L’Orbe pâle/Sur trois galets,

Eugène Figuière et Cie (p. 36-37).


SUR trois galets, les plus gros et les plus blancs de la plage, j’ai tracé avec un débris de bois brûlé — par quels hommes ? de quel pays ? — apporté par la mer, trois sombres effigies hiératiques et sereines.

C’est la déesse obscure et silencieuse et énigmatique de mon foyer lointain ; c’est le magique et mystérieux fétiche qui ne m’a pas encore donné la part de bonheur qu’il détient, selon la croyance et l’affirmation des siècles. C’est ma chatte, ma chatte noire, la souple, la violente, qui mélancoliquement défend le foyer déserté, lui garde une âme. La lumière de ses grands yeux clairs y veille comme la lampe veille pour le Dieu, dans le temple désert.

Au foyer, elle attend, et elle ignore ce qu’elle attend, dans les jours et les nuits qui n’aveuglent pas ses vigilantes prunelles.

Sur les trois plus gros et plus blancs galets de la plage, avec un bois brûlé — par quelles mains dans quelle contrée, pour quelle utilité ou pour quelle glorification ? — j’ai tracé trois sombres effigies hiératiques et sereines.

J’ai arrêté une forme du mystère, en face du grand mystère de la mer ; j’ai immobilisé la forme d’une souple et cruelle Violente, en face de l’universelle Violente mer.

Et sous le soleil torride, et sous la lune, les trois effigies de ma chatte lointaine et mélancolique, sereinement attendent — le néant qu’en feront la mer ou le vent ? — l’extraordinaire et possible survie ?