est indifférent à moins qu’il ne me plaise, de faire peur à qui est en sûreté, quand moi qui suis en danger, je ne redoute rien et qu’il m’agrée de tenter la mort.

Mais pourquoi me comprendrait-on ?

Et comme je m’ennuierais de moi, si l’on me comprenait.



DANS le sable lunaire, j’ai ramassé une plume d’albatros. Elle est belle, elle sent la mer. D’où le vent l’a-t-il apportée ? L’albatros ne vient pas jusqu’à ma plage.

Quelles pensées arrêterai-je avec cette plume, cette plume d’albatros que le vent m’offre sur le sable ?

Quand tiendrai-je cette plume dans mes doigts si agiles, moins agiles que ma pensée ?

Où serai-je alors ?

Et qu’attendrai-je ?



CE matin, sur ma terrasse, parce que la lune, la lune patiente et froide n’était plus, je respirais dans le soleil, sans penser. J’étais penchée sur mon jardin, et toute ma mélancolie nocturne s’en allait avec mon chant vague, fait de toutes les musiques les plus diverses, mais toutes lentes. Et je ne savais lesquelles.

Ma mélancolie s’envolait avec la mélodie, la mélodie qui sort de mes lèvres quand mon âme mélancolique emprisonne ma pensée et ma conscience. Je chantais, je ne sais quel air, lent et monotone et mélodique. Je ne pensais pas et je ne regardais rien.

Tout à coup, une ligne de lumière verte et vive à mes yeux s’imposa. Puis, cette lumière s’immobilisa.

Je la fixai.

Un splendide lézard vert, grand comme le sont seulement les lézards des pays du soleil, et tel je n’en avais pas encore vu, était sous ma terrasse.

Attiré par mon chant vague et monotone et mélancolique, il était venu, et maintenant il me regardait et immobile, il écoutait. La surprise ayant distrait mon inattention mélancolique que traduisait mon chant vague et monotone, je cessai de chanter.

Le lézard, le beau et grand lézard vert fit un mouvement pour s’éloigner.

Je repris mon chant et il redevint immobile. Longtemps je chantais l’air vague et monotone, tandis que le lézard au dos d’émeraude qui brillait au soleil et captivait mon regard, écoutait ma mélancolie.

Mais l’adolescent alerte, lorsqu’il sut notre entente, me dit :

« Je vais prendre le beau lézard. Vous le garderez, vous l’apprivoiserez et quand vous partirez vous l’emporterez. »

Et l’adolescent disparut en criant joyeusement :

« Mais, chantez, chantez. »

Le beau lézard au dos d’émeraude, dont on voulait faire un captif, parmi les tapis et les soies, loin du soleil et des herbes chaudes et de la musique de la mer, écoutait, écoutait… l’enchanteresse.

Alors, je me tus.



AU matin, au matin où la lune naît maintenant, et dans la lumière de laquelle elle se noie, j’ai fait un grand rêve de combat et d’audace.

J’étais en mer avec trois hommes et Celui que j’aime, et seule j’ai sauvé Celui que j’aime et j’ai captivé un monstre de la mer. Mes muscles et ma ruse ont accompli cet exploit. J’avais mes muscles d’homme et ma ruse de femme, et j’ai sauvé Celui que j’aime et trois hommes. Le monstre, c’est moi qui l’ai arrêté dans son élan meurtrier, le monstre, c’est moi qui l’ai enchaîné avec la chaîne de l’ancre du bateau. De l’ancre j’ai fait l’hameçon monstrueux qui convenait au monstre. L’ancre qui pénètre les profondeurs de la mer et immobilise le bateau, ce matin a été traînée par son bateau qu’ailaient les muscles des trois hommes et de Celui que j’aime, gonflés par le triomphe de vivre encore et par mes muscles et mon audace, vibrant d’orgueil devant la vie que j’avais gardée à ces trois hommes et à Celui que j’aime, à ces quatre mâles.

Le monstre, c’est moi, qui avec toutes les armes, l’ai achevé. Mon bel instinct de carnage, pour le triomphe, nimbait d’une fantastique auréole le danger. Devant moi, tout était rouge et mon sang se précipitait vers cette ardeur. Le monstre, je l’ai tué.

Puis je ne l’ai plus regardé et je n’ai plus entendu les trois hommes. Indifférente et calme je me suis éloignée avec Celui que j’aime… lui racontant seulement mon attente. L’attente de mes veilles, car en rêve seulement, je vis.



J’AI un gros coquillage, volé au fond de la mer. J’ai un gros coquillage mais il ne m’émeut pas.

Seulement, lorsque je serai loin, loin de la mer que j’aime et que je possède aujourd’hui, je prendrai le coquillage, je le serrerai tout contre mon oreille. Et en entendant la rumeur des flots, dont le gros coquillage sonore pour les avoir entendus garde mystérieusement la musique, mon cœur éperdument battra, et mon rêve très haut s’essorera.



CE matin, sous le soleil, dans le sable incolore et terne, à l’ombre, toutes les pierreries de l’univers étincelaient. Mes yeux ont possédé tous ces joyaux, et au delà des gemmes connues, des infinités de pierreries plus multiplement colorées et brillantes.

Ô soleil ! grand dispensateur de chimères, c’est à ton image que les hommes créèrent leurs dieux, et mon désir alimenté de mes rêves est ton fils et ton semblable.

Sous mon soleil, qui ne s’efface jamais devant l’astre lunaire et pâle, je possède toutes les pierreries de l’univers et les gemmes inconnues.



QUELLE nuit !

Ce n’est plus l’attente sous la lune.

L’attente a toute la pâleur de la lune invisible, invisible pour moi, qui, dans ma chambre close, attend, attendait Celle qui est plus pâle que la lune, plus pâle que l’attente.

Celle-là, elle aurait pu me prendre tout au fond de la mer multicolore. Là, elle n’est plus pâle, elle a la couleur des algues et des goémons, des poissons multicolores, du sable sous-marin, de l’eau profonde et du soleil qui pénètre la mer.

Celle-là, elle aurait pu me prendre en plein élan, en toute vitesse quand ma volonté dompte les lois élémentaires. Là, elle n’est plus pâle, elle a la pourpre de l’orgueil.

Celle-là, elle aurait pu me prendre emmêlée avec Celui que j’aime, dans la possession qui crée et qui détruit. Là, elle a la couleur du vin et celle du sang, la couleur de l’ivresse.

Mais, lâche, elle est là, pâle, si pâle, guettant mon râle.

Je le sais et je la sens et je la méprise. Sous son regard blafard, blafard comme la lune, domptant mon mal, mon mal si soudain et si mystérieux, calmement, sans angoisse et sans peur, je fais autour de moi et sur moi le mystère.

Dans le silence nocturne, mon pouls qui bat, et le léger cri du papier que je déchire, du papier tout vibrant des pensées qui le marquent, de la musique d’âmes ardentes, d’âmes ardentes qui n’ont révélé que l’essence de leur amour.

Comment, avec un pouls si désordonné par le mal, mon âme est-elle si calme et clairvoyante ?

Maintenant, je sais que mon orgueil veille. Peut-être survivra-t-il cet indomptable, si rouge en face de la lâche qui est là, pâle, si pâle, guettant mon râle.

Le mystère autour de moi et sur moi est fait. Mon mépris ne peut pas grandir.

Quelle nuit !

Et voici l’aube, l’aube pâle comme la lune et comme l’attente.

Mon attente va donc finir.

Mais si c’était Elle, la lâche qui est là, pâle, si pâle, guettant mon râle, qui elle aussi devait attendre ?

Ceux qui m’ont aimée, sont là, avec moi, c’est-à-dire en moi.

Que diront-ils ? Que sentiront ils ?

Ce n’est pas une angoisse. Pour moi, maintenant, qu’importe ?

Mais Celui que j’aime ?

Mon cœur, mon cœur de chair bat violemment trois coups sourds.

Et je ne sais plus rien.

Je ne pleure pas sur moi.

Je pourrais sourire, sourire devant ma destinée.

Mais je ne souris pas.

Calmement, avec toute ma conscience, lucide comme elle fut toujours devant tout danger, lucide et sans crainte, j’attends.

J’attends, celle qui plus pâle que la lune, plus pâle que l’attente, est là, la lâche, qui aurait pu me prendre parmi la beauté, et qui derrière la porte de ma chambre que pénètre l’aube pâle, plus pâle que la lune, est là pâle, si pâle, guettant mon râle.

L’attente se précise.

C’était donc cela mon attente ! Sous la pâle lune, je croyais que j’attendais le soleil, je croyais que j’attendais la Vie, avec le plus pur de mon sang.

C’était donc cela que j’attendais.

J’attends celle qui est là, pâle, si pâle guettant mon râle.

J’attends Celle qui m’attend.



MA porte s’est ouverte, et personne n’est entré.

Nul être visible du moins.

Ma porte s’est ouverte.

C’est Elle…



J’ATTENDS tout de moi et pourtant je m’étonne devant une telle sérénité.

Est-ce de l’héroïsme ? ou de la résignation ?



TOUT est fini.

Si c’est la Mort qui a ouvert la porte que nul être visible n’a franchi. Elle est restée sur le seuil.

Elle a attendu.

Elle attend.

Pourquoi ?

La très pâle, plus pâle que la lune, maintenant invisible, a-t-elle senti la vanité de sa menace ?

Tout est fini. La Vie recommence.

L’attente continue.

Mes yeux sont impassibles devant elle, comme devant la Mort. La Mort, la très pâle, qui promet une fin très pâle, pâle comme la lune, pâle comme elle.

La vie continue. Je vois encore le soleil qui baise la mer, la mer qui étreint la terre ; je sais encore tout ce qui fourmille et bruit sous lui, sous elle, et sur elle.

Je sais toujours regarder toute chose et la comprendre.

Je sais toujours rêver ma vie et agir dans mon rêve.

Pendant quelque temps encore, je pourrai désirer tout, et ne jamais étreindre la satisfaction. Durant quelque temps !… longtemps, peut-être.

Car la pâle invisible, Celle qui a ouvert ma porte mais est demeurée sur le seuil, attend.

La Mort attend, comme moi j’attends.



LA lune a disparu. Depuis plusieurs nuits je ne la vois plus. Elle vit le jour, à côté du soleil.

Elle attend son prochain triomphe.

C’est son heure pâle, l’heure pâle de la pâle lune.

Voici l’orbe pâle qui se clôt.

J’attends maintenant une nouvelle lune, une lune visible.

Celle-ci m’a appris que tout attend.

Belle science !

Mais maintenant que je sais, que je sais que tout attend, mon attente n’en est pas plus légère. Pas plus légère, non plus, ma fatalité d’oubli.

Des rêves sont morts, des rêves vont naître. Voici que va finir mon attente.

La Mort elle-même, la Mort qui attend, était-elle la fin de l’attente ?

Mon attente va finir.

Mais comme les lunes se succèdent, se succèdent les attentes. Et comme la lune est pâle, pâle est l’attente.

L’orbe lunaire, l’orbe pâle se clôt.

Demain, ce sera sous une nouvelle lune, une nouvelle attente.

Encore, je verrai des pâleurs et je rêverai de sang.

Sous une nouvelle lune ce sera une nouvelle attente.

L’interminable Attente.

Et il n’est pas une chose, et il n’est pas un être, qui vaille cette attente.


La Méditerranée
dans les mois de soleil 1910