L’Opinion publique (Péguy)

L’Opinion publique
La Revue blancheTome XVIII (p. 539-541).
L’OPINION PUBLIQUE

Nous nous sommes demandé la dernière fois ce que c’est que cette « opinion publique » devant laquelle M. Charles Dupuy a contribué à faire évoquer définitivement l’affaire Dreyfus.

Tous les partis se réclament de l’opinion publique ; nous, à qui elle fut si longtemps défavorable, quelle fonction, quelle valeur, quelle autorité lui reconnaissons-nous ?

L’opinion publique est-elle constituée pour nous par l’ensemble du corps électoral agissant politiquement ? Non, car le corps électoral, considéré en son ensemble, peut faire l’injustice comme un individu ; le corps électoral peut avoir des passions, des intérêts, des faveurs, des haines, des vices, des maladies comme un individu ; le corps électoral peut faire l’injustice et dire le mensonge, il peut devenir la dupe ou le complice de l’injustice et du mensonge.

Le corps électoral étant faillible, aucun des organes légalement institués pour exprimer son désir ou sa volonté ne nous semble infaillible ; ni les organes parlementaires, le Sénat ou la Chambre des députés, ni le Gouvernement, ni les organes judiciaires, professionnels ou non, les tribunaux de métier, civils ou militaires, le jury enfin ne nous semblent infaillibles.

Et non plus les organes plus ou moins spontanément constitués pour exprimer le désir ou la volonté de ce corps électoral, ni les manifestations de la rue, ni les manifestations de la presse ne nous semblent infaillibles.

Nous ne commettrons donc pas cette inconséquence de nous en prendre à l’opinion publique, comme ayant par elle-même une valeur mauvaise quand elle nous est contraire, et de nous référer à l’opinion publique, comme ayant par elle-même une valeur, quand elle nous est devenue favorable ; nous ne dirons pas avec un ancien rhéteur bourgeois qu’il y a le peuple et la foule, que le peuple est en haut et la foule est en bas ; nous ne commettrons pas cette inconséquence de déclarer que nous avions évidemment raison puisque nous étions communément condamnés par les tribunaux petits, moyens et grands, puisqu’un jury de bourgeois condamnait honteusement Émile Zola, et qu’à présent nous avons non moins évidemment raison puisqu’un Iribunal suprême nous a rendu justice, puisqu’un jury de citoyens a cordialement acquitté Urbain Gohier et son éditeur, et en leurs personnes la presse révisionuiste, particulièrement l’Aurore et cette Revue blanche.

Nous ne commettrons pas cette inconséquence ; nous ne nommerons pas bourgeois les jurés qui nous condamnèrent et citoyens les jurés qui nous acquittèrent. Nous dirons :

« Nous étions les défenseurs de la justice et de la vérité ; à aucun moment cette justice et cette vérité ne fut altérée parce que les tribunaux professionnels et les tribunaux non professionnels la persécutaient ; à aucun moment la justice et la vérité n’en fut diminuée à nos yeux ; à présent donc elle n’est pas agrandie, elle n’est pas honorée parce que la Chambre criminelle de la Cour de Cassation et le jury parisien lui ont rendu hommage. »

Est-ce à dire que nous ne soyons pas heureux de ce progrès ? Nous en sommes heureux profondément, intimement, non pas orgueilleusement ; nous ne sommes pas heureux d’être devenus les plus forts après avoir été si longtemps les plus faibles ; cela serait du talion, et ainsi cela ne serait qu’une contrefaçon de la justice.

Nous ne croyons pas du tout que tant d’adhésions considérables aient authentiqué la vérité, aient justifié la justice ; la vérité n’avait pas besoin d’être authentiquée, puisqu’elle était authentique ; la justice n’avait pas besoin d’être justifiée, puisqu’elle était la justice ; mais nous sommes heureux de ce qu’un grand nombre de nos concitoyens ont reconnu la justice et reconnu la vérité.

Il en est de cette vérité historique ainsi que de toutes les vérités scientifiques ; les lois de la nature par exemple étaient les lois de la nature avant qu’on les eût découvertes ; elles étaient les lois de la nature quand, découvertes par des savants, l’Église ou la science officielle ou le peuple ne les reconnaissaient pas ; mais ce n’en fut pas moins un événement décisif dans l’histoire des sciences et de l’humanité que la reconnaissance et l’adoption par cette humanité des découvertes scientifiques.

Pareillement la valeur intrinsèque de la vérité historique n’est pas augmentée par l’adhésion des multitudes, par la prétendue sanction des autorités ; mais la valeur extrinsèque, la valeur d’enseignement de cette vérité est puissamment augmentée quand les foules et les grands lui font bon accueil.

Nous nous réjouissons pour cela ; nous nous réjouissons aussi pensant à tous ces hommes qui étaient des ouvriers d’erreur, et qui sont devenus joyeusement des ouvriers de vérité.

Ce fut le sentiment abondant de cette quinzaine : la joie, la joie sincère, naturelle, publique ; on échappait à la tyrannie des malades, criminels ou fous ; on allait recommencer la simple vie publique honnête et libre, en attendant les fécondes révolutions.

Aussi les très remarquables discours de Me Albert Clemenceau et de Me Morel ne furent-ils pas vraiment des plaidoyers pour des accusés, mais bien plutôt des démonstrations éloquentes pour donner connaissance à un public bienveillant de vérités incontestables ; le public fit bon accueil à ces vérités ; le jury acquitta facilement, bienveillamment, comme si l’acquittement devait aller de soi.

Le public applaudit vigoureusement, joyeusement, on cria « Vive la République » en manière de fête et non plus pour la nécessité du ralliement.

Ce fut vraiment, comme l’a dit Me Morel, la fin de la « terreur tricolore ».

Cette opinion publique ainsi réveillée, redevenue saine, simple, vivace, n’en restera pas là. De même que la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, née de l’affaire Dreyfus, a déjà commencé à travailler pour d’autres réparations individuelles dues, ainsi l’opinion publique française, réveillée par l’affaire Dreyfus, va se trouver forte et vivante pour travailler à la réparation des injustices collectives, des injustices nationales. Dès à présent une politique étrangère sournoise comme l’était celle de M. Hanotaux est devenue impossible.

Dès à présent nous sommes assurés que cette opinion publique ne restera pas indifférente à ce coup d’État perpétré par le gouvernement du tsar sur les libertés politiques de la Finlande ; on sait que le gouvernement du tsar veut russifier l’armée finlandaise, décider de toutes les affaires communes à la Finlande et à la Russie, et, admirez bien ceci, décider quelles sont les affaires communes à la Finlande et à la Russie : on livrerait ainsi des libertés politiques nationales à un gouvernement étranger ; on livrerait la culture occidentale ; l’opinion européenne, plus que toute autre l’opinion publique française ne peut se désintéresser d’un tel débat, se refuser à une telle défense ; elle doit commencer par en appeler au tsar mieux informé, s’il est vrai, comme on nous l’affirme, que le tsar ait été circonvenu par des intrigues panslavistes.

Charles Péguy