L’Orbe pâle/Il est là, l’Étranger

Eugène Figuière et Cie (p. 24-25).


IL est là, l’Étranger. Son ombre sous la lune est immense, elle envahit tout… jusqu’à moi. Elle m’envahit sans pressentir l’armée de mes instincts et de mes orgueils, qui insidieusement, se dresse et s’arme, et que je retiens — par lâcheté ou par bonté ? — lâcheté toujours — ou par rouerie de grande guerre ?

Mais, déjà la caravane de mes rêves est partie. Elle chemine sur la route blanche et monotone, comme le désert lumineux qu’a tracé la lune sur la mer, sur la mer plus vaste que le vaste désert. Où s’arrêtera-t-elle la caravane qui emporte mes morts et les germes de mes naissances ?

M’attendra-t-elle ? Elle aussi ! Saura-t-elle attendre ? Elle aussi ! Ou bien serai-je seule à savoir attendre ? Et attendrai-je tandis qu’elle cheminera interminablement sur l’interminable route que trace l’intermittente lune sur l’interminable mer, tandis qu’elle cheminera jusqu’à se perdre dans le néant ?

Mais mon armée se cabre et rue. Je la forcerai au silence et à l’immobilité, à la paix, pour la seule joie de dominer.

Et la caravane de mes rêves n’entendant plus les bruits de guerre, et sentant dominée sa fatale ennemie : l’Action, retournera par la route blanche aboutissant à moi, que la lune trace sur la mer qui se traîne à mes pieds. Et avec moi elle attendra. Tandis que les grands chameaux mélancoliques, du désert mélancolique, qui portaient mes rêves, profileront leurs ombres fantastiques sur la terrasse, blanche sous la lune ; ombres résignées, vivantes cariatides soutenant l’Attente.