Éditions Jules Tallandier (p. 13-50).


II


Un après-midi, Odon quitta son vieux château féodal de Montluzac, où il était arrivé l’avant-veille, et prit en automobile la direction de Capdeuilles. Il ne connaissait pas cette demeure, bâtie sous le règne de Louis XV par un Salvagnes de la branche cadette. Des divergences d’opinions politiques — les Salvagnes de Capdeuilles étaient bonapartistes et les Salvagnes de Montluzac monarchistes — avaient séparé depuis un siècle ces deux branches de la noble famille. Le père d’Odon s’étant rencontré à Paris avec Olivier de Capdeuilles, dans les salons mondains et les lieux de plaisir, il s’ensuivit entre eux quelques relations, d’ailleurs assez cérémonieuses. M. de Capdeuilles, à cette époque, dépensait brillamment les restes d’une fortune déjà fort entamée par ses ascendants. Puis il disparut de la scène parisienne. M. de Montluzac apprit qu’il s’était retiré dans son domaine périgourdin, et ne s’en occupa plus, trop pris lui-même dans l’engrenage mondain pour se soucier d’un parent appauvri, et relativement peu connu.

Étant données ces relations dénuées d’intimité entre son père et le châtelain de Capdeuilles, Odon trouvait assez justement singulière la requête du vieillard. Mais cette singularité même constituait un attrait pour son esprit blasé, et l’avait incité à ce voyage qui dérangeait cependant quelque peu ses projets — ce que son égoïsme se refusait d’accepter à l’ordinaire.

Laissant de côté le village entouré de châtaigniers, l’automobile, sur les indications d’un paysan, s’engagea sur une route bordée de chênes, qui desservait le château. Route abominable, d’ailleurs. Les ornières y abondaient et, si bien suspendue que fût la berline de voyage, Odon se trouvait terriblement secoué.

« Mais ce chemin est abandonné depuis des années ! » songea-t-il.

Le chauffeur stoppa enfin devant une grille rouillée, encastrée entre deux murs hauts et croulants sur lesquels s’acharnaient les feuillages parasites. Odon descendit et s’approcha. De chaque côté de la grille, et parallèlement au mur, de vieux ormes s’alignaient, en trois rangées. En face, une allée d’eau s’étendait entre des restes de plates-bandes envahies par une végétation folle, qui couvrait aussi les deux allées longeant des charmilles revenues à l’état sauvage. Au fond de la perspective, dans la lumière légère d’octobre, se dressait un petit château du dix-huitième siècle. Le coup d’œil expérimenté de M. de Montluzac le jugea aussitôt : « Un pur bijou du temps. Mais s’il est aussi bien entretenu que ce jardin !… »

Il ouvrit la petite porte et entra. Sans se presser, il s’engagea en pleine herbe, le long de l’allée d’eau. De près, l’abandon lui apparut plus complet encore. Tout, ici, depuis des années, devait être laissé aux caprices de la nature et aux bons soins des intempéries. Comme il avait extraordinairement plu cet été là, l’herbe avait levé avec abondance, et rien n’échappait à son envahissement. L’eau elle-même, l’étroite bande d’eau aux sombres luisances d’étain disparaissait presque en certains points sous la poussée folle des longues tiges souples, courbées vers elle, plongeant dans l’onde immobile.

Tout au bout de l’allée d’eau, dans un inextricable fouillis de parasites qui laissaient deviner vaguement la forme presque disparue d’une pelouse oblongue, se dressait une statue de faune. Le petit dieu moqueur était devenu d’un vert noirâtre, et son visage n’avait plus de forme. Mais il étendait toujours sa main droite en un geste folâtre et malicieux, qui semblait d’une ironie cruelle devant cette désolation des choses.

Puis une cour s’étendait — couverte d’herbe, elle aussi. Et Odon vit de près le château. Là encore, la ruine avait travaillé. De loin, on ne distinguait que les lignes élégantes, la parfaite ordonnance des proportions, l’harmonieuse beauté de l’ensemble. Mais rien ne pouvait faire illusion maintenant à M. de Montluzac. Il remarquait les crevasses innombrables, les cannelures légères des pilastres qui s’émiettaient, et, dans les hautes fenêtres cintrées ouvrant de plain-pied sur une large marche de pierre moisie, les petites vitres verdâtres brisées, remplacées par du papier.

Il songea : « Mais c’est la ruine !… la ruine complète ! »

Maintenant, il ne faisait plus de doute pour lui que M. de Capdeuilles l’eût appelé dans le but de solliciter une aide pécuniaire. Et pour le persuader plus aisément, il avait voulu qu’il vînt constater par lui-même la misère de Capdeuilles.

Toutes les fenêtres, sur cette façade, étaient closes. Des volets jadis blancs, dont le bois se fendait, fermaient la porte. En voyant près de celle-ci des touffes d’ortie nées entre le mur et la marche qui se disjoignaient, Odon pensa : « Voilà bien longtemps que ceci ne s’est ouvert. L’entrée habituelle doit être ailleurs ».

Il contourna le château. Sur le côté, deux escaliers aux marches brisées, aux rampes forgées couvertes de rouille, conduisaient à deux petites terrasses. Le terrain descendait. L’une des terrasses tournait, se continuait tout le long de l’autre façade. Celle-ci apparut à Odon aussi dégradée et aussi close — sauf toutefois qu’aucun volet ne fermait la porte à petits carreaux, près de laquelle un vieux chien dormait.

— Un vrai château enchanté, « murmura M. de Montluzac. » Qui sait ! peut-être tous ses habitants font-ils comme ce brave chien, et vais-je avoir l’honneur de réveiller une Belle au bois dormant.

Cette aventure l’égayait. Il résolut, avant d’aller frapper à la porte, de faire la visite des jardins abandonnés qui s’étendaient devant lui, à la suite d’un bassin ovale au bord de pierre verdie et brisée.

Ils avaient été superbes, ces jardins à la française. On le devinait au tracé des parterres encore visible sous l’enchevêtrement des ronces, des plantes redevenues sauvages, des longues graminées qui se fanaient. Des bordures de buis, il ne restait plus que quelques débris jaunissants. Les arbustes, échevelés, mêlaient leur feuillage mourant à la verdure perpétuelle des ifs, échappés à la stricte discipline de jadis, et qui s’émancipaient de toute l’ardeur de leur sève. Quelques fleurs d’automne, demi-sauvages, rappelaient qu’ici des jardiniers habiles avaient planté, semé, et que ces parterres avaient connu la vivante féerie des couleurs caressées par le soleil, la grâce légère des corolles que le vent balance en encensoir, et toute l’ordonnance sobre, harmonieusement mesurée, du vieux génie français.

Dans deux petits bassins ronds, verdis par la mousse tenace, l’eau stagnait, parsemée de feuilles mortes échappées aux arbres environnants. Des statues, des bustes se dressaient, couverts d’une lèpre noire, avec un visage sans nez, aux yeux caves, avec des bras sans main… Et dans les bosquets voisins, sous les arbres jaunissants, Odon découvrit encore de ces petits bassins aux eaux verdâtres, de ces statues mutilées, sur lesquelles tombaient la mélancolique jonchée d’automne et le fruit lourd des marronniers.

De la terre mouillée, des premières couches de feuilles qui se décomposaient, de l’eau sans vie des bassins, montait une odeur molle, humide, de moisissure et de mort. Sous les frondaisons épaisses des vieux arbres, le jour restait sans lumière, avec une teinte verdâtre de sépulcre. Odon eut un frisson léger. Il sentit venir la grande tristesse qui l’étreignait parfois, à certaines heures de son existence. L’homme adulé, le mondain sceptique, le grand seigneur opulent dont toutes les fantaisies faisaient loi, avait son secret de souffrance. Bien peu le soupçonnaient. On savait seulement qu’il avait perdu, dix ans auparavant, un frère jumeau — sa seule affection. Car sa mère était morte toute jeune, et son père n’avait été pour lui qu’un camarade charmant et léger, peu soucieux d’étudier et de comprendre l’âme fermée du garçonnet orgueilleux, du jeune homme ardent et volontaire qui disait de lui-même : « Personne ne me connaît… pas même Bernard. »

Bernard était son frère. Ils s’étaient profondément aimés, en dépit d’une différence complète de caractère. Odon dominait Bernard, plus faible, moralement et physiquement, d’intelligence moindre et de sensibilité presque maladive. Au cours d’un voyage en Italie, ce dernier mourut à vingt-cinq ans, de façon mystérieuse. Il fut trouvé étendu au bas d’un roc. Suicide ? Accident ? Les deux hypothèses eurent cours. La seconde fut adoptée par la famille, l’autre ne se chuchota plus qu’en secret, lorsqu’on rappelait que Bernard de Salvagnes, marié depuis un an à une cantatrice hongroise dont il était passionnément épris, venait d’être abandonné par elle quelques mois avant le tragique événement.

Personne ne connut la pensée d’Odon sur ce sujet. Pendant deux ans, il voyagea. Entre temps, son père mourut. Il vint assister à ses derniers moments, qui furent plus édifiants que sa vie, le vieux fonds de morale chrétienne et de remords salutaire se réveillant tardivement. Toutes les affaires réglées, Odon repartit. Puis, son temps de deuil écoulé, on le revit à Paris, très élégant, très mondain, en pleine possession d’une intelligence souple et profonde, d’un esprit finement ironique et d’une puissance de séduction qu’il n’ignorait pas, loin de là. Depuis lors, il était devenu l’une des personnalités les plus en vue du monde de la haute élégance, tandis que ses études historiques lui faisaient, dans la littérature, un nom chaque jour plus apprécié.

Personne — pas même son aïeule, ni les vieux cousins Alban et Loyse, parents pauvres qu’il hébergeait sous son toit — personne ne pouvait se vanter d’avoir vu triste le marquis de Montluzac. Odon cachait jalousement ce coin de son âme où la souffrance se renfermait, âpre et profonde. Quand il était loin de tout regard, seulement, sa physionomie changeait, comme à cet instant où l’ironie habituelle s’en détachait pour laisser toute la mélancolie environnante se répandre dans les yeux ardents, qui s’assombrissaient.

Il murmura d’une voix sourde, avec une sorte de passion âpre :

— La mort… la mort partout. Elle m’a pris mon frère, la maudite… Ou plutôt, n’est-ce pas la vie, l’amour qui l’ont tué d’abord, par leurs désillusions atroces ? Quand la mort est venue, elle a parachevé leur œuvre, voilà tout.

Un sec petit bruit de chute traversa le silence. Un marron se détachait, frappait une branche d’arbre, tombait sur un banc de pierre noirâtre et de là sur le sol mou, près d’Odon.

M. de Montluzac quitta l’ombre des arbres. À la lumière, il respira mieux. L’étreinte douloureuse se desserra. Il flâna un instant à travers la végétation sauvage, alla examiner de près un Cupidon de bronze sur le corps duquel s’étendaient de longues traînées de vert-de-gris. Tandis qu’il le considérait, un sourire mauvais crispa ses lèvres, sous la moustache d’un blond foncé.

— Tu as fait mourir Bernard, petit dieu maudit. Mais moi, je te méprise, et je ne souffrirai jamais par toi.

Il s’engagea dans une allée herbeuse, où l’ombre lui apparaissait abondamment semée de lumière. Ici, dans les bosquets, la cognée avait fait de nombreuses trouées. Presque au ras du sol, l’aubier sectionné, bruni maintenant, se dissimulait sous les ronces, comme cherchant à voiler sa mutilation. Un peu plus loin, il était tout frais encore, d’un blanc crémeux. Odon pensa : « C’est un crime d’abattre ces vieux arbres magnifiques. S’il faut de l’argent pour éviter cela, j’en donnerai. Je les lui achèterai même, pourvu qu’il les laisse sur pied. »

L’allée descendait sensiblement. En atteignant l’extrémité, Odon vit qu’elle aboutissait à un petit étang.

Après toutes ces eaux mortes dans leurs bassins ruinés, il éprouva une sensation de vif plaisir devant celle-ci, bien vivante, qui semblait frémir de joie sous la tiède caresse du soleil. Des arbres l’entouraient, laissant libre une petite berge, et leur ombre légère s’étendait sur une partie de l’étang, qui semblait d’un noir profond ; l’autre restait lumineuse, animée par des myriades de moustiques et de moucherons qui dansaient dans la clarté leur sarabande interminable. De temps à autre, le saut d’une carpe soulevait l’eau tranquille. De longues herbes aquatiques tremblaient parmi les rides légères de l’eau verte et dorée, sur laquelle des nénuphars, roses et jaunes, étendaient leurs feuilles stagnantes et dressaient leurs corolles immobiles.

« Un délicieux petit coin », pensa Odon.

Il avança un peu. Les feuilles, rousses et jaune pâle, échappées aux branches d’où la sève s’évadait, voltigeaient autour de lui comme de lents papillons. Il en saisit une au passage, la pétrit d’un doigt souple et la rejeta, petite chose méconnaissable. L’herbe était couverte de ces mortes, et dans la fraîche douceur de l’air passait la senteur des mille petites existences végétales qui finissaient.

Odon s’arrêta tout à coup. À quelques pas de lui, une enfant était étendue, dans une pose modeste et charmante, la tête contre son bras nu replié et appuyé à un petit monticule herbeux. Son visage aux traits délicats, satiné comme la corolle d’une fleur, se rosait sous l’influence de quelque émotion mystérieuse, qui faisait aussi trembler et sourire les petites lèvres d’un dessin très pur, et palpiter les longs cils presque bruns. Toute sa personne semblait d’une finesse ravissante. Elle était vêtue d’une robe en simple toile de Vichy, fort passée, d’une forme enfantine. Mais bien plus que de cette tenue presque pauvre, Odon fut frappé de sa coiffure. Elle avait d’admirables cheveux blonds teintés de roux, largement et très naturellement ondulés, qui glissaient sur son épaule en une grosse natte à demi défaite. Et ces cheveux disparaissaient presque sous des nénuphars formant couronne, tombant le long du visage, jusqu’au petit cou blanc de ligne si harmonieuse.

Odon murmura :

— Mais c’est l’ondine de ces lieux !… la plus ravissante ondine qu’on puisse rêver. Enfant, ou jeune fille ? Elle a quinze ans, seize ans au plus… À quoi pense-t-elle, avec son sourire heureux ? Peut-être déjà à de futurs triomphes de coquette. Depuis Ève, elles sont ainsi, presque toutes.

Son regard se durcit, pesa lourdement sur l’enfant endormie. Il fit un mouvement pour s’éloigner, puis se détourna pour la considérer encore. La respiration entr’ouvrait doucement ses lèvres, qui souriaient toujours au rêve mystérieux. Puis le petit bras blanc, découvert par la manche de toile relevée, bougea un peu, la tête se souleva, les paupières s’ouvrirent. Deux grands yeux d’un vert d’eau profonde, deux yeux de femme, ardents et radieux, s’attachèrent sur Odon, l’espace d’une seconde. Et l’inconnue, souriant toujours, dit d’un ton de joie douce :

— Ah ! vous voilà !

Puis elle rougit, « ses cils s’abaissèrent. Pendant un court moment, elle resta immobile… Et voici qu’un rire clair, doux et joyeux, s’échappa de ses lèvres. Son regard se leva de nouveau sur Odon. Et les merveilleuses prunelles aux reflets d’eau vive riaient aussi, avec un regard pur et franc qui était celui d’une petite fille très simple et très gaie.

— Oh ! que c’est singulier !

— Qu’est-ce qui est singulier, petite ondine ? demanda Odon.

Lui aussi riait, gagné par la contagion de cette gaieté d’enfant dont il ne comprenait pas le motif.

— Ondine ?… Vous m’appelez ondine ? Oh ! c’est complet !

Elle se souleva, se mit debout si vivement que M. de Montluzac n’eut pas le temps de lui offrir son aide.

— Figurez-vous que… Vous êtes le cousin qu’attend grand-père, n’est-ce pas ?

— Odon de Montluzac, oui, mademoiselle… ou ma cousine ?

— Votre cousine, Roselyne de Salvagnes.

— Roselyne ?… Un nom délicieux.

Elle dit d’un air content :

— Vous trouvez ? Moi aussi, j’aime bien mon nom… Mais il faut que je vous raconte mon rêve, pour expliquer ce rire qui n’était pas tout à fait poli…

— Oh ! je vous assure !…

Elle secoua la tête. Une gaieté irrésistible dansait dans ses yeux.

— Vous êtes très bon de n’être pas froissé… Donc, la légende raconte qu’au fond de cet étang habitait, au temps jadis, une ondine très belle. Elle s’ennuyait dans son palais de cristal, et souvent, elle venait s’étendre sur la berge dans l’espoir de voir apparaître quelque humain dont la vue la distrairait. Un jour survint le jeune seigneur de Capdeuilles. Il l’emmena avec lui et l’épousa. Mais l’ondine regrettait son palais d’eau… Et un matin, elle quitta la demeure de son mari, s’enfuit et disparut dans l’étang, d’où les supplications du sire de Capdeuilles ne purent jamais la faire sortir.

Odon murmura ironiquement :

— Elle était femme, c’est tout dire.

Mais les mots dépassèrent à peine ses lèvres, devant le regard de candeur levé sur lui.

Roselyne continua :

— Quand j’étais toute petite fille, notre vieille servante me racontait souvent cette légende. Mon imagination s’en trouvait vivement frappée, et l’un de mes plus grands amusements était de jouer à l’ondine. J’ai continué plus tard… Oui, même maintenant, je cueille encore quelquefois des nénuphars et des herbes aquatiques pour m’en parer et je m’assieds près de l’étang en essayant de me figurer le palais d’eau de la belle ondine.

Elle avait un tout petit sourire des yeux, du coin des lèvres, très jeune, et délicieux.

— … Aujourd’hui, voilà que je me suis endormie ici, car j’étais très fatiguée. Et j’ai rêvé que j’étais vraiment l’ondine, que j’attendais quelqu’un, comme elle… En m’éveillant, je vous ai vu devant moi. Croyant continuer mon rêve, j’ai dit : « Ah ! vous voilà ! »… Puis aussitôt, j’ai compris que vous deviez être ce cousin, M. de Montluzac, à qui grand-père m’a fait adresser une lettre. Alors je n’ai pu m’empêcher de rire, en pensant que je vous avais pris pour le mystérieux inconnu qu’attendait l’ondine, et aussi en me disant que je devais vous paraître bien singulière.

Personne, mieux qu’Odon, n’était documenté sur la coquetterie féminine, étudiée par lui dans tous ses replis avec une psychologie aiguisée, cruellement subtile. Dans le simple geste d’une femme vue pour la première fois, ou même seulement rencontrée au passage, il la découvrait. Sur une physionomie, elle lui échappait moins encore. Mais cette fois, il la chercha en vain dans le regard pur et gai attaché sur lui.

— J’ai été surpris, mais non choqué, ma cousine. Rassurez-vous à ce sujet.

— Oh ! j’ai bien vu que vous n’étiez pas fâché ! Vos yeux souriaient en me regardant.

Elle leva les bras, et commença d’enlever les nénuphars.

— Quel dommage ! dit Odon. Petite ondine, conservez votre parure aquatique !

Elle le regarda ingénument.

— Mais je le veux bien, si cela vous fait plaisir. Grand-père aime beaucoup aussi me voir avec ces fleurs. Il m’appelle comme vous « petite ondine »… Comment l’avez-vous trouvé, mon pauvre grand-père ?

Subitement, la délicieuse physionomie devenait grave, et le vert profond des yeux s’assombrissait sous un voile de tristesse.

— Je dois vous avouer, ma cousine, que je suis venu directement de ce côté, sans entrer au château. J’ai cédé là à une tentation de flânerie dont je ne me repens pas, puisque j’ai rencontré ici la fée des eaux… Mais M. de Capdeuilles est-il malade ?

— Voilà six ans qu’il ne quitte plus son fauteuil… Et il souffre tant parfois ! Cette nuit, j’ai dû passer trois heures près de lui, pour essayer de le soulager.

C’était là, sans doute, l’explication de ce petit cerne bleuâtre que M. de Montluzac remarquait sous ses yeux.

— … Voulez-vous que je vous conduise près de lui, mon cousin ? Je crois qu’il vous attend avec impatience.

Ils prirent ensemble la direction du château. Du coin de l’œil, Odon regardait la lumière danser sur les cheveux de Roselyne, et sur la blancheur délicate de son visage. La jeune fille disait :

— Vous avez vu notre pauvre jardin ? Il a dû être bien beau, autrefois.

— En effet, ses vestiges le démontrent.

Roselyne soupira en murmurant :

— C’est un chagrin très fort pour grand-père. Ils passèrent près des petits bassins d’eau morte, sur lesquels la brise éparpillait les feuilles jaunies. La façade du château s’étendait devant eux, élégante de lignes, ravagée par les intempéries. Sur la terrasse, dont la balustrade forgée était devenue d’un rouge brun de rouille, le vieux chien dormait toujours. Roselyne expliqua :

— Le pauvre Mic-Mac est un peu aveugle et sourd. Il ne quitte plus guère cette place, ou la chambre de grand-père.

Quand la jeune fille eut ouvert la porte vitrée de la terrasse, Odon, dès le vestibule, constata un délabrement intérieur répondant à celui de l’extérieur. Elle avait dû cependant être superbe autrefois, cette grande antichambre pavée de marbre blanc à encadrement rouge, avec son plafond en voûte orné de peintures, et l’escalier qui se développait au fond, garni d’une rampe forgée d’un beau travail. Mais les lambris n’avaient plus de couleur, les peintures du plafond s’écaillaient, plusieurs des larges marches de pierre, de si belle allure, apparaissaient brisées.

M. de Montluzac eut quelques minutes pour faire cet examen, car Roselyne le pria d’attendre qu’elle eût prévenu son grand-père. Elle reparut bientôt, et l’introduisit dans une grande pièce à trois fenêtres, qui sembla dès l’abord à Odon fort succinctement meublée. Un homme, assis près d’une petite table ronde, tourna vers M. de Montluzac son mince visage flétri. En quelques mots, il le remercia d’avoir répondu à son appel. Puis il dit à Roselyne :

— Apporte-nous dans un quart d’heure quelques rafraîchissements, mon enfant.

Quand la jeune fille eut disparu, il attacha sur Odon son regard las de malade.

— Vous devez me trouver bien indiscret, mon cousin ? Vous faire venir ainsi, de Paris !…

— C’est peu de chose, je vous assure. J’en ai profité pour jeter un coup d’œil à Montluzac… Et vraiment je suis charmé de connaître Capdeuilles et ses habitants.

— Vous êtes très aimable de me le dire.

Pensivement, M. de Capdeuilles considérait son jeune parent. Il fit observer :

— Vous ne ressemblez pas du tout à votre père.

— Non, aucunement, ni au physique, ni au moral.

— Vous menez cependant comme lui la grande vie mondaine ?

— En effet. Mais ce n’est qu’une face de mon existence — je dirais mieux : une façade. En réalité, les voyages, les travaux littéraires, les études archéologiques auxquelles je m’adonne avec un vieux cousin de ma mère, le comte Alban d’Orsy, sont le grand intérêt de ma vie.

— Vous avez raison. Je sais par expérience ce que nous laisse de remords une existence vide, imbécile, où le jeu, les plaisirs, la vanité sotte ont eu trop large part.

Les traits amaigris se tiraient, les lèvres s’abaissaient avec un tremblement sénile. De près, le visage du vieillard apparaissait ravagé, d’une pâleur blafarde, avec deux yeux sans vie, tristes et inquiets.

D’une voix lente, M. de Capdeuilles continuait :

— La fin arrive, et l’on ne voit derrière soi que des fautes. On aperçoit sa propre ruine morale, celle d’autrui, dont on fut cause, et l’on constate aussi des ruines matérielles… Tel est le cas ici. Vous avez pu vous en rendre compte dès l’abord. Lorsque, dépouillé par le jeu, je me suis enfin réfugié à Capdeuilles, le domaine était déjà négligé depuis des années. Je n’avais d’argent que pour mes plaisirs et je laissais à l’abandon la vieille demeure cependant très aimée. Pour payer de lourdes dettes, je dus vendre toutes les terres, peu à peu. Bientôt, il ne me resta plus que le château et les jardins. Vous avez vu dans quel état ils sont. Pour vivre, je dois faire abattre des arbres, chaque année — de ces vieux arbres qui sont la plus belle parure de Capdeuilles.

— Oui, j’ai remarqué ces coupes. C’est, en effet, bien grand dommage.

— J’éprouve chaque fois une souffrance en donnant cet ordre. Mais il faut vivre — et surtout faire vivre ma petite-fille. Roselyne est la fille unique de mon fils, mort à vingt-quatre ans après une année de mariage. Sa femme, une très noble et très pauvre Irlandaise qu’il avait épousée un peu malgré moi, ne lui survécut guère. Ce fut à ce moment que je quittai le monde et m’enfermai ici. J’avais cinquante ans, ma santé chancelait. J’essayai de la culture, mais, sans expérience, j’y perdis une partie du peu d’argent qui me restait. Alors je m’endormis dans l’inaction. Je laissai couler le temps, grandir ma petite Roselyne, la seule joie pure de mon existence. Mais il y a quelques mois, une recrudescence de la maladie dont je souffre depuis des années, la menace d’une mort subite, peut-être prochaine, vinrent me réveiller de cet assoupissement égoïste. Je songeai avec épouvante qu’après moi, cette enfant très chère resterait sans ressources. Car le château est hypothéqué pour trente mille francs. Or, en dehors de lui, je n’ai plus rien.

Odon murmura :

— En effet, je comprends votre tourment.

Il regardait avec un mélange de pitié et de mépris cet homme, jadis jouisseur sans scrupules, oublieux de tous ses devoirs d’époux et de père, puis plus tard s’endormant dans une lâche inertie, alors que près de lui poussait une petite plante charmante dont il devait préparer l’avenir. Mais, si peu sensible que fût M. de Montluzac, l’émotion qui agitait visiblement ce vieillard lui causa une impression pénible, et, comprenant quel en était le motif, désireux de ménager l’amour-propre de M. de Capdeuilles, il ajouta aussitôt :

— Je serais très heureux, mon cousin, que vous vouliez bien user de moi pour vous être utile.

La main maigre de M. de Capdeuilles s’étendit et se posa sur celle d’Odon.

— Je vous remercie, mon enfant. C’est, en effet, une requête de ce genre que j’ai à vous adresser. Vous comprenez combien cela m’est dur. Mais je l’accepte comme expiation de mes torts nombreux… Voici ce que j’ose vous demander : voulez-vous acheter Capdeuilles, le vieux domaine qui fut toujours aux Salvagnes ? Il ne tomberait pas ainsi entre des mains étrangères, et puisque je n’ai pu le conserver pour ma petite-fille, j’aurais au moins la consolation de penser qu’il appartient à un descendant d’Odon de Salvagnes, notre commun ancêtre.

M. de Montluzac réfléchit un court instant, les yeux fixés sur une fenêtre dont les petits carreaux s’éclairaient dans le soleil couchant.

— Je ne vois aucune impossibilité à cela. Vous me direz votre prix, qui sera le mien.

Un furtif sourire éclaira le regard morne du vieillard.

— Ah ! Montluzac, Montluzac, vous êtes bien de votre race ! Les idées modernes n’ont pu vous enlever la générosité chevaleresque que vous tenez de vos aïeux. Mais il ne me conviendrait pas d’en abuser. Capdeuilles, tel qu’il est aujourd’hui, vaut à peine soixante mille francs.

— Cela dépend. À mes yeux, cette demeure a une valeur considérable. Restaurée, les jardins remis en état, elle redeviendra ce qu’elle était autrefois.

— Oui, mais pour le moment elle n’est qu’une ruine lamentable, où vous aurez tout à refaire. Je n’accepterai que soixante mille francs.

— Que restera-t-il pour votre petite-fille, une fois les hypothèques payées ? Trente mille francs ? Ce n’est pas suffisant, cependant, pour lui permettre de vivre ?

— Non. Mais elle pourrait employer ce petit capital à acquérir un moyen de travail. Elle est très musicienne, et sa voix est ravissante. Un ancien professeur de Paris, une femme très remarquable de toutes façons, qui s’est retirée dans notre petit village à la suite de grands chagrins, et qui a enseigné la musique à Roselyne, assure qu’elle est admirablement douée. Dans quelques années, après avoir suivi les conseils d’un très bon professeur, elle pourrait elle-même donner des leçons.

Odon ne put retenir un sourire.

— En vérité, je ne m’imagine pas dans un tel rôle cette délicieuse fillette !

M. de Capdeuilles secoua la tête.

— Moi non plus, je vous l’avoue. Ma petite Roselyne, si enfant, qui ignore tout de la vie…

— Ignorance charmante… et dangereuse.

— Vous avez raison. Mais cette candeur semblait chose exquise à un vieux pécheur comme moi… Et puis, en dépit de ses dix-sept ans, je ne puis me figurer que ma Roselyne soit une jeune fille. Cependant, quand je l’aurai quittée, elle sera seule pour marcher à travers la vie. Je ne connais personne à qui j’oserais confier cette précieuse tutelle, en dehors de notre vieux curé. Mais il a quatre-vingts ans. Et si Roselyne veut travailler, il faut qu’elle quitte ce pays, qu’elle aille dans une ville… La voyez-vous, ma petite ondine, avec son âme d’ange et ses ignorances d’enfant, exposée à tous les dangers de la solitude ? Non, c’est impossible !

— Je suis de votre avis. Mais le problème me paraît difficile à résoudre, étant donnés surtout les moyens restreints dont elle disposerait, si vous persistiez à ne pas me laisser estimer Capdeuilles à mon idée.

Le vieillard détourna les yeux en murmurant :

— Ce serait une aumône déguisée.

— Il n’est pas question d’aumône entre nous. Vous disparu, je deviens le chef de la famille, le seul parent de votre petite-fille. Il serait donc très logique que je l’aide pécuniairement, puisque, vu mon âge et ma position de célibataire, je ne pourrais le faire d’autre manière.

M. de Capdeuilles considéra un moment le beau visage fier. Sa main s’étendit, et saisit celle d’Odon, qu’elle serra longuement.

— Merci, mon enfant. J’accepte cette aide, au nom de ma petite Roselyne. Elle pourra ainsi attendre, dans un couvent, dans une bonne pension de famille, que l’âge lui donne un peu d’expérience, un peu de poids, avant de tenter le professorat. Puis, avec une dot, le mariage lui deviendra possible — d’autant mieux qu’elle sera une femme adorablement séduisante.

— Oui… mais elle ne le sera jamais autant qu’aujourd’hui, dans sa grâce toute simple d’enfant ignorante.

— Elle est une vraie petite fille, en effet… Et si gaie, en dépit de cette vie solitaire, et des privations que lui impose notre pauvreté ! Ah ! le délicieux petit cœur, aimant et candide ! Quand je pense que peut-être un homme le prendra, le meurtrira… un homme comme je l’ai été… un homme comme vous l’êtes peut-être, et comme il y en a tant…

La voix du vieillard s’étouffa un peu.

Odon eut un sourire de froide raillerie, en ripostant :

— Oh ! ne vous alarmez pas d’avance, et ne nous chargez pas de tous les péchés de l’univers ! Ce sera peut-être votre petite Roselyne aux yeux candides qui fera souffrir d’autres cœurs, et qui se jouera de l’amour qu’elle saura inspirer.

M. de Capdeuilles le regarda avec un effarement indigné.

— Elle, ma petite Rosey si délicate, si loyale ! Elle, si bonne, si tendre !

— Je ne nie pas ses qualités actuelles. Mais elle peut changer, en devenant femme.

— Non, non ! Elle est profondément droite et honnête, elle a reçu de son curé et de Mme  Geniès, une forte éducation morale. Avec cela, on ne devient pas une coquette, mais une bonne petite femme qui saura toujours remplir son devoir.

Le sourire d’ironie ne s’effaçait pas des lèvres d’Odon. M. de Capdeuilles le remarqua.

— Vous êtes un sceptique, mon jeune cousin ?

— Au sujet des femmes, oui. Je les connais trop bien.

— Les femmes de votre milieu mondain, les grandes coquettes, les poupées vaniteuses, toutes ces cervelles vides qui vivent de plaisir et de snobisme, et toutes celles, intellectuelles ou non, qui pratiquent la théorie du droit au bonheur… Oui, vous les connaissez, celles-là. Mais il en est d’autres, heureusement. Ma pauvre femme était une créature charmante, qui a souffert courageusement, dignement… Ma belle-fille avait la même âme vertueuse et forte. Roselyne leur ressemble.

Il s’interrompit en prêtant l’oreille.

— La voilà qui vient.

Roselyne entra, un plateau entre les mains. Odon se leva pour l’en débarrasser. Elle le remercia par un sourire qui creusa dans ses joues deux petites fossettes.

— Je n’ai que du sirop à vous offrir, mon cousin. Je l’ai fait avec les framboises de notre jardin.

— J’aime beaucoup le sirop… Et je suis curieux de voir comment les ondines réussissent leurs opérations culinaires.

Elle secoua sa petite tête, toujours ornée des nénuphars, et se mit à rire joyeusement.

— Vous vous moquez de moi ! Grand-père, si vous saviez comme j’ai été sotte, tout à l’heure ! M. de Montluzac ne vous a pas raconté cela ?

— Non. Qu’est-ce donc ?

Tout en servant le sirop avec de jolis mouvements adroits, Roselyne conta son rêve, et l’apparition d’Odon de Montluzac. M. de Capdeuilles l’écoutait avec un sourire au fond de ses yeux tristes — des yeux d’homme sur sa fin, songeait Odon. Puis la jeune fille versa du lait dans une tasse de vieille porcelaine et la posa sur la petite table ronde. Odon remarqua les soins tendres et discrets dont elle entourait son aïeul. Assise près de lui, elle tenait sa main ridée dans la sienne, si fine, si joliment modelée, un peu meurtrie, probablement par des travaux de ménage. En la voyant plus longuement, en l’entendant causer, M. de Montluzac se convainquait que cette exquise petite créature conservait vraiment son âme d’enfant. Et, contraste piquant, elle avait une culture d’esprit fort avancée déjà.

— C’est son curé et Mme  Geniès qui l’ont instruite, expliqua M. de Capdeuilles. Le premier lui a même appris le latin et le grec.

— Une jeune intellectuelle du grand siècle ! dit en riant Odon. Qui se douterait que cette petite fille renferme tout cela dans sa jeune tête ?

Il la considérait avec un intérêt plus vif. Une jeune fille comme celle-là était à ses yeux un objet rare et ancien, qu’il croyait introuvable. Certes, il était persuadé, quoi qu’en eût dit M. de Capdeuilles, qu’elle deviendrait comme les autres dès son premier contact avec le monde. Mais il n’en éprouvait que plus de curiosité à l’étudier, à constater sa simplicité absolue, indéniable, sa jeune gaieté toute pure, et cette grâce tendre du regard, ce sérieux pensif, toutes les expressions d’une nature spontanée, vibrante, très virginale, qui ignorait le mal et la vie, et ne connaissait que l’idéal.

Interrogé par M. de Capdeuilles, Odon parla de son voyage. Roselyne s’écria :

— Vous êtes venu en automobile ? Oh ! que ce doit être amusant ! Jamais je ne suis montée là dedans — ni même en chemin de fer ! —

— Je vous le dis, petite cousine, vous êtes tout à fait dix-septième siècle ! C’est charmant, et je ne voudrais pas commettre l’affreux anachronisme de vous offrir de monter dans ma voiture.

Les beaux yeux verts brillèrent, tandis que Roselyne joignait ses mains dans un geste de prière enfantine.

— Oh ! j’aimerais tant cela, pourtant !

— Vraiment ? Eh bien, si M. de Capdeuilles y consent, je puis vous faire faire un petit tour, pour que vous jugiez de l’impression.

Roselyne se pencha et entoura de ses bras le cou de son aïeul.

— Dites oui, grand-père chéri !

— Hum !… c’est difficile, ma mignonne. D’abord, tu ne peux pas monter avec cette petite robe de maison dans la voiture de M. de Montluzac… à cause du chauffeur.

Odon, à ce moment, s’avisait de faire une ré flexion analogue. Personnellement, il se souciait peu de l’opinion de son serviteur. Mais il ne lui convenait pas que cet homme fît des commentaires sur la charmante petite créature, vêtue comme une pauvresse, que son maître emmènerait en promenade.

Roselyne eut un léger soupir.

— Oui, c’est vrai, grand-père… J’aurais été bien contente, cependant…

Il y avait tant de regret naïf dans le regard levé sur Odon, que le jeune homme éprouva aussitôt le désir d’aplanir tous les obstacles pour réaliser le souhait de Roselyne.

— Il est un peu tard ce soir. Mais si vous le vouliez, je pourrais revenir demain. Nous ferions une très courte promenade… En même temps, nous achèverions de régler les détails de l’affaire qui nous occupe.

Ces derniers mots s’adressaient à M. de Capdeuilles. Celui-ci eut un geste de protestation.

— Je ne puis accepter que vous vous dérangiez ainsi pour un caprice de petite fille !

Odon eut son bref et ironique sourire.

— Si, pour une petite fille, je me dérange. D’ailleurs, un égoïste de mon espèce ne propose jamais rien qui ne lui soit agréable.

Roselyne s’écria :

— Oh ! je ne crois pas du tout que vous soyez si égoïste que cela !

Ses yeux brillaient de nouveau, d’une joie d’enfant, et d’une reconnaissance émue.

— Je le suis autant qu’il est possible. Mais en la circonstance, j’aurai plaisir à vous faire goûter aux charmes de l’automobile.

Roselyne regarda son aïeul. Sa bouche entr’ouverte, son regard priaient, irrésistiblement…

— Grand-père ?…

— Eh bien, oui, si tu veux, petite chérie. Mais il faut que M. de Montluzac accepte de venir déjeuner avec nous. Repas frugal, mais offert de tout cœur, en toute simplicité, mon cher enfant.

— Et accepté de même. Je serai ici demain à onze heures. Nous causerons encore ensemble de nos affaires, puis après le déjeuner, j’emmènerai ma cousine, où elle voudra.

— Pas trop loin, n’est-ce pas ? Un tour d’un petit quart d’heure, simplement pour la contenter. Je ne puis permettre davantage… On y trouverait à redire…

Roselyne demanda en ouvrant de grands yeux surpris :

— À redire ? Pourquoi ?

— Tu ne comprends pas cela, petite fille… Et d’ailleurs, il ne faudrait pas abuser de la complaisance de M. de Montluzac, qui a autre chose à faire que de te promener.

— Mais je n’abuserai pas, grand-père ! Il suffira que nous allions jusqu’au village…

— Jusqu’au village ? Nous y serons en cinq minutes, petite cousine.

— Cela ne fait rien. J’aurai vu comment on se trouve dans une automobile… Et là-bas, je vous montrerai notre vieille église. Puisque vous vous occupez d’archéologie, vous m’expliquerez des choses que M. le curé ne connaît pas.

— Avec grand plaisir. À demain donc, ma cousine Roselyne… ou Roselyne tout court, si vous le permettez ? Je déteste ces « mon cousin, ma cousine ».

— Oh ! oui, je permets ! Et je vous appellerai Odon ?

— Certainement.

M. de Capdeuilles gronda plaisamment :

— Eh bien, eh bien, et ma permission ? On ne la demande pas ?

Roselyne lui sourit tendrement.

— Mais si, grand-père, c’est sous-entendu. Et puis, c’est très simple, de nous appeler par notre nom, puisque nous sommes cousins.

Odon, qui se levait, dit en riant :

— Mais évidemment. Petite Roselyne, supprimons toutes ces complications cérémonieuses. Traitons-nous en bons cousins, voilà tout. Et à demain.

Roselyne voulut le reconduire jusqu’à la grille. En chemin, elle demanda :

— Est-ce que vous avez trouvé grand-père bien malade ?

Devant l’anxiété douloureuse de ce regard, Odon n’osa dire toute sa pensée.

— Bien malade, non. Mais il a la mine d’un homme qui souffre beaucoup.

Roselyne secoua la tête.

— J’ai demandé au docteur… Il me dit des choses évasives. Alors je pense qu’il trouve l’état de grand-père bien grave.

— Peut-être que non. Avec des soins… Et il ne doit pas en manquer avec vous, Roselyne.

— Je fais ce que je peux. Mais quand je le vois souffrir, comme cette nuit, je ne sais plus… j’ai peur. Je me sens si seule !

Le délicat visage frissonna, et les yeux qui regardaient Odon s’emplirent d’une angoisse frémissante.

Il s’émut un peu, en faisant observer :

— Mais vous avez cette dame Geniès, dont M. de Capdeuilles m’a vanté les qualités ?

— Oh ! oui, ma chère vieille amie ! C’est elle, et M. le curé, qui m’ont élevée, instruite, dirigée, car mon bon grand-père, vous comprenez, il ne savait que me gâter ? Je suis tout ce qui reste de sa famille… Mais j’aurais peut-être été très désagréable si d’autres ne m’avaient appris qu’il faut se dévouer, être très bonne, et penser aux autres avant soi-même.

— Oh ! mais, c’est très austère, cela, Roselyne !

Elle secoua la tête, doucement.

— Austère ? Je ne trouve pas. Et c’est très facile… Mais vous parliez de Mme  Geniès. Oui, elle reste toujours une aide morale pour moi. Mais elle est infirme, elle aussi, et si… si grand-père était très malade, elle ne pourrait pas venir près de moi. Ménie et Christophe, nos domestiques, sont vieux, vieux, et se traînent à peine. Quand je me mets à penser à cela, à… ce qui pourrait arriver, j’ai peur, et il y a des nuits où je ne peux pas dormir, avec cette idée.

Odon prit la main qui frissonnait et la serra doucement. Une compassion très inaccoutumée adoucissait son regard.

— Pauvre petite ! Ce doit être bien dur, en effet. Mais j’espère que les arrangements dont je vais m’occuper avec M. de Capdeuilles changeront cela.

Le regard de Roselyne s’éclaira d’espoir.

— Ah ! vous concertez quelque chose avec grand-père ? C’est pour cela qu’il vous a fait venir ? Oh ! j’en suis bien contente !

Sa gaieté était revenue. En apercevant l’auto mobile, derrière la grille, elle s’écria :

— Qu’elle est grande ! qu’elle est belle ! Vous devez être très bien là dedans, Odon ?

— Vous en jugerez demain, Roselyne.

— Je me demande si je n’aurai pas peur.

— Je vous assure bien que non ! Vous verrez. Au revoir, petite fée des eaux.

— À demain, mystérieux inconnu de mon rêve.

Son joli rire jeune et candide s’échappa en une fusée légère, à laquelle fit écho le rire vibrant d’Odon. Puis elle s’appuya contre la grille pour voir démarrer l’automobile, et M. de Montluzac, en se penchant à la portière, aperçut encore le charmant visage, les yeux profonds qui lui souriaient, et les cheveux aux reflets roux ornés de nénuphars.

Quand la voiture eut disparu, Roselyne revint vers le château. En entrant dans la chambre de l’aïeul, elle s’écria :

— Oh ! grand-père, si vous aviez vu son automobile ! Elle est superbe ! Il doit être très riche, n’est-ce pas ?

— Très, très riche, en effet, ma Rosey. Il peut contenter toutes ses fantaisies.

Roselyne vint s’asseoir aux pieds de l’aïeul, et demeura un instant pensive, les yeux fixés sur les lambris aux sculptures délicates, dont la peinture n’avait plus de nuance définie.

M. de Capdeuilles demanda, en lui caressant les cheveux :

— À quoi penses-tu, Roselyne ?

Elle leva vers lui un regard sérieux et songeur.

— Je me disais, grand-père, que je voudrais bien être riche, pour restaurer notre pauvre Capdeuilles, pour vous faire une bonne vie douce, et aussi pour donner beaucoup à ceux qui n’ont rien.

— Et pour toi, Rosey, ne désires-tu pas quelque chose ?

Elle sourit, tendrement, en répondant :

— Oh ! moi, grand-père, je serais toujours contente, si je vous voyais heureux. D’ailleurs, rien ne me semblerait plus beau que de passer toute ma vie à Capdeuilles, pourvu que nous ne soyons pas tout à fait aussi pauvres.

— C’est que tu ne connais encore rien du monde. Voyons, n’aimerais-tu pas avoir quelque chose de mieux que ces pauvres robes, par exemple ?

Du bout des doigts, il touchait la toile déteinte.

— Mais oui, grand-père, j’aimerais bien de jolies toilettes. Pourtant, je pense qu’on peut vivre sans cela.

— Sage comme une petite Minerve ! D’ailleurs, se contenter de ce qu’on a, n’envier personne, c’est le secret du bonheur. Mais c’est égal, je voudrais bien te voir un peu mieux vêtue, fillette. Tu as l’air d’une petite princesse déguisée en pauvresse.

— Si j’avais été prévenue de la visite de M. de Montluzac, j’aurais pris mon autre robe. Mais il m’a surprise là-bas… Tant pis ! Il a été aimable quand même, très aimable. Comme j’aime ses yeux, grand-père ! Ils sont par moments un peu intimidants ; mais plus souvent, ils caressent. Quand ils sourient, on voudrait les regarder toujours. Et puis il a des manières qui ne ressemblent pas du tout à celles de M. de Veuillard.

M. de Capdeuilles ne put s’empêcher de rire.

— Oh ! ne va pas comparer le superbe grand seigneur qu’est Odon de Montluzac à ce gros de Veuillard ! Allons, emporte ce sirop et ces verres, et viens me faire un peu de lecture, mignonne.

Il la regarda s’éloigner, en songeant : « Je ne voudrais pas qu’elle voie trop souvent ce beau Montluzac. Il a des yeux admirables, mais bien dangereux pour le repos d’un cœur de femme. Heureusement, elle n’est encore qu’une enfant, et quand notre affaire sera réglée, quand nous aurons quitté Capdeuilles, elle n’aura plus, sans doute, occasion de le revoir. »