L’OR DE TIPUANI.[1]

Parmi les points du Nouveau-Monde qui ont trop rarement appelé sur eux l’attention de l’Europe, il faut certainement nommer la Bolivie. Les savantes observations de M. Pentland, le bel ouvrage de M. d’Orbigny, quelques études plus récentes[2] ont donné sur la république du Haut-Pérou des notions également précieuses, mais trop peu répandues encore, les unes au point de vue des sciences naturelles et géographiques, les autres au point de vue politique et moral. Il ne manque à la Bolivie, comme à beaucoup d’autres républiques de l’Amérique du Sud, pour entrer en relations plus suivies avec l’Europe, que des moyens de communication plus faciles avec les deux Océans Atlantique et Pacifique. De ce dernier côté, la gigantesque muraille des Cordillères se dresse devant le voyageur comme un rempart infranchissable. Entre l’Atlantique et la Bolivie, on rencontre des obstacles plus redoutables encore, de vastes solitudes où errent des peuplades guerrières et sauvages, des fleuves immenses dont le parcours effraie l’imagination, et qui ne peuvent être franchis par les indigènes, faute de deux forces indispensables : les bras et l’argent. Privée de port (car on ne peut donner ce nom à la rade peu fréquentée de Cobija), la Bolivie ne demande à l’étranger que le petit nombre d’objets facturés dont les habitans ne peuvent se passer. La cherté des transports, la difficulté des arrivages limitent les retours aux seuls produits qui joignent une grande valeur à un petit volume. Les écorces de quinquina, un peu d’étain, de cuivre et des piastres fortes peuvent seuls supporter les frais de route jusqu’à la côte où se fait l’embarquement; mais tous les produits naturels de ce pays essentiellement agricole meurent sur pied, pour peu que l’abondance de la récolte dépasse la consommation bien restreinte des populations qui vivent sur le sol de la république.

Une telle situation paraît devoir se prolonger tant que le mouvement d’expansion de la Bolivie sera exclusivement dirigé vers le Pacifique. Les discordes civiles, les agitations d’une société divisée en deux classes bien distinctes : — les Indiens qui travaillent la terre et fournissent le pain de chaque jour, les blancs descendus des Espagnols qui se partagent tous les emplois, — telles sont les conséquences de cette absence de débouchés, si funeste à l’essor des intérêts matériels, et qui refoule vers la carrière des emplois publics toutes les forces vives du pays. Comment détourner ces forces vers une arène moins étroite? comment les diriger vers des voies plus fécondes? Faut-il attendre qu’une exploration scientifique ait étudié les grands territoires qui séparent la Bolivie de l’Atlantique? Assurément, dès que les immenses et fertiles plaines de la république bolivienne pourront enfin écouler leurs produits vers l’Europe par une voie sûre et facile, dès ce moment la fécondation du sol deviendra le but principal de toutes les ambitions dévoyées qui se disputent aujourd’hui les charges administratives; mais, en attendant l’époque où sera organisée la navigation des grandes artères fluviales de l’Amérique, n’y aurait-il pas d’autres moyens d’attirer la spéculation européenne vers la Bolivie, et de donner, dans cette république même, une salutaire et puissante impulsion aux bras comme aux capitaux inoccupés? Ces moyens existent, et pour les découvrir, la Bolivie n’a qu’à interroger son histoire. C’est dans la production de l’or qu’elle doit trouver cette base qui chez elle a manqué jusqu’à ce jour aux grandes entreprises. Dès le règne des Incas, les ruisseaux aurifères de la Bolivie étaient le théâtre d’une exploitation active et fructueuse qui ne s’est jamais entièrement interrompue, mais dont les procédés de l’industrie moderne pourraient accroître singulièrement l’importance : c’est l’état actuel des lavages aurifères de la Bolivie que nous voudrions essayer de faire connaître, et par les résultats qu’obtiennent aujourd’hui les chercheurs d’or de Bolivie, on pourra juger de ceux qui les attendent dans l’avenir.

C’est sur le Tipuani que la spéculation des laveurs d’or a concentré ses efforts. Cette rivière prend sa source dans la région de la cordillère qui s’étend de l’Illimani à l’Illampu, sur une longueur d’environ quatre-vingts milles, partagée en profondes fissures, toutes arrosées et fertiles, dont plusieurs, connues sous le nom de yungas, donnent, avec une merveilleuse abondance, tous les produits des Antilles, Les ravins creusés par les nombreux épanchemens des réservoirs neigeux de cette cordillère forment plus de soixante-sept cours d’eau[3], dont les bords, tout couverts de bois et propres à la culture, roulent l’or entraîné de la chaîne principale, et pourraient être aussi lucrativement exploités que le Tipuani, le seul auquel la spéculation se soit attachée jusqu’ici. Le Tipuani, qui n’est ni le plus considérable ni le plus fertile de ces cours d’eau, se jette dans le Mapiri, près du village de Guanay, qui donne son nom au fleuve jusqu’à sa jonction avec le Coroïco. C’est alors une masse d’eau imposante qui, sous la dénomination de Caca, roule, pendant quarante-cinq lieues, sur un fond de deux mètres de profondeur et de trois cents de largeur, et qui, après avoir reçu le Béni, dont elle prend le nom, va se réunir au Guaporé et former ainsi le Madeira, ce fleuve immense, qui n’est pourtant qu’une partie de l’Amazone, auquel tant d’espérances sont attachées pour la colonisation de l’intérieur de l’Amérique.

A soixante-huit lieues nord de la Paz et trente-huit de Sorata, sur les bords mêmes du Tipuani, s’élève le petit village de ce nom, bâti à proximité des travaux les plus importans. Peu de compagnies se sont livrées jusqu’à ce jour à la recherche de l’or; les capitaux affluent là où les bras abondent, où l’échange est facile, et surtout où les communications sont rapides. Dans ces pauvres pays favorisés du soleil, mais emprisonnés jusqu’ici et pour ainsi dire soustraits à l’œil de la spéculation, tout manque à la fois, les bras et l’argent. Un effroyable sentier qualifié de chemin met seul l’or de Tipuani en relation avec la Paz, où se fait le trafic. Ces magnifiques routes fluviales tracées par la main de Dieu comme les voies naturelles qui doivent faire pénétrer la civilisation de l’Europe au milieu des richesses de l’Amérique, ne sont jusqu’à ce jour que des horizons inconnus auxquels nul n’a osé confier sa fortune.

La famille Villamil, l’une des plus puissantes et des plus considérées de la Paz, possède quatorze travaux sur la rivière. Trois autres sont exploités par une compagnie de cinq associés, dont l’un est un charpentier anglais, nommé Witley, et deux autres d’une importance inférieure appartiennent à des gens du pays. Les travaux ont, dans leur ensemble, une étendue de quatorze lieues sur les deux rives.

L’or se trouve partout, sur le flanc des montagnes argileuses qui bordent la vallée comme au-dessous du lit de la rivière et dans les terrains d’alluvion, mais avec une plus remarquable abondance dans ces deux dernières dispositions de terrain. On prétend que, dans la chaîne de montagnes où ces cours d’eau prennent leur source, il existe des veines de quartz mêlé d’or; mais jusqu’ici nulle exploration méthodique n’a eu lieu, et le hasard seul a mis à nu les richesses enfouies. Il y a quelques années qu’une certaine quantité d’or fut extraite d’un morceau de rocher détaché de l’Illimani par la foudre. Une compagnie anglaise se présenta pour exploiter ce colosse des Cordillères, munie d’un capital en rapport avec la difficulté de l’entreprise; mais le nombre des ouvriers étrangers nécessaires aux travaux était si considérable, que l’opinion publique s’alarma de cette immigration comme d’une nouvelle conquête, et la concession fut refusée. Cependant quelques veines d’or sont connues : près de Sorata, les Indiens en travaillent une dans la montagne; à douze lieues de là, à Talacani, on exploitait, il y a trente ans, des veines d’or d’une grande richesse; les galeries se sont éboulées faute de boisage, et les travaux ont été suspendus. Aujourd’hui, l’exploitation se borne donc à peu près à des lavages qui varient suivant les terrains sur lesquels on opère. On compte trois principales strates aurifères : la première, qui porte le nom de Venerillo, se compose d’argile et de sable mélangé de pierres sur une épaisseur de 2 à 7 vares (1 m. 60 c. à 5 m. 60 c.), et contient de l’or fort disséminé; la seconde, nommée Venero, est une couche de terre d’une épaisseur de quelques pouces produisant jusqu’à une demi-once d’or sur 125 livres de terre; la troisième est une mince couche de terre qui repose sur ce qu’on appelle le plan. On nomme ainsi un puddingstone mélangé d’argile au-dessous duquel on ne pousse jamais les travaux. C’est là que se trouvent la plus grande quantité d’or et les pépites les plus considérables, et qu’on rencontre les manchas, qui font la fortune du chercheur d’or. Quand le torrent, pendant la saison des pluies, entraîne le sable mélangé de métal, ce dernier plus pesant s’amoncèle dans les creux formés par les inégalités de la roche sur laquelle roulent les eaux et y reste déposé jusqu’à ce que la pioche vienne le découvrir : ces creux se nomment manchas, et il n’est pas rare qu’une moitié ou les deux tiers de ces cavités soient remplis d’or pur.

Les travaux d’exploitation se divisent en trois classes : ceux de playa simple, — ceux de playa de banqueria, — ceux de cocheo. Les premiers s’opèrent au bord de la rivière, sur les terrains d’alluvion, qui souvent sont encore couverts d’eau. On ôte la couche qui recouvre la strate aurifère soit par des travaux manuels, soit en jetant sur ces terrains un fort courant qui entraine la superficie, et met ainsi à nu la couche exploitable. On retire alors toute la couche aurifère, d’où l’on extrait soigneusement toutes les pierres, et on la dispose en tas. Quand une quantité suffisante est accumulée, on la transporte à un canal creusé à cet effet, et donnant passage à un courant d’eau dont la vitesse est calculée de manière à entraîner la terre et à laisser l’or se déposer. Pour empêcher la déperdition de ce métal, on étend au fond du canal une toile sur laquelle on dispose des pierres, dont la partie aiguë est en l’air : l’or, frappant contre ces obstacles, s’arrête entre les pierres, et, deux ou trois fois par jour, on lève la toile et on retire l’or.

Les travaux de banqueria ont lieu tantôt au milieu de la rivière et tantôt sur ses bords. Le terrain exploité présente, immédiatement au-dessous du sable du lit de la rivière, une couche de 6 à 7 mètres, composée d’énormes morceaux de granit. Ces morceaux étant d’une dimension trop considérable pour être extraits comme dans les travaux de playa simple, on est forcé, quand la couche de granit est au milieu de la rivière, de détourner les eaux avant de creuser les puits d’exploitation. Si le granit est sur les bords, on y fore des puits de 20 à 30 vares de diamètre (16 à 24 mètres), que l’on conduit jusqu’au plan. On ouvre alors des galeries qui remontent la déclivité du rocher, et au moyen desquelles on extrait la couche aurifère.

Le terrain de banqueria se décompose en 5 vares (4 mètres) de sable fluvial, — 8 vares (6 mètres 40 cent.) de bancos ou pierres de granit, — 1 demi-pied de venerillo, — 2 vares (1 mètre 60 cent.) de tiquita, pierres anguleuses mêlées d’argile, où on ne trouve pas d’or, — 3 vares (2 mètres 40 cent.) d’argile bleue; — puis enfin se présente le venero, qui repose sur le plan et dont l’épaisseur est très variable, suivant les accidens du rocher qui lui sert de base. La couche de banqueria extraite est disposée en tas et lavée comme celle de la playa simple.

Les travaux de playa et de banqueria se poursuivent seulement pendant la saison sèche, du mois d’avril au mois de septembre, et, même pendant ce temps, il arrive souvent que les orages viennent les interrompre et remplir les puits. Jadis on n’employait à l’épuisement de ces réservoirs que des seaux de cuir mus par des Indiens. Ce moyen coûteux et imparfait a été remplacé depuis cinq ans par la roue hydraulique dont M. Witley a fait la première application ; mais ces machines sont d’une construction imparfaite et ne suffisent ni à préserver les puits d’une infiltration constante, ni à les sécher rapidement lors des pluies d’orage. Avec des machines mieux entendues, on pourrait travailler pendant un bien plus grand espace de temps et avec une économie notable. Du reste, les méthodes d’exploitation usitées en Bolivie ne sont pas nouvelles et ont conservé l’empreinte de l’ignorance des âges primitifs. On a trouvé dans la banqueria de San-Juanito les anciens travaux des Indiens, qui, sous le règne des Incas, travaillaient déjà par puits et galeries, comme on le fait encore aujourd’hui.

Le travail de cocheo ou faldeo est une opération par laquelle on lave les flancs de la montagne. Quand on a reconnu la présence de l’or à la teinte rougeâtre dont il colore le terrain et qu’on a déterminé le point d’où partira le lavage, on creuse un canal dont l’étendue a souvent plusieurs lieues. Toutes les eaux supérieures, souvent même de petites rivières, sont détournées el emprisonnées dans ce canal, qui les conduit à de larges réservoirs. Il faut à partir de là que la pente soit très douce et que les eaux puissent couler lentement, car les plus grandes richesses se trouvent sur les versans mollement arrondis des coteaux, tandis qu’on trouve peu d’or sur les flancs abrupts des montagnes. Le venero et le venerillo recouvrent les pentes des collines, et augmentent d’épaisseur à mesure qu’ils s’éloignent du lit de la rivière jusqu’à ce qu’ils rencontrent la roche primitive. Souvent, dans les playas et le lit de la rivière, ces deux strates ont disparu, emportées par la violence des courans.

Quand une fois les réservoirs sont jugés suffisamment pleins, on lâche les eaux, qui entraînent avec elles tout le terrain supérieur, puis on recueille la couche aurifère, qui subit le même traitement que nous avons vu appliquer aux playas. Le procédé que nous venons de décrire est cependant moins productif que les autres, car il est rare qu’on atteigne le plan, et généralement on n’opère que sur les couches moins riches, telles que le venero et le venerillo. En général, d’ailleurs, les travaux du cocheo s’exécutent sans qu’on ait commencé par reconnaître tous les points où l’extraction pourrait être avantageuse, de telle sorte qu’au lieu de disposer un canal pour une suite d’opérations successives, on ne le creuse que pour un seul lavage. Chaque année, des travaux improductifs viennent ainsi grever inutilement le budget de l’entrepreneur. Le cocheo ne parait pas avoir eu pour but principal d’augmenter les bénéfices des extracteurs, mais seulement d’employer sans perte, pendant la saison des pluies, les Indiens dont les bras sont nécessaires pour travailler les playas et banquerias pendant la saison sèche. La tradition est là, avec ses routines et ses préjugés, que nul ne songe à secouer, et perpétue une exploitation vicieuse dont les moindres améliorations changeraient le rendement. Que l’on compare les méthodes de lavage que nous venons de décrire avec les méthodes employées dans les centres minéralogiques de l’Allemagne, et l’on verra quelle perte énorme subissent les exploitans du Tipuani, par l’ignorance où ils sont de ce qui se passe ailleurs. Il y aurait pourtant un grand parti à tirer de l’intelligence des Indiens qui travaillent dans ces contrées : merveilleux ingénieurs, sans études, sans instrumens, dans un pays accidenté, où chaque ravin suit un niveau différent, ils tracent des canaux qui ont plusieurs lieues de long, coupent des rochers, changent en canaux le lit des ruisseaux, tournent d’immenses montagnes, et arrivent au point désigné avec une précision vraiment digne de l’admiration des hydrographes.

Quoique moins productifs que les travaux des playas, ceux de cocheo ne sont pourtant point à dédaigner. Dans un lavage opéré en 1849 par M. Villamil, on a lavé neuf tonneaux (9,000 kilogrammes) de terre extraits du venero et du venerillo. Le produit a été de 18 onces et 10 drachmes d’or, soit un peu plus de 2 onces par tonneau. Le travail d’extraction et de lavage équivalait à celui d’un homme pendant cent cinquante jours, au prix d’une piastre par jour. Il faut y ajouter les pertes sur les avances faites aux ouvriers, celles sur les outils et autres, évaluées à 50 pour 100, ce qui fait un total dépensé de 225 piastres. La valeur de l’or sur le marché de la Paz étant à cette époque de 17 piastres 4 réaux l’once, on obtenait le résultat suivant :

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Frais d’extraction et de lavage 150 piastres
Avances et pertes de tout genre, 50 pour 100 75
Total dépensé 225 piastres.
18 onces 10 drachmes d’or à 17 piastres 4 réaux l’once 326 piastres.
Bénéfice sur l’opération 101 piastres.

C’est-à-dire près de 45 pour 100 du capital employé. Il est vrai de dire que ces profits sont minimes en comparaison de ceux qu’on recueille dans les playas, quand la fièvre tierce ne sévit pas trop fort et que les orages ne sont pas fréquens. Dans l’année 1846, qui fut regardée comme bonne sous ce rapport, M. Zavalà, pour une dépense de 37,000 piastres (185,000 fr.), a retiré une valeur de 156,000 piastres (780,000 fr.), soit cinq fois son capital. Qu’on juge par là de ce que pourrait faire la science et l’économie européenne appuyées de capitaux suffisans.

Les Indiens qui travaillent aux lavages sont malheureusement souvent exploités par les entrepreneurs. Un administrateur réside à Sorata et se charge de faire les embauchages d’ouvriers. Ceux-ci gagnent 16 piastres pour vingt jours de travail, après lesquels ils s’en vont à cause des fièvres tierces qui les atteignent souvent. En contractant leur engagement, les Indiens se font donner des avances. Il est rare qu’ils reçoivent ces avances en espèces; on les leur donne en marchandises dans un magasin où un compte leur est ouvert, et où ils puisent suivant leurs besoins. Il en résulte presque toujours qu’au bout de la saison l’Indien est débiteur et forcé de contracter un nouvel engagement pour garantie de sa dette. Néanmoins il arrive fréquemment aussi qu’il disparaît avec son avance, et c’est ce qui explique les 50 pour 100 ajoutés aux frais véritables, afin de couvrir ces non-valeurs. On calcule qu’un ouvrier doit rendre une livre d’or par saison pour donner le bénéfice ordinaire. Deux mille Indiens sont occupés sur le cours de la rivière, quand tous les travaux sont en exploitation; mais ce n’est qu’une faible portion qui se trouve ainsi attaquée, et, en doublant le nombre d’hommes employés aujourd’hui, on pourrait travailler pendant vingt années sur le Tipuani seul, qui a une longueur exploitable d’environ cent milles. La playa San-Carlos, formée par une espèce de cirque de collines, est complètement vierge. Pendant une année de travail à Salomon, on a chargé vingt Indiens d’or, c’est-à-dire que chaque homme portait plus de dix quintaux, et la playa est restée vierge en partie, chaque arrobe ou 25 livres de terre donnant 18 livres d’or presque entièrement pur.

Les meilleurs lavages russes donnent un soixante-quatre millième, et les inférieurs un quatre cent millième; à Tipuani, les lavages inférieurs donnent souvent deux millièmes. Et cette rivière, seule exploitée jusqu’à ce jour, n’est pourtant pas l’unique sur laquelle les travaux puissent s’opérer. Le Mapiri, bien plus considérable que le Tipuani, serait bien plus productif : un seul triangle, formé par une sinuosité de la Chalana à Vilaqué, donne une surface de 6,000 vares (4,800 mètres), qu’on peut sécher en coupant un isthme de 80 vares (64 mètres). Tous les affluens qui contribuent à former le Guanay contiennent des richesses analogues, dédaignées ou inconnues jusqu’à ce jour, et baignent des rives propres à toute culture, dont le défrichement assainirait le pays et le délivrerait de ces fièvres qui chassent le travailleur pendant la saison humide. Toutefois il faudrait pour cela que la cordillère ne se dressât pas comme un mur infranchissable, grevant de frais énormes même la production la plus riche, celle de l’or. Pour que les améliorations pussent féconder l’exploitation actuelle et permettre celle des autres rivières, il faudrait qu’une voie nouvelle fût ouverte et rapprochât la Bolivie de l’Europe. C’est ce qui doit immanquablement arriver, grâce à l’expédition scientifique qu’on projette en ce moment : des obstacles existent sans doute et sont d’autant plus difficiles à surmonter qu’il s’agit de traverser des pays inconnus, habités presque tous par des peuplades sauvages. Cependant, chaque jour, les habitans font le voyage du grand Para au Guaporé, ou remontent le Madeira et ses chutes pour venir en canot vendre leur sel aux frontières du Brésil et de la Bolivie. Il est donc permis de croire que la science et l’énergie européenne, mues par l’intérêt si puissant qui s’attache à la colonisation de l’intérieur de l’Amérique, sauront vaincre des obstacles qui n’arrêtent pas des nations à demi barbares. La Californie alors sera moins près de l’Europe que les rives du Tipuani, et pendant que l’or de la Bolivie brillera sur nos marchés, le café des yungas, qui rivalise avec celui de Moka, le cacao, qui vaut celui de Cuba, iront aussi s’échanger dans nos ports et donner la preuve de ce que la civilisation pourrait faire de ce pays.


LEON FAVRE,

Consul-général de France en Bolivie.


V. DE MARS.

  1. On sait qu’une commission s’est formée en France, il y a peu d’années, pour encourager l’étude des antiquités américaines. Une expédition a même été destinée à continuer et à compléter les recherches commencées en 1805 dans l’Amérique du Sud, sous les auspices du roi d’Espagne Charles IV. La Revue des Deux Mondes, toujours préoccupée de s’assurer de nouvelles sources d’informations sur les deux Amériques, s’est mise en rapport avec la commission scientifique américaine, et les renseignemens qu’on noas communique aujourd’hui sur les sables aurifères de la Bolivie ne seront pas sans doute les seuls documens que nous aurons à publier sur les tentatives d’exploration dont cette partie du Nouveau-Monde est en ce moment le théâtre.
  2. Voyez dans la Revue du 1er mars 1851 la Bolivie et le Pérou, par M. de Lavandais. Voyez aussi l’Annuaire des Deux Mondes, p. 998-1011.
  3. Sur ces soixante-sept cours d’eau, vingt-six se jettent dans le Mapiri ; le plus grand nombre se réunissent à la rivière de la Paz, qui se joint elle-même au Béni.