L’Onanisme (Tissot 1769)/Article 1/Section 4


SECTION IV.


Observations de l’Auteur,


LE tableau, qu’offre ma première observation, est terrible ; j’en fus effrayé moi-même la première fois que je vis l’infortuné qui en est le sujet. Je sentis alors plus que je n’avois fait encore, la nécessité de montrer aux jeunes gens toutes les horreurs du précipice dans lequel ils se jettent volontairement.

L. D * * * *. Horloger, avoit été sage, & avoit joui d’une bonne santé jusqu’à l’âge de dix-sept ans ; à cette époque il se livra à la masturbation, qu’il réitéroit tous les jours, souvent jusqu’à trois fois, & l’éjaculation étoit toujours précédée & accompagnée d’une légère perte de connoissance, & d’un mouvement convulsif dans les muscles extenseurs de la tête, qui la retiroient fortement en arrière, pendant que le col se gonfloit extraordinairement. Il ne s’étoit pas écoulé un an, qu’il commença à sentir une grande foiblesse après chaque acte ; cet avis ne fut pas suffisant pour le retirer du bourbier ; son ame déjà toute livrée à ces ordures n’étoit plus capable d’autres idées, & les réitérations de son crime devinrent tous les jours plus fréquentes, jusqu’à ce qu’il se trouva dans un état, qui lui fit craindre la mort. Sage trop tard, le mal avoir déjà fait tant de progrès, qu’il ne pouvoit être guéri ; & les parties génitales étoient devenues si irritables & si foibles, qu’il n’étoit plus besoin d’un nouvel acte de la part de cet infortuné, pour faire épancher la semence. L’irritation la plus légère procuroit sur le champ une érection imparfaite, qui étoit immédiatement suivie d’une évacuation de cette liqueur, qui augmentait journellement sa foiblesse. Ce spasme, qu’il n’éprouvoit auparavant que dans le temps de la consommation de l’acte, & qui cessoit en même temps, étoit devenu habituel, & l’attaquoit souvent sans aucune cause apparente, & d’une façon si violente, que pendant tout le temps de l’accès, qui duroit quelquefois quinze heures, & jamais moins de huit, il éprouvoit dans toute la partie postérieure du col, des douleurs si violentes, qu’il poussoit ordinairement, non pas des cris, mais des hurlements ; & il lui étoit impossible pendant tout ce temps-là, d’avaler rien de liquide ou de solide. Sa voix étoit devenue enrouée, mais je n’ai pas remarqué qu’elle le fût davantage dans le temps de l’accès. Il perdit totalement ses forces ; obligé de renoncer à sa profession, incapable de tout, accablé de misere, il languit presque sans secours pendant quelques mois ; d’autant plus à plaindre, qu’un reste de mémoire, qui ne tarda pas à s’évanouir, ne servoit qu’à lui rappeller sans cesse les causes de son malheur, & à l’augmenter de toute l’horreur des remords. Ayant appris son état, je me rendis chez lui ; je trouvai moins un être vivant qu’un cadavre gissant sur la paille, maigre, pâle, sale, répandant une odeur infecte, presqu’incapable d’aucun mouvement. Il perdoit souvent par le nez un sang pâle & aqueux, une bave lui sortoit continuellement de la bouche, attaqué de la diarrhée, il rendoit ses excréments dans son lit sans s’en appercevoir ; le flux de semence étoit continuel ; ses yeux chassieux, troubles, éteints n’avoient plus la faculté de se mouvoir ; le pouls étoit extrêmement petit, vîte & fréquent ; la respiration très-gênée, la maigreur excessive, excepté aux pieds qui commençoient à être œdémateux. Le désordre de l’esprit n’étoit pas moindre ; sans idées, sans mémoire, incapable de lier deux phrases, sans réflexion, sans inquiétude sur son sort, sans autre sentiment que celui de la douleur, qui revenoit avec tous les accès au moins tous les trois jours. Etre bien au dessous de la brute, spectacle dont on ne peut pas concevoir l’horreur, l’on avoit peine à reconnoître qu’il avoit appartenu autrefois à l’espece humaine. Je parvins assez promptement, à l’aide des remèdes fortifiants, à détruire ces violents accès spasmodiques, qui ne le rappelloient si cruellement au sentiment que par les douleurs ; content de l’avoir soulage a cet égard, je discontinuai des remèdes qui ne pouvoient pas améliorer son état ; il mourut au bout de quelques semaines, en Juin 1757, œdémateux par tout le corps.

Tous ceux qui se livrent à cette odieuse & criminelle habitude ne sont pas aussi cruellement punis ; mais il n’en est point qui ne s’en ressente du plus au moins. La fréquence des actes, la variété des tempéraments, plusieurs circonstances étrangères occasionnent des différences considérables. Les maux que j’ai vus le plus souvent, sont, 1°. Un dérangement total de l’estomac, qui s’annonce chez les uns par des pertes d’appétit ou par des appétits irréguliers ; chez les autres, par des douleurs vives, sur-tout dans le temps de la digestion, par des vomissements habituels, qui résistent à tous les remèdes, tant que l’on reste dans ses mauvaises habitudes. 2°. Un affoiblissement des organes de la respiration, d’où résultent souvent des toux seches, presque toujours des enrouemens, des foiblesses de voix, des essoufflemens dès qu’on se donne un mouvement un peu violent. 3°. Un relâchement total du genre nerveux.

Il n’est pas nécessaire de connoître beaucoup l’économie animale, pour sentir que ces trois causes peuvent produire toutes les maladies de langueur, & l’expérience prouve qu’elles les produisent tous les jours. Les premiers accidents qui en résultent, dans les masturbateurs, sont, outre ceux que je viens d’indiquer, une diminution considérable dans les forces, une pâleur plus ou moins considérable, quelquefois une légère jaunisse, mais continuelle, souvent des boutons qui ne partent que pour faire place à d’autres, & se reproduire continuellement par tout le visage, mais surtout au front, aux tempes & près du nez, une maigreur considérable, une sensibilité étonnante aux changements des saisons, surtout au froid ; une langueur dans les yeux, un affoiblissement de la vue, une diminution considérable de toutes les facultés, sur-tout de la mémoire. « Je sens bien, m’écrivoit un patient, que cette mauvaise manœuvre m’a diminué la force des facultés, & sur tout la mémoire »[1]. Qu’il me soit permis d’insérer ici les fragments de quelques lettres, qui réunis formeront un tableau assez complet des désordres physiques que produit la masturbation, & dont la langue dans laquelle j’écrivois, m’empêcha de faire usage dans la première édition de cet ouvrage. J’eus le malheur, comme bien d’autres jeunes gens, (c’est dans l’âge mûr qu’il m’écrit) de me laisser aller à une habitude aussi pernicieuse pour le corps que pour l’ame ; l’âge aidé de la raison a corrigé depuis quelque temps ce misérable penchant, mais le mal est fait. À l’affection & sensibilité extraordinaire du genre nerveux, & aux accidents qu’elle occasionne, se joignent une foiblesse, un mal-aise, un ennui, une détresse qui semblent m’assiéger comme à l’envi ; je suis miné par une perte de semence presque continuelle ; mon visage devient presque cadavéreux, tant il est pâle & plombé. La foiblesse de mon corps rend tous mes mouvements difficiles ; celle de mes jambes est souvent telle, que j’ai beaucoup de peine à me tenir debout, & que je n’ose pas me hasarder à sortir de ma chambre. Les digestions se font si mal, que la nourriture se représente aussi en nature, trois ou quatre heures après l’avoir prise, que si je ne venois que de la mettre dans mon estomac. Ma poitrine se remplit de phlegmes, dont la présence me jette dans un état d’angoisse, & l’expectoration dans un état d’épuisement. Voilà un tableau raccourci de mes miseres, qui sont encore augmentées par la triste certitude que j’ai acquise, que le jour qui suit sera encore plus fâcheux que le précédent ; en un mot, je ne crois pas que jamais créature humaine ait été affligée de tant de maux que je le fuis. Sans un secours particulier de la providence, j’aurois bien de la peine à supporter un fardeau si pesant ».

Je lus en frémissant, dans la lettre d’un autre malade, ces mots terribles, qui me rappellerent ceux de l’Onania. « Si la religion ne me retenoit pas, j’aurois déjà terminé une vie, d’autant plus cruelle, qu’elle l’est par ma propre faute ». Il n’est pas au monde, en effet, d’état pire que celui de l’angoisse ; la douleur n’est rien en comparaison, & quand elle se joint à une foule d’autres maux, il n’est point étonnant qu’un malade désire la mort comme son plus grand bien, & regarde la vie comme un malheur réel, si l’on peut appeller vie un état aussi triste.

Vivere quum nequeam, sit mihi posse mori ;
Dulce mori miseris, sed mors optata recedit. M.

La description suivante est plus courte & moins terrible. « J’ai eu le malheur dès ma tendre jeunesse, je crois entre huit & dix ans, de contracter cette pernicieuse habitude, qui, de bonne heure, a ruiné mon tempérament ; mais sur tout depuis quelques années je suis dans un accablement extraordinaire ; j’ai les nerfs extrêmement foibles, mes mains sont sans force, toujours tremblantes, & dans une sueur continuelle ; j’ai de violents maux d’estomac, des douleurs dans les bras, dans les jambes, quelquefois aux reins & à la poitrine, souvent de la toux ; mes yeux sont toujours foibles & cassés, mon appétit est dévorant ; & cependant je maigris beaucoup, & j’ai tous les jours plus mauvais visage ». L’on verra dans la section du traitement le succès des remedes dans ce cas. Je ne détaillerai pas la cure du premier à cause de sa longueur. « La nature, écrivoit un troisieme, m’ouvrit les yeux sur la cause de la langueur dans laquelle je me trouvois, & sur le danger de l’abysme où je me précipitois, soit par des boutons ou vessies qui survenoient à la partie qui servoit d’instrument à mon crime, soit aussi par la foiblesse que j’éprouvois au milieu du crime même, & qui ne me permettoit pas de douter quelle étoit sa cause. Un autre me marqua « qu’il éprouvoit pendant cet acte une douleur au visage semblable à celle que l’on auroit senti si on y eût appliqué des épingles. Les premiers symptomes maladifs furent beaucoup de boutons au visage, à la poitrine & aux reins, avec une inquiétude générale & continuelle ; bientôt l’affoiblissement du corps & sur-tour des facultés le jetta dans une profonde mélancolie & l’état le plus horrible & le plus indéfinissable : il a été pendant sept ans incapable de toute application & sans jouir d’un seul instant de bonheur. Je ne vivois, dit-il, que pour l’angoisse, l’inquiétude, l’agitation la plus cruelle, les resserrements les plus affreux, & un étourdissement si terrible, que lorsqu’on me parloit je n’entendois quelquefois que des sons auxquels je n’attachois aucune idée, J’avois des douleurs vives au cerveau, au col & de la roideur dans tout le corps ».

Je pourrois ajouter ici un grand nombre de relations de maladies pour lesquelles j’ai été consulté depuis la seconde édition de cet ouvrage ; mais ce seroit des répétitions inutiles, & je me borne à deux ou trois des plus récentes.

Un homme, qui est dans la fleur de son âge, m’écrivoit, il n’y a que peu de jours : « J’ai contracté fort jeune une affreuse coutume, qui a ruiné ma santé ; je suis accablé d’embarras & de tournoiemens de tête, qui m’ont fait craindre l’apoplexie, & pour lesquels on m’a saigné ; mais on s’apperçut d’abord que l’on avoit eu tort. J’ai la poitrine serrée, & par conséquent la respiration gênée ; j’ai fréquemment des douleurs d’estomac, & je souffre successivement presque par tout le corps ; je suis tout le jour assoupi & inquiet ; pendant la nuit mon sommeil est troublé & agité, & il ne me répare point ; j’ai souvent des démangeaisons ; je suis pâle ; j’ai les yeux affoiblis & douloureux, le teint jaune, la bouche mauvaise, &c.

» Je ne puis faire, m’écrivoit un second, deux cents pas sans me reposer ; ma foiblesse est extrême ; j’ai des douleurs continuelles dans tout le corps, mais sur-tout dans les épaules ; je souffre beaucoup des maux de poitrine ; j’ai conservé de l’appétit, mais c’est un malheur, puisque j’ai des douleurs d’estomac dès que j’ai mangé, & que je rends tout ce que je mange : si je lis une page ou deux, mes yeux se remplissent de larmes, & me font souffrir ; j’ai souvent des soupirs très-involontaires, Filo xylino flaccidius veretrum, omnisque erectionis impotens, semen quidem, manu sollicitatum, effluere sinit, nequaquam vero ejaculat, adeo cœterum imminutum & retractum ut oculi de sexu vix judicare possint ». L’on trouvera les détails de les succès du traitement dans la suite de cet ouvrage ; je la donnerai, parce que c’est le plus affoibli & le plus docile des malades que j’ai vus.

Un troisieme, qui s’étoit livré à cette horrible manœuvre, à l’âge de douze ans, paroissoit plus attaqué dans les facultés intellectuelles, que dans la santé corporelle. » Je sens ma chaleur diminuer sensiblement ; le sentiment est considérablement émoussé chez moi, le feu de l’imagination extrèmement ralenti, le sentiment de l’exisftence infiniment moins vif ; tout ce qui se passe à présent me paroît, presque un songe ; j’ai plus de peine à concevoir, & moins de présence d’esprit ; en un mot, je me sens dépérir, quoique je conserve du sommeil, de l’appétit, & assez bon visage ».

Une suite qui n’est pas rare, c’est l’hypocondrialgie ; & si les hypocondriaques se livrent à cette pratique, elle empire tous les accidents du mal, & le rend totalement incurable. J’ai vu les inquiétudes, les agitations, les anxiétés les plus cruelles, être l’effet de ces deux causes réunies ; & des observations réitérées m’ont prouvé que dans les hypocondriaques qui sont sujets à avoir quelquefois des attaques de délire ou de manie, la masturbation hâte toujours les accès. Le cerveau affoibli par cette double cause perd successivement toutes ses facultés ; & les malades tombent enfin dans une imbécillité qui n’est suspendue que par quelques attaques de phrénésie. Les Mémoires des Curieux de la Nature parlent d’un homme mélancolique, qui, suivant le conseil d’Horace, cherchoit quelquefois à dissiper ses tristesses par le vin, & qui, s’étant trop livré à un autre genre de plaisirs dans les premiers jours d’un second mariage, tomba dans une manie si terrible, qu’il fallut l’enchaîner[2].

Jakin nous a conservé, dans ses Commentaires sur Rhazes, l’histoire d’un mélancolique, que des excès dans le même genre jetterent dans une consomption accompagnée de manie, qui le tuèrent en peu de jours[3]. L’on sçait que les paroxysmes épileptiques, accompagnés d’une effusion de liqueur séminale, laissent plus d’épuisement encore, & sur-tout plus d’étourdissement que les autres. Le coït excite les accès du mal dans ceux qui y sont sujets, & c’est à cette cause que M. van Swieten attribue le grand accablement dans lequel les malades tombent, si les accès sont fréquents[4]. M. Didier avoit connu un Marchand de Montpellier, qui ne sacrifioit jamais à Vénus, sans avoir d’abord après une attaque d’épilepsie[5].

Galien rapporte une observation semblable[6], & Henri van Heers témoigne la même chose[7]. J’ai eu occasion de m’en convaincre moi-même, M. van Swieten a connu un épileptique, qui fut attaqué de l’accès la nuit de ses noces[8]. M. Hoffman connoissoit une femme très-lubrique, qui avoit le plus souvent un accès d’épilepsie après chaque acte vénérien. L’on peut placer ici ce que dit M. Boerhaave dans son traité des maladies des nerfs, que dans l’ardeur vénérienne tous les nerfs sont affectés, quelquefois jusqu’à mort. Il rapporte l’exemple d’une femme qui tomboit, à chaque coït, dans une syncope assez longue, & celui d’un homme qui mourut dans le premier coït ; la force du spasme l’avoit jetté sur le champ dans une paralysie totale[9] ; & je trouve, dans l’excellent ouvrage dont M. de Sauvages vient d’enrichir la Médecine, l’observation très-singuliere, & peut-être unique, d’un homme qui, au milieu de l’acte étoit attaqué (& le mal a duré douze ans) d’un spasme qui lui roidissoit tout le corps, avec perte de sentiment & de connoissance. Ita ut illum prœ oneris impotentiâ in alteram lecti partem excutere cogeretur uxor, & evacuatio spermatis lenta flaccidoque veretro demum succedebat, remittente corporis rigiditate[10]. Je connois plusieurs faits analogues, M. de Haller en a indiqué un grand nombre dans ses remarques sur les instituts de M. Boerhaave[11], & l’on en trouve plusieurs autres chez les observateurs.

L’on a vu plus haut que la masturbation procuroit l’épilepsie, & cela arrive plus souvent peut-être qu’on ne le croit : est-il étonnant que ses actes rappellent les accès, comme je l’ai vu plus d’une fois, dans ceux qui y sont déjà sujets ? Est-il étonnant qu’elle rende cette maladie incurable ?

Cette rigidité totale de tout le corps, dont parle M. Boerhaave, est un des symptômes les plus rares ; je ne l’avois vue qu’une fois, quand on imprima la dernière édition de cet ouvrage, mais dans le degré le plus complet. Le mal avoit commencé par une roideur du col & de l’épine ; il gagna successivement tous les membres, & je vis cet infortuné jeune homme, quelque temps avant sa mort, ne pouvant avoir d’autre situation, que d’être couché à la renverse dans un lit, sans pouvoir remuer ni les pieds, ni les mains, incapable de tout autre mouvement, & réduit à ne prendre d’aliments, que ceux qu’on lui mettoit dans la bouche : il vécut quelques semaines dans ce triste état, & mourut, ou plutôt s’éteignit, presque sans souffrance.

J’ai vu depuis un autre exemple terrible de cette rigidité totale & mortelle, qui mérite bien d’être rapporté. Je fus demandé le 10 Février 1760, pour voir, à la campagne, un homme de quarante ans qui avoit été très-fort & très-robuste, mais qui avoit fait beaucoup d’excès en femmes & en vin, & qui s’étoit souvent exercé à ce qu’on appelle des tours de force. Son mal avoit commencé, il y avoit plusieurs mois, par une foiblesse dans les jambes qui le faisoit chanceler en marchant, comme s’il avoit trop bu ; il tomboit quelquefois, même en se promenant dans la plaine ; il ne pouvoit descendre les degrés qu’avec beaucoup de peine, & il n’osoit presque plus sortir de son appartement. Ses mains trembloient beaucoup ; il ne pouvoit écrire quelques mots qu’avec beaucoup de difficulté, & il les écrivoit très-mal ; mais il dictoit aisément, quoique sa langue, qui n’avoit jamais eu une bien grande volubilité, commençât à en avoir un peu moins. Sa mémoire le servoit bien ; & la seule chose qui put faire soupçonner quelque lésion dans les facultés, c’est qu’il étoit moins attentif au jeu de Dames, & que sa physionomie étoit assez changée ; il avoit de l’appétit & il dormoit, mais il avoit un peu de peine à se tourner dans le lit.

Il me parut que les excès en femmes & en vin étoient la cause première du mal, & je pensois que les tours de force qu’il avoit souvent faits, pouvoient être la cause de ce que les muscles étoient plus particulièrement attaqués. La saison étoit peu favorable aux remèdes, mais il falloit cependant chercher à arrêter les progrès du mal ; je lui conseillai des frictions de tout le corps avec de la flanelle & quelques fortifiants ; je me proposois d’en augmenter les doses, & de leur joindre l’usage du bain froid, dans le commencement de l’été ; au bout de quelques semaines le tremblement des mains paroissoit un peu diminué. Il y eut une consultation au mois d’Avril : on attribua le mal à ce que le malade avoit écrit pendant quelques mois, il y avoit deux ans, dans une chambre nouvellement recrépie ; on employa des bains tiedes, des frictions graisseuses, des poudres qu’on dit être diaphorétiques & antispasmodiques, il ne survint aucun changement. Au mois de Juin une seconde consultation décida qu’il iroit prendre les eaux de Leuk en Valais : au retour il avoit plus de tremblement & plus de roideur. Depuis lors (Septembre 1750), jusques au mois de Janvier 1764, je ne l’ai revu que trois ou quatre fois. En 1762, sur la foi de je ne sçais quelle annonce, il fit venir de Francfort les remèdes de l’Onania, qui n’opérèrent rien. Il en prit, l’année dernière, d’un Médecin étranger avec aussi peu de succès. Le mal a fait, dès le commencement, des progrès lents, mais journaliers ; & plusîeurs mois avant sa mort il ne pouvoit plus se soutenir sur ses jambes ; il ne pouvoit plus remuer seul les bras ni les mains ; l’embarras de la langue augmenta, & il perdit tellement la voix, qu’on ne pouvoit l’entendre qu’avec beaucoup de peine ; les muscles extenseurs de la tête la laissoient continuellement tomber sur la poitrine ; il avoit toujours de l’inquiétude dans les reins ; le sommeil de l’appétit diminuèrent successivement : les derniers mois de sa vie il avoit beaucoup de peine à avaler ; depuis Noël il survint de l’oppression, avec une fièvre irréguliere ; les yeux s’éteignirent singuliérement : il passoit, quand je le revis, au mois de Janvier, tout le jour & une grande partie de la nuit sur un fauteuil, panché en arrière, les jambes étendues sur une chaise, la tête tombant à chaque instant sur la poitrine, ayant toujours une personne debout auprès de lui, sans cesse occupée à le changer d’attitude, à lui relever la tête, à l’alimenter, à lui donner du tabac, à le moucher, & à écouter attentivement tout ce qu’il disoit. Les derniers jours de sa vie il étoit réduit à prononcer lettre par lettre, & on les écrivoit à mesure qu’il les prononçoit. Voyant que je ne lui donnois aucune espérance, & que je n’employois que quelques lénitifs pour l’oppression & la fievre, pressé par le desir de vivre, il fit à un de ses amis, pour venir me la faire tout de suite, la confidence de la cause à laquelle il attribuoit tous ses maux, en lui avouant que c’étoit la masturbation ; qu’il avoit commencé cette infamie il y avoit plusieurs années ; qu’il l’avoit continuée aussi long-temps qu’il l’avoit pu, & qu’il avoit senti croître ses maux à mesure qu’il s’y livroit. Il me confirma cet aveu quelques jours après ; & c’est ce qui l’avoir déjà déterminé à employer les remèdes de l’Onania.

L’excès dans les plaisirs de l’amour ne produit pas seulement des maladies de langueur ; il jette quelquefois dans des maladies aiguës ; & toujours il dérange celles qui dépendent d’une autre cause ; il produit très-aisément la malignité, qui n’est, selon moi, que le défaut de forces dans la nature. Hippocrate nous a déjà laissé, dans ses histoires des maladies épidémiques, l’observation d’un jeune homme qui, après des excès vénériens & vineux, fut attaqué d’une fièvre accompagnée des symptômes les plus fâcheux, les plus irréguliers, & enfin mortelle[12].

Tout ce que M. Hoffman dit sur cette matière mérite d’être rapporté. Après avoir parlé du danger des plaisirs de l’amour, pour les blessés, il examine celui que courent les personnes qui ont la fièvre en s’y livrant, & commence par citer une observation de Fabrice de Hilden, qui dit qu’un homme ayant eu commerce avec une femme, le dixième jour d’une pleurésie qui avoit été terminée le septieme par des sueurs abondantes, il fut attaqué par une forte fièvre & un tremblement considérable, & mourut le treizième jour. Il donne ensuite l’histoire d’un homme de cinquante ans, goutteux, & livré aux femmes & au vin, qui dans les premiers jours de la convalescence d’une fausse pleurésie, fut attaqué, immédiatement après le coït, d’un tremblement général, avec une rougeur excessive au visage, la fièvre, & tous les symptômes de la maladie dont il relevoit, mais beaucoup plus violemment que la première fois, & il fut dans un bien plus grand danger. Il parle d’un homme qui ne se livroit jamais à des excès vénériens sans avoir une fièvre d’accès pendant plusieurs jours. Il finit par une observation de Bartholin qui vit un nouveau marié attaqué le lendemain de ses noces, après des excès conjugaux, d’une fièvre aiguë, avec un grand abattement, des défaillances, des soulévements d’estomac, une soif immodérée, des rêveries, l’insomnie & beaucoup d’inquiétudes : il guérit par le repos & quelques fortifiants[13].

N. Chesneau vit deux jeunes mariés attaqués, la première semaine de leur noce, d’une violente fièvre continue, avec une rougeur & un gonflement consîdérable du visage : l’un des deux avoit une violente douleur au croupion : ils périrent l’un & l’autre, au bout de peu de jours[14].

M. Vandermonde décrit une fièvre produite par la même cause, qui fut aussi très-longue, & accompagnée des’accidents les plus effrayants, mais dont l’issue fut plus heureuse que dans le malade d’Hippocrate. Je ne rapporterai pas ici la description qu’il en donne, parce qu’elle est un peu longue, mais je conseille aux Médecins de la lire dans l’ouvrage même, qui aujourd’hui se trouve par-tout ; je parlerai plus bas du traitement. M. de Sauvages peint cette maladie sous le nom de fièvre ardente des épuisés ; le pouls est tantôt fort & plein, tantôt foible & petit ; les urines sont rouges, la peau seche & chaude, la soif considérable ; ils ont des nausées, & ne peuvent point dormir[15].

J’ai vu, en 1761 & 1762, deux jeunes hommes très-sains, très-forts, très-vigoureux, qui furent attaqués, l’un le lendemain, l’autre, la seconde nuit de leurs nôces, sans aucun frisson, d’une fièvre très-forte, avec le pouls vîte & dur, des rêveries, beaucoup de légers mouvements convulsifs, une inquiétude insoutenable, & la peau très-seche ; le second avoit beaucoup d’altération, & beaucoup de peine à uriner. Je pensai d’abord que l’excès du vin pouvoir aussi avoir quelque part à ces accidents, mais je fus pleinement dissuadé, au moins pour le second. Ils furent guéris l’un & l’autre au bout de deux jours, circonstance qui, jointe à l’époque de la maladie, & à ses caracteres, ne laisse aucun doute sur sa cause.

De tristes observations m’ont appris que les maladies aiguës dans les masturbateurs étoient très dangereuses ; leur marche est ordinairement irréguliere, leurs symptômes bizarres, leurs périodes dérangées ; l’on ne trouve point de ressources dans le tempérament, l’art est obligé de tout faire ; & comme il ne procure jamais de crises parfaites, quand, après beaucoup de peine, la maladie est surmontée, le malade reste dans un état de langueur plutôt que de convalescence, qui exige une continuation de soins les plus assidus, pour empêcher qu’il ne tombe dans quelque maladie chronique ; & je vois que Fonseca avoit déjà averti de ce danger. Plusieurs jeunes gens, dit-il, même très-robustes, sont attaqués après des excès avec les femmes, dans une même nuit, ou d’une fièvre aiguë qui les tue, ou ils tombent dans des maladies fâcheuses, dont ils ont beaucoup de peine à guérir ; car quand le corps est affoibli par des excès vénériens, s’il est attaqué par quelque maladie aiguë, il n’y a point de remède[16].

Un jeune garçon qui n’avoir pas encore seize ans s’étoit livré à la masturbation avec tant de fureur, qu’enfin au lieu de sperme il n’avoit amené que du sang, dont la sortie fut bientôt suivie de douleurs excessives, & d’une inflammation de tous les organes de la génération ; me trouvant par hasard à la campagne, on me consulta ; j’ordonnai des cataplasmes extrêmement émollients, qui produisirent l’effet que j’en attendois ; mais j’ai appris depuis, qu’il étoit mort peu de temps après de la petite vérole ; & je ne doute point que les atteintes, qu’il avoit portées à son tempérament, par ses infâmes fureurs, n’aient beaucoup contribué à rendre cette maladie mortelle. Quel avis aux jeunes gens !

Tous ceux qui ont souvent occasion de traiter le mal vénérien sçavent que dans les sujets usés par la fréquence des débauches, il devient fréquemment mortel. J’ai vu les plus affreux spectacles en ce genre.

M. Morgagni, dit que de trop fréquentes idées vénériennes suffisent pour produire des varicoceles, & des hydroceles, qui sont, souvent, des maladies fâcheuses.

  1. En date du 15 Septembre 1755.
  2. Decur. II, ann. 4, obs. 166, p. 327.
  3. Schenckius, I, 1, obs. 2., De maniâ, p. 152.
  4. §. 1077, t. 3, p. 429.
  5. Quæst. Medic. an epilepsiæ mercurius vitæ.
  6. De locis affectis, I, 5, c. 6.
  7. Observationes Medicæ oppidô raræ, obs. 18.
  8. § 1075, t. 3, p. 412.
  9. De morb. nerv. p. 462.
  10. Nosologia methodica seu classes morborum, t. 5, p. 230.
  11. Ad §. 658, n. f. * t. 5, p. 446.
  12. Epid. I. 3, sect. 2, æg. 16, Foëf. p. 1117.
  13. De morb. ex nim. vener. §. 10, 21.
  14. Nic. Chesneau, observ. medic. lib. quinque, l. 5, obs. 36, 37.
  15. Nosolog. t. 2, p. 262.
  16. De sanitate tuendâ, p. 110.