L’Oppression et l’Indigence (Leconte de Lisle)


PARIS, 28 NOVEMBRE.

L’Oppression et l’Indigence.

Entre toutes les plaies qui rongent le corps social, il en est deux plus flagrantes et plus profondes ; l’une engendre l’autre, toutes deux sont mortelles : l’oppression et l’indigence.

L’oppression est vieille dans les annales humaines. Il est loin de nous, le jour où l’homme dit à l’homme : Tes sueurs et ton sang sont à moi ; vis et meurs ! Je me nourrirai de tes larmes et de ta chair. — Il est loin de nous le jour où l’homme dit à la femme : Courbe la tête, toi qui es faible, aime et souffre ; tu me dois tout, et rien ne t’est dû.

Et pourtant ce jour a duré des siècles.

Tantôt le sceptre de fer en main, tantôt docile aux transformations des temps, habilement revêtue du manteau des législateurs, parée de noms vénérés, l’oppression a régné, toujours vivante, toujours inexorable, toujours maîtresse du monde. Elle domptait brutalement l’homme et la femme, aux époques de lutte et de barbarie ; elle marchait alors le front haut et découvert ; tous disaient : C’est elle ! et tous s’accoutumaient à ployer les genoux.

Aux époques de civilisation, c’est-à-dire de ruse, de mensonge, de trahison et de lâche égoïsme, elle a rusé, elle a menti, elle a trahi, elle a tout exploité à son profit, rampante et invisible ; mais elle a régné toujours, elle règne encore.

L’oppression ! c’est vraiment le fléau par excellence, père de l’abrutissement et de la misère. Que de nations fières, à juste titre, d’un passé héroïque et d’immenses services rendus à l’humanité, sont là plongées sous le joug, pieds et poings liés. Que d’illustres victimes sont tombées sous cette force inintelligente ! Et chez les peuples mêmes qui marchent en tête de la civilisation, les plus éclairés et les plus raffinés, que de crimes multipliés par elle, que d’attentats incessants, de tout ordre, de tout degré, sortis de cette source impure !

L’oppression ! c’est le Briarée moderne, aux cent têtes, aux cent bras, aux cent pieds ; sa pensée embrasse tout, sa force lui soumet tout, elle est présente partout. Un dernier moyen de domination lui avait manqué jusqu’ici ; ce moyen elle l’a conquis, et plus rien ne lui peut résister.

Elle a bâti de grands temples pour le dieu nouveau dont elle promulgue les oracles, et les cultes passés ont vu leur gloire pâlir devant cette gloire d’hier. L’argent a détrôné les dieux anciens.

Heureux les prêtres de l’argent, les autocrates du monde civilisé !

Ils disent que la vie des peuples vient d’eux ; mais nous savons qu’elle retourne à eux et qu’ils l’absorbent. Nous les avons vus glaner sur les champs de bataille et s’engraisser du sang et de la chair des nations expirantes ; nous verrons bientôt s’entre-vendre et s’entre-acheter les hommes comme un bétail ; car pourquoi leur puissance s’arrêterait-elle dans ses envahissements ? qui opposera une digue à cette mer, puisque tous tendent aveuglément, par incurie, par lâcheté, par faiblesse, à élargir ce lit démesuré qui bientôt n’aura pour limite que celles du globe ?

C’est l’oppression qui a inauguré le culte du dieu-argent ; c’est elle qui sacrifiera des victimes humaines aux pieds de ses autels. Au dedans de ce temple sont la force et l’impunité ; au-dehors sont la misère et la faim. Elles aussi ont conquis le monde ; le monde des déshérités, des enfants perdus de l’humanité, et c’est la foule immense, c’est l’éternel troupeau des faibles.

La misère et la faim, filles de l’oppression, exécutrices des hautes œuvres du dieu-argent !

Mais, nous dit-on, la pitié, la commisération du riche viennent sans cesse en aide à la misère et à la faim ; la charité guérira ces plaies. Hélas ! quel palliatif a jamais rien guéri ? Nous vous le disons en vérité : l’indigence est comme l’urne sans fond des filles de Danaüs ; un océan d’aumônes y passerait sans y laisser une goutte. Rien, rien ne comblera jamais cet abîme, si ce n’est la justice distributive.

L’aumône, comme moyen suprême, est un crime en principe, car elle ne fait que constater l’éternelle souffrance du pauvre, car elle sanctionne le règne de l’oppression, car elle perpétue la misère et la faim.

La justice, la justice ! tout est là ; hors elle il n’y a rien

Voici que de terribles calamités se sont abattues sur notre pays ; que fera l’aumône à ce malheur immense ? Rien. Que pourront quelques milliers de francs, quand des millions ne suffiraient pas ? L’aumône est vaine, la justice seule peut tout.

Voici l’hiver, voici la disette : que fera l’aumône pour répondre aux derniers soupirs des vieillards que tuent le froid et la faim, aux cris des enfants qui meurent de froid et de faim ? Rien ! rien ! Que le règne de la justice nous arrive et tout est sauvé !

Il y a, dans un coin de l’histoire, une leçon inexorable, touchant l’aumône et l’insuffisance de la commisération du riche.

À l’époque la plus sombre du moyen-âge, une noble dame avait voué sa vie et ses richesses au soulagement des pauvres. Ses plus belles années et sa fortune tout entière s’écoulèrent en aumônes. Elle avait tout donné ; elle n’avait rien guéri. Le désespoir la saisit. Elle convoqua tous ses pauvres dans une église, et s’y brûla avec eux.

Cette histoire contient une vérité : c’est qu’à l’aide de l’aumône on ne sort de la misère que pour entrer dans la mort.

Oppression ! indigence ! fléaux inexorables, tristes fruits des temps mauvais ! vous avez une ennemie plus forte que vous ; elle vient, et le bruit de ses pas frappe déjà vos oreilles. Le sol tremble sous sa marche ; l’air est plein de son souffle ; beaucoup l’ont vue des yeux de l’esprit ; beaucoup l’annoncent du cœur et des lèvres.

Le jour où vous vous trouverez face à face ; vous, la ruse, elle, la franchise ; vous, le mensonge, elle, la vérité ; vous, la force brutale, elle, le droit ; ce jour-là vous aurez vécu, oppression et indigence, vices et plaies d’une société corrompue ; car cette ennemie qui vient, c’est la justice !