L’Ombre s’efface/Texte entier

S. E. P. I. A. (p. 5-128).


CHAPITRE PREMIER


Mon bonheur eût été complet si je n’avais pas eu la pensée obsédante de ma naissance. Alors que je me laissais bercer par les paroles d’amour de mon mari, l’idée accablante venait me torturer. De qui étais-je la fille ?

Depuis que je vivais dans l’élégance, que j’appre­nais à connaître les différences sociales et que je goûtais la distinction des propos, je me sentais rou­gir en me souvenant du milieu où j’avais vécu jusqu’à l’âge de sept ans.

Je ne voulais pas être née dans une famille sem­blable à celle des Nébol. Je m’imaginais, alors que mon esprit s’enfuyait dans un rêve, que je faisais partie du monde choisi que nous fréquentions. Oh ! nous n’étions pas mondains, non ; notre grand bonheur nous tenait lieu de société, mais je ne pou­vais pas me soustraire aux amabilités de Mme Tamandy, pas plus qu’à l’admiration que me vouait la jeune Mme Jourel.

Ce qui me faisait supposer que j’étais d’un milieu plus élevé que celui des Nébol, c’est que les sentiments et les manières de ceux qui m’entouraient maintenant, répondaient à ceux qui me venaient instinctivement.

Mon petit orgueil personnel en était ravi, mais pour tout ce monde, je n’étais qu’une enfant venue de je ne sais où, et mon amour-propre en était assez humilié.

S’il n’y avait eu que moi en cause, j’aurais éloigné cette hantise, mais il y avait Jacques, mon Jacques si parfait pour moi. Ce n’était plus l’homme soucieux qui roulait des pensées noires, mais un mari tendre, toujours prêt à me plaire.

Ah ! si je n’avais pas eu derrière moi un passé difficile dont je sentais l’étrangeté, j’aurais pu abuser de l’amour de Jacques, mais mon infériorité me ramenait tout de suite à une conception raisonnée de mes devoirs.

Je n’avais pas le droit de me montrer despote ou ingrate, quand je pensais que j’étais, avant mes sept ans, l’humble servante de la femme Nébol, dont le mari était journalier. Je me voyais toujours avec mon paquet de linge sous le bras, pour aller le blanchir au lavoir commun…

Et puis mon entrée au cirque Labatte, vendue par cette même femme Nébol.

Ah ! que ces souvenirs me terrorisaient ! Qu’il est pénible pour un cœur de n’avoir pas été chéri par une famille !

Cependant, mes années chez les Labatte, si elles avaient été toutes de labeur, ne comportaient nul événement fâcheux pour moi. Ils étaient sévères, mais bons, et j’y étais traitée sur le même plan que leurs filles qui travaillaient autant que moi.

Si, parfois, j’étais contente d’avoir réussi mon numéro, ma fierté était vite rabattue par une réflexion de M. Labatte :

— Ne sois pas si vaine. C’est grâce à nous que tu es devenue ce que tu es. Sans moi, tu serais une apprentie blanchisseuse dans ton pays, ou une servante de ferme.

Que pouvais-je répondre devant une telle vérité ? Maintenant, l’avenir avait changé pour moi. J’étais l’épouse aimée d’un être que j’estimais supérieur à toute l’humanité. Grâce à lui, j’étais sacrée femme du monde, j’avais une situation sociale importante, j’étais riche et considérée.

Cependant le ver rongeur de ma naissance obscure me vrillait. J’aurais voulu apporter à mon mari quelque reflet. Je l’aimais tellement qu’il m’était dur de savoir que je ne pouvais rien lui donner qui le flattât.

Quand je m’ouvrais de mon tourment à mon amie Henriette Tamandy, qui avait eu mes confidences, elle me répondait, comme au premier jour de notre revoir :

— Vous lui donnez votre beauté, votre jeunesse, à votre mari ; que pourrait-il désirer de plus ?

— Je ne suis qu’une pauvre danseuse.

— Avec quel talent ! Vous avez fait courir tout Paris autant par votre grâce que par votre conduite et votre art si nobles et si purs. Quel serait l’homme qui ne serait pas heureux de vous avoir conquise et qui demanderait autre chose ?

— Vos gentilles paroles ne me suffisent pas. Je reste honteuse de me savoir l’enfant de personne.

— Vous n’êtes qu’une petite orgueilleuse, me disait doucement cette amie charmante.

Que j’étais heureuse qu’elle m’eût reconnue sous mes travestis de danseuse ! Ah ! combien nous riions encore parfois de notre rencontre sur cette route de Seine-et-Oise où je m’en allais clopinant !

— La vie est faite de l’enchevêtrement de mille liens obscurs qui s’éclairent un beau jour. Quand nous vous avons prise dans notre voiture, mon mari et moi, nous ne nous doutions pas à quelle célèbre vedette nous avions affaire. Par discrétion nous ne vous avons demandé aucun détail sur votre person­nalité, mais cette discrétion même n’était-elle pas voulue par la Providence ?

— Oui, je le crois, parce qu’elle m’a conduite par des voies détournées à la situation que j’occupe en ce moment.

— Pauvre petite Christine ! Vous avez pâti, mais quelle revanche !

La bonne Henriette s’attendrissait sur mes mal­heurs passés. Âme loyale, elle admirait mon courage et s’extasiait sur mon bonheur qu’elle estimait mérité. Par moments, cependant, je trouvais ma félicité exagérée, et je me prenais à penser que mon devoir était de fouiller dans les ténèbres de mon arrivée dans ce village de Seine-et-Oise.

Mais comment procéder ? Je ne possédais nulle initiative, si ce n’est pour danser ! Depuis un an, je ne dansais plus, tout à mon foyer.

Depuis que j’étais retournée, après mon mariage, chez la femme Nébol, je ne l’avais plus revue.

Je me demandais si je ne devais pas aller de nou­veau dans le pays pour m’y livrer à une enquête plus approfondie. Lors de notre visite, mon cher mari n’avait pas voulu questionner qui que ce fût à mon sujet. Il m’avait dit :

— Vous m’êtes chère comme vous êtes, et je ne désire rien d’autre.

Je n’avais pas insisté, craignant une révélation qui m’eût plongée dans la honte, devant lui.

Aujourd’hui, mon dessein prenait corps. Je voulais savoir, mais seule. De peur d’apporter à mon mari quelque terrible surprise à mon sujet, je voulais opérer dans le plus grand secret.

Ce projet me produisait l’effet d’une montagne à percer.

J’étais tenace. Ma réussite l’avait prouvé.

Mon mari composait un livre sur des fouilles gallo-romaines, et parfois il s’absentait vingt-quatre heures et même quarante-huit, pour conférer avec des savants avec lesquels il prenait rendez-vous au lieu même de leurs découvertes.

J’attendis un de ces jours-là pour retourner dans mon pauvre village.

Je dis donc à Clarisse, ma dévouée cuisinière :

— Je sors pour tout l’après-midi, ma bonne Clarisse. Je vais avec Mme Tamandy ; nous allons visiter un château dans les environs.

— Bien, madame.

En plus de la gêne causée par ce mensonge, je partis avec de l’inquiétude au cœur.

J’étais vêtue simplement d’un tailleur couleur prune. Ma blouse était blanche, ainsi, que mon cha­peau très modeste.

Le temps était celui d’un automne commençant. Les lointains s’estompaient dans une brume qui annonçait un bel après-midi. De la portière de mon wagon, je voyais défiler des champs débarrassés en partie de leurs produits.

Bien que je fusse un peu déconcertée de me sentir seule, ce qui m’arrivait rarement, je n’en goûtais pas moins la douceur du paysage.

Sous mes yeux passait une forêt dont j’admirais les arbres élancés, ou la perspective d’une allée om­breuse. Puis c’était la Seine, dont l’eau miroitante faisait ciller mes paupières.

J’en arrivais à me détacher de ma pensée maîtresse quand je parvins à la station où je devais descendre. Je pris un car qui me déposa dans le pays de mon enfance.

Tout m’y sembla misérable. Je me demandai pour­quoi j’étais venue là. Ma soif de savoir me parut une idée de démon et je faillis repartir sans rien oser.

Un peu de réflexion m’amena à plus de pondéra­tion et je me dirigeai vers la mairie. J’y trouvai le maire.

— Eh ! v’là Christine !

Je fus un peu suffoquée par cette façon familière à laquelle je n’étais plus habituée, mais je me remis vite et je dis :

— Oui, monsieur le maire, c’est bien moi. Je viens dans une intention intéressée. Figurez-vous que je suis hantée du désir de savoir qui sont mes parents ?

— Quelle drôle d’idée ! Vous ne pouvez donc pas vous contenter de ce que vous avez ? Après avoir dansé comme une fée, m’a-t-on dit, vous avez épousé un beau jeune homme riche… et gentil, par surcroît.

— Justement, monsieur le maire, c’est parce que je suis un peu honteuse de n’être rien, que je voudrais savoir si mes parents étaient « quelque chose ».

— Vous pourriez vous repentir de votre curiosité.

Cette phrase me donna le frisson. Que savait cet homme sur ma naissance pour qu’il me décourageât de cette manière ?

Je penchai la tête, interloquée, sentant toute la sagesse de celui qui me parlait.

Il reprit :

— Vous serez bien avancée, quand vous saurez que peut-être votre mère était une courtisane ?

— Oh ! criai-je, la main devant les yeux, comme si je voulais voiler la honte de ma mère.

Mon interlocuteur ne s’arrêta pas à mon exclamation et il continua :

— … Ou bien une pauvresse de grands chemins, vivant, sans être mariée, avec un ivrogne sans foi ni loi… Ou peut-être la fille d’un assassin…

Je tremblais tellement devant l’énoncé de telles horreurs que le maire s’en aperçut et interrompit cette succession de tableaux.

Je m’écriai :

— Vous savez sûrement quelque chose ! Je vous en prie, dites-moi tout !

— Eh bien ! je ne sais rien.

— Vous voulez me cacher la vérité.

— Foi d’honnête homme, je vous répète que je ne sais rien. Une personne est arrivée un jour chez la femme Nébol, avec un poupon qui était vous, et elle vous y a laissée.

Haletante, je demandai :

— Comment était cette femme ?

— Je ne l’ai jamais su. La bonne Nébol, qui était une pauvre jeune femme parfaite, ne voyait que l’enfant. Elle venait de perdre une petite fille, et votre arrivée lui a paru un miracle. Elle ne s’est inquiétée de rien, dans la peur que l’on vous reprenne à sa tendresse. Elle vous a soignée comme une fille de roi, mais malheureusement elle est morte quand vous aviez deux ans. Très en peine, avec une gamine sur les bras, Nébol s’est remarié avec celle que vous savez…

Ma pseudo-belle-mère ne m’intéressait pas, et je m’écriai :

— Quels vêtements avais-je quand je fus déposée chez les Nébol ?

— Rien de merveilleux : des langes propres, mais sans marque ; pas de dentelles, des pieds nus. Sur un papier, un nom : Christine.

— Où est ce papier ?

— Peut-être chez la femme Nébol, si elle ne l’a pas déchiré.

— Oh ! que je suis malheureuse que ces deux êtres ne soient plus en vie !

— Eh ! vous n’êtes pas la seule à regretter des morts…

Le maire ne partageait pas ma tristesse. Il ne me comprenait pas du tout.

Quant à moi, j’étais cruellement déçue. À vrai dire, je ne comptais sur rien de certain, mais cette totale désillusion m’atteignait en profondeur.

Le maire me dit :

— Croyez-moi, abandonnez votre idée. Vous êtes heureuse, ne troublez pas votre tranquillité. Qui sait ce que ces démarches vous apprendront ? Peut-être une cruelle vérité qui dérangera l’harmonie de votre ménage.

Ces paroles me firent tressaillir. Je m’imaginai que cet homme me cachait quelque chose. Je n’osais plus le questionner parce qu’il m’avait répondu fer­mement.

Je pris congé de lui, un peu hésitante sur mes actions. Devais-je l’écouter ou chercher encore ? Cette dernière pensée l’emporta.

Tout en songeant, je me dirigeai vers mon ancienne demeure, la masure de la femme Nébol.

Qu’elle me sembla horrible, maintenant que j’étais accoutumée à l’hôtel confortable de mon époux ; je me demandais comment j’avais pu vivre dans une semblable maison.

La porte en était close. Je frappai. La femme Nébol entrouvrit l’huis à moitié. Son visage n’avait rien d’engageant, mais, à ma vue, son sourire devint mielleux.

— Bonjour, madame Nébol.

— Bonjour, Chris…, madame. Entrez donc.

J’avançai. Je reconnus le désordre accoutumé. Dans mon enfance, je me figurais que ce désordre était une nécessité, mais aujourd’hui je constatais qu’il était dû à la paresse. Des objets invraisemblables traînaient partout et les mouches régnaient en maîtresses.

Après quelques mots de politesse, je demandai :

— N’avez-vous rien de moi qui puisse m’éclairer sur ma naissance ?

— Vous savez bien que non ! Et puis, qu’en avez-vous besoin ? Vous êtes mariée richement. Quoi voulez-vous ?

— Savoir qui je suis.

— Oh ! la ! la ! on vous l’a dit : la fille d’une rou­lure, répondit-elle méchamment.

Le rouge de la honte couvrit mon visage et je me repentis amèrement d’être venue.

Tout à coup, la femme changea de ton et une dou­ceur la caractérisa. Sans doute une excellente idée venait de surgir dans son cerveau, et elle repartit :

— Mon défunt m’a montré une fois un papier où vot’ nom est inscrit. Je l’ai là, dans un tiroir.

— Oh ! donnez-le-moi ! dis-je impétueusement.

— Tout doux, ma belle ! C’est un papier qui vaut cher.

Ses yeux étaient dardés sur mon visage, ainsi que deux aiguilles étincelantes.

Je compris que le chantage classique allait com­mencer et je questionnai durement :

— Combien ?

Elle jeta un prix qu’elle crut énorme, mais qui me sembla bien mesquin à côté des gains que j’avais eus et surtout en comparaison des revenus de mon mari.

— Mille francs !

Je les avais dans mon sac et ce billet ne me coûta pas à donner. Elle le saisit avidement et je remarquai une ombre sur ses traits. Elle regrettait de n’avoir pas demandé davantage.

Cependant elle s’exécuta. Elle alla vers l’armoire que je connaissais bien et, d’une boîte de bois blanc, elle retira un papier qu’elle me tendit.

Je le pris et le contemplai. C’était une feuille arra­chée à un agenda, et le nom Christine écrit au crayon. Mon cœur battait en l’examinant.

C’était donc là tout ce que je possédais de ma famille ? J’étudiai l’écriture, essayant de découvrir si elle était d’un homme ou d’une femme. Était-ce ma mère qui avait tracé ce fier C majuscule, ou mon père ? La dernière lettre était à peine formée comme par une main affaiblie ou pressée d’en finir.

Je sentis que Mme Nébol me scrutait de son regard aigu et j’interrompis ma contemplation. Je serrai le précieux papier dans mon sac et je franchis ce seuil, pendant que j’entendais :

— On vous reverra ?

Elle pensait sans doute que chacune de mes visites lui rapporterait mille francs.

Je rentrai chez moi avec un peu de mélancolie, mais contente cependant d’avoir ce papier que mon père ou ma mère avait touché.

Quand je vis mon mari, je m’efforçai d’avoir un visage délivré de souci. Il me raconta ses heures d’étude en compagnie de ses collègues. Je le voyais heureux de me retrouver, content aussi de son dépla­cement.

Je ne me lassais pas de l’admirer. Sa bonté était inouïe et ses manières charmantes. Ses attentions, ses prévenances étaient multiples et je ne pouvais que me dire que j’étais comblée. J’aurais dû, comme me l’avait conseillé le maire, ne m’inquiéter que du bon­heur de ce mari à qui je devais tout.

J’eus quelques jours mornes après ma visite, puis, brusquement, l’imprévu entra dans notre foyer.

Le cercle de nos relations était fort restreint. Jacques ne m’avait jamais beaucoup parlé des uns et des autres, parce que je ne l’y poussais pas. Cela me gênait de ne pas avoir à lui nommer des per­sonnes de connaissance et je ne provoquais pas de confidences.

Ce jour-là, Antoine vint me dire :

— Madame, il y a le valet de chambre de M. de Gritte qui veut parler à Monsieur.

— Vous savez que Monsieur est sorti.

— Il veut parler à Madame.

— Qui est ce M. de Gritte ?

— Un vieil ami de Monsieur.

Je réfléchis quelques secondes et je me décidai :

— Faites entrer.

Je vis venir à moi l’exemplaire le plus frappant du vieux domestique.

— Madame…, balbutia-t-il.

Devant son embarras, je le mis à l’aise :

— Remettez-vous, mon ami.

— Je suis content de voir Madame plutôt que Mon­sieur, parce que depuis longtemps Monsieur ne vient plus chez mon maître.

Il s’arrêta, et je ne sus pas si je devais l’interroger ou pas.

Devant mon silence, il reprit :

— Madame ne sait peut-être pas que le fils de mon maître, M. Hervé de Gritte, était le fiancé de la sœur de M. Rodilat ?

Je sursautai en jetant une exclamation et je répon­dis, vivement intéressée :

— Non, je ne le savais pas.

Le vieux valet de chambre se rassurait et il pour­ suivit d’une voix plus ferme :

— Après l’accident survenu, M. Hervé a été fou de désespoir. Il aimait Mme Rodilat depuis toujours, et chaque fois qu’il voyait monsieur son frère, il le cou­vrait de reproches furieux.

Je me sentis pâlir, parce que je pensais que mon cher Jacques souffrait atrocement lui-même au souve­nir de ce drame.

— Il lui disait qu’il avait brisé sa vie. Son père avait beau lui démontrer que ses reproches étaient inutiles, mon jeune maître ne cessait d’accabler M. Rodilat de sa colère. Devant toutes ces paroles pénibles, M. Rodilat n’est plus revenu chez nous. Or, M. de Gritte, mon maître, voudrait revoir monsieur votre mari. Il ne peut sortir, il souffre d’un accès de goutte. Il voudrait consulter M. Rodilat au sujet d’un livre que ces messieurs composaient ensemble. Je pense que M. Rodilat voudra bien venir et que M. Hervé se montrera plus calme. Tant de jours ont passé depuis ce temps !

J’étais fort émue par cette requête et assez embar­rassée pour la présenter à mon mari. Je n’avais pas été longue à m’apercevoir que Jacques éloignait toute allusion à cette sœur si regrettée. La terrible aventure était une blessure ouverte dans son cœur, et, s’il l’ou­bliait parfois en ma société, je savais qu’elle était toujours présente à son esprit.

La voix du vieil homme résonna encore à mes oreilles :

— Je suis content d’avoir trouvé Madame seule. Je suis sûr qu’elle saura persuader Monsieur et qu’il ne se souviendra pas trop qu’il a été traité d’assassin par M. Hervé. Dans la vie, il faut savoir oublier.

Cette parole si sage me parut bien à propos. Il avait raison, le brave homme, et je pouvais faire mon profit de son expérience. Moi aussi, j’aurais dû oublier le mystère de ma naissance, et je m’y cramponnais pour me torturer. Chacun avait son secret qui le rongeait.

Hervé de Gritte avec ses regrets, Jacques avec ses remords, M. de Gritte le père avec sa peine silen­cieuse de voir deux amis devenus ennemis. Chacun détruisait l’harmonie de ses jours par manque de « savoir oublier ».

Je répliquai au vieux domestique :

— Je me chargerai de votre mission. Je souhaite que M. Hervé n’ait plus de paroles trop vives à l’égard de mon mari. Je vous certifie que le désespoir de M. Jacques est toujours profond et qu’il s’y ajoute encore le chagrin d’avoir brisé le cœur de votre jeune maître.

— Je sens que Madame est bonne et je la remercie de bien vouloir se charger de ma commission. J’ai l’honneur de saluer Madame.

Le cher homme s’en alla.

Quand il fut hors de ma vue, je me jugeai téméraire d’avoir accepté de remplir ce mandat. Je n’étais pas encore très hardie devant Jacques, malgré mes mois de mariage. J’avais si peu de choses à solliciter de lui, car il prévenait tous mes désirs. Et, pour la première requête que j’avais à lui adresser, c’était une atteinte à ce qu’il conservait de plus intime au fond de son âme. Non, je n’étais pas brave quand je pensais qu’il me faudrait violer le sanctuaire dont il n’avait jamais entrouvert la porte devant moi.

Je me traitais de stupide d’avoir obéi presque in­consciemment à la persuasion du vieux domestique.

Alors que je m’appesantissais sur mes pensées, Clarisse vint me trouver. Son air était grave et compassé. Nous étions devenues de bonnes amies, et elle me conseillait parfois sur les goûts et les habitudes de mon mari, ce qui m’était d’un grand secours. Aussi bien intentionné que l’on soit, il arrive que l’on peut commettre des maladresses en toute innocence. Le bonheur est fragile et un rien peut le troubler.

Clarisse me dit :

— Madame a reçu Anselme, le valet de chambre de M. de Gritte. Cela m’a retournée de le voir. Nous avons été très amis avec cette famille, mais depuis l’horrible jour où Monsieur a eu cet accident d’auto­mobile où sa sœur a été tuée, il y a eu des scènes regrettables. M. Hervé en tenait pour notre Janine et ils étaient déjà comme deux petits tourtereaux. Il avait vingt et un ans et elle seize ! Jugez de ces inno­cents ! Aussi quel vertige quand la catastrophe est arrivée ! M. Jacques était fou et M. Hervé ne l’était pas moins. Dans chaque famille, on empêchait un malheur. Quand M. Jacques allait s’accuser et deman­der pardon à M. Hervé, c’étaient des scènes effroyables. M. Hervé, qui semblait avoir perdu son bon sens, traitait Monsieur de meurtrier, sans vouloir croire à son désespoir d’avoir tué sa sœur. Sans être entièrement coupable, il allait vite, c’est sûr, mais la direction a sauté, et il n’y pouvait rien.

Je voyais que Clarisse me racontait ces choses pour bien situer les causes de ce drame, car elle savait qu’Anselme m’en avait parlé. Elle prit à peine le temps de reprendre son souffle pour continuer :

— À son grand regret, M. Jacques a cessé d’aller voir M. Hervé. On ne pouvait continuer à supporter les reproches de ce jeune insensé qui n’était pas le plus à plaindre. Je trouvais que Monsieur l’était bien davantage. En plus du chagrin, il avait ses remords, tandis que l’autre avait un désespoir où il n’y avait que de la beauté. Il n’avait qu’à offrir son sacrifice. Je trouvais que Monsieur avait bien de la bonté d’aller lui demander pardon ! Entre nous, je dirai que ce garçon ne me plaît pas ! C’est un jaloux et un ran­cunier.

J’avoue que j’eus quelque peine à retenir un sourire quand Clarisse m’avoua sa façon de penser. Elle eut une moue si caractéristique qu’elle provoqua en moi une gaîté que le sujet ne comportait pas.

Je ripostai, en reprenant mon sérieux :

— Alors, selon vous, la chère petite Janine a échappé à un mari ombrageux et peu enviable ?

— C’est tout à fait ma pensée, riposta vivement et sans fard la bonne Clarisse.

Puis, sans transition, elle me posa la question qui l’avait amenée dans ma chambre et que son dévoue­ment à mon égard autorisait :

— Alors je me demande ce qu’Anselme est venu raconter à Madame. Madame peut croire que je suis curieuse, non, mais je me méfie…

— C’est simple, et je ne vous le cacherai pas : il m’a priée de bien vouloir exprimer à mon mari le désir de son maître de le revoir. Ce dernier a une attaque de goutte et ne peut sortir. Or, il a besoin de voir son jeune ami au sujet d’un manuscrit.

— Oui, ils s’occupaient tous les deux d’un livre, interrompit rêveusement Clarisse.

Je continuai en marquant ma surprise :

— Je ne comprends pas que ce monsieur âgé ait besoin de la science d’un homme aussi jeune que mon mari.

Clarisse redressa fièrement la tête :

— C’est que Monsieur est savant, et puis, il y a encore cela : c’est que Monsieur a voyagé et qu’il a vu des choses sur place. Alors Madame peut com­prendre que cela aide M. de Gritte. Il n’a pas cru que M. Jacques le délaisserait ; il a attendu, et comme il a peur de ne pas pouvoir finir son livre, il appelle Monsieur…

Clarisse trouvait cette démarche et ces circons­tances absolument naturelles, et je n’étais pas loin de penser comme elle.

Cependant j’objectai avec hésitation :

— Je suis d’accord avec vous, bonne Clarisse, mais je suis assez embarrassée pour formuler cette requête à M. Jacques. Comment va-t-il me recevoir ? J’ai la sensation de me mêler de ce qui ne me regarde pas.

— Je crois que Madame aura toutes les indul­gences, murmura lentement Clarisse. Monsieur aime Madame…

Cette parole sonna agréablement à mes oreilles, et une rougeur m’envahit parce que Clarisse me le disait si franchement. Je dissimulai ma gêne en répondant :

— Vous êtes bien gentille de me dire des choses aussi douces, chère Clarisse, mais il n’en est pas moins vrai que jamais Monsieur n’a fait allusion à sa sœur devant moi, et peut-être sera-t-il peiné ?

— Non, comme je connais Monsieur, il sera délivré de parler de ses regrets… Je suis sûre qu’il lui en coûte de garder cela dans son cœur. Vous saurez le consoler et cela lui semblera agréable de s’épancher.

Que cette Clarisse était fine et comme elle connais­sait son jeune maître ! J’entrevoyais un rôle dans ma vie et je me persuadais que cette tâche compenserait mon manque de naissance.

Je redevins plus ferme en envisageant mon entre­tien futur avec mon mari. Pourtant, je dis encore à Clarisse :

— Croyez-vous que Monsieur ne serait pas plus content que ce soit vous qui l’instruisiez du souhait de M. de Gritte, vous qui êtes au courant des cir­constances de ce drame ?

— Non, répliqua péremptoirement Clarisse, il faut que ce soit vous, madame, parce que vous irez sans aucun doute chez M. de Gritte, qui sait déjà qu’Anselme vous a parlé. Vous avez promis au brave homme de faire la commission, et il se demandera pourquoi vous ne l’avez pas faite. Ce serait mal poser Madame aux yeux de ces personnes. Ainsi, quand Monsieur vous présentera à cette famille, il y aura déjà un lien entre vous et M. de Gritte.

Que cette Clarisse me préservait des embûches ! J’admirais ses raisonnements qui ne me faisaient jamais défaut et qui m’empêchaient parfois de com­mettre des impairs. Je me rendis donc à ses pré­cieuses indications et j’attendis le moment de mon entretien avec Jacques.

Clarisse m’ouvrait un nouvel horizon. J’étais curieuse de connaître les de Gritte et de voir ce jeune homme « jaloux et rancunier ».




CHAPITRE ii


Mon mari rentra le lendemain de mon entretien avec Clarisse.

Lorsque je me séparais de lui, c’était toujours avec une sorte d’arrachement. Je ne pouvais plus com­prendre un jour sans sa présence. Il absorbait tout mon être et j’en étais tout étonnée. J’avais vécu pour mon art de danseuse et jamais je n’aurais soupçonné qu’un être humain me tînt tellement à cœur. L’air que je respirais, la fleur que je regardais, la terre que je foulais, tout me parlait de Jacques, et je me demandais, de bonne foi, comment j’avais pu vivre sans lui !

Je pensais lui transmettre le désir de M. de Gritte le soir, après dîner, à ce moment si doux, où nous étions seuls dans mon petit salon. C’était une pièce qui portait aux confidences et dans laquelle je me sentais encore plus proche de mon cher mari.

Ce soir-là, il me questionna affectueusement, comme de coutume :

— Qu’avez-vous fait de votre journée d’hier, ma bonne chérie ?

— J’ai commencé par penser à vous, puis il m’est survenu une visite.

— Une visite ? répéta Jacques, en haussant les sourcils.

— Oui, et bien inattendue…

— Le sieur Labatte ?

— Pas du tout ! C’était le bon Anselme de M. de Gritte.

Jacques était près de moi sur un divan, son bras autour de mes épaules. Aux noms que je prononçai, il bondit comme un ressort et marcha de long en large, l’air soucieux. Puis il s’arrêta devant moi et, réprimant sa nervosité, il me demanda, d’un air qui voulait être calme :

— Que désirait-il ?

— Son maître l’envoyait vous chercher, pour vous consulter au sujet d’un manuscrit que vous compo­siez ensemble.

Un silence passa. C’est étonnant ce qu’un silence peut contenir de choses…

Jacques interrogea :

— Et pourquoi n’est-il pas venu lui-même, M. de Gritte ?

— Parce qu’il souffre de la goutte et qu’il ne peut ni marcher, ni écrire.

— Pauvre vieil ami !

Il y eut de nouveau un silence, après lequel Jacques parla d’un ton changé :

— Mon amour, aimez-moi bien, parce que je suis malheureux.

Je criai :

— Je ne veux pas que tu sois malheureux !

Je le serrai dans mes bras, à l’étouffer.

— Ah ! sur ton cœur, j’oublie ma misère ! bégaya mon pauvre mari, en pressant son front contre mon épaule.

« Il faut que je te raconte, murmura-t-il, il faut que tu saches… »

— Je sais, répliquai-je.

— Je m’en doute. Clarisse a dû te dire, mais ce qu’elle n’a peut-être pas deviné à ce point, c’est la haine que me porte Hervé. Je comprends son déses­poir, mais il n’approfondit pas le mien… Dieu me voit et Il sait combien j’ai souffert de la mort de ma chère petite sœur. Hervé, au lieu de me plaindre, m’a jeté des menaces à la face, si véhémentes et si injustes qu’il m’a fallu cesser de fréquenter cette maison. J’ai eu double douleur.

La voix de mon malheureux Jacques faiblit dans un sanglot et je ne pus que l’entourer de mes bras et le couvrir de baisers.

— Oh ! Jacques, mon grand amour, calmez-vous ! Je suis là pour vous aimer.

— Mon Dieu ! si je ne vous avais pas !

Un moment après, il continua :

— Nous étions de bons amis d’enfance et M. de Gritte m’aimait comme un père. C’est sous sa direc­tion que j’ai commencé mes études, et tout s’est trouvé rompu soudain par l’affreux événement. Alors que je tentais d’adoucir le désespoir d’Hervé, il m’abreuvait d’injures. Aujourd’hui, son père me rappelle. Je sup­pose donc qu’Hervé a désarmé et qu’il me fera bon accueil. Vous m’accompagnerez, Christine, car c’est un devoir pour moi de lui présenter ma femme.

Il m’embrassa en me serrant contre lui, comme si j’étais un bouclier qui le préservait de tout malheur.

Nous décidâmes d’aller dès le lendemain, chez M. de Gritte.

J’avoue que cette visite ne me plaisait guère. Cet Hervé avait trop fait souffrir mon mari, et je le détes­tais d’avance. Je pensais aussi aux paroles de Cla­risse : « Il est jaloux et rancunier. »

Ces deux défauts me causaient une certaine frayeur et je m’imaginais ce jeune homme. Je le voyais brun avec un front bas, des cheveux désordonnés, des yeux noirs fulgurants et une bouche aux lèvres minces et pincées.

Mon sommeil fut troublé par la perspective de cette rencontre. J’eus même un cauchemar qui me mettait aux prises avec ce méchant. J’en oubliais ma nais­sance.

Naturellement, le matin ensoleillé chassa toutes ces fantasmagories et je me préparai à affronter ces messieurs.

Jacques ne paraissait pas soucieux, mais parfois une ombre passait sur son front et je m’empressais de la faire disparaître par des paroles affectueuses. Un peu de nervosisme accompagnait ses gestes.

Tout de suite après déjeuner, je me rendis dans ma chambre pour refaire ma beauté, parce que nous devions partir vers 14 heures.

Je fus bientôt prête et nous nous en allâmes. Mon cœur battait quelque peu, bien que j’affectasse une gaîté que j’étais loin de posséder, à mesure que je me rapprochais du but.

Ce fut comme en un rêve que je me vis devant M. de Gritte.

L’entrée dans la maison, la porte ouverte par An­selme, rien n’avait marqué sur moi, éprouvant un état de somnambulisme dont je ne me réveillai qu’en entendant une voix chaude me saluer :

— Soyez la bienvenue, chère enfant, au foyer d’un vieil ami.

Je posai mes doigts dans une main tendue, puis M. de Gritte se tourna vers Jacques qu’il embrassa en murmurant :

— Mon cher petit…

Mon mari était violemment ému. Je n’osais le re­garder, mais je savais que ses lèvres tremblaient et qu’il ne pouvait prononcer un mot.

Enfin la situation se détendit ; puis Jacques, après quelques phrases aimables concernant l’appel et la réception affectueuse de M. de Gritte, se hasarda à demander :

— Et… Hervé ?

— Oui, Hervé, répliqua M. de Gritte avec embarras ; mon fils a parfois encore des accès de désespoir. Je lui ai annoncé ta visite, parce que j’étais sûr que tu viendrais, mais il a prétexté une course urgente. Ne t’en affecte pas, mon petit ; tu connais le caractère entier d’Hervé, joint à une certaine attitude de fidé­lité. Je ne voudrais pas insinuer qu’il oublie ta chère petite sœur, mais il veut passer pour un inconsolable. C’est une âme complexe. Pense à l’âge tendre qu’il avait ! Vingt et un ans ! Il est permis d’envisager que ce premier amour sera oublié et qu’il fera, comme toi, un mariage heureux.

— Je le souhaite de tout cœur, acquiesça Jacques, pensif. Je ne voudrais pas qu’Hervé restât célibataire avec un souvenir morbide. J’avoue même que je serais soulagé de le savoir engagé dans des liens nouveaux.

Le sujet fut alors clos et ces messieurs entreprirent une discussion qui me parut aride.

Je songeais aux paroles de M. de Gritte, et j’avoue que maintenant j’eusse aimé connaître cet Hervé, dont le caractère donnait lieu à ces réflexions variées.

Soudain, M. de Gritte s’adressa à moi :

— Vous ne vous amusez pas, ma chère enfant ! Je vais vous conduire dans un petit salon où vous trou­verez de quoi vous distraire, avec une collection de portraits d’artistes.

Rien ne pouvait me faire plus de plaisir. Je suivis le maître de la maison et il me fit entrer dans un délicieux boudoir qui devait être, sans doute, le coin favori de sa femme. Il m’installa dans un siège con­fortable, posa devant moi des albums et retourna près de mon mari.

Quelques minutes passèrent dans la délectation de courtes biographies d’artistes. Des gravures accompagnaient ces présentations qui m’intéressaient vive­ment. Je comprenais ces vies d’efforts, de lutte, de succès et de déboires. Je sympathisais avec ces apôtres de l’art et je me disais en riant que si je n’avais pas rencontré mon cher Jacques, je serais peut-être parmi ces grandes danseuses !

Je manquais sans doute de modestie, mais personne n’était là pour me contredire. En somme, je ne faisais que rendre justice à M. Labatte qui m’avait guidée.

Alors que je me complaisais dans ces pensées amu­santes, la porte s’ouvrit et une tête charmante glissa dans la fente de la porte. À ma vue, le corps suivit, et je vis devant moi un jeune homme beau comme un dieu.

Il me salua avec élégance, me sourit, et je lui rendis ce sourire.

— Je suis Hervé de Gritte.

La voix avait de la douceur, mais elle sonna pour moi aussi aigrement qu’un tocsin.

Je le regardai avec stupeur et effroi. Comment ! cet être plein de clarté était Hervé, jeune homme ran­cunier et jaloux ? Il avait les yeux bleus qui se nuan­çaient de violet. Son front était pur et haut, et ses lèvres aux inflexions tendres me semblaient respirer la bonté.

Il m’était impossible de me le figurer en fureur. Je le regardais avec des yeux extasiés, parce que jamais je n’avais vu à un homme cette beauté d’archange.

Craignant que son air doux ne l’abandonnât, je n’osais lui dire mon nom. Il me causait tant d’admi­ration à le voir ainsi que je voulais prolonger ce moment.

Si mon silence ne m’embarrassait pas, il n’en était pas de même pour lui.

Il me demanda avec un sourire séduisant :

— Vous attendez mon père, madame ?

— Oui, monsieur.

— Je crois qu’il est occupé.

— Oh ! je ne m’ennuie pas ! ripostai-je avec spon­tanéité. Ces albums me font passer des instants déli­cieux. Ces existences me passionnent.

— Vous êtes intelligente. Combien de femmes, à votre place, ne verraient que le côté bohème et fan­taisiste de ce monde.

— C’est que ces femmes ne réfléchiraient pas au labeur écrasant que nécessite la gloire.

J’avais prononcé cette phrase avec feu.

Mon interlocuteur posa sur moi un regard lourd et il murmura :

— Vous êtes une enthousiaste. Oh ! j’aime ce genre d’esprit. Je vous devine franche et ferme dans vos opinions. Et puis vous êtes jolie… Mon Dieu, que vous êtes attirante !…

Je me levai d’un bond. Je ne m’attendais pas à de semblables paroles. Pour qui ce monsieur me prenait-il ? Toute sa beauté disparut soudain à mes yeux, et je ne vis plus qu’un homme brutal avec la fatuité au front.

Pour me faire respecter, quitte à voir la furie trans­former ses traits, je m’écriai :

— Monsieur, je suis Mme Jacques Rodilat.

Dressé devant moi, il blêmit et clama :

— Vous ! la femme de Rodilat, ce tueur qui a assas­siné sa sœur !

Son visage n’était plus qu’un masque haineux. Il serrait les poings comme s’il voulait frapper. J’eus peur et je me dirigeai vers la porte, mais il me barra la route et me demanda, son visage près du mien :

— Vous l’aimez ?

— Certes, je l’aime ! lui lançai-je.

— Il ne le mérite pas ! grinça-t-il.

— Vous ne connaissez pas son cœur.

Il ricana en répondant :

— Ah ! son cœur ! Quelle aberration d’y croire !

— Taisez-vous ! Je vous interdis de parler ainsi de Jacques.

— Savez-vous que l’indignation vous va bien ?

J’avais déjà entendu cette phrase dans le cercle des jeunes gens au milieu duquel Louis Jourel m’avait conduite.

Il reprit :

— Ah ! vous êtes la femme de ce meurtrier ! Vous savez qu’il a brisé ma vie, saccagé mes jours ? Je suis malade de désespoir, seul dans ma tristesse, et lui, le coupable, est heureux !

Après cette plainte Hervé s’écroula dans un fau­teuil avec des sanglots.

Entre ses gémissements, il murmurait :

— Vous ne savez pas ce que je souffre ! C’est un poignard enfoncé dans une blessure qui s’élargit de jour en jour.

Qui croire ? Le père ou le fils ?

Ce désespoir me paraissait sincère. Sans doute mé­connaissait-on la profondeur de cette douleur.

Je me rapprochai du jeune homme avec des paroles de pitié. Il les écouta et se calma ; puis, me prenant les mains, il murmura :

— Merci… Ah ! que vous êtes bonne !

Il redevenait beau. La douceur, de nouveau, rendait à ses traits leur expression suave. Je me sentis moi-même tout apaisée et je ne voyais plus en lui qu’un frère malheureux, en toute sincérité.

Forte de mon titre de dame, je posai la main sur son bras en un geste amical, en murmurant :

— Vous serez heureux un jour.

— Vous avez une âme compatissante et vous m’ai­derez à supporter la vie.

Je vis dans ces mots une supplication pour son sort. Je m’étonnais un peu qu’au bout de quatre ans ce deuil restât avec une telle acuité. Son père devait cependant connaître son fils, et pourquoi insinuait-il que cette attitude était une feinte ?

J’estimais qu’il se trompait et que c’était uniquement pour dissiper l’inquiétude de Jacques qu’il avait avancé ces paroles.

Dans mon inexpérience, j’étais persuadée de voir devant moi un être désespéré. Une affection de sœur se levait en mon âme pour ce jeune homme si beau et si triste. Je dois avouer que ma surprise le servait. J’avais cru rencontrer un sauvage vindicatif, et je me trouvais en face d’un cœur ulcéré dont personne, me disait-il, ne soupçonnait la gravité.

Je murmurai :

— Pauvre enfant !…

J’étais plus jeune que lui, mais ce terme me vint spontanément aux lèvres.

Il reprit une de mes mains qu’il baisa. J’avoue que cette marque de sympathie me gêna plus qu’elle ne m’agréa.

— Vous êtes la première personne qui me prenez en pitié, me répondit-il avec une voix empreinte de tendresse.

Ses yeux lançaient des flammes. Ils devenaient fon­cés et m’effrayaient quelque peu.

Tout à coup, Hervé m’enlaça et me dit, proche de mon visage :

— Oh ! que tu me plais ! Toi seule pourras me guérir ! Dis-moi que tu m’aimeras !…

J’étais folle de peur. Je le repoussais, mais il m’em­prisonnait davantage. Je n’avais qu’une terreur, c’était de voir surgir Jacques qui me surprendrait dans ce désordre !

Enfin je parvins à me dégager, bien qu’Hervé me tînt encore le poignet, pour me souffler à l’oreille :

— Je veux me venger de Jacques ! Je suis fou de votre beauté. Il a tué ma fiancée : je lui prendrai sa femme !

Quelle horreur ! Le bel archange n’était plus qu’un démon !

J’allai vers la porte et je l’ouvris brusquement. Je courus jusqu’au cabinet de M. de Gritte, dont la portière se releva sous la main de mon mari. Je courus vers lui :

— Jacques, allons-nous-en !

— Que se passe-t-il ?

Hervé, qui me suivait, répondit pour moi :

— Madame s’est troublée devant les manifestations du désespoir dont tu es justiciable. Je ne nie pas qu’il s’extériorise parfois avec excès.

Mon mari restait sans voix, car il ne s’attendait pas à ce que sa première rencontre avec son ami fût ainsi.

M. de Gritte se montra et dit avec autorité :

— Allons, Hervé, apaise ta rancune ridicule. Jacques est plus malheureux que toi. Serrez-vous la main, et que votre douleur commune vous rapproche au lieu de vous désunir.

Je frissonnai parce que mon cher mari s’avança vers Hervé. Ce dernier ne se déroba pas, mais il jeta un regard vers moi, un regard qui me sembla celui de Méphisto et dans lequel je lus : « Je serai aimable parce que je tiens ma vengeance. »

Les deux amis se serrèrent la main. Jacques rayon­nait, ravi de voir se dissiper le nuage qui était entre eux. Sur le visage d’Hervé un sourire se fixait, mais personne, excepté moi, ne pouvait y lire l’ironie qui le soulignait.

M. de Gritte ne cachait pas sa joie. Il était arrivé à ce qu’il souhaitait depuis longtemps. Il nous invita à dîner pour le lendemain, ce qui enchanta Jacques.

Nous prîmes enfin congé de lui.

Sitôt hors de leur demeure, Jacques me dit :

— Oh ! que je suis content, ma chérie ! Voir Hervé plus conciliant, malgré son reproche toujours mala­droit, m’a rendu à moi-même. N’est-ce pas que M. de Gritte est charmant ? Que dis-tu d’Hervé ? Sa beauté surprend un peu.

Je me remettais petit à petit. Je répondis gaîment :

— C’est incontestable : il est beau.

— Vous avez bavardé ensemble ?

— Oui, mais il a joué une scène de désespoir qui m’a interloquée.

Jacques resta quelques secondes silencieux, puis il reprit ses questions :

— Il a donc fait allusion à notre malheur, mais je suis persuadé que vous l’avez adouci.

Je voyais clairement que Jacques ne voulait pas se souvenir de l’apostrophe de son ami. Très satisfait de la tournure que prenait ce retour, il voulait rester sur sa bonne impression.

— J’ai passé un moment bien agréable dans la compagnie de mon vieil ami, et ce ne sera pas sans une extrême joie que je travaillerai de nouveau avec lui.

À peine si, maintenant, j’entendais Jacques. Ma mémoire me renvoyait les phases de mon entretien avec Hervé de Gritte. J’avais hâte d’être seule pour bien rétablir les faits et me convaincre qu’il n’y avait eu aucune provocation de ma part.

Enfin je fus dans ma chambre et laissai Jacques dans son cabinet de travail en compagnie des notes qu’il avait rapportées. À mon tour, j’avais à remettre de l’ordre dans mes idées, et ce fut assez troublée que je m’enfonçai dans une bergère pour réfléchir en paix.

À mon grand étonnement, je ne ressentais plus aucune terreur à l’égard d’Hervé. Maintenant que je n’étais plus en face de lui, sa menace me parut un enfantillage. Je ne me remémorais plus que son visage admirable, son sourire séduisant et ses yeux fascinateurs.

Je compris, ce soir-là, ce que la beauté pouvait avoir de captivant. J’avoue que je me plaisais à évoquer ces beaux traits, empreints de tant de grâce. Ses paroles pleines de fatuité ne me causaient plus d’effroi. J’oubliais qu’il m’avait serrée dans ses bras et je riais presque en pensant qu’il m’avait déclaré son amour.

Je le considérais comme un impulsif que la douleur avait désaxé, et soudain je le plaignis extrêmement. J’avais toujours été si seule dans ma vie que cela me paraissait bon d’avoir un frère. J’étais assez sotte pour me persuader que réellement mon affection ferait du bien à ce jeune homme. Romanesque comme je l’étais, je ne voyais qu’un beau rôle à jouer.

Ah ! la danseuse reparaissait avec son mirage, ses pas aériens et la musique entraînante ! Mes pensées volaient légères, se détachant bien loin de la terre polluée. Pauvre Hervé si beau avec son cœur blessé !…

J’en étais là de mes folies quand Clarisse frappa à ma porte et se montra.

— Madame me permet de venir lui demander le résultat de sa visite chez M. de Gritte ?

— Mais certainement, bonne Clarisse. Cela s’est fort bien passé. Les deux amis se sont réconciliés.

— Vrai ?

— Votre maître est fort content. L’amitié de son vieil ami lui manquait bien, et ce dernier paraissait tout heureux de retrouver son jeune confrère.

— Et… M. Hervé ?

Clarisse avait hésité devant cette question.

— Eh bien ! il a été correct…

— C’est étonnant, parce qu’il est bien rancunier. Comment Madame l’a-t-elle trouvé ?

Il me semblait que le feu me montait aux joues. Je répondis le plus indifféremment que je pus :

— C’est un très beau jeune homme.

— Il a la beauté d’un démon ! cria Clarisse, comme si elle rugissait. Que Madame ne se fie pas à cette beauté-là ! Il vaudrait mieux se jeter à l’eau que de le prendre en pitié.

Je regardai la vieille domestique qui me parut douée de seconde vue. Avait-elle remarqué ma rougeur ? Cela se pouvait. Dans tous les cas, elle avait l’air de me prévenir.

Un peu de bravade s’empara de mon esprit. Je voulais me montrer une personne expérimentée et je répliquai :

— Il est impossible de ne pas ressentir quelque compassion pour un jeune homme devant le désespoir qu’il montre. Si vous aviez vu son visage décomposé, bonne Clarisse, et si vous aviez entendu ses sanglots !

— Je ne m’y fierais pas. Je ne l’ai jamais trouvé sincère. Son papa est la bonté même, mais son fils est faux.

Je changeai de conversation en lui demandant :

— Et Mme de Gritte, comment était-elle ?

— Oh ! celle-là, un ange ! Elle avait du souci avec son petit garçon qui était menteur, mais notre Janine, en grandissant, transformait ce sauvage. Il devenait moins brutal, et la chère petite était fière en nous racontant qu’il ne dénichait plus d’oiseaux et ne torturait plus ni chiens, ni chats.

— Mais c’est magnifique ! interrompis-je, enthousiaste. Il ne manquait à cet Hervé qu’une bonne influence, pour qu’il soit un homme parfait.

— Oh ! là, là, je ne crois pas à cette perfection-là. Il devait fabriquer ses coups en dessous. Si j’en crois les domestiques de M. de Gritte, il avait encore quelques méfaits sur la conscience. C’est un de ces hommes capables de se dominer par intérêt, mais qui retombent dans leur caractère.

Clarisse était irréductible. J’essayai encore une fois d’orienter la conversation vers une autre direction et je demandai :

— De quoi est morte Mme de Gritte ?

— D’une pneumonie. Elle est sortie par un jour très froid, alors qu’elle se sentait un peu enrhumée, et, en cinq jours de temps, M. de Gritte a été veuf. Il aimait beaucoup sa femme et il a été très lent à se remettre. M. Hervé avait dix ans.

— Eh bien ! m’écriai-je, il lui a manqué une mère pour redresser ses défauts.

— Ça peut se soutenir. Mais on ne m’ôtera jamais de l’idée que quand on a une vilaine âme, on la garde. Mais souvent, avec l’âge, on la couvre d’un capuchon d’hypocrisie auquel le monde se laisse prendre.

Je sentais que ces paroles s’adressaient à moi.

Clarisse se disait que j’étais rétive à ses insinuations. J’avoue que je n’étais pas convaincue par ses allégations. Hervé me paraissait hardi, c’est entendu, et ses déclarations étaient intempestives. À y réfléchir, elles ne me causaient nulle frayeur.

Parmi mes admirateurs, j’avais entendu de ces paroles brûlantes, j’en riais et je tenais en respect ces messieurs trop empressés. La preuve que je n’y attachais nulle importance, c’est que j’avais pu passer à travers ces flammes sans qu’un de mes cheveux brûlât.

Hervé m’avait surprise. J’étais loin de le nier. Sa phrase où il criait tenir sa vengeance ne m’épouvantait plus. C’était une vantardise de fat. D’ailleurs, il aurait fallu que je fusse consentante ; or, j’aimais trop mon mari pour poursuivre un flirt de cette importance.

Cependant, je ne désavouais pas qu’Hervé ne m’intéressât. D’abord sa beauté était prodigieuse, et je comprenais maintenant certains coups de foudre qui paraissaient des coups de folie.

J’avais entendu dire que certains hommes s’éprenaient subitement d’une femme en la voyant une fois. Je ne me dissimulais pas qu’Hervé pouvait provoquer un sentiment excessif. Je répète que son regard était empli d’une fascination avec laquelle il pouvait exercer une puissance néfaste, mais un mari comme le mien défiait toutes les tentations.

Puis, si je me montrais, plus tard, affectueuse envers Hervé, ma pensée demeurerait pure, parce qu’elle provenait d’une compassion. Mon rêve était de poursuivre le rôle commencé par Janine. Rendre ce caractère ténébreux aussi clair et aussi séduisant que son visage. Je m’identifiais à Janine qui se persuadait que de tels traits ne pouvaient enclore une âme noire.

Je suppose que mon bonheur me faisait perdre la tête. Je me prenais pour une fée qui détenait le pouvoir de métamorphoser les gens et les choses. Alors que je croyais que les éloges passaient sur moi sans laisser de traces, je voyais qu’ils s’enfonçaient dans mon esprit pour me rendre vaine et pleine de forfanterie.

Tout cet encens que l’on prodiguait à la danseuse restait accroché à mon subconscient sans que je m’en fusse doutée et il ressortait aujourd’hui pour me leurrer en me faisant croire que j’étais invincible.

Je voulais transformer ce malade, car je lui donnais ce nom pour le rendre moins dangereux à mes yeux, sans pressentir que j’allais jouer avec le feu et que, cette fois, je pouvais m’y brûler les ailes.


CHAPITRE III


Le lendemain soir, je me préparai pour aller dîner chez M. de Gritte. Jacques m’avait priée de me mettre en valeur et je choisis une de mes plus belles robes.

Mon choix était assez compliqué, parce que mon mari me gâtait en toilettes comme en toute autre chose.

J’avais comme femme de chambre la petite aide que Clarisse avait formée à ce service. C’était une jeune fille de dix-huit ans qui avait l’instinct de la parure. Elle ne commettait nulle faute de goût. Elle me flattait, et comme je possédais toujours quelque naïveté, je la trouvais charmante.

Nous tombâmes d’accord sur la robe à revêtir, soit que ce fût son goût, soit qu’elle l’approuvât pour ne pas me contredire.

C’était un tissu de soie d’un bleu léger qui allait à mon teint de blonde. Les années, en s’écoulant, n’avaient pas foncé mes cheveux. Mes joues se nuançaient d’un rose tendre que mes yeux bruns soulignaient.

Ma femme de chambre murmura :

— Que Madame est donc jolie !

Il aurait fallu être de glace pour ne pas goûter un compliment qui semblait partir du cœur. Pourquoi ne l’aurais-je pas cru sincère, d’ailleurs, puisque tant d’autres m’avaient exprimé leur admiration et que mon mari lui-même me le faisait entendre ? Puis Hervé, la veille, n’avait-il pas été catégorique ?

Je fus donc contente de plaire, afin que les amis de Jacques lui pardonnassent le mariage qu’il avait contracté avec une jeune fille sans famille. Je ne disais pas « avec une danseuse », parce que j’étais fière de mon talent.

J’ignorais si M. de Gritte connaissait la profession que j’exerçais, mais je n’en avais pas honte. D’ailleurs les deux femmes que je fréquentais, Henriette Tamandy et la jeune dame Jourel, étaient au courant et ne m’en parlaient que sur le ton admiratif, parce qu’elles m’avaient vue à l’œuvre.

Mon mari vint me trouver pour me prévenir qu’il était l’heure de partir, et il eut une exclamation en me voyant :

— Oh ! ma chérie, que vous êtes en beauté !

— Tant mieux, dis-je satisfaite ; j’en suis heureuse pour vous et vos amis.

— Que ces perles ressortent autour de votre cou pourtant si blanc !

— Je pensais, en les attachant, à la joie que j’ai eue lorsque vous me les avez données.

— Vous êtes un ange.

Nous quittâmes la maison. Dans la voiture qui nous emmenait, je ne songeais qu’à la tendresse de Jacques et à ce grand bonheur qui m’était échu. Une prière intérieure s’imposa à moi, afin que nul nuage ne vînt obscurcir cette félicité. Cependant, durant la fraction d’une seconde, l’ombre de ma naissance se profila devant mon esprit.

Je ne savais pas d’où je venais. Je secouai cette idée importune, comme on se débarrasse d’une écharpe encombrante qui soudain vous gêne par sa chaleur. J’étais habituée aux retours de ce fantôme et je n’y attachai pas plus d’importance que les autres fois. Je savais que c’était mon poison qui, de temps à autre, venait me troubler. Je me disais que chacun devait avoir sa peine obscure qui venait rappeler que la joie n’est jamais parfaite.

Nous arrivâmes chez M. de Gritte les derniers. J’étais grandement accoutumée à la foule et je la regardais sans effroi, mais je n’étais pas habituée à des espaces resserrés où des personnes bavardent.

En entrant dans le salon de M. de Gritte, je crus voir des visages grossis par une loupe et entendre un bruit de tonnerre. Pourtant le nombre des personnes ne se montait qu’à six. Elles m’étaient inconnues, sauf le maître de la maison et son fils. Il y avait là deux dames qui me parurent des merveilles. Je fus présentée à M. et Mme Saint-Bart. Celle-ci était la sœur de M. de Gritte. L’autre était une amie de cette dernière avec son mari. On me les nomma : baron et baronne de Sesse. Les deux messieurs étaient égale­ment élégants et distingués. Leur allure était dégagée, et s’ils continuaient à converser après les minutes un peu confuses de la présentation, ils n’oubliaient pas de m’examiner à la dérobée.

Je me remis vite. J’avais mon sourire de danseuse, mon « sourire aux perles », comme disait mon ancien partenaire Jean-Marie.

Ai-je déjà dit que je n’étais pas timide ? J’avais salué M. de Gritte avec un respect filial et remercié les dames qui me félicitaient de prendre contact avec le monde, tout en disant qu’elles comprenaient par­faitement ma sauvagerie de jeune mariée.

Hervé ne me quittait pas des yeux. Je le trouvai plus beau encore que la veille. Il adoptait un air mélancolique qui lui seyait à ravir.

Mme Saint-Bart me fit asseoir près d’elle. Son accueil était parfaitement aimable. Notre entretien n’avait rien de passionnant. Cette dame parlait beaucoup, alors que son amie se contentait de me contempler. Son regard, rivé à mon visage, me gênait un peu. À l’encontre de la sœur de M. de Gritte, elle était de taille moyenne. Des bandeaux châtain clair et plats accentuaient son aspect sérieux. Par moments, une onde de tristesse voilait son visage à l’ovale pur.

Mme Saint-Bart avait des cheveux blancs et un air jeune. Elle était souriante et volubile et paraissait bonne et franche. Je me sentis tout de suite à l’aise avec elle, tandis que Mme de Sesse m’attirait tout en m’effrayant par le côté mystérieux de son attitude.

Pourquoi devine-t-on tout de suite un passé drama­tique dans certaines vies ?

Involontairement, mon regard se portait vers cette femme silencieuse dont les yeux étaient dardés sur ma personne. Je me détournais chaque fois que les miens en recevaient le choc mystérieux, mais alors je retombais sous la fascination du regard d’Hervé.

Sauf ce dernier, les messieurs discutaient entre eux. Je voyais mon cher mari prendre une part active à la conversation, et j’étais fière de lui. Hervé, lui, don­nait la réplique à sa tante, qui le taquinait gaîment.

Il répondait sur le même ton, et j’étais un peu sur­prise de le voir « détaché » de sa douleur. Il m’appa­raissait ce soir-là comme un artiste qui a déposé son rôle.

S’il m’intéressait moins, il me captivait autant, car sa beauté se transformait. Il semblait plus jeune, presque un adolescent. Dans sa voix passaient des inflexions tendres, et bien que je fusse sa cadette, je ressentais pour lui, maintenant, une affection maternelle.

Oh ! je n’analysais pas ce sentiment, mais je considérais ce jeune homme comme un faible qui avait besoin d’être dorloté, choyé et réconforté.

Je n’avais aucune promesse d’enfant jusqu’alors, mais une soif de maternité me posséda soudain, et j’aurais voulu serrer sur mon cœur un petit ange qui ressemblât à Hervé.

J’enviais sa tante qui causait familièrement avec lui.

— Alors, jeune Adonis, qu’as-tu fait de ta journée ?

— J’ai pensé à une femme.

En lançant cette repartie, Hervé me regarda. Je baissai le front, mais Mme de Sesse avait surpris ce jeu.

Je ne m’en inquiétai pas. Que la femme à qui ce jeune homme avait rêvé fût moi ou une autre, cela n’avait aucune importance.

Mme Saint-Bart rit en répliquant :

— Cela n’a pas dû te fatiguer beaucoup, si c’est là tout ton travail !

— Il est beaucoup plus absorbant que vous ne le supposez, ma tante. Tout dépend des cas. Imaginez que j’aie entrepris la conquête d’un cœur inaccessible ? Vous pouvez alors en déduire les problèmes qu’il me faut résoudre pour l’amener à ma merci.

Mme de Sesse abandonna son mutisme pour protester :

— Quelle conversation ! Vous allez vous faire bien mal juger par Mme Rodilat.

Je voulus ne pas paraître choquée, et d’ailleurs je ne l’étais pas, et je m’écriai :

— Oh ! j’ai les idées larges ! Je sais comprendre la plaisanterie, et M. Hervé nous raconte ces fantaisies pour mesurer notre sensibilité et nos réactions.

— Bien trouvé ! lança l’intéressé.

Son regard se posa de nouveau sur moi. Il fut tellement insistant qu’il me gêna. Je trouvais cette attention un peu exagérée, bien que je fusse accoutumée à l’admiration. Si je la jugeais déplacée et hardie, c’est qu’elle s’exerçait en petit comité et qu’elle n’avait nulle raison de se manifester, puisque je ne dansais pas. L’admiration collective comportait une tout autre nuance que celle qui m’était montrée ici. Cependant, je dois l’avouer, je n’y décelais aucun danger.

Le danger, pour moi, affichait une autre forme : c’était jongler, en rythmant des pas sur un plateau étroit.

Hervé ne me paraissait pas dangereux, et si je voulais qu’il s’amendât, il fallait que j’y misse beaucoup de douceur et de patience.

Je restais naïve et crédule, c’était le fond de mon caractère. Quand je prenais la résolution de ne plus être dupe de mes idées, c’était là que je m’abusais davantage.

Je croyais posséder une expérience universelle, depuis que j’étais mariée, mais ma candeur était touchante. Je ne m’en doutais pas.

À dîner je fus placée à la droite d’Hervé, qui remplaçait sa mère en face de son père. J’avais pour voisin M. de Sesse.

C’était un homme très aimable, mais un peu triste, qui me demanda de quel pays j’étais. Sans doute, était-ce sa manie de chercher à connaître la contrée dans laquelle on avait vu le jour.

Or, ne m’ayant trouvé aucun accent, il voulait savoir d’où je venais. Sur le moment, j’éprouvai tant de surprise que j’hésitai à répondre. Je finis par dire que la Seine-et-Oise avait été le berceau de mon enfance.

Il ignorait donc ma vie d’artiste et mon odyssée de département en département dans la voiture des grands chemins.

Hervé écoutait. Il ne me fit aucune question. Il me parlait de la grâce des Parisiennes.

Je souriais tour à tour à mes deux voisins, mais je ne savais de quoi les entretenir. J’aurais pu leur proposer un cours sur la danse, mais je comprenais que parler de moi et de ma carrière ne serait pas du goût de mon mari qui, par son rang, aurait pu choisir une femme dans un monde supérieur. C’est pourquoi j’étais parfois humiliée. Le mystère de ma naissance venait de temps à autre peser sur ma conscience et je me figurais que j’avais empêché Jacques de se marier selon sa situation.

M. de Sesse me regarda non sans perplexité, me sembla-t-il. Je me trompais peut-être.

Après un moment de silence, il reprit :

— Serait-ce indiscret de vous demander quelles étaient les fonctions de monsieur votre père ?

Je devins pâle et je vis que tout ce qui était sur la table tournait en une ronde effrénée.

Ce que faisait mon père ? J’aurais donné dix ans de ma vie pour le savoir ! Cette question dévorait mes jours. Je cherchais quoi répondre, et Hervé sauva la situation en répandant le contenu de son verre qui se brisa.

Je me levai précipitamment pour échapper au liquide qui coulait de la nappe.

M. de Gritte lança un regard à son fils en disant :

— Que t’arrive-t-il ? Je ne te savais pas aussi maladroit.

Hervé s’excusa près de moi. Ses yeux cherchèrent les miens et je devinai qu’il était intervenu pour me soustraire à la curiosité de M. de Sesse. Savait-il donc qui j’étais ? J’en fus mortifiée et contente, tout ensemble.

Ce jeune homme venait de se révéler bon pour moi. Je pensais le remercier à un moment opportun, mais à la réflexion je me dis que c’était impossible. C’était provoquer une intimité que je ne désirais pas. Puis, que savait-il ? Cet incident était peut-être fortuit et je ; n’avais nulle gratitude à exercer, si ce n’était envers la Providence qui avait créé cette diversion.

La conversation devint soudain plus générale, comme si le bris de ce verre avait développé l’animation des convives.

Mme Saint-Bart parlait haut et avec aisance. Elle me demanda si j’étais musicienne, à quoi je répliquai que la radio contentait tout le monde à ce sujet, en quoi j’amplifiais ! Cependant ma réponse fut appréciée.

— Faites-vous du sport, chère madame ?

Jacques me regardait en souriant, et je répondis :

— Je n’y ai aucune aptitude.

— Vous êtes une jeune femme moderne bien particulière ! dit-elle en riant. Ni sports, ni arts, à moins que vous ne vous révéliez un jour de façon inat­tendue !

— C’est cela ; prenons patience ! lança Hervé.

Ah ! comme ces aimables personnes m’embarras­saient avec leur questionnaire ! Il me frappait d’autant plus que je ne pouvais pas dire à cette table élégante que j’étais une enfant trouvée et que mon métier était d’être danseuse. J’étais étonnée de savoir que ces gens ne me connaissaient pas. Seule, je l’aurais avoué, mais étant la femme de Jacques Rodilat, je ne l’osais pas. Il me semblait que c’était à lui de le révéler. J’aurais été plus libre.

Le dîner prit fin et nous regagnâmes le salon, moi au bras de M. de Sesse.

Je m’assis près de sa femme vers qui allait ma sympathie croissante. Sa voix me dit avec une dou­ceur qui me charma :

— Vous n’avez pas pris grand plaisir à ce dîner, chère petite madame. Les jeunes, ordinairement, n’aiment pas ces repas qu’ils jugent ennuyeux.

— Oh ! madame, ne le croyez pas ! D’ailleurs tout me plaît. Je suis heureuse de connaître les amis de mon mari.

— Vous êtes une charmante jeune femme, et j’en suis contente pour Jacques, si bon et si malheureux avec le souvenir de sa sœur, ajouta-t-elle plus bas.

— Oui, et cela me peine beaucoup, mais il a revu M. de Gritte avec beaucoup de joie et d’émotion.

— Hervé me paraît content aussi.

— Il a tant de regret, pourtant, et ce revoir a dû être une épreuve pour lui.

— Oui, car c’est une nature violente qui se domine mal.

— Il n’a pas de mère qui lui a enseigné la patience, dis-je rêveusement.

Hervé eut l’intuition que l’on parlait de lui, car il se rapprocha de nous.

— Qui condamnez-vous, mesdames ?

Mme de Sesse rit et répliqua :

— On parlait de vous, Hervé, et je vous présentais à Mme Rodilat comme un jeune homme qui n’obéit qu’à son premier mouvement.

— Chez moi, il est toujours le meilleur.

— Vous vous vantez !

— Non, parce que s’il semble, au premier abord, dangereux ou excentrique, la suite me prouve que j’ai eu raison.

— Je n’aurais jamais cru que vous rattachiez une suite à vos actes, tellement je vous connais impulsif.

Mme de Sesse disait ces choses plaisamment. Hervé était debout devant nous, avec une tasse de moka. Ma voisine se leva pour répondre à une question de M. de Gritte qui causait avec son beau-frère et Jacques, à l’autre bout du salon.

Hervé s’assit vivement près de moi en murmurant :

— Vous êtes ravissante. Ce bleu vous va délicieu­sement.

Ces compliments m’embrasaient le visage, mais je répondis avec une intonation moqueuse :

— Vous êtes rompu aux phrases élogieuses !

— Ne le croyez pas, riposta-t-il avec force, en pre­nant un air malheureux. Il y a bien longtemps que je n’en ai dit autant à une femme. Il faut que ce soit vous pour que j’oublie Janine.

Hervé avait la faculté de se composer des aspects divers. Ses traits se façonnaient selon les paroles qu’il prononçait. Sa volonté de persuasion prenait des expressions multiples. Pour le moment, je le trou­vais attendrissant. Ses yeux si bleus me regardaient bien en face et je me disais que ce jeune homme ne pouvait qu’être sincère.

— Vous l’aimiez profondément, votre petite Janine ?

— Follement.

— Je suis persuadée, d’ailleurs, que vous ne pour­riez rien faire autrement que follement !

— Vous avez raison. Vous me comprenez, et tant de gens ne me comprennent pas ! Je cherche un cœur qui prenne ma nature comme elle est, avec ses fan­taisies. Tout de suite j’ai pensé que je pouvais avoir confiance en vous.

— Ce sont de bien belles choses que vous me dites, mais je vous trouve un peu rapide dans vos appré­ciations !

— En quoi ? interrompit-il avec vivacité.

— Dans vos jugements, parce que vous ne me con­naissez pas, puis par vos déclarations intempestives.

— Oh ! si légitimes !

— Et surtout par votre affreuse menace de vous venger de mon mari.

— Je sais, je sais : vous l’aimez ! Ne me le répétez pas : j’en deviendrais jaloux !

— Ce serait un comble ! m’écriai-je avec gaîté.

— Ne riez pas, je vous en supplie. L’amour est un sentiment grave.

Je regardai Hervé. Il me disait ces mots avec un accent qui me fit presque frissonner.

Je ne voulais pas le craindre, et il me forçait à m’occuper de lui plus que je ne le désirais. Tant d’ombres s’agitaient sur ce visage que l’on s’égarait quelque peu dans ces ténèbres. On qualifie de ténébreux l’homme brun aux yeux sombres, au sourire rare, mais le blond que j’avais près de moi était plus complexe. Ses cheveux clairs, son sourire candide recelaient plus d’une énigme.

Je me taisais. M. de Gritte se rapprocha de nous :

— Il me semble que vous avez bavardé gaîment tous les deux ?

— Votre fils a un esprit original, dis-je ; ses aperçus excitent l’attention.

— Je le voudrais parfois plus simple.

— Je suis comme je suis ! s’écria Hervé, presque avec colère.

— Allons, ne t’emballe pas ! reprit son père. Ne donne pas une mauvaise opinion de toi à notre jeune amie.

Je devinais qu’Hervé était furieux de ce que notre tête-à-tête était interrompu.

Pour adoucir la situation, je dis avec sérénité :

— J’ai déjà côtoyé bien des caractères et celui de votre fils ne manque pas d’intérêt.

La vérité était que personne ne m’avait autant intriguée. Chez les Labatte, la simplicité régnait. À part Marc Garribois, dont j’avais pu mesurer la dupli­cité, jamais je n’avais vu un spécimen ressemblant à Hervé.

Peut-être trop occupée par mon travail, n’avais-je pas porté mon attention sur les gens ? Cela était pos­sible. Quand une idée vous possède, tout est négligé, hormis elle. Je n’avais pas le temps d’étudier les uns et les autres, mais maintenant mon esprit s’ouvrait à la psychologie.

Je me rapprochai des dames qui discutaient avec Jacques sur des questions de peinture, sujet sur lequel j’étais nulle, comme sur bien d’autres.

Mme Saint-Bart me dit :

— Mon neveu vous a sans doute accablée de para­doxes ?

Je ne savais pas trop ce qu’étaient les paradoxes, mais je pressentis qu’il ne s’agissait pas d’opinions courantes et je répliquai :

M. Hervé a des manières de voir qui ne me semblent pas celles de tout le monde.

À quoi Mme Saint-Bart riposta :

— À la bonne heure ! Voilà une bonne définition pour classer Hervé qui coupe les fils en quatre.

Ce n’était pas mon avis. Je trouvais, au contraire, qu’Hervé allait bien droit au but. On ne pouvait pas être plus direct.

Jacques me regardait d’un air content. Je craignais toujours de lui déplaire par mes paroles maladroites ou mon air gauche. C’était un sentiment bizarre chez moi, de me sentir embarrassée devant cinq ou six personnes, alors que sous les yeux d’une foule je me sentais tout à l’aise. L’accoutumance vous forge une nature.

Mme de Sesse, avec son attitude si sérieuse, me con­templait. Son visage trahissait beaucoup de choses que je ne pouvais deviner. J’avais une propension à croire qu’elle avait souffert si je considérais le pli d’amertume qui se cachait aux commissures de ses lèvres.

Alors que je répondais à son regard par un sourire, elle se rapprocha de moi et me dit :

— Je serais très heureuse de faire plus ample connaissance avec vous.

— J’en serai charmée, répliquai-je avec une into­nation joyeuse.

Cette dame me plaisait. Elle possédait un grand attrait. Était-ce cette mélancolie qui attirait ou cette bouche mystérieuse qui paraissait retenir tant de choses ? Il semblait qu’elle n’eût besoin de personne au monde, tellement son ensemble exprimait le déta­chement. Son invitation me surprit, mais elle me comblait de joie.

Elle chercha quel jour elle m’indiquerait, et après avoir réfléchi un moment elle conclut :

— Voulez-vous venir me voir après-demain ?

— Très volontiers.

— Nous serons seules et nous bavarderons comme deux bonnes amies. Je pense que Jacques n’y verra nul inconvénient ?

— Oh ! non. Je suis tout à fait libre de mon temps !

— Nous l’avions perdu de vue depuis cet affreux accident. Il était devenu presque misanthrope et négligeait tous ses amis. Aussi avons-nous été bien heureux d’apprendre son mariage. Nous sommes d’autant plus ravis qu’il a épousé une femme char­mante.

— Vous me rendez toute confuse, madame.

Mme de Sesse me sourit de sa manière si douce.

Mme Saint-Bart vint à nous en s’écriant :

— Que complotez-vous toutes les deux ?

— J’invite Mme Rodilat à venir me voir après-demain, et si vous voulez être des nôtres, vous serez la bienvenue.

Au bout de quelques secondes, Mme Saint-Bart murmura :

— Je ne pourrai pas. Il me semble que j’ai rendez-vous avec ma coiffeuse. Enfin, si j’ai un moment, vous me verrez.

— Vous savez que vous êtes toujours attendue chez moi, dit gracieusement Mme de Sesse.

J’admirais combien ces femmes du monde trouvaient facilement la parole à dire.

Jacques, qui causait avec Hervé, donna le signal du départ.

— Déjà ! s’écria Hervé. Nous avons eu à peine le temps de faire connaissance avec ta femme !

— Nous nous reverrons ! répliqua mon mari avec bonne humeur.

— La remarque d’Hervé est juste, insista M. Saint-Bart ; je n’ai pas pu échanger deux mots avec Mme Rodilat.

C’était la vérité. J’avais eu un petit colloque avec chaque personne, sauf avec le beau-frère de M. de Gritte. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance. Je lui dis en riant :

— À la prochaine réunion, je vous donnerai tout mon temps.

— Ah ! mais non ! Je proteste ! clama Hervé, pen­dant que son oncle me répondait :

— C’est entendu, et vous me confierez les observa­tions que vous aurez faites sur chacun de nous, sans oublier les extravagances de mon neveu.

— Décidément, je suis la tête de Turc ou la brebis galeuse ! Triste sort ! gémit Hervé.

Nous prîmes congé, et je fus tout heureuse d’être délivrée de toutes ces personnes charmantes ! J’en étais encore au stade où l’amour conjugal me suffisait, et je n’aimais rien au-delà de la solitude à deux. Je me trouvais idéalement bien dans notre cher logis, en face de Jacques.

— Vous ne vous êtes pas ennuyée, chérie ?

— Oh ! non, et surtout parce que j’étais heureuse de vous savoir content.

— Oui, je l’étais. Je me retrouvais avec des amis toujours connus, dont j’avais eu tant de chagrin à me séparer.

— Enfin, vous voici rentré dans ce cercle. Vos amis sont d’ailleurs bien sympathiques. Je ne connais à peu près que M. de Gritte ; en revanche, je puis mieux vous parler des dames. Mme Saint-Bart est gaie et Mme de Sesse bien attirante. Quant à votre Hervé, c’est un personnage un peu énigmatique. Il dit sérieu­sement des choses plaisantes et bafoue parfois les sentiments honorables. On dirait toujours qu’il veut donner le change.

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites, J’ai peu causé avec lui, depuis notre réconciliation, mais je crois que son caractère a changé depuis l’évé­nement fatal. Je n’irai pas jusqu’à dire que sa raison est quelque peu dérangée, mais il fait montre d’un esprit de contradiction qui est parfois pénible. C’est son père qui m’a souligné, en partie, ces aperçus.

D’une façon générale, je ne doutais jamais de la parole de Jacques. Ce qu’il me disait me semblait l’image même de la sagesse. Cette fois, je pensais qu’il pouvait se tromper. Je me figurai que M. de Gritte alléguait cet état d’esprit de son fils pour excuser quelque écart de sa part.

Hervé me paraissait tout à fait normal, mais despote. Le malheur qui l’avait frappé en avait fait un enfant gâté et il devait abuser parfois de l’indulgence de son entourage. On voulait lui faire oublier sa peine, et on lui passait ses caprices, ses humeurs, ses fan­taisies. C’est ainsi que je me figurais sa vie, mais je ne contestais pas sa beauté, autre facteur qui aidait à la pitié.

— Quoi qu’il en soit, reprit Jacques, je suis content d’être rentré dans ce foyer. Les souvenirs m’y sont doux malgré tout. J’en étais tout attendri.

— J’avais très peur pour vous d’une émotion trop douloureuse.

— Je la craignais moi-même, mais je sens que les douleurs, même les plus cruelles, s’estompent et s’émoussent. J’ai naturellement beaucoup songé à Janine, ce soir. Je la voyais évoluer dans ce milieu, mais j’ai été presque consolé par le changement remarqué en son fiancé. Aurait-elle été heureuse ?

— C’est le secret du destin, murmurai-je.

— Sans doute, mais ce qui m’a puissamment aidé aussi, c’est votre amour, ma chère aimée, qui se place au premier plan de ma vie et qui me rend l’existence moins amère.

Mon mari me serra sur son cœur et je lui murmurai :

— Que les heures me sont belles, quand je pense à la réalité ! Souvent, je me figure que je rêve et que je vais me réveiller chez la femme Nébol.

Pourquoi cette idée me venait-elle ce soir-là ? Jamais je ne prononçais le nom de cette mégère. Était-ce par un sursaut d’humilité, parce que je venais de me voir au milieu d’un monde dont j’aurais voulu faire partie ?

Dieu m’envoyait-Il cette humiliation pour abattre mes regrets orgueilleux ?

Mon mari m’embrassa en riant :

— Ces jours-là sont finis. Il ne faut plus y arrêter votre pensée.


CHAPITRE IV


Clarisse était fort satisfaite que Mme de Sesse m’eût invitée chez elle :

— C’est une bonne dame. Et puis…

Elle s’arrêta, et je n’en sus pas plus long ce jour-là.

Tout de suite elle me parla de Mme Saint-Bart, qu’elle trouvait rieuse et loquace. Elle ne me fit nul commentaire sur les messieurs, mais me questionna sur Hervé :

— Comment Madame l’a-t-elle retrouvé ?

Ce mot « retrouvé » signifiait, pour Clarisse, com­ment j’avais jugé le jeune homme à ma seconde visite.

— Mais, Clarisse, pas moins beau que la première fois. Il a vraiment une tête charmante.

— Sa tête, sa tête, ce n’est pas tout ! Il faut savoir ce qu’il y a dedans… Pour ma part, je crois qu’il n’en sortira jamais rien de bon !

— Vous devez lui laisser une chose, cependant : c’est d’être très fidèle à sa fiancée.

— Fidèle ! Cela dépend comme on l’entend !

Je vis que Clarisse était de fort méchante humeur, et je la laissai dans ma chambre où elle s’était introduite sous le prétexte d’un détail ménager.

Je pensais beaucoup à Mme de Sesse et je me réjouis­ sais de passer un moment avec elle, le lendemain. Son aspect distingué et si calme me plaisait.

Alors que je m’occupais à un ouvrage de broderie dans mon petit salon, Jacques vint m’y voir.

— Que faites-vous, jolie fée ?

— Rien de sensationnel : je brode.

— Les jolies couleurs ! Eh bien ! je vais vous arra­cher à cette occupation enchanteresse pour vous emmener avec moi dans une promenade en auto.

— J’en serai fort heureuse.

— J’ai besoin d’aller jusqu’à Vernon, et sur la route nous nous arrêterons dans un petit pays appelé Brueil-en-Vexin. Nous remarquerons là un groupe de tilleuls qui masque un hypogée. On y trouve parfois un outil, une poterie ou un débris de squelette. Cet endoit s’appelle la Cave aux Fées.

— C’est un bien joli nom, pour un endroit aussi lugubre ! ripostai-je en souriant.

J’étais ravie de cette randonnée avec mon mari, mais tout à coup je me souvins que j’avais passé sur cette route pour aller à Paris… à pied !

Ce souvenir me troubla extrêmement, mais je fus contente cependant de revoir ce paysage, en me demandant si je le reconnaîtrais.

Quelle chaîne d’événements depuis cet épisode dont la cause avait été la fuite de Mantes, loin de l’horrible Garribois !

Je m’assis près de Jacques dans l’automobile con­fortable qui partit silencieusement et rapidement. Bientôt je reconnus la route que j’avais faite en sens contraire.

Mon mari arrêta la voiture à l’entrée d’un chemin et il me désigna, au sommet d’une petite colline, un bouquet d’arbres. Là était la Cave aux Fées. Nous fîmes cette montée en admirant le paysage, et je fus grandement émue car nous contournions la petite maison où j’avais aperçu la jeune fille brune. À ce moment-là, j’aurais tant voulu lui demander asile ! Ma fatigue était si cruelle ! J’avais presque les larmes aux yeux en me remémorant cette douloureuse course et mon déchirant isolement.

Nous arrivâmes près de cette cavité où avaient été enterrés des guerriers en une pose accroupie. C’est ce que m’expliqua mon mari, bien qu’il n’eût pas encore de renseignements précis sur ce lieu.

J’avoue que je ne m’intéressais pas grandement à ce souterrain. Ma pensée était absorbée par mille sentiments plus ou moins poignants qui faisaient bondir mon cœur de reconnaissance pour mon cher Jacques. J’entendais davantage le murmure de ma gratitude que son exposé d’histoire gallo-romaine.

Nous redescendîmes cette colline mélancolique et reprîmes la voiture. Je regardai avec attendrissement la maison basse aux tuiles rouges, mais je n’y vis personne. Où étaient ses habitants ? Que cachaient ce silence et cette absence ? Je ne le sus jamais. Je serais bien volontiers sortie de la voiture pour m’informer de ses occupants, mais à quoi bon cette curiosité qui n’était qu’un réflexe dû à une sympathie sans raison ?

Nous filâmes vivement vers Mantes. Ah ! que mon cœur était serré en revivant les heures affreuses de la soirée où je m’étais trompée sur Garribois. Ce sou­venir m’oppressait. Je pleurais presque sur moi-même en pensant que, candide, j’arrivais dans cette maison qui n’était qu’un piège horrible. Mon beau rêve s’était éteint là. En quelques minutes, toute la splendeur de la vie s’était écroulée. Quand je revis cette ville jolie, avec son site paisible et son paysage calme, je ne pus que mettre en parallèle le bouleversement que j’éprouvai alors ! Enfin, j’étais arrivée au port et je n’avais qu’à me féliciter d’avoir été sauvée de la honte.

La mémoire est terrible dans certains cas, et les tristesses de la déception restent indélébiles.

Malgré l’amour que me montrait Jacques, je restais désespérée de ces moments stupides où je croyais être aimée de Garribois. Ils s’accrochaient en moi comme une tache.

Je fus soulagée quand la traversée de Mantes fut faite. Mon mari n’eut aucune allusion sur le passé et je sentis peu à peu mon angoisse se dissiper. Je me plus à jouir de la sérénité de la campagne. Je redevins gaie. Nous arrivâmes rapidement à Vernon, où mon mari s’acquitta de la démarche qu’il avait à y faire.

Je n’avais pas voulu l’accompagner chez le per­sonnage savant qu’il devait voir, préférant marcher un peu au hasard, dans la ville. Je vis une église ravissante de style gothique, avec un portail comme une dentelle, le vieux pont si célèbre et les belles allées d’arbres menant au château de Bizy. La Seine séparait Vernon de Vernonnet où l’on voyait les tours du vieux château fort, devenu une prison.

Mon mari me retrouva devant notre voiture où je fus avant lui. Nous arrivâmes vite dans notre maison où je me sentis à l’abri de tout danger.

Jacques me demanda affectueusement si je n’étais pas fatiguée, et je pus lui répondre que j’étais enchantée de notre course.

— Je regrette, me dit-il, de ne pas m’être arrêté à Giverny pour jeter un coup d’œil sur les jardins du peintre de talent : Claude Monet.

— La saison est peut-être un peu avancée pour admirer des fleurs.

— Vous avez toujours raison ! Vous savez tout arranger et vous êtes une bien aimable chérie.

— C’est vous qui êtes le meilleur des maris.

Notre soirée se passa fort agréablement.

Jacques me raconta quelques épisodes de son enfance, ce qui m’amusa. Hélas ! je n’avais rien de plaisant à lui dire de moi. Je savais d’ailleurs que mes récits lui causaient plus de peine et de colère que de joie.

Mon jeune âge chez les Nébol, mon dur travail chez les Labatte, n’avaient rien de comparable à l’exis­tence menée par sa sœur et lui.

En l’entendant, je pensais à mes parents que je ne connaissais pas, et là encore c’étaient des regrets stériles.

Puis Jacques me dit :

— C’est demain que vous allez chez Mme de Sesse ?

— Oui, mon ami.

J’étais contente de parler d’elle et je repris :

— Vous est-elle sympathique, à vous aussi ?

— Extrêmement. C’est une personne réfléchie et j’apprécie beaucoup son bon sens.

— Et M. de Sesse ?

— Il est un peu mélancolique, mais cela tient sans doute à…

Clarisse, à ce moment, vint nous déranger pour prévenir Monsieur qu’il était demandé au téléphone. Je me plongeai dans les gravures d’une revue.

Quand Jacques revint, il me parla de la conversa­tion qu’il avait eue avec un confrère en archéologie, et je ne sus pas ce soir-là à quelle cause attribuer la tristesse de M. de Sesse.

Le lendemain, je me préparai à sortir pour ma visite. Je n’affirmerai pas que je n’étais pas émue. Une sensation d’étouffement me prenait à la gorge, et pour la dissiper je fis le trajet à pied. J’arrivai cependant encore un peu angoissée à l’appartement de Mme de Sesse.

Une femme de chambre stylée me reçut. Elle me reconnut sans m’avoir jamais vue et elle eut un gentil sourire en me dirigeant vers un salon bleu nattier qui me parut bien élégant.

Mme de Sesse ne me fit pas attendre. Elle me tendit les deux mains en me disant :

— Je suis contente de vous voir. Il me semble que je vous ai toujours connue. Asseyez-vous là, près de moi.

Je lui obéis, et sur ce divan où nous étions côte à côte elle me parla de mon mariage.

— Nous avons été un peu surpris, dans notre cercle, de savoir tout à coup que Jacques Rodilat était marié. Nous ne nous doutions de rien, d’autant moins que, depuis la mort de sa sœur, il avait rompu avec les de Gritte.

Je répliquai de façon un peu réticente :

— Mon mariage a été presque un mystère parce qu’il est survenu d’une manière étrange.

Mme de Sesse me regarda, non sans curiosité, mais elle n’osa pas me questionner.

Quant à moi, je me repentais déjà de mes paroles, en songeant que mon mari ne serait peut-être pas content que je divulgue les circonstances de notre union.

Cependant nous ne parlions plus ; Mme de Sesse m’observait. Je me sentais gênée par son regard et j’aurais voulu me cacher sur son épaule.

Tout d’un coup, je compris qu’elle soupçonnait un événement équivoque dans ma vie, et cette idée me parut cruelle. Je m’écriai :

— Oh ! madame, croyez que j’étais digne d’être épousée ! J’étais une jeune fille impeccable quand je me suis mariée avec Jacques.

— Je le crois, ma chère enfant. On ne peut se tromper sur votre loyauté. Tout de suite, je vous ai devinée sincère.

Ces mots entrèrent dans mon cœur comme un baume. J’avais soif de considération. Depuis que j’apprenais comment étaient jugés les artistes, je crai­gnais toujours d’être confondue avec les audacieuses qui bravaient l’honnêteté des mœurs.

Après ce moment d’émotion, je repris :

— Je n’ai pas eu de mère…

Je vis Mme de Sesse tressaillir et elle murmura :

— Je n’ai pas de fille…

Ces paroles ne me frappèrent pas. Tant de foyers n’ont pas d’enfants…

Je murmurai presque inconsciemment :

— Puis-je vous confier l’histoire de ma vie ?

Elle passa son bras autour de ma taille, m’embrassa et me dit :

— Vous m’êtes extraordinairement sympathique.

Alors je posai ma tête sur son épaule et lui racontai les événements qui composaient mon existence, sauf que je n’étais pas la fille de la seconde femme des Nébol, mais que je croyais être née de la première.

Je fus souvent interrompue par des exclamations, et quand j’en arrivai à l’épisode Garribois, elle eut un geste d’effroi et son calme faillit l’abandonner. Mon saut par la fenêtre la fit frissonner et ma course dans le crépuscule, ma lassitude extrême avec mon angoisse, l’épouvantèrent.

— Pauvre enfant, pauvre petite, répétait-elle en me pressant plus fortement contre elle.

Je l’entretins de mes danses à Paris, des proposi­tions qui me furent faites pour un séjour à l’étranger.

— Comment, serait-ce vous, cette artiste incompa­rable qui a fait courir tout Paris ?

Une admiration sonnait dans sa voix et son bras ne m’enserrait plus, comme si elle se trouvait soudain trop familière à mon endroit.

Elle dardait sur moi des yeux brillants.

— Je suppose que c’est bien moi dont vous voulez parler. Jacques Rodilat tenait à savoir si je lui avais dit la vérité au sujet de ma danse.

— C’était risquer gros de sa part, s’il vous aimait !

— Il s’assurait ainsi de ma sincérité. Son amour aurait été vite guéri, si je l’eusse abusé.

— Quel courage vous avez eu !

— On appelle souvent courage une action à laquelle on est forcé. Je reprenais mon métier, simplement.

— Nous ne sommes pas allés vous voir danser, mais nous avons entendu parler de vous. Votre mari vous nommait Christine, mais je n’ai établi aucun rapprochement entre la danseuse réputée et vous. Ce prénom est très à la mode actuellement, et depuis une vingtaine d’années les Christine foisonnent.

Mme de Sesse pencha le front, comme accablée soudain sous une lourde pensée. Je respectai cette atti­tude qui se soulignait de silence.

Enfin elle reprit, comme si elle rêvait tout haut.

— J’ai mis au monde une petite fille, mais Dieu me l’a reprise.

Je me dressai soudain dans une surprise sans nom. Je m’expliquais maintenant son penchant pour moi. Je me figurais que je ressemblais à l’enfant qu’elle avait perdue, et que son affectueuse sollicitude pro­venait de ce sentiment. Mon enfance sans mère la rapprochait de moi. Je murmurai doucement :

— Quel âge avait votre fille quand elle vous a été ravie ?

— Hélas ! à peine quelques jours…

Un frisson passa sur sa nuque et elle se couvrit les yeux de sa main, comme pour échapper à une vision.

Je fus déçue par cette réponse. Je m’imaginais une fillette ayant des traits de ressemblance avec les miens, et j’étais toute prête à prendre pour mère cette pauvre maman qui pleurait son enfant. Ce petit ange à peine au monde m’intéressait moins.

Cependant, je m’efforçai de consoler Mme de Sesse, mais elle ne parut pas très sensible aux paroles que je lui prodiguai. Une pensée obsédante semblait la posséder et son visage était convulsé.

Enfin elle reprit son expression sereine et son ton gracieux, comme si elle venait d’être délivrée d’un carcan qui l’emprisonnait.

— Vous êtes tout à fait charmante de compatir à la détresse de ma vie. Je ne puis oublier ces moments terribles qui faillirent me tuer. Je ne puis évoquer ces heures sans un sentiment extrême de douleur. Pardonnez-moi d’être aussi lâche devant un malheur qui est arrivé à bien des mères.

À cet instant, M. de Sesse entra et l’atmosphère changea. Sa femme se força à sourire, et le maître de la maison, après m’avoir saluée, se préoccupa de la santé de sa femme :

— Vous vous sentez bien, ma chère amie ? Vous n’avez besoin de rien ?

Elle le remerciait avec cérémonie. Ils paraissaient être un bon ménage, mais il me semblait qu’une con­trainte existât entre eux. Mme de Sesse recevait les attentions de son mari avec une sorte de condescen­dance, alors que dans l’accent de ce dernier passait comme une supplication d’accepter ses soins avec plus de sympathie.

Dans mon esprit un peu plus averti, je me disais que M. de Sesse avait sans doute quelque peccadille à se faire pardonner et que sa compagne était réfrac­taire au pardon.

M. de Sesse s’intéressa à moi avec beaucoup d’ama­bilité. Je croyais que sa femme lui raconterait tout de suite ma vie, mais elle n’en parla pas. Ce silence m’étonna, et je compris que leur intimité était toute de surface. Peut-être me trompé-je et lui réservait-elle ce récit pour leur solitude à deux.

Je m’étonnais que Mme de Sesse, si charmante, ne répondît pas par des paroles affectueuses à la solli­citude qu’il lui montrait.

Je ne pus m’appesantir longuement sur ces impressions, car M. de Sesse nous entraînait sur des sujets variés.

Il arriva qu’Hervé fut sur la sellette.

— Que pensez-vous de ce jeune homme, madame ?

Ma repartie fut toujours la même :

— Je le trouve fort bien, et vraiment il a une beauté d’archange.

— Heuh ! vous l’idéalisez ! Je crains bien qu’il n’ait que cette beauté comme qualité.

— Ce serait bien périssable, dit Mme de Sesse.

— Dans tous les cas, sa fidélité à sa fiancée est tou­chante, répliquai-je avec assurance. Il en parle encore avec émotion.

— C’était une si délicieuse enfant ! murmura M. de Sesse pensivement. Quand je les voyais ensemble, je pensais toujours au loup et à l’agneau.

— Vous exagérez un peu, mon ami. Hervé ne me semble pas cruel.

Il ne m’était pas agréable d’entendre parler ainsi d’Hervé que je voulais apprivoiser, c’est-à-dire lui faire perdre ses idées de vengeance contre Jacques. Je me persuadais que mon devoir était dans cette tâche. La jeunesse est téméraire, et je me lançais dans cette aventure avec la foi d’une personne présomp­tueuse.

Un peu de bon sens m’empêchait de révéler mes aspirations et j’affectais le plus grand calme en écoutant ces appréciations que je jugeais erronées.

Je dis avec le plus de naturel que je pus :

— Ce qui empoisonne légèrement les rapports que nous avons avec M. Hervé, c’est qu’il paraît conserver assez de rancune contre mon mari. Comment peut-on en vouloir à Jacques qui souffre tant de l’accident survenu à sa sœur ? Ce n’est pas juste ! S’il est respon­sable en fait, il ne cesse de déplorer la fatalité qui a causé ce drame. Par moments son désespoir est telle­ment visible que mes efforts ne parviennent pas à chasser ses regrets.

— Hervé ne s’arrête qu’au résultat, et ne pense pas du tout aux remords douloureux qui hantent l’âme de notre jeune ami, prononça M. de Sesse.

— Cependant, ajouta sa femme, je crois qu’il a abandonné ses projets de vengeance. Il s’est bien adouci. Ah ! je me souviens de ces jours sombres où nous tentions, sa tante et moi, de tempérer sa colère. Pour ma part, j’y voyais plus de fureur que de désespoir.

— C’est un violent, déclara M. de Sesse.

Toutes ces paroles entraient en moi comme des dards. Cette rancune non assouvie se présentait sinistre à mon esprit. Je pensai soudain que M. de Sesse appréhendait quelque issue malheureuse à cette tragédie et que mon sort l’épouvantait.

Je m’adressai directement à lui :

— Je suis de l’avis de Mme de Sesse et je ne crois pas que M. Hervé entretienne des sentiments de vin­dicte aussi prononcés aujourd’hui. Je ne crains pas le pire, mais les allusions, les paroles aigres-douces sont un vrai cauchemar pour les relations. La situa­tion est délicate parce que M. de Gritte nous appelle, et son fils, par son attitude, nous repousse. Jacques est sincère, il voudrait regagner son ami.

J’énonçai ces paroles du bout des lèvres, car je savais ce qu’il en était. Il me semblait que j’avais tout un destin sur les épaules et que la tranquillité de mon mari était entre mes mains.

Tout à coup, il me vint que mon mariage si beau m’était lourd. J’allais le payer par quelque chose de terrible et d’imprévu. J’étais trop heureuse pour que cela durât. Je pressentais que le mal viendrait d’Hervé et qu’il fallait plus que jamais que je ne le heurtasse pas.

J’étais persuadée que je pouvais avoir un certain ascendant sur lui. Cette force devait être utilisée, afin de préserver mon cher mari envers qui j’avais une si grosse dette de gratitude. Je croyais avoir conquis la sécurité, mais elle s’envolait soudain et l’inquiétude devenait la note dominante.

M. de Sesse parlait de Jacques qu’il appréciait tant. Il déplorait cette douleur qui avait transformé cette nature si ouverte. Il s’appesantit soudain sur le remords en général qui changeait tellement les carac­tères, que l’on pouvait se figurer qu’il en vivait un, cruel, qui le crucifiait.

Ce ménage me paraissait un mystère. Certainement, des ombres se posaient devant leur apparence sereine. Je devinais qu’une plaie secrète les rongeait. Il y avait bien cette enfant morte au berceau, mais j’envisageais autre chose.

Alors que mon imagination se perdait dans les hypothèses, la porte s’ouvrit devant Hervé de Gritte.

Il fut accueilli avec affabilité.

— Je ne suis pas de trop ? railla-t-il en nous regardant avec insistance.

— Jamais ! lui fut-il répondu par le couple.

— Vous n’avez pas l’air de vous amuser beaucoup ? Dois-je en conclure que vous m’attendiez ?

— Faut-il donc toujours rire pour s’amuser ? riposta Mme de Sesse.

— Non, mais on peut avoir des visages gais ! De quoi parliez-vous, afin que j’y place un peu d’hu­mour ?

— Quelle prétention ! répliqua Mme de Sesse. Eh bien ! je vous prends au mot : racontez-nous une histoire intéressante.

— Mon intervention a déjà produit son effet. Mme Rodilat arbore un aspect moins réfrigérant.

Il était sûr que la présence d’Hervé rendait l’atmosphère plus dégagée. Un sentiment aérien, harmonieux, s’insinuait dans le salon, et je rendais grâces à cette beauté qui agissait là comme un philtre, chassant les idées moroses.

Malheureusement, cette ambiance ensoleillée se ternit assez vite.

— Que faites-vous de vos jours, jeune homme ?

— Je les bâille, comme a dit Chateaubriand.

— Ce n’est pas très enviable.

— Pour le public peut-être, mais nul ne peut savoir à quoi l’on peut penser durant un bâillement ! Les perspectives les plus merveilleuses s’ouvrent devant moi. C’est comme une théorie de jolies femmes qui s’avanceraient vers moi, et dont le choix serait à ma portée.

— Mais vous n’en choisissez aucune ! Par cette allégorie j’entends que vous ne vous arrêtez à aucun travail sérieux.

— Vous le croyez ! Mais vous ne pouvez vous ima­giner la ligne que je suis. Elle est hérissée de diffi­cultés et d’imprévus. J’aurai une lutte infernale à soutenir, sans être assuré de la réussite.

Je commençais à pâlir. Un malaise montait en moi, car je m’apercevais qu’Hervé procédait par méta­phores, mais qu’il visait un but. Les regards qu’il me lançait, tour à tour impérieux ou tendres, dominateurs ou câlins, m’apportaient un trouble plein de menaces. Je l’aurais craint, si je n’avais eu ma jeunesse pleine d’assurance et l’absolue conviction que je triompherais. Je voulais d’Hervé le serment qu’il ne se vengerait pas.

— Vous parlez par énigmes, mon cher, prononça M. de Sesse en riant. Expliquez-vous.

— Non ; il y a des actes qui demandent le silence, sans quoi leurs chances diminuent. Il me plaît assez d’avoir un secret ; cela donne du poids à un homme.

Un secret ! Je tressaillis en entendant ce mot. Hélas ! moi aussi, j’avais un secret : celui de ma naissance, et il ne me plaisait pas du tout d’en avoir un ; ma vie en était altérée. Je pouvais presque dire que j’en avais deux, parce que la menace d’Hervé résonnait toujours à mes oreilles.

Mme de Sesse dit en souriant :

— Auriez-vous besoin de poids ? N’avez-vous pas confiance en votre état actuel ?

— Il est toujours bon de s’imposer par une action qui vous mette en valeur, riposta-t-il.

— Alors, vous nous offrirez quelque chose d’héroïque, prononça M. de Sesse.

— Non, non ; je laisse ce genre aux idiots !

— Quoi ? s’écria Mme de Sesse, indignée.

— Vous voyez qu’Hervé cultive plus que jamais le paradoxe ! C’est votre avis aussi, n’est-ce pas, madame ?

Forcée de répondre, je m’exécutai timidement :

— Je le crois.

Hervé me regarda d’un œil scrutateur. Il me donnait de l’épouvante. J’avais compris que toutes ses phrases me visaient. Son cynisme était effrayant. Je fus un moment sans me rendre compte de ce qui se passait sous mon front. En moi se déroulaient tous les genres de vengeance qu’il pourrait employer pour abîmer notre entente, pour faire de nos jours une suite triste de soupçons. Puis je me secouai. Non, il ne pouvait y avoir au monde un être assez odieux pour nous désunir. Ma conscience claire ne pouvait admettre que la méchanceté pût atteindre un tel raffinement.

Je me repentis d’avoir parlé de ma vie à Mme de Sesse. Elle pouvait, sans le vouloir, nuire à notre amour. Si Hervé connaissait ma lamentable enfance et l’incident Garribois, il pourrait broder à son aise sur ce thème et faire de moi une rouée qui avait su capter le cœur d’un homme loyal.

La terreur passait en moi, et il me semblait que j’allais me trouver mal. Je regrettais mon célibat, mes jours d’orgueil où je dansais, enivrée par mon talent et tremblante de mon triomphe, sous le regard de mes admirateurs. C’était là le vrai bonheur, car il ne s’agissait plus de famille, de considérations de naissance ; le talent seul comptait.

Je me sentais tout abandonnée, alors que jamais je n’avais été autant entourée d’âmes charmantes qui ne songeaient qu’à me plaire.

Dans mon besoin de protection, j’étais désespérée de ne pouvoir raconter mes craintes à mon mari. Je devais garder pour moi ces horribles agitations. J’étais certaine que Jacques m’aurait prise pour une sotte si je lui avais parlé de mon épouvante. Pourtant, je sentais en moi une frayeur que je ne pouvais réprimer. Je craignais que mes hôtes ne s’aperçussent de mon désarroi et j’accumulais les efforts pour être présente à la conversation qui se déroulait devant moi. J’y parvins et j’écoutai avec plus de présence d’esprit les phrases superficielles qui s’égrenaient dans ce salon où je regrettais de me trouver.

La minute précédente, je me jugeais privilégiée, heureuse de me voir en face de Mme de Sesse, et maintenant j’aurais voulu courir me blottir dans les bras de Jacques et m’y cacher.

Seul, Hervé m’intéressait. Il m’attirait et me terrorisait à la fois. J’étais comme ces enfants qui ont peur d’un masque qui les affole, mais ne peuvent s’empêcher de le regarder.

Pour moi, il me semblait qu’Hervé devenait un ennemi. Sa beauté, que je ne pouvais qu’admirer, semblait me mener vers un destin auquel je ne pouvais me soustraire. Ces sensations m’étaient très pénibles et je n’étais pas loin de maudire le sort qui avait envoyé M. de Gritte vers nous. Mais que peut-on contre la fatalité. Quand elle est en marche vers nous, rien ne l’arrête.

Malgré mes efforts, je ne me sentais plus le cerveau libre pour bavarder avec aisance. Trop de ténèbres m’environnaient.

Je me levai, tout en percevant les protestations d’Hervé qui réclamait encore quelques instants de ma présence. Je passai outre.

Mme de Sesse m’accompagna jusqu’au seuil. Elle m’embrassa affectueusement en me disant :

— Au revoir, gentille amie. Je serai toujours heureuse de vous revoir, parce que j’ai pour vous une grande sympathie.



CHAPITRE V


Je revins assez troublée de ma visite, et à différents titres. J’avais eu des idées tellement incohérentes au sujet d’Hervé, que je me demandais si je ne perdais pas un peu la tête.

Rentrée chez moi, en présence de Jacques, je recouvrai tout mon sang-froid et je me promis de ne plus me retrouver en présence de ce garçon que je jugeais maintenant plus hurluberlu que méchant. Cependant, malgré ces bonnes résolutions de ne plus attacher d’importance à ce qu’il disait, je restais anxieuse.

L’accueil si affectueux de Mme de Sesse me transportait de joie. Ce n’était pas qu’elle m’eût accablée de protestations d’amitié, mais il se glissait entre nous un fluide sympathique. Sans que nous parlions, une communication d’intimité s’établissait entre nos cœurs.

Je la voyais bien accablée par la perte de sa petite fille, mais je dois avouer que ce n’était pas cette malheureuse circonstance seule qui m’influençait. Je la plaignais, certes, mais il y avait autre chose qui me poussait vers elle. Résumait-elle pour moi l’idéal de la femme ? Je me le persuadais. On se forge un idéal, on le cherche, et si on le découvre, on s’y accroche. Tout me plaisait dans Mme de Sesse : son visage calme, la grâce de ses gestes et sa parole douce.

Jacques me questionna durant la soirée et je lui racontai mes impressions. Il s’y intéressa et parut content de me voir apprécier Mme de Sesse.

Il me dit en riant :

— N’exagérez pas votre admiration, sans quoi vous me verriez jaloux si elle occupait trop vos pensées.

Nous ne pûmes nous empêcher de rire, puis j’avouai mon étonnement sur la façon d’être de M. de Sesse.

— Ce qui me paraît bizarre dans ce ménage, c’est la froideur avec laquelle cette charmante femme accueille les attentions de son mari. Il semble que rien de lui ne l’émeuve. Et savez-vous ce que j’imagine ?

— Non.

— Que M. de Sesse a dû commettre quelque infidélité et qu’elle ne peut lui pardonner.

Mon mari sourit en me répondant :

— Votre hypothèse est vraisemblable, mais je la crois fausse. M. de Sesse est la perfection des maris, du moins a-t-il cette réputation. D’autre part, je suis persuadé que sa femme est trop intelligente pour le punir ainsi.

— Oh ! Jacques, je vous en voudrais beaucoup s’il vous arrivait une fantaisie extra-conjugale !

Cette riposte eut le don de déchaîner un bon rire de mon époux.

— Soyez en paix, me dit-il, et pour en revenir aux rapports entre les de Sesse, je me figure plutôt que la disparition de leur enfant a laissé chez cette pauvre mère une empreinte très profonde que son mari cherche à effacer.

— C’est possible ! répliquai-je avec indifférence.

Jacques reprit après un moment :

— Personne d’autre n’était avec vous ?

— Hervé de Gritte est venu, alors qu’on ne l’attendait pas.

— Ah !… Et il a été aimable ?

— Je le trouve étrange, dis-je avec une voix sourde.

— Dans quel sens ?

— C’est difficile à exprimer. Il paraît doux, mais par moments une violence éclate dans ses gestes et ses paroles. Puis, il avance des choses qui sont le contraire de la logique. Pour tout dire, je le crois un peu déséquilibré. Mon opinion est peut-être erronée.

Je disais ces phrases, les yeux sur l’ouvrage que je tenais. Quand je relevai la tête pour regarder mon mari, je fus effrayée de voir son visage décomposé.

— Qu’avez-vous ? m’écriai-je.

— Je suis désespéré de deviner que je suis sans doute la cause de ce déséquilibre de mon ami.

Je ne pus trouver une réponse immédiatement. Je venais de comprendre que mon mari se jugeait responsable plus que de raison du manque de bon sens d’Hervé. J’avais commis un impair. J’essayais de l’adoucir :

— Vous êtes trop scrupuleux, mon cher Jacques, et je crois que vous connaissez assez mal le caractère d’Hervé. M. de Sesse ne m’en parlait pas favorablement. Il lui faisait l’effet d’un loup et votre chère petite sœur, d’un agneau. Sans doute avait-elle un grand ascendant sur lui et se montrait-il sans défaut, quand il était auprès de sa mignonne fiancée. Je n’ai pas besoin de vous apprendre que quelques femmes ont un pouvoir magique sur certains hommes.

Jacques se rassérénait en m’écoutant. Je me hâtai de poursuivre :

— Hervé est revenu à son état naturel, tout simplement, dès qu’il n’a plus eu votre sœur si douce à ses côtés. Il faut attendre qu’une autre fiancée ait sur lui assez d’empire pour le rendre plus sociable.

J’accumulais les mots, mais je n’étais pas convaincue. Je sentais la nécessité, de plus en plus, de m’emparer de l’esprit d’Hervé pour le rendre sans danger. En attendant qu’il eût la fiancée souhaitée, il fallait que je l’asservisse à mon tour pour que mon mari ne souffrît pas.

Mon désir était fou, et j’aurais mieux fait d’abandonner ce projet stupide qui allait rendre ma conduite équivoque.

Mon mari me dit :

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous alléguez. J’ai vu, dans notre enfance, un Hervé toujours un peu rude. Il avait des colères allant jusqu’à la frénésie, mais dès que ma sœur paraissait, avec son regard doux et sa grâce charmante, Hervé, subjugué, tombait sous le coup d’un enchantement.

— Ah ! je suis contente que vous vous rendiez à mes raisons, et ceci explique la véhémence d’Hervé qui a repris toute sa force depuis que la douceur de Janine lui manque.

Au dedans de moi, l’espoir se glissait. Il me semblait que je n’aurais aucun mal à juguler les menaces d’Hervé. Il commençait à s’éprendre de moi, je n’en doutais pas, et je me sentais forte.

Il voulait m’arracher à mon mari, mais il fallait que je fusse consentante ! Or, je n’y étais pas disposée. J’étais prévenue, d’ailleurs, contre ce séducteur qui croyait sa beauté prestigieuse. Je saurais lui montrer que j’avais de la volonté.

Un tableau se profilait devant moi : celui de l’esclave dans l’arène faisant virer lentement la tête de l’auroch pour le vaincre. Ma parole ! je m’identifiais à cet homme pour dominer Hervé ! Mes idées étaient d’une prétention insensée, mais j’étais encore imprégnée des difficultés que j’avais eues à surmonter dans ma carrière, pour croire que je triompherais de tout ce que j’entreprendrais.

Ma nuit fut assez agitée. Je me voyais luttant contre des monstres plus ou moins récalcitrants.

Le jour m’enleva toutes ces sottises et je me surpris à être gaie.

Je déjeunai en face de mon mari. Je portais une robe d’intérieur rose qui m’allait bien et les yeux de Jacques me semblèrent admiratifs. J’en fus heureuse parce que j’aurais voulu lui plaire toujours davantage.

— Quels sont vos projets pour aujourd’hui, ma chérie ?

— Rien de spécial. Je n’ai nulle course pour ce matin, et cet après-midi, je compte m’installer ici avec un ouvrage et un livre, l’un me distrayant de l’autre.

— C’est sagement combiné. Cependant ne soyez pas trop sédentaire. Je ne puis vous proposer une promenade aujourd’hui, parce que j’ai des recherches à effectuer à la Nationale.

— Hélas ! je ferai des efforts pour me passer de vous ! dis-je gaîment.

— Et moi, je ferai de même, non sans tristesse.

Mon mari me laissa pour s’entretenir avec ses chères paperasses et ses poussiéreux papyrus, tandis que je procédais à mes légers travaux quotidiens.

Nous étions dans le plein automne, mais il y avait quelques rayons de soleil. Un minuscule jardinet faisait suite à l’hôtel, Les fleurs n’y vivaient pas long­temps, mais quelques arbustes de bonne volonté égayaient par leur feuillage.

J’enlevai quelques feuilles mortes. Je me sentais toute réconfortée par l’atmosphère et surtout par la tendresse que me témoignait mon mari.

L’heure de midi arriva, et le vieil Antoine vint me prévenir que Monsieur était rentré. J’allai vite le rejoindre et nous nous rencontrâmes alors qu’il venait au devant de moi.

— Les vieux papiers ne sentaient pas trop le moisi ? demandai-je.

— C’est une odeur que je ne distingue plus, parce que je vis avec elle.

— Oh ! oh ! c’est dangereux pour moi cette parole-là ! En arriverez-vous à ne plus me voir parce que je vis dans votre sillage ?

Je devenais coquette. Mes yeux étaient câlins et ma voix se faisait douce.

Tout de suite je fus serrée dans des bras affectueux, ce qui dispensa Jacques d’une réponse.

L’après-midi que je me promettais solitaire fut brusquement embelli par la visite de Mme Saint-Bart. J’en fus agréablement surprise. Elle entra avec un parfum d’air frais, et son visage gai paraissait tout amical.

— Bonjour, petite madame. Quel joli teint ! Je ne vous demande pas de vos nouvelles : vous ressemblez à une rose qui vient d’éclore.

— Vous êtes trop aimable, et j’allais vous adresser le même compliment.

— Hum ! je suis une rose d’arrière-saison !

— Elles n’en sont que plus agréables.

— Arrêtons-nous sur cette route de compliments, sans quoi nous deviendrions vaines comme des paons.

Mme Saint-Bart choisit un fauteuil moelleux et s’y installa, puis s’écria :

— Que l’on est bien chez vous !

— J’en suis ravie. M. Saint-Bart se porte bien, ainsi que M. de Gritte ?

— Mes trois hommes sont en excellent état. Mon frère a rajeuni depuis qu’il a retrouvé Jacques. Il a des projets pour cent ans ! Vous avez passé un bon après-midi, hier, chez Mme de Sesse ? ajouta-t-elle sans transition.

— Oh ! parfait ! Cette dame est bien charmante ; j’ai beaucoup de sympathie pour elle, bien que je ne la connaisse que peu.

— C’est réciproque, d’après ce qu’elle m’a dit. C’est une malheureuse femme qui s’attache aux jeunes filles ou aux jeunes femmes qui pourraient avoir l’âge de sa fille.

— Elle paraît bien affectée encore par cet événement. Le temps ne me semble pas avoir adouci son désespoir.

— Vous avez raison. Elle est restée mortellement triste depuis cette disparition qui nous a toujours étonnés.

— Pourtant il n’y a rien de surprenant à la mort d’une enfant de quelques jours. Bien des mères, mal­heureusement, ont vécu ces drames.

— C’est bien certain, mais dans le cas des Sesse, cela s’est présenté curieusement. L’enfant était une vigoureuse petite fille, puis soudain on a appris qu’elle était morte. Jamais on n’a su un détail sur sa maladie, et mon amie, assommée par la douleur, n’a jamais rien raconté. M. de Sesse, de son côté, était écrasé de chagrin et n’a pas abordé la question. Il semblait qu’un mystère eût entouré cette dramatique histoire.

— Mais les domestiques ? dis-je oppressée.

Mme de Sesse était dans une clinique. Elle avait une femme de chambre qui s’occupait de l’enfant, et, un jour, nous avons appris que cette femme était morte accidentellement.

— Oh ! m’exclamai-je avec effroi.

Il y eut un silence entre nous. J’étais terrifiée par cette succession d’événements tragiques et je repris, à voix presque basse.

— Ne croyez-vous pas que cette femme ait tué l’enfant, oh ! involontairement, et qu’elle se soit donné la mort, dans son épouvante ? Ces deux décès simultanés ne vous paraissent-ils pas étranges ?

— Comme vous prenez les choses à cœur, ma chère enfant ! Je ne sais si quelqu’un a eu les soupçons que vous exposez là, mais dans mon entourage personne n’y a pensé.

— Je vous demande pardon. J’ai sans doute une imagination déplorable, mais je trouve la mélancolie de Mme de Sesse si invétérée, que je lui cherche une cause exceptionnelle.

— Mais, ma petite amie, perdre un enfant est une blessure inguérissable pour une mère.

Je me tus. Je ne pouvais guère me poser en juge, quand il s’agissait de sentiments maternels. Je laissais vagabonder la folle du logis et je voulais trouver une explication à l’attitude contrainte des deux époux. Obstinée dans mes déductions, j’étais convaincue que la mort d’un enfant devait rapprocher des époux, et non susciter cette froideur qui les séparait.

Mme Saint-Bart poursuivit :

— Cette domestique n’avait pas l’allure d’une criminelle. Elle paraissait attachée à ses maîtres, pour qui elle se dévouait. Par moments, elle présentait l’aspect d’une personne un peu exaltée, mais mon amie ne s’en plaignait pas.

— Comment est-elle morte ?

— Il paraît qu’elle a été heurtée par une auto et qu’on l’a relevée avec une fracture du crâne. Elle n’a pas repris connaissance.

Puis, brusquement, Mme Saint-Bart changea de ton :

— Quelle conversation, chère petite madame ! Vous m’obligez à ne vous raconter que des tristesses !

— C’est que Mme de Sesse m’intéresse tellement ! Tout ce qui la touche m’est précieux.

— Je le constate.

— Avouez qu’il y a là une fatalité rare. Je comprends mieux l’air accablé de votre amie. Des coups pareils peuvent laisser une trace qui a du mal à s’effacer.

— Oubliez-les et reprenez votre calme.

Je ris un peu nerveusement, parce qu’au fond de moi, ces quelques explications ne me suffisaient pas et j’aurais voulu questionner à l’infini. Tous ces épisodes me paraissaient tellement extraordinaires que j’avais beaucoup de mal à croire à leur vraisemblance. Cependant, je ne pouvais réfuter les assurances que l’on me donnait.

Mme Saint-Bart était digne de foi, et les de Sesse ne m’avaient rien confié, si ce n’était la perte toute naturelle de leur enfant. Je n’avais aucun titre à creuser plus avant.

Mme Saint-Bart changea de conversation. Le sujet semblait lui déplaire parce qu’elle aimait la gaîté. Je crus comprendre qu’elle l’avait abordé pour éviter que je ne dise une parole malencontreuse à son amie. Avec mon peu d’expérience et mon manque de prudence, il était possible que j’eusse commis quelque impair. Quand on ignore certaines particularités, il devient facile de tomber dans l’erreur.

— Aimez-vous la danse ? me demanda à brûle-pourpoint ma visiteuse.

Si j’aimais la danse ! Je me sentis rougir, et Mme Saint-Bart se méprit sur cette rougeur.

Elle ajouta en riant :

— Je n’ai nul besoin d’entendre votre réponse : je vous sens pleine d’enthousiasme, rien qu’à l’énoncé de ma demande.

Je me remettais, en cherchant pourquoi ma nouvelle amie me posait une question aussi saugrenue. J’en eus vite l’explication.

— J’envisage de donner un bal. J’ai une masse de politesses à rendre et je serais heureuse que vous m’aidiez à faire les honneurs de ma réception.

Un bal ! J’ignorais ce que c’était ! Maintenant je comprenais que la danse dont me parlait Mme Saint-Bart n’avait aucune ressemblance avec celle que je pratiquais. Saurais-je danser dans un salon dans les bras d’un monsieur ? Cela ne m’était jamais arrivé et j’en éprouvais une bizarre sensation. Et puis Jacques me laisserait-il danser ainsi ?

Mme Saint-Bart poursuivit la description de son plan :

— Mon bal sera le premier de la saison, de sorte que je serai tranquille pour tout l’hiver et libre de mes mouvements. S’il nous plaît de passer un moment sur la Côte d’Azur, on ne m’accusera pas de fuir pour échapper à mes devoirs de politesse. Aimez-vous le monde ? J’aime le tourbillon et, heureusement, mon mari n’en est pas ennemi. S’asseoir à une table de bridge, converser avec ses amis, est une joie pour lui ; mon frère est plus réfractaire, mais Hervé aime assez se distraire.

— Même avec son chagrin ?

— Surtout avec son chagrin ! Vous concevez bien qu’un garçon de cet âge-là ne peut rester entre quatre murs. J’aimais bien la chère petite Janine, mais je serais désolée que mon neveu desséchât à sa pensée. Il a sa vie à établir, et ce serait dommage qu’un si beau jeune homme restât célibataire.

— C’est vrai, appuyai-je ; il est beau.

— Il n’y a qu’une voix pour l’admirer, et je connais nombre de jeunes filles toutes prêtes à lui accorder leur main. Le plus délicat sera le choix à faire. À vrai dire, mes petites amies sont toutes charmantes et vous verrez quelle jolie corbeille de fleurs sera ma soirée.

— Je n’en doute pas.

Mme Saint-Bart, enflammée par son sujet, ne s’arrêtait pas de me décrire les toilettes de bal qui avaient fait sensation. Elle me parlait de la mienne et me suggérait plusieurs modèles dans des couleurs différentes. Je souriais, en m’amusant de son imagination trépidante.

Enfin je l’arrêtai en disant :

— Mon mari me permettra-t-il de me rendre à votre soirée ?

— Quoi ! serait-il jaloux ?

— Je n’en sais rien, parce que je ne lui ai sans doute pas donné sujet de l’être.

— Alors, il est l’ennemi de ce genre de manifestations ? On l’a si peu vu depuis cet accident que je connais à peine sa vie de jeune homme. Quand il était enfant, je le voyais souvent avec mon neveu, mais depuis ces dernières années, on le savait quelque peu misanthrope. Cependant je crois qu’il sera heureux de vous produire ; on ne garde pas sous le boisseau un diamant tel que vous.

Me produire ! garder sous le boisseau ! que ces paroles sonnaient drôlement à mes oreilles ! Je n’avais fait que me montrer jusqu’alors, et j’étais loin d’être sous le boisseau ! Ce qui m’ahurissait, c’est qu’il se trouvait encore des personnes qui ne me connaissaient pas sous mon talent.

J’en avais presque le fou rire et je pensais que je plongerais mon aimable visiteuse dans la plus profonde stupéfaction si je lui avouais ma personnalité.

Je savais d’avance que mon mari ne serait pas satis­fait de me « produire » dans le monde. Malgré l’amour qu’il me vouait, je le jugeais chatouilleux sur le point d’honneur et il aurait eu trop peur d’être blessé par quelque réflexion sur mon compte. La révélation d’une situation anormale se répand comme la foudre. Il suffirait qu’un danseur écervelé dise : « Je connais cette jeune femme, mais oui, c’est bien elle : c’est la danseuse qui nous a charmés. Ah ! mon cher, quelle trouvaille ! elle a fait un riche mariage et elle le méritait… »

Ces phrases tournaient dans ma tête. Je les habillais élégamment, mais il était possible que celui qui les aurait proférées ne fût pas aussi louangeur.

Je crois que mon mari aurait eu raison de ne pas m’encourager. Nous étions heureux. J’avais de bonnes relations : Mmes Tamandy, Saint-Bart et de Sesse. Je pouvais compter aussi la jeune Mme Jourel, mais elle et son mari étaient partis pour la province, où lui était préfet.

Je laissai Mme Saint-Bart à ses rêves, sans plus lui faire part de mes doutes. Plus je pensais à cette fête, plus je me persuadais qu’il valait mieux se priver d’un plaisir qui pouvait dégénérer en un coup de théâtre fâcheux. J’avais, Dieu merci ! assez dansé dans ma vie ! Puis aurais-je su me comporter avec assez d’effacement pour que mes pieds ne me trahissent pas malgré moi ? Je me voyais, soulevée par le rythme de la musique, lâchant mon cavalier et retombant dans mes pas favoris. J’imaginais la foule ravie devant mon mari consterné. Au réveil de ce délire, que retrouverais-je ? Sans doute mon amour serait-il perdu. Mon mari, muet, me soustrairait aux regards et me murerait dans notre maison. Tout mon cher bonheur aurait fui et je resterais humiliée.

Mme Saint-Bart me regardait. Elle apercevait sûre­ment sur mon front le reflet de mes triomphes futurs, sans se douter que j’ensevelissais mes triomphes passés.

— Petite amie, vous rêvez de vos succès à venir, vous savez que vous serez la reine de mon bal. Je vous vois déjà essayant une danse d’autrefois avec Hervé. Quel couple vous ferez !

Je tressaillis. Danser avec Hervé n’avait pas effleuré mon esprit. Tout de suite je saisis l’avantage que je pouvais avoir de cette circonstance. Un soir de bal, toute coquetterie me semblait permise, parce que le côté factice de la vie prime la réalité.

Je connaissais le prestige de la musique, l’enivrement qui se répand d’une foule excitée. Je me sentais capable de tenir Hervé à ma merci, de le rendre fou de moi, pour que ses menaces ne soient plus que des bulles de savon. La vanité me grisait.

Mes traits reflétaient une lumière glorieuse, j’en étais convaincue, car ma visiteuse, s’en apercevant, me dit en riant :

— Je pressens que Jacques ne sera pas vainqueur dans ses hésitations pour vous amener à mon bal, je vous vois tout acquise à mon projet, et si votre cher mari y oppose un peu de résistance, je serai là pour vous prêter main-forte.

Je ne répondis rien. D’ailleurs, il devait se passer encore des semaines avant que cette fête ne sonnât.

Nous étions dans les premiers jours d’octobre et toutes les feuilles n’étaient pas tombées encore.

Mme Saint-Bart se leva pour prendre congé :

— Ma chère enfant, je vous laisse, enchantée de vous avoir revue. Je pense que nous deviendrons de bonnes amies, parce que je vous aime beaucoup. Ne comptez pas avec moi, vous me trouverez toujours vers 17 heures, le lundi et le samedi exceptés. Au revoir. Amitiés à Jacques.

Nous nous serrâmes la main, et elle disparut comme un nuage au souffle du vent.

Je ne sais pourquoi j’avais le besoin de détendre mes nerfs. Cette visite ne m’avait pas ennuyée, mais, ayant l’habitude d’agir, je ne prisais pas une longue immobilité. Toutes les paroles entendues et prononcées tourbillonnaient dans ma tête et demandaient à se perdre dans l’air. Je courus au cabinet de travail de mon mari. Je comptais inviter Jacques à m’accompagner, mais il était sorti. J’eus un regret, mais je projetai de m’en aller seule. Il fallait que mes membres se détendissent. J’aurais bien dansé un peu, mais je ne l’osais plus dans la maison. Je craignais le blâme des vieux domestiques, le sévère Antoine et la sage Clarisse. J’étais devenue une dame posée, avec mes vingt ans.

Je m’habillai pour sortir et je passai à l’office pour prévenir :

— Ma bonne Clarisse, je vais faire une course. Je ne serai pas longtemps. Monsieur n’est pas là, mais s’il rentrait avant moi, vous lui diriez que je suis allée jusqu’aux Galeries.

— Bien, madame.

Je partis, légère. Le soleil couchant envoyait ses flèches rouges, de-ci, de-là. Certaines vitres parais­saient abriter un incendie. L’air était vaporeux et frais. Il invitait à la marche.

Je pensais à tout ce que m’avait raconté Mme Saint-Bart, et particulièrement à cette femme de chambre des Sesse, morte si affreusement. Je me disais que sa maîtresse avait eu là deux sérieuses secousses, coup sur coup. Quels instants !

Mon esprit s’éloigna cependant de ces souvenirs macabres et je pensai à la danse. Cela m’aurait amusée d’aller à une soirée mondaine. Je n’avais jamais assisté à ce spectacle ; toutes les dames en toilette, des bijoux, des fleurs, au milieu d’un orchestre entraînant.

Mon pas, à cette évocation, devenait aérien, quand soudain ma rêverie fut interrompue par une voix masculine qui me disait :

— Eh ! belle dame, voulez-vous un compagnon ?

Je rougis violemment et pressai le pas.

Mais mon « suiveur » n’eut aucun mal à me rejoindre.

— Ne vous sauvez pas. Je ne vous demanderai ni la bourse, ni la vie.

Il me sembla reconnaître la voix, et brusquement je vis Hervé à côté de moi. J’en fus tellement soulagée que mon visage en trahit le reflet.

— Ah ! que vous êtes charmante ! Ce sourire dans ce visage épanoui est une aubaine pour moi.

— Vous bénéficiez tout simplement du soulagement que j’ai éprouvé en vous reconnaissant, car j’ai cru à un poursuivant obstiné et sans égards.

— Laissez-moi croire que le sourire est tout de même un peu pour moi ! Où alliez-vous de ce pas rapide ?

— Je me promenais, dis-je étourdiment.

En répondant ainsi, je lui livrais mon temps. J’aurais dû spécifier que je me rendais chez ma couturière et que je n’avais pas une minute à perdre. Le sang-froid m’avait manqué, et maintenant cela me contrariait, parce que j’étais sûre qu’Hervé ne me laisserait pas seule.

Je voulais me délasser de ma causerie avec Mme Saint-Bart, et je tombais dans les griffes de son neveu.

— Quelle chance ! s’écria-t-il. Se rencontrer à Paris est assez rare, et j’ai eu ce bonheur. Je ne suis pas à plaindre, je suis prédestiné !

— Ne dites pas trop de fadaises et essayez de vous exprimer tranquillement.

— Tranquillement, avec vous ? Comment cela se pourrait-il. Les déclarations, les compliments jouent déjà sur mes lèvres.

— Un peu de retenue.

— Que vous êtes jolie, gracieuse Christine ! Savez-vous que je ne rêve plus que de vous ?

— Je vous trouve un peu trop inflammable… et les passants se moquent de nous.

— Ne riez pas, vous me désobligeriez. Je vous assure que je regrette bien de ne pas vous avoir connue avant Jacques ! Il ne vous aurait pas épousée, oh ! non !

— Vous savez que je suis très heureuse d’être la femme du mari que j’ai.

— Pauvre petite ! C’est un garçon froid, sans élan comme sans fantaisie. S’occuper de fossiles, quand on a une femme si vivante près de soi !

— Taisez-vous ! Il est affectueux et prévenant.

Hervé me regarda durement et murmura :

— Ne me dites pas de bien de lui, sans quoi je le haïrai. Je veux bien le ménager, mais ne vous y trompez pas : ce sera uniquement pour vous que je le ferai.

C’était un marché. L’accent d’Hervé était si ferme que j’eus peur. J’avais cru avoir barre sur lui, mais c’était lui qui dirigeait le gouvernail. Un malaise me gagna et je regrettai d’être entrée dans l’intimité des MM. de Gritte.

Mon mari était si confiant, si heureux d’avoir repris contact avec eux ! Je me trouvais dans une impasse désastreuse, et je ne savais vraiment plus que devenir. J’étais persuadée qu’Hervé me poursuivrait de ses paroles incendiaires et qu’il me compromettrait aux yeux de mon mari, afin de rendre celui-ci malheureux.

J’étais torturée. Moi qui songeais à le conquérir pour l’adoucir, je le voyais ancré dans une résolution que je qualifiai de sauvage.



CHAPITRE VI


Je ne puis décrire les heures pénibles qui furent les miennes. Je ne savais plus quel parti prendre. La vie, que je voyais si belle quelque temps auparavant, ne me parut plus qu’un souterrain sans issue où mes pas ne savaient où se diriger.

Prendre légèrement les paroles d’Hervé m’effrayait. Ce n’était plus une bonne tactique» car sa violence se montrait trop rapidement. Avouer à mon mari qu’aller chez M. de Gritte me déplaisait, je ne l’osais pas, tellement mon cher Jacques était heureux de se retrouver dans ce milieu. Il fallait que je garde par devers moi ce supplice. Je cherchais parfois quelle serait la rançon de mon bonheur. Je n’avais plus à me le demander. La revanche était là, assombrissant mon repos et tourmentant mon cœur, dès que je songeais à mon cher mari.

Je trouvais que la destinée savait combiner ses plans. L’enchaînement des circonstances, qui paraissait logique, était vraiment infernal. Une masse de détails, paraissant négligeables, concouraient au sort que la vie ironique vous préparait. Les ondes de joie qui vous submergeaient de temps à autre devenaient les annonciatrices d’une fatalité, comme elles pouvaient aussi devenir une source de félicité. Personnellement, je me voyais toujours ballottée entre la lumière et l’obscurité.

Pour distraire ma pensée, j’avais un autre genre d’agitation. Ce que m’avait raconté Mme de Sesse au sujet de son bébé m’intriguait grandement. La femme de chambre qui était morte en même temps que l’enfant me semblait une coïncidence des plus étranges. Cette femme s’était-elle tuée après que la pauvre petite eut été victime d’un accident mortel ? Tout était singulier dans ces circonstances. Je me promettais de questionner Clarisse au plus tôt.

Un matin, lorsqu’elle vint dans ma chambre, je lui parlai de Mme de Sesse.

— Ah ! ça, c’est une gentille personne ! S’il n’y avait que des femmes comme elle sur la terre, la méchanceté ne courrait pas les rues.

— Oui, répliquai-je, elle est vraiment charmante autant que distinguée.

— Et pis, c’est à celles-là que le malheur arrive, alors qu’elles n’ont distribué que de la bonté.

— En effet, elle n’a pas été heureuse en perdant ce bébé.

— Ah ! là là, et leur Amélie était un drôle de per­sonnage.

— Dans quel sens ?

— Oh ! je n’en sais rien. Nous ne sommes pas assez mêlés à la vie des maîtres pour tout comprendre. On ne voit pas toujours leurs manières de faire. Un petit enfant qui meurt, cela passe inaperçu, quand on n’est pas de la famille. On s’est beaucoup plus occupé de cette Amélie, morte sur le coup, que de la petite. Tout le monde en a été révolutionné.Mme de Sesse était dans sa clinique et elle y est restée assez longtemps après ces événements. Il y avait de quoi la faire mourir. Quand on l’a revue, elle était triste, comme elle l’est encore aujourd’hui.

— Est-ce que c’est un bon ménage ?

— Ça, c’est difficile à dire. Il faudrait voir les gens dans l’intimité. Il y a des ménages qui prennent des figures de pierre devant le monde et qui se mignotent quand ils sont seuls, alors que d’autres agissent d’une façon opposée.

Je ris un peu des aperçus de Clarisse, et pourtant ils ne manquaient pas de vérité.

Cependant, je n’apprenais rien. Cette affaire que je jugeais ténébreuse n’offrait rien que de naturel.

Une femme qui meurt accidentellement, un enfant qui ne vit pas, ce sont des faits qui surviennent sans que le monde en soit bouleversé.

Je devais imposer le calme aux agitations qui me troublaient à ce sujet. J’essayai donc de ne plus penser à ce qui concernait Mme de Sesse. J’allai la revoir, en évitant toute allusion au malheur survenu à ce ménage.

Elle fut tout à fait aimable. Il me sembla même qu’elle prenait un grand plaisir à causer avec moi. Elle me questionnait, mais ses questions ne comportaient pas d’indiscrétion. Elle y apportait tant de sensibilité que j’y sentais une affection véritable. Elle se passionnait pour mes danses et ne se lassait pas de ce thème.

— Ainsi, vous avez passé votre enfance dans un travail aussi ardu, sans jamais vous reprendre, sans avoir la douceur de la famille ?

— J’avais les Labatte qui étaient gentils. Quant au labeur ininterrompu, nous n’y pensions pas. Mes deux compagnes, les filles des Labatte, travaillaient autant que moi, sinon davantage, et leurs exercices étaient plus périlleux. Elles avaient à compter avec leur cheval, tandis que je n’avais que ma personne à exercer.

— Mais ce numéro terrible, ce piédestal large de quarante centimètres où vous dansiez en jonglant, quel miracle de précision il vous a fallu ! Je crois que je n’aurais pas pu vous regarder dans ce numéro, j’aurais tremblé de frayeur.

— Pour acquérir de la notoriété, il faut que le public frissonne, murmurai-je rêveusement.

— À votre place, j’aurais gardé un peu de rancune à Jacques Rodilat.

— Je l’aime trop pour cela ! m’exclamai-je en riant.

— Vous admirer dans un pareil défi à la mort, c’est inconcevable pour un amoureux !

— Sans doute avait-il confiance en moi et a-t-il apprécié mon courage.

— Malgré votre magnifique confiance en votre adresse, vous auriez pu tomber.

Mme de Sesse frissonnait en me disant ces mots et je voyais qu’elle en voulait beaucoup à Jacques.

Je répondis gravement :

— J’ai appris à marcher droit mon chemin en me soumettant à la Providence. Jetée dans la vie, je ne pouvais que me confier à Dieu. Quand je risquais mes jours, j’ignorais que Jacques m’aimait. Peut-être, si je l’avais su, aurais-je eu plus de souci de mon existence. La chance m’a favorisée parce que j’ai pu prouver à Jacques que je ne lui avais pas menti. Il a pu constater aussi que ma conduite était digne.

Il y eut un silence entre nous, puis Mme de Sesse s’écria soudain avec véhémence :

— Que la vie est torturante ! Peut-être ai-je une fille de par le monde qui est esclave d’un métier dangereux !

Je la regardai, comme si je la voyais tout d’un coup prise de folie.

— Madame, m’écriai-je en tremblant, que dites-vous là ?

Son visage était caché par ses deux mains, puis elle le dégagea et murmura :

— Pardon ; par moments, je rêve tout haut. Je pense tellement à ma pauvre petite fille, que je m’ima­gine qu’elle grandit, qu’elle devient une jeune fille. Cette évocation prend parfois une telle intensité que j’oublie sa mort et que je la vois vivante comme vous !

Je ne savais que dire, mais je comprenais on ne peut mieux la fantaisie que cette mère se créait dans son isolement maternel. Sa pensée ne vivait qu’avec le regret de la disparition de son enfant. Comment aurait-elle pu s’empêcher de se dire, à mesure que les années passaient : « Ma fille aurait tel âge… Elle serait ainsi. » Et sans doute, avec le temps, cette obsession devenait-elle plus profonde. Cette hantise la conduisait aux hallucinations. Maintenant je n’avais plus peur, et je la plaignais. Je comprenais aussi beaucoup mieux son attirance vers les jeunes filles qui lui rappelaient la sienne.

— Chère madame, dis-je avec une pitié tendre, laissez-moi vous aimer. Je ressens pour vous une réelle sympathie et je voudrais vous faire oublier le malheur qui vous accable, en me montrant une fille pour vous.

Je lui baisai la main et la gardai entre les miennes, toute surprise de la sentir froide.

Elle me répondit en m’entourant les épaules de son bras et en m’attirant sur son cœur.

Nous ne parlions pas, mais nos âmes étaient proches et je goûtais un bonheur ineffable. J’oubliais tout ce qui me tourmentait auparavant : ma naissance et l’outrecuidance d’Hervé.

Après ces effusions, nous nous sentîmes tout à fait autres. Une nouvelle confiance nous possédait ; une intimité plus affectueuse survenait et je m’étonnais de n’avoir pas été tout de suite sur ce ton d’intimité ! Il me semblait que j’avais toujours vécu près de Mme de Sesse, tellement je me sentais à l’aise avec elle.

Je la quittai et elle m’embrassa maternellement en me disant :

— Revenez bien vite. Vos visites me font du bien. Je me sens une autre personne quand je vous ai vue, vous me donnez l’illusion de ma fille retrouvée.

Je le lui promis et je m’en allai, l’âme légère, heureuse d’être utile à quelqu’un.

Ma gaîté intérieure se maintint jusqu’à la maison où je retrouvai Jacques.

— Oh ! vous étiez là, et j’étais sortie ! Que je regrette d’être restée si longtemps !

— Ce n’est pas une déception qu’on ne peut surmonter ! riposta Jacques en riant. Il n’y a que dix minutes à peine que je suis rentré. Et où êtes-vous allée, si ce n’est pas indiscret de vous le demander ?

— Jamais ! Je viens de chez Mme de Sesse qui m’est de plus en plus accueillante. Elle me fait peine, avec cette douleur qu’elle ne peut oublier. Parfois, elle me parle de sa fille comme si elle était vivante, et je vous assure que c’est fort impressionnant. On ne peut que compatir à une telle détresse.

— Vous êtes une bonne enfant, murmura Jacques en m’embrassant.

À ce moment, je me demandai pourquoi je me tra­cassais autant pour ma naissance et pour Hervé. Il me semblait que je n’avais qu’à me laisser vivre, entourée que j’étais par de si ferventes tendresses.

Mais, dès le lendemain, je me repris à penser au jeune de Gritte avec angoisse.

Pendant quelques instants, je projetai de m’ouvrir de mes craintes à mon mari. Cependant cette idée n’eut pas de suite, quand j’eus réfléchi à la joie qu’il montrait de se voir de nouveau rapproché de ce foyer.

Son aspect était changé. Il n’avait plus sur le front cette ombre soucieuse qui venait parfois subitement et qui me peinait tant.

Mme Saint-Bart, que je vis à quelques jours de là, me dit que son frère était transformé depuis que son jeune ami Jacques le gâtait de nouveau par ses visites. Il reprenait un goût plus vif à ses travaux et ses jours s’en trouvaient embellis.

Comment aurais-je eu le courage de troubler cette joie reconquise en jetant mon cri d’alarme ?

J’avais montré du courage physique dans mon métier et je me devais à moi-même de hausser mon énergie morale.

Je gardai donc pour moi le secret de cette menace. De nouveau, je rencontrai Hervé chez son père, où nous nous rendîmes un soir pour dîner.

M. de Gritte me serra les mains avec de grandes démonstrations de sympathie.

— Venez apporter le soleil entre nos murs, ma chère enfant. L’hiver se rapproche, opposez-lui votre printemps.

Puis, délaissant les compliments, il ajouta :

— Ce soir, vous serez seule avec trois hommes. Ma sœur n’a pu venir. Naturellement, elle le regrette beaucoup, mais elle et son mari doivent assister à un dîner promis.

J’étais fort ennuyée, car je savais que je serais forcément la partenaire d’Hervé, ne m’occupant pas plus de vieilleries que lui. Je ne sus que répondre, et je n’eus que mon sourire de danseuse à offrir.

Si je m’étais écoutée, je serais repartie ; mais, dans la vie, il faut souvent afficher une certaine passivité devant des faits qui nous accablent.

Hervé n’était pas encore là et je l’attendais, non sans anxiété. Nous étions dans le petit salon où brûlait déjà un clair feu de bois.

M. de Gritte causait avec Jacques d’une communi­cation concernant une poterie découverte récemment. Je ne les entendais guère, me laissant bercer par le murmure de leurs voix. La flamme que je regardais se tordre comme un serpent me plongeait dans une demi-somnolence… Je me réveillai presque en sursaut quand la porte s’ouvrit et que la personne d’Hervé s’y encadra.

— Bonjour, madame ; vous rêviez ?

Je lui tendis la main sans lui répondre. Il me la serra à peine, et rien que cet accueil un peu mou me rassura. Il se dirigea vers Jacques et conversa avec lui durant quelques secondes, puis il revint vers moi. Il n’eut pas le loisir de m’adresser la parole, car le dîner fut annoncé.

J’étais toute réconfortée. Tout me sembla plus hospitalier, la table fleurie, les vieux meubles, le service silencieux.

Hervé s’occupait de moi sans excès. Il adressait la parole à Jacques d’un ton amical et la joie me pénétrait. J’avais du plaisir à le regarder ce soir-là, parce qu’il était plus beau que jamais.

Cependant je n’osais pas attacher mes regards trop longtemps sur lui, jugeant que ce serait l’attirer. Je le contemplais seulement à la dérobée et j’admirais son front haut et pur, ses yeux au regard profond et sa bouche à la courbe tendre.

Je comprenais de plus en plus le prestige de la beauté. Mais l’impression qui se renouvelait pour moi était que je ressentais pour lui une sorte de tendresse intraduisible. Son air de grande jeunesse, ses regards câlins, son expression mutine, par moments, soulevaient en moi la fibre maternelle que toute femme possède à l’état latent.

Comme je le prévoyais, M. de Gritte et Jacques me laissèrent en compagnie d’Hervé pour aller compulser quelques documents. L’épouvante me gagna.

Nous retournâmes au salon, Hervé et moi. Il m’offrit un fauteuil au coin du feu. Il s’assit à l’autre coin, alors que je rassemblais mes forces pour lui tenir tête.

À l’encontre de ce que j’attendais, il ne prit pas cet air décidé que je lui avais vu. Il resta dans une sérénité douce et me parla sur des sujets sans portée. Nulle déclaration, nulle allusion à Janine ; non, il fut parfait de mesure et de calme.

Il était totalement transformé et j’avais peine à me convaincre que c’était là le jeune homme brutal et audacieux que je craignais.

La confiance me revenait et j’éprouvais une joie bienfaisante. Je ne puis dire que j’étais déçue, mais je m’étais tellement promis de lutter que je regrettais la peur que j’avais eue.

Je respirais avec soulagement. Je gagnais donc un ami, un frère, ce que je désirais, et nous aurions la paix. Notre conversation devint gaie. À mesure que nous bavardions, une intimité nous enveloppait. Il me demandait des détails sur ma vie et je lui en don­nais de superficiels.

À son tour, il évoqua sa solitude, de telle sorte que je me laissai encore une fois aller à le plaindre.

Je parlai de Mme de Sesse, en lui avouant combien le sort de cette mère me remplissait de pitié.

— Oui, murmura-t-il, c’est un événement bien douloureux qui a assombri ces deux existences.

Mme de Sesse paraît parfois hors de son bon sens, tellement elle vit avec sa fille en imagination. Elle en arrive à avoir des hallucinations.

— Oui ; c’est nuisible d’évoquer trop les morts. Le cœur se désaxe et le cerveau en est influencé.

Hervé avait un visage si triste en disant ces mots que j’avais l’impression qu’il vivait ce chagrin, et j’en eus de la peine pour lui.

Il semblait s’excuser de m’avoir bouleversée par ses menaces. Je le compris ainsi, du moins, et du fond de ma pensée je lui octroyai un large pardon. Je fus de plus en plus tranquillisée. Soudain, il me dit :

— Je vais vous demander un conseil. Figurez-vous que nous avons eu l’idée un peu prématurée, Janine et moi, de louer une maison pour notre installation. Je n’ai pas encore eu le courage de résilier ce bail, et de temps à autre je vais me plonger là-bas dans mes souvenirs.

Je l’écoutais, haletante, puis je m’écriai :

— Il faut absolument que vous vous défassiez de ce logis ! Cela n’a pas le sens commun ! Vous entretenez des regrets qui vous usent le cœur. Ne faites pas comme Mme de Sesse !

— Cela me serait si pénible de l’abandonner…

— C’est fou ! Vous prenez là une habitude morbide.

— J’y trouve une telle consolation !

Il s’arrêta quelques secondes et reprit :

— L’avis que je voulais vous demander est celui-ci : j’ai dans ces pièces quelques meubles et objets que nous nous sommes amusés à y placer et je voudrais faire un choix avant de m’en défaire. Voudriez-vous m’y aider ? Je ne suis pas très connaisseur, et j’ai fait appel aussi à Mme de Sesse. Vous avez pu apprécier son goût.

J’étais fort émue qu’Hervé me demandât un semblable service. J’en étais fière aussi, puis je me réjouissais de voir Mme de Sesse, car c’était pour le lendemain même qu’Hervé nous convoquait.

Ce fut bien volontiers que je lui promis mon con­cours. Il m’en remercia affectueusement et, le restant de la soirée, il se montra doux et discret, sans aucune démonstration brûlante des sentiments qu’il m’avait fait entrevoir.

Un autre Hervé se révélait à moi, compréhensif, mélancolique et digne d’attachement.

Nous prîmes congé des Gritte vers vingt-trois heures, et mon mari s’informa de l’attitude d’Hervé. Avait-il été sans amertume ? C’était pour lui le point capital. Penser que le fiancé de sa sœur lui en voulait était une idée cruciale.

Cependant, afin de ne pas l’attrister, je ne lui parlai pas de la besogne douloureuse que nous devions faire le lendemain. Je voulais auparavant savoir quels étaient les objets appartenant à Janine, afin de les rapporter à la maison. Ensuite je lui apprendrais seulement la décision d’Hervé. Je n’aimais pas les nuages sur le front de mon mari, et quand je pouvais les lui éviter, je n’y manquais pas.

J’étais sereine parce que le changement si correct d’Hervé pacifiait mon esprit. J’étais toute soulagée de savoir que je n’aurais plus à lutter contre sa rancune.

Le cœur avait repris son empire sur lui, ainsi que la raison. Il avait sans doute compris que se venger était une bien laide action et il abandonnait ses horribles projets.

Le lendemain, dans la matinée, Clarisse vint dans ma chambre pour composer le menu. Ces questions m’étaient bien indifférentes, en quoi j’avais tort, mais il fallait en passer par ces attributions. Chez les Labatte, les repas étaient des nécessités auxquelles on se pliait sans s’y attarder.

Pour vivre, nous devions absorber de la nourriture, sans excès surtout, afin de conserver toute notre souplesse.

Mon mari tenait à une table délicate, et Clarisse m’enseignait à y veiller.

Quand cette élaboration fut terminée, ma fidèle cuisinière me dit :

— Madame a été contente de sa soirée d’hier ? Elle s’est bien distraite ?

— Tout à fait. MM. de Gritte ont été très aimables.

— Même M. Hervé ?

— Pas une fausse note. Il n’a pas montré de sentiments exagérés sur son chagrin, il ne s’y est pas appesanti et s’est entretenu amicalement avec mon mari. Son père était ravi de notre bonne entente. Clarisse eut une moue, puis murmura :

— En ce moment, il est occupé, notre beau jeune homme…

Je ne saisis pas tout de suite sa pensée et je répliquai :

— Occupé ? Et à quoi ?

— Dame ! à courir !

Je ne relevai pas ce terme quelque peu vulgaire et Clarisse reprit :

— Oui, je l’ai rencontré avec une donzelle, attifée de façon à faire loucher : robe rouge, chapeau à plume, pas de bas et talons comme des échasses. Il ne m’a pas vue, parce que la conversation devait être intéressante.

— Était-ce bien lui ? murmurai-je, en ayant l’air de douter.

— Madame pense bien que l’on reconnaît tout de suite M. Hervé ! Il n’y en a pas deux comme lui dans la ville, bien que ce soit Paris !

— Eh bien ! Clarisse, laissons-le à ses conquêtes. C’est un jeune homme. Il est libre et il se console, et c’est tant mieux !

— Oh ! nous n’avons rien à empêcher ! C’est simple­ ment pour prévenir que c’est perdre son temps que d’avoir pitié de lui ! termina Clarisse qui retourna à ses occupations.

Il me restait un sourire. Je comprenais pourquoi il paraissait soudain si détaché. Sa conquête l’absorbait et je jouissais de cette trêve. Avec son caractère impulsif, il repoussait toute idée de vengeance pour satisfaire un caprice.

Je ne lui en voulais pas. Tout au contraire cette circonstance me rassurait. Il me semblait que je pourrais respirer avec plus de liberté. Tout rentrait dans l’ordre pour moi. Je me blâmai d’avoir passé des heures dans l’inquiétude à cause de lui. Tout se dénouait naturellement et mon cher mari ne courait plus aucun risque.

Ce matin-là, vers onze heures, Hervé vint nous voir, à la surprise joyeuse de Jacques. Il n’était pas venu à la maison depuis des années.

— Quel bon vent t’amène, mon vieux ?

— Je viens t’apporter un message de la part de mon père. Voici des papiers que je n’ai garde de trouver intéressants, sans quoi mon pauvre papa me croirait féru, comme toi, de la science des vieilles pierres. Je préfère le moderne.

De nouveau, Hervé se montrait aimable et gai. Il causait avec Jacques d’une manière enjouée et vive, et tous deux prenaient plaisir à une conversation à laquelle ils ne s’attendaient pas.

Mon mari fut appelé au téléphone, et je restai seule en face de notre visiteur. Je crus pouvoir lui dire sur un ton dégagé :

— Je n’ai pas prévenu Jacques que je vous aiderai cet après-midi. J’ai craint que l’annonce de ce petit déménagement ne soit douloureuse pour lui.

— Ce travail est encore plus douloureux pour moi, mais vous avez bien fait de le lui cacher, d’autant plus qu’il est dans l’ignorance de cette location.

— Oh ! je compte bien le lui raconter plus tard ! ripostai-je vivement.

— Vous ferez comme vous l’entendrez.

Hervé avait commencé de parler un peu sèchement, mais ensuite son accent m’avait rassurée. Durant l’espace d’un éclair, j’avais entr’aperçu cet Hervé dont j’avais peur, mais tout de suite son beau visage s’était pacifié.

Jacques revint alors que nous causions gaîment sur l’ensorcellement que provoquaient les fouilles histo­riques.

— Vous vous moquez de moi, ainsi que de votre père, dit Jacques en se tournant vers son ami.

— Nous constations simplement que la science est tyrannique, répliqua Hervé, toujours souriant. Heureux ceux qu’elle peut satisfaire !

Craignant que ces paroles ne tournassent à la mélancolie, et de là à une tragédie intempestive, je prononçai très vite et bien haut, comme si j’étais un porte-voix :

— Vous savez que votre tante veut donner un bal ?

— Il paraît, mais cela ne m’intéresse pas beaucoup. Je sais aussi que l’on veut me marier, et je suppose que cette bonne tante rassemblera les plus jolies jeunes filles de sa connaissance pour faciliter mon choix.

— Ce sera, au contraire, beaucoup plus embarras­sant pour vous ! m’écriai-je.

— Tu te laisseras ébranler, dit Jacques.

— Je n’en sais rien,

— Je te le souhaite cordialement !

— Comment choisir dans une réunion où toutes seront jolies ? Je puis me fourvoyer. La plus belle peut être la plus désagréable.

Puis, brusquement, il me demanda :

— Vous aimez la danse ?

Je me sentis pâlir. J’étais tout éperdue alors que Jacques riait. Il vit mon embarras et il répondit pour moi :

— Comment une jeune femme n’aimerait-elle pas la danse ? Christine l’aime à la folie, à ce point que je la prierai de ne pas se rendre à cette soirée, de peur qu’elle n’y prenne goût.

— Serais-tu un tyran ?

— Eh oui ! quelque chose d’approchant.

— Je ne te connaissais pas sous ce jour ! La vie doit être gaie, avec toi !

— Oh ! je ne m’en plains pas ! m’exclamai-je avec ferveur.

Toutes ces phrases avaient été lancées sur le mode humoristique. Mais, après ma réponse, le visage d’Hervé se crispa l’espace d’un éclair. Je devinai que l’allusion à mon bonheur lui déplaisait.

Cependant, il reprit vite son aspect souriant.

Jacques lui dit :

— Tu serais bien gentil de déjeuner avec nous.

— Pas aujourd’hui, cher ami. Mon père a invité un vieil ami abbé qu’il aime beaucoup, et je ne puis m’abstenir d’assister à ce repas. Je te remercie ; ce sera pour un autre jour.

— C’est entendu.

Il y eut encore quelques paroles échangées, et Hervé prit congé de nous. Jacques le reconduisit jusqu’au seuil et il me retrouva dans le salon.

— Je suis bien content, me dit-il en s’asseyant près de moi, de voir Hervé dans ces dispositions. Il me semble bien adouci.

— Oui, c’est reposant de le voir ainsi. Aux pre­miers jours de notre connaissance, il me causait quelque frayeur.

— Ah ! puisse-t-il oublier et se marier selon un nouvel amour !


CHAPITRE VII


Je partis pour aller vers cette villa où Hervé m’avait donné rendez-vous. J’avoue que je pensais surtout à la joie de rencontrer Mme de Sesse. Un attrait irrésistible me poussait vers elle. Passer quelques instants en sa compagnie me semblait un plaisir précieux, et mon pas était alerte.

Nulle appréhension ne m’assombrissait, et à mesure que je m’acheminais vers mon but, ma joie augmentait.

Je vis enfin la maison qu’Hervé m’avait décrite. C’était un petit hôtel à un étage seulement. Un rayon de soleil pâle jouait dans une vitre, et cela me parut gai. Ma pensée fut saisie soudain par le destin de la pauvre petite Janine. À l’idée que j’allais faire un choix parmi les objets qui lui avaient appartenu, j’eus un scrupule que j’appelai sacrilège.

Cette malheureuse victime aurait dû être là, derrière ces fenêtres. Sa disparition s’accentuerait avec la dispersion de ses souvenirs.

Une grande pitié me prit et j’estimai qu’Hervé avait le droit de se montrer fantasque et cruel.

Mes réflexions n’avaient peut-être rien d’une bonne chrétienne à l’âme juste, mais je faisais la part de la nature humaine, et en cela je me trouvais dans mon droit. J’étais tout inclinée vers l’indulgence pour Hervé, d’autant plus que, par deux fois, il s’était montré aimable sans exagération.

Avant de sonner, je regardai autour de moi, espérant apercevoir Mme de Sesse. Non, dans les lointains, aucune femme lui ressemblant ne se profilait.

J’appuyai sur le timbre électrique.

J’attendis peu de temps. Une vieille femme en bonnet blanc vint m’ouvrir. Son œil soupçonneux me toisa.

Très vite, je lançai :

— J’ai rendez-vous avec Mme de Sesse et M. de Gritte.

— Ah ! bien…

— Ils ne sont pas arrivés ?

— Pas encore.

Elle tira la porte plus largement et me précéda dans un joli salon confortable. Puis elle me regarda de nouveau d’un air indécis et murmura :

— Vous êtes une amie de Mme de Sesse ?

— Oui, répliquai-je, et c’est une bien charmante amie.

— Oui, et qui a eu du malheur.

— Vous la connaissez ?

— Je l’ai aperçue une ou deux fois.

Il y eut un silence, durant lequel cette femme me contempla encore avec quelque méfiance. J’eus un sourire et je me nommai, pour dissiper tout malentendu.

— Je suis Mme Rodilat.

Tout de suite ses traits changèrent et une expression de calme remplaça la moue pleine de trouble qu’elle m’avait montrée jusqu’alors.

Elle murmura :

— J’avais peur que ce ne soit encore une de ces demoiselles que M. Hervé reçoit de temps en temps ici.

Je rougis plus que de raison et je fus quelque peu scandalisée que ce charmant petit hôtel qui devait abriter Janine servît à des réceptions peu édifiantes.

Rapidement je répondis :

— Rassurez-vous, nous sommes ici pour une chose sérieuse, M. Hervé veut opérer un petit déménagement et emporter des objets qui appartenaient à Mlle Janine Rodilat.

— Ah ! oui, sa fiancée, répondit la domestique, avec un air quelque peu abruti.

Il semblait que de l’hébreu s’envolât de mes lèvres. Je n’étais pas loin de croire que cette domestique montrait quelque déséquilibre.

Elle marmonna :

— Il me semble qu’il n’y a pas tant de choses…

Je ne relevai pas sa réflexion, et pour la remettre d’aplomb je lui parlai de nouveau de Mme de Sesse et de son désespoir d’avoir perdu cette enfant.

— Oui, je sais : on a envoyé cette petite chez une nourrice.

— Oh !

— Oui, comme si les dames riches ne pouvaient pas nourrir leur enfant ! C’est pas courageux… Enfin, quand on dira ! Et puis ça ne me regarde pas !

Cette femme m’intriguait follement. Je sentais des réticences dans ses paroles. J’avais le pressentiment qu’elle devait savoir une foule de choses. Alors que j’avais hâte de voir surgir Mme de Sesse, je n’espérais plus qu’un retard de sa part ! Je ne pensais même plus du tout à Hervé.

Comme j’allais reprendre la parole pour questionner encore la gardienne de la villa, elle annonça :

— J’entends Monsieur.

— C’est peut-être Mme de Sesse.

Je quittai le fauteuil où j’étais assise et je dis très vite :

— Venez me voir, n’est-ce pas ? Je voudrais vous demander certaines précisions.

Pendant qu’elle me répondait affirmativement, Hervé entra :

— Bonjour, madame. Oh ! que je regrette de vous avoir fait attendre ! Mme de Sesse n’est pas là ?

— Non.

— Elle est bien en retard !

Hervé allait et venait dans le salon. Je ne lui trouvais plus son air calme. Une idée le préoccupait visiblement et je le plaignis de nouveau, sachant qu’il venait aujourd’hui dans une intention mélancolique.

Nous étions seuls. La domestique avait disparu.

J’étais fort à l’aise. Nous étions maintenant assis tous les deux et nous parlions de Janine. Je deman­dais à Hervé des détails sur le caractère de la chère petite, et il ne tarissait pas sur sa douceur et son indulgence.

— Ressemblait-elle à son frère ?

— Pas du tout. Son visage était suave et ne reflétait pas l’aspect autoritaire de celui de Jacques. On pouvait s’entretenir avec elle pendant des heures sans que la sérénité la quittât. Ses gestes étaient des enveloppements d’affection, et ses paroles des envols de bonté. Ah ! quelle douleur de l’avoir perdue !

Un moment d’émouvants regrets passa. Après ce silence, Hervé se leva brusquement et dit :

— Nous pourrions déjà nous occuper de quelques objets, en attendant Mme de Sesse.

— Si vous voulez.

J’étais tout émue par les phrases pleines de cœur qu’il avait prononcées et je me reprochais de l’avoir méconnu…

Il sortit du salon pour monter l’escalier, et je le suivis sans presque réfléchir. Je ne voyais aucun danger, tellement ses manières remplies d’indifférence jugulaient toute peur en moi. Cependant, j’eusse voulu attendre Mme de Sesse, mais d’un instant à l’autre elle pouvait survenir.

J’entrai derrière lui dans une chambre à coucher d’un goût délicat. Elle était blanche et rose. De grands rideaux de damas rose ressortaient sur les tentures crème des murs.

Ma pensée allait vers Janine qui ne jouirait pas de ce cadre. J’étais violemment bouleversée. Hervé était aussi silencieux que moi et je n’osais parler, de crainte de le troubler.

Enfin je le regardai. Son beau visage était transformé. Une horrible expression le déformait et je le reconnaissais à peine.

J’eus peur. Je voulus crier, mais il arrêta mon cri en me saisissant brutalement.

— Je te tiens ! hurla-t-il. Ah ! j’ai pu endormir tes craintes ! Enfin je me venge !

Il eut un rictus effroyable. Je bondis jusqu’à la porte et je descendis l’escalier comme une trombe. Il me rattrapa alors que j’allais atteindre l’entrée et me rejeta dans le salon.

Ma pensée tournait comme une hélice dans mon pauvre cerveau et je me répétais : « C’est un Garribois ! Mon Dieu, protégez-moi ! »

Dans le salon, je restai près de la porte, essayant de briser la serrure, de l’arracher. Des gémissements sortaient de mes lèvres. J’entendis cependant, à travers le trouble qui augmentait dans ma tête :

— J’ai de la patience. Tu peux attendre Mme de Sesse pour te défendre. Je t’ai jouée ! Tu vas te fatiguer en cherchant à m’échapper. Tu ne vas pas me faire croire que tu es une honnête femme. Quand on est danseuse, sortie d’une famille plus que suspecte, on n’a pas de ces grands airs ! Tu peux t’égratigner les doigts à la porte, elle est fermée à double tour.

Mon Dieu ! ce monstre me lançait mon passé à la face ! Comment savait-il ces choses qu’il connaissait si mal ? Ma vie me faisait honneur et je n’avais pas à en rougir.

— Laissez donc cette porte tranquille !

Hélas ! c’était de plus en plus comme chez Garribois et je n’avais pas la ressource de sauter par la fenêtre, parce que je n’étais pas seule et qu’Hervé me surveillait.

J’étais pétrifiée de surprise et de douleur. Il suivait sur mon visage les impressions que me causaient ses révélations.

Je criai :

— Je suis fière de mon art, et ma vie a toujours été digne !

Ma phrase fut arrêtée par un ricanement et des paroles insultantes.

— Vous avez su vous faire épouser par un homme riche. Vous êtes une rouée !

— Taisez-vous !

— Naturellement, vous n’aimez pas qu’on vous dise vos vérités, mais je vous dirai encore que l’on vous a recueillie dans une rue, chancelante. Vous mouriez de faim, avez-vous prétendu, mais j’incline plutôt à croire que vous aviez absorbé un peu trop de champagne.

— C’est faux ! hurlai-je.

Devant mes yeux passaient les feux rouges de la colère et de l’indignation. Je me retenais pour ne pas sauter, ainsi qu’un chat, à la figure de mon bourreau.

Mon désespoir ne connaissait plus de bornes. Je croyais avoir vécu les heures les plus terribles de ma vie, mais elles n’étaient rien en comparaison de celles que je supportais pour le moment. Je pensais à l’honneur de mon mari. Il s’y ajoutait une épouvante et une surprise de découvrir une duplicité pareille. Il me semblait que je devenais le jouet d’un tigre.

Il poursuivit :

— Ne vous étonnez pas de me savoir si bien au courant de votre existence. J’avais un ami dans le cercle où Jourel vous a amenée.

Tout s’éclairait.

— Il m’a conté la scène ; il en était attendri et aussi crédule que Rodilat, le bon jobard. Ah ! ce n’est pas moi qui vous aurais donné mon nom !

Un gémissement sortait de ma gorge et mes deux poings serrés contre ma bouche essayaient de retenir ma douleur.

— Vous êtes née comédienne et cela n’a rien de surprenant. Vous jouez maintenant à la vertu et vous…

— Oh ! je vous en supplie, épargnez-moi ! Je n’ai pas assez d’esprit pour tenir un rôle. La destinée seule me conduit et j’ai toujours dit la vérité. Oh ! vous pouvez me croire…

J’en arrivais à la supplication ! Je ne savais plus quelle arme employer pour attendrir mon tortionnaire. Toute la laideur et la méchanceté du monde bouillonnaient devant moi, comme un fleuve noir de l’enfer.

Hervé ricanait.

— Je ne suis pas crédule et vous ne me ferez pas admettre que vous n’avez jamais écouté quelques-uns de vos admirateurs.

— Non, non ! criai-je avec véhémence. J’ai toujours été au-dessus de tout soupçon. Toute ma vie s’est écoulée de façon à ne pas faire naître la calomnie. Oh ! Hervé, revenez à la réalité saine des choses ! Laissez-moi partir ! En souvenir de Janine, en souvenir de l’amour que vous ressentiez pour elle !

— C’est cet amour, précisément, qui me pousse à me venger ! cria-t-il avec force. Je ne veux pas que votre mari soit heureux. Il faut que ma haine s’assouvisse ! Je sais qu’il vous aime et je veux qu’il souffre par vous.

Hervé n’était plus qu’un démon déchaîné. Ses traits si nobles se convulsaient, son front si pur se contractait sous l’afflux de rides. C’était un homme vieilli subitement par de mauvais sentiments.

— Aujourd’hui, vous ne pourrez pas m’échapper. Vous passerez la nuit ici, de manière que Jacques soit bien inquiet sur votre sort. Quand je vous libérerai demain matin, vous vous expliquerez avec lui !

Une épouvante terrible m’enserra. À tout instant, je croyais que mon cœur allait se rompre.

Je gémis :

— Quels mots employer pour vous attendrir et vous convaincre de ma loyauté ? Vous n’avez donc pas peur que la honte de votre conduite ne retombe sur votre père ? Vous ne craignez pas de lui porter un coup terrible en exerçant une vengeance folle sur moi, qui suis innocente ?

Il eut un rire méprisant et dit :

— Que vous êtes belle dans votre douleur, et qu’il me plaît de vous voir ainsi suppliante devant moi !

— Oh ! ne me tenez pas de pareils propos dans des moments aussi tragiques pour moi !

— C’est vous qui les rendez tragiques !

Je criai :

— Monstre !

Je suis sûre que mes yeux lançaient du feu.

Soudain, je vis le visage d’Hervé plus harmonieux. Il semblait qu’un voile se détachât de son visage pour lui rendre une apparence calme.

Il me dit :

— Vous me demandiez ce qui pourrait m’adoucir ? Je vais vous éclairer.

Un espoir s’insuffla dans mes veines. Cet instant de répit me fit retrouver mes esprits. Enfin Hervé voyait l’ignominie de sa conduite et je ne doutais plus de son repentir.

J’attendis, cependant encore anxieuse.

— Vous allez danser pour moi.

Je tressautai. Cette proposition me parut si peu compatible avec les circonstances que je m’écriai :

— C’est inouï de vouloir cela ! Je n’ai pas de chaus­sures pour la danse et pas de musique !

— Qu’à cela ne tienne ! Vous danserez sur vos bas, et je remonterai mon phonographe.

J’étais terrifiée. Danser dans un tel moment, alors que des sentiments tumultueux m’envahissaient, où la peur dominait. Non, je ne devais pas me laisser faire, et fermement je dis :

— Je ne danserai pas ! C’est de la folie de me forcer à une telle dérision !

— Tu danseras ! grinça Hervé. Ta liberté est à ce prix.

— Respectez-moi en cessant ce tutoiement.

— Quelle dignité ! Personne ne t’a jamais tutoyée quand tu amusais les foules ? Eh bien ! tu la suppor­teras de moi, et j’admirerai seul tes pas que l’on dit si savants.

Il chercha son phonographe dans un placard du salon. Pendant qu’il me tournait le dos, je voyais sa nuque que j’avais envie de serrer. Je me sentais criminelle. Heureusement, cette idée passa comme une flèche devant ma volonté tentée.

Je sentais en moi une révolte terrible. Ma pensée n’avait plus d’équilibre. Un vertige m’assaillait. Une petite lueur filtrait à travers ce brouillard : si ma liberté était au prix de quelques minutes de danse ?… Oh ! sortir de ce cauchemar où je me débattais, humiliée…

Hervé avait fini d’installer l’instrument.

— Vous êtes prête ?

— Pas encore. Il faut que je me recueille. Il y a longtemps que je n’ai pas dansé.

— Naturellement, ce n’est plus la peine, maintenant que Rodilat est enchaîné.

Je ne répondis pas et je me demandai si mon bourreau ne cachait pas une nouvelle fourberie sous sa promesse. Ah ! Clarisse m’avait prévenue. Je ne l’avais pas écoutée. Je me croyais de taille à vaincre ce garçon dépravé ! Que serait devenue Janine si Dieu lui avait conservé la vie ?

La douleur m’accablait. Je ne voulais pas obéir à ce personnage odieux qui me narguait. Il me semblait que mes pieds étaient de plomb. En mon cœur, j’appelais Jacques et je me repentais de ne pas lui avoir parlé de mon projet. Les remords, l’angoisse, l’épouvante, broyaient mon être et faisaient de mon corps une loque sans énergie.

Tout à coup, un air de valse retentit à mes oreilles. Je frémis. Le passé sauta à mon cerveau et me rendit à moi-même. Mes pieds eurent un élan que je retins tout de suite.

La voix d’Hervé me réveilla du rêve où je sombrais au milieu de mes succès enfuis.

— Vous pouvez danser.

Je ne répliquai pas à cette sommation. Un silence s’appesantit entre nous.

— Vous vous décidez ?

— Je serai libre ensuite ?

— Oui.

J’enlevai lentement mes chaussures, car j’étais encore indécise. Je craignais l’hypocrisie de cet homme. Aussi lente que je fusse, je me trouvai débarrassée de mes souliers que je rangeai dans un coin.

Sans un mot, je commençai, La rage courait en moi et donnait un rythme saccadé à mes pas. Cependant, la danse, cet art si noble, reprit possession de moi et l’équilibre me revint. Mais alors une humiliation me saisit et mes larmes coulèrent. Je les sentais glisser sur mes joues où elles roulaient comme des perles. Un désespoir m’envahit et je souhaitai mourir. N’ayant plus l’habitude, je m’arrêtai bientôt et me jetai sur un fauteuil en éclatant en sanglots.

Impitoyable, Hervé me signifia :

— Je vous laisse cinq minutes pour vous reprendre, puis vous continuerez. Cela m’est très agréable. Je ne me doutais pas que la danse et les pleurs pouvaient offrir un spectacle aussi passion­nant.

— Bourreau ! hurlai-je. Ne comptez pas que je poursuive ce calvaire !

— Vous n’avez qu’à m’obéir ! C’est déjà bien généreux de ma part de ne vous demander que quelques danses.

— Mais pourquoi m’infligez-vous ces souffrances ?

— Parce que vous êtes la femme aimée de Jacques. Ah ! vous vous repentirez de l’avoir épousé ! C’eût été trop de bonheur pour vous, qui êtes la fille de je ne sais qui. Ce serait insulter au malheur des autres. Je représente le justicier.

J’eus un frisson et me crus en face d’un fou. Si cela était, ma situation devenait plus terrible encore. Je pensai à mon bonheur perdu, à l’amour de mon cher Jacques, et je lui demandai pardon de lui avoir caché cette visite. Je l’avais fait par délicatesse, cependant, afin de lui épargner une émotion. Oh ! que je me repentais de n’avoir pas parlé ! Le soir venu, il eût été inquiet et m’aurait délivrée. Je n’avais jamais commis de mal et j’étais acculée à la plus abjecte des perspectives. Il me semblait que ma raison s’égarait.

Hervé commanda :

— Dansez ! Le repos est fini.

— Non !

Il vint vers moi, menaçant. Ses yeux m’effrayèrent et je me levai péniblement.

— Je ne peux pas ! bégayai-je, après avoir esquissé quelques pas.

Il me répliqua durement :

— On peut ce que l’on veut !

Je compris que je devais m’exécuter, et je repris mon supplice. Qui m’aurait dit qu’un jour je danserais cette « danse macabre » et que cet art que j’avais aimé passionnément deviendrait pour moi pire qu’un martyre ?

Bientôt je tombai, épuisée, mais j’eus la force de m’écrier :

— Maintenant, je puis partir !

Je cherchai mes chaussures. Je ne les trouvai pas.

Hervé me contemplait, sardonique, s’amusant de mon désarroi.

Je sentis une révolte furieuse monter en moi et je hurlai :

— Donnez-moi mes souliers tout de suite ! Tenez votre parole, infâme que vous êtes, sinon j’appelle au secours !

— Toute la honte en retombera sur vous, car ici je ne reçois que des femmes légères.

— Lâche !

— Aujourd’hui, il n’y a pas de Jacques Rodilat pour prendre votre défense. Vous êtes sous ma seule dépendance.

Il ricana atrocement et je vis que j’étais perdue.

— Vous ne partirez pas avant que j’aie eu un baiser de vous !

Il me saisit alors que, telle un fauve, je cherchais une issue à ma cage. Je me débattis avec une fureur qui décuplait mes forces. Je lançai des coups de poing et de pied. Mon horreur était à son comble lorsque son visage s’approchait du mien.

Tout d’un coup, l’étreinte de mon bourreau se relâcha et il tomba, foudroyé.

Je restai hébétée devant son corps. Il avait de l’écume aux lèvres et des mouvements convulsifs l’agitaient.

J’étais trop inexpérimentée pour le secourir. Je ne pensais qu’à une chose : fuir et prévenir quelqu’un. Cependant une certaine prudence me suggérait qu’il fallait agir discrètement.

Mon cœur n’avait aucune pitié pour ce malade. Je remerciai Dieu de m’avoir délivrée, c’est tout ce que je trouvais à faire.

Pleine de sang-froid, je ne pensais qu’à moi et au miracle qui venait de s’accomplir en ma faveur. Je cherchai mes chaussures, qui étaient dissimulées dans le placard d’où Hervé avait sorti le phonographe, et je me hâtai de les enfiler.

Maintenant il fallait trouver la clef du salon. Malgré la présence d’esprit que je m’imposais, un tremblement me secouait et j’évitais de regarder ce corps. Pourtant j’y jetai les yeux involontairement et je m’aperçus qu’il tressaillait. Il n’était donc pas mort, ce qui me soulagea, car je ne désirais pas que l’on m’imputât un crime. Les circonstances me semblaient déjà assez sinistres. Le piège tendu me paraissait une telle infamie que je ne pensais pas au secours dont pouvait avoir besoin ce misérable. Je me demandais seulement pour quelle raison ce méprisable person­nage était tombé si soudainement. C’était une puni­tion, évidemment.

Je cherchai la clef et ne la vis nulle part, et je voulais partir à tout prix. Il me vint à l’idée qu’elle était dans une des poches d’Hervé. J’eus un frisson à l’idée de toucher ce malheureux qui gisait près de moi. Une répugnance me saisissait à l’idée de le fouiller. Cependant il fallait vaincre mes nerfs, puisque j’avais hâte de m’en aller. Je m’approchai, en m’exhortant au courage, et je plongeai la main, avec horreur, dans la poche du veston… La clef s’y trouvait et je la saisis avec une ardeur joyeuse que je croyais éteinte en moi pour la vie. La porte s’ouvrit.

Je courus dans le vestibule, mais l’entrée était également fermée. Une sueur froide m’enveloppa, et de nouveau l’angoisse m’écrasa. L’idée me vint que cette clef était dans la boîte aux lettres et j’eus raison. Je m’en emparai.

Ô joie ! D’un bond, je fus dehors. Je refermai la porte. Je ne pris nul souci des passants. Je courais, parce que maintenant une réaction se produisait et que l’épouvante me talonnait.

Tout à coup, je fus hésitante dans mes décisions.

Devais-je avertir M. de Gritte, ou courir à mon mari pour lui avouer ma stupidité ?

Il me semblait que j’aurais plus de facilité à m’expliquer avec Jacques qui me connaissait mieux et me serait indulgent.

D’autre part, M. de Gritte savait à quelles violences son fils pouvait se porter, tandis que Jacques le croyait tout à fait acquis à l’ancienne amitié. Mais comment expliquer à un père les idées malsaines de vengeance de son fils contre une innocente ? Il ne pourrait pas croire qu’Hervé pût nourrir de telles idées et il m’accuserait de coquetterie. Non, il valait mieux avoir recours à Jacques et lui raconter toute la vérité.

Je me hâtai, le feu aux joues et le cœur battant. Tout à coup, la pensée me vint que mon mari pourrait ne pas ajouter foi à mon récit et s’imaginer que mon attitude avait conduit Hervé à la scène regrettable que je lui apprenais.

La perspective d’être suspectée me troubla tellement que je voyais à peine mon chemin. Je n’avais pas songé à prendre un véhicule, tellement j’avais besoin d’air et de détente. La nuit venait et je me sentais tout abandonnée.

À vrai dire, je ne savais plus très bien où j’en étais. Une fièvre me montait au cerveau. Je subissais la réaction d’une secousse effroyable. Je traversais les rues comme une hallucinée, sans me soucier des automobiles dont les klaxons me cornaient aux oreilles.

J’envisageais l’accueil que me ferait mon mari. S’il allait me soupçonner ? Un froid mortel entrait dans mes veines à cette suggestion. Je n’avais pas de famille pour me défendre, et la preuve venait de m’être faite par cette attaque inqualifiable. Pourvue d’un père et d’une mère, j’aurais été préservée, et Hervé ne se serait pas permis de telles hardiesses à mon égard.

Mon passé était une roulotte d’acrobates avec lesquels j’avais rompu. Mon enfance n’était donc pas une garantie, et de nouveau l’obscurité de ma naissance me poignait. Il me semblait qu’un étau de fer me comprimait et que j’étais la proie d’une destinée hideuse.

Le bonheur de mon mariage disparaissait dans les ténèbres. Il n’était plus qu’une lueur vacillante que je craignais de perdre. Alors que je me croyais à l’abri, la catastrophe s’abattait sur moi. Au long de mon chemin, je murmurais : « Pitié, mon Dieu, pitié ! »

Je me demandais aussi si je ne devais pas aller chez Mme de Sesse ? Je lui aurais appris que je l’attendais dans cet hôtel et qu’elle avait servi d’appât pour m’attirer dans ce guet-apens.

Elle pourrait alors expliquer posément à mon mari dans quel filet j’étais tombée.

Puis je renonçai à cette idée. Il valait mieux que Jacques fût prévenu sans tarder.

Ce fut haletante que j’arrivai chez moi.

Clarisse passait précisément dans le vestibule quand j’entrai.

Elle me regarda, et sans doute fut-elle étonnée par mon visage, car elle me demanda :

— Madame n’est pas malade ?

— Non, non, Clarisse… Monsieur est là ?

— Oui, madame, dans son bureau.

— Merci !

Et, sans me soucier de ma fidèle Clarisse qui écarquillait les yeux, cherchant à savoir ce qui m’arrivait, je m’engouffrai dans le cabinet de travail de mon mari.



CHAPITRE VIII


Quand il me vit, Jacques se leva vivement en laissant une feuille de notes qu’il tenait.

Je devais avoir l’air hagard, car il me dit tout de suite, avec un visage alarmé :

— Que vous arrive-t-il, ma chérie ?

Je bégayai plus que je ne parlai :

— Hervé de Gritte… est à demi mort dans son hôtel de… de la rue de…

Je ne me souvenais plus du nom de cette rue, mais Jacques n’avait entendu que la première partie de ma phrase, et il s’écria :

— Mort ?

— Non, non, pas tout à fait… Je ne crois pas que ce soit fini…

— Remettez-vous, ma chérie, et expliquez-moi posément ce que vous savez.

Je criai :

— Vous me croirez, Jacques, vous me croirez ?

Je joignis les mains dans un geste suppliant. Le sourcil de mon mari se fronça et il dit :

— Votre trouble m’épouvante. Je vous en prie, racontez-moi ce qui se passe ! Vous venez de chez M. de Gritte ?

J’aurais voulu que Jacques ne me questionnât pas encore et courût s’occuper d’Hervé, mais je compris qu’il voulait savoir.

— Non, non, je ne viens pas de chez M. de Gritte. Hervé m’avait priée de l’aider à choisir quelques objets qui garnissaient l’hôtel qu’il devait habiter avec Janine… et…

— Quelle est cette histoire ? Je ne connaissais pas ce projet ! Et ensuite ?…

— Et il m’a menti, menti !… C’est dans un guet-apens que j’ai été attirée !

— Ciel !

— Il m’avait dit que je serais avec Mme de Sesse, et je l’ai cru… Je suis partie toute joyeuse, sans vous en informer, de crainte de vous peiner en vous parlant des souvenirs de Janine.

Je m’arrêtai, suffoquée par l’émotion.

— Continuez ! me fut-il enjoint d’un ton dur.

— Quand j’ai compris dans quelle intention il m’avait attirée là, je l’ai supplié de m’ouvrir la porte. Poussée par l’horreur, j’ai tout essayé pour l’attendrir, et il m’a promis la liberté à condition que je danserais !

— Vil personnage ! s’exclama Jacques. Mais pourquoi cette affreuse machination ?

— Il voulait se venger de vous, parce que… Janine était morte par votre faute.

— Seigneur !

Ah ! que j’avais eu du mal pour prononcer cette phrase cruelle.

— Pardonnez-moi, Jacques, mais il fallait que je vous dise la vérité entière. Je ne puis vous décrire ma souffrance… Je dansai, oui, j’eus ce courage héroïque… Les larmes me coulaient sur le visage, et lui me regardait en riant, jouissant de mon humilia­ tion. Quand je le conjurai de me laisser partir, il bondit sur moi. Je le lacérai de mes ongles et de mes dents, et au paroxysme de cette lutte hideuse, il tomba foudroyé…

— C’est un misérable, hurla Jacques, le visage blême, et vous, une malheureuse !

Je me mépris à cette parole et je répétai :

— Oh ! oui, bien malheureuse…

Il y eut un silence terrible et je murmurai :

— Il faudrait prévenir M. de Gritte. Son fils est là-bas, peut-être mort…

Mon mari sursauta et tout de suite il me dit :

— Je vais aller moi-même voir ce qu’il en est. Vous allez venir avec moi.

Je poussai un cri d’horreur :

— Non, oh ! non !… Je ne veux plus entrer dans cette maison !

— Vous viendrez ! insista Jacques énergiquement.

Je lui vis des yeux sévères et, vaincue, je n’osai pas résister.

Avant de sortir il me conseilla :

— Arrangez un peu votre visage. Je ne veux pas sortir avec une femme qui semble avoir été battue.

Ces paroles sans douceur me causaient une peine affreuse. Jamais mon mari ne m’avait parlé sur ce ton, et je pensais qu’il ne m’aimait plus du tout. Je le trouvais cruel de me forcer à l’accompagner, mais je ne pouvais pas me soustraire à sa demande.

Nous partîmes dans sa voiture et, par bonheur, je me rappelais maintenant le nom de l’avenue et le numéro du petit hôtel particulier. Je n’en avais pas refermé la porte à clef et mon mari y entra le premier. Je le suivis, mais je m’arrêtai devant le salon où je savais trouver Hervé.

Au bout de quelques minutes, j’entendis :

— C’est une crise d’épilepsie. Ce n’est pas grave.

Il m’appela :

— Christine ! ne vous alarmez pas !

Je me rapprochai et je vis Hervé agité de soubresauts, de convulsions, un peu plus forts que ceux que je lui avais vus.

Jacques essayait de le relever, afin de le porter sur un lit.

— Aidez-moi, soyez moins sensible. Vous savez où est la chambre à coucher, sans doute ?

Je rougis sans savoir pourquoi et je répliquai :

— Oui, au premier étage.

À cet instant, la vieille gardienne s’introduisit dans la maison et, entendant la voix de Jacques, elle s’avança. En voyant son maître dans cet état, elle s’écria :

— Oh ! Monsieur a eu une crise ! En v’là pour au moins deux jours ; il sera comme mort. J’vas vous aider à le transporter.

J’étais bien soulagée de n’avoir pas à soutenir ce corps et soulagée aussi d’apprendre que l’état d’Hervé était dû à une cause connue.

J’accompagnai Jacques et la femme qui s’appelait Ursule. Au courant des habitudes de son maître, elle facilitait la besogne.

Mon mari lui dit :

— Vous allez sans doute veiller sur lui. Je vais avertir son père qui vous enverra une infirmière et vous vous arrangerez avec elle.

— Monsieur est déjà tombé malade une fois ici. Je l’ai gardé seule. Il dort, mais quand il se réveille, il a des douleurs partout.

— Je préviendrai tout de même son père.

Ursule était tout aimable avec moi. Elle comprenait que je n’avais pas menti, et ses paroles se nuançaient de plus de respect.

Nous la laissâmes et je lui redis de venir me voir. Elle me le promit sans hésitation.

J’étais tout allégée. Il me semblait que je sortais d’un affreux cauchemar.

Je parlais avec gaîté, mais mon mari n’était pas à l’unisson. Son regard sombre, ses lèvres serrées me faisaient pressentir des préoccupations. Je me demandais pourquoi ? Du moment qu’Hervé n’avait rien qui mît sa vie en danger, je ne voyais rien qui pût nous affecter.

Je pensai soudain qu’il était péniblement impressionné de savoir qu’Hervé avait cette infirmité et que sa pauvre petite sœur eût été malheureuse avec lui. Il se demandait peut-être aussi quelle était la date de cette maladie et si elle était provoquée par l’émotion qu’il avait eue. À mon sens, c’était un regret vain, puisque la pauvre petite n’existait plus. Quant au remords que ces circonstances pouvaient susciter, il était inutile, car rien ne prouvait que l’ébranlement subi eût causé ce trouble de santé.

Ne sachant si mes suppositions étaient exactes, je n’abordai pas ce sujet. Voulant cependant rompre le mutisme de mon mari, je hasardai :

— Nous allons chez M. de Gritte ?

— Tout à l’heure. Nous rentrerons d’abord à la maison.

Bien que cela me semblât naturel, je m’étonnai cependant que Jacques reculât le moment d’informer son vieil ami de ce qui se passait. Pourtant, je ne me permis nulle observation.

Aussitôt que nous arrivâmes, j’allai dans ma chambre pour changer de manteau. Le mien me paraissait trop léger pour le crépuscule.

Je fus assez surprise de voir que Jacques me suivait.

Il entra et referma la porte.

— Asseyez-vous, me dit-il de son air sévère.

Je tremblai. Je n’étais pas accoutumée à ce ton de maître, et je perçus que mon bonheur allait subir un assaut.

Devant moi, Jacques allait et venait, et je le regardais en frissonnant. Ce n’était plus un mari amoureux que j’avais devant moi, mais un juge.

Il paria :

— J’ai feint de croire à la fable que vous m’avez racontée, mais vous pensez bien que je n’en suis pas dupe. Cet hôtel, loué soi-disant pour ce jeune ménage sans que je le sache, est une histoire ridicule que vous avez arrangée, Hervé et vous, pour me tromper.

— Je vous ai répété ce qu’il m’a dit ! criai-je, affreusement blessée.

— J’ai remarqué qu’Hervé ne vous était pas indifférent. J’ai constaté aussi combien il vous entourait d’admiration. Vous ne tentiez rien pour l’éloigner ; vos sourires, vos attitudes me prouvaient clairement qu’il y avait une entente entre vous. De là à ce que vous acceptiez ses rendez-vous, il n’y avait qu’un petit geste à faire.

— Jacques ! criai-je, affolée, vous me calomniez ! Je vous ai dit la vérité. Je n’ai jamais menti !

— Depuis que vous me connaissez, je le crois, mais il n’y a pas longtemps que je vous connais, moi. Vous êtes arrivée comme un aérolithe dans notre cercle, après avoir raconté à Jourel ce que vous avez voulu ; il nous l’a répété. Je n’ai pas besoin de vous dire que cette histoire a soulevé des protestations. Je vous ai prise sous ma protection parce que mon cœur s’est ému devant votre belle défense d’artiste, je n’ose user du mot de « comédienne » qui serait plus approprié.

— Oh ! Jacques, que vous me torturez !

— Je vous ai montré le peu de confiance que j’attachais à ce conte, et vous l’avez senti dans nos rapports, puisque j’ai voulu la preuve de vos assertions. J’ai essayé de vous présenter comme une femme bien élevée. Vous me décevez cruellement. Je cherchais en vous des signes de race, mais je constate que vous ne reniez pas vos origines, qui sont sans doute d’une catégorie indésirable.

Et je n’entendis plus. J’étais évanouie sur mon fauteuil par la douleur.

C’est Clarisse qui m’apprit un peu plus tard qu’appelée par Monsieur, elle m’avait prise comme une plume et portée sur mon lit.

Quand je repris conscience, ce qui survint vite, Clarisse disait :

— Quand Madame est rentrée, j’ai bien remarqué qu’elle était fatiguée.

— Je vais téléphoner au docteur, avait répliqué mon mari.

— Monsieur fera comme il voudra, mais pour moi, ce n’est rien du tout.

Je pouvais parler et j’exprimai ma volonté avec calme :

— Clarisse a raison : je n’ai pas besoin de docteur, et dans quelques minutes je ne penserai plus à ce moment de faiblesse.

Jacques ne répondit pas. Il m’observait d’un air perplexe. Je détournai les yeux parce que je sentais que les larmes affluaient.

J’eus un effort pour lui dire :

— Allez chez M. de Gritte, il est temps. L’heure du dîner va arriver, et il faut que vous lui expliquiez ce qui est survenu.

— Je puis vous laisser ?

— Cela va sans dire ! répondis-je avec un petit rire ironique. Ne vous gênez en rien pour moi, je vous en prie !

Si Clarisse n’eût pas été là, j’aurais accentué mon dédain. Je savais que mon bonheur était fini, et dans mon désespoir je ne désirais qu’une chose : quitter la maison et ce monde traître pour reprendre mon métier. Je savais que le succès m’attendait et que je n’aurais qu’à paraître devant mon dernier directeur pour faire accourir tout Paris !

Ah ! je mentais ! Ah ! j’étais fille d’on ne savait qui ! J’avais eu affaire à un fourbe et M. Rodilat ne me croyait pas, après avoir lu dans ma vie limpide. Je n’avais besoin de personne. Je me sentais de taille à posséder un hôtel semblable à celui que j’habitais.

Après le sursaut de colère, un déluge de larmes inonda mon visage. Tout l’amour que je ressentais pour Jacques reflua à mon cœur.

Clarisse m’avait laissée seule. Je profitai de son absence pour gémir. Mes beaux jours n’avaient pas été longs.

Puis la bonne Clarisse rentra et murmura :

— Cela ne va donc pas ? Il y a quelque chose de brisé ? Vous avez du chagrin ? Il ne faut pas vous mettre dans un état pareil.

Je fus attendrie. Il me semblait que cette brave femme devenait ma seule amie sur terre.

J’oubliais Mme de Sesse, pour qui j’avais tant d’attirance. J’éprouvais le besoin d’une pitié immédiate. Cette voie douloureuse où j’allais, abandonnée, me rendait sensible à un point extrême.

Je murmurai :

— Oh ! Clarisse, vous êtes bonne ! Vous m’avez toujours bien conseillée et vous vous êtes toujours intéressée à moi.

— Madame est trop bienveillante et elle me fait de la peine de la voir si désolée.

Mes pleurs redoublèrent.

— Madame, madame, calmez-vous !…

— Je vais vous confier ce qui m’arrive.

J’étais à bout de douleur et d’énergie. D’un trait, je lui racontai mon affreuse aventure.

Quand j’eus fini, elle murmura :

— Je ne suis pas étonnée. J’avais prévenu Madame que M. Hervé était un monstre. Madame voit qu’il n’a pas perdu de vue de se venger de Monsieur, c’est un vrai démon. Je ne savais pas qu’il tombait du « haut mal », et cela atténue un peu ses folies, mais il reste quand même un monstre pour moi. Vous avez dû passer par des moments effroyables, ma pauvre petite madame, et je trouve Monsieur dur. Il n’aurait pas dû vous accabler ; mais les hommes, quand ils aiment, sont jaloux et, dès lors, perdent leur bon sens. Dieu sait si Monsieur vous aime ! Il ne vous croit pas, et il a grand tort, parce que vous êtes aussi jeune qu’estimable.

Ces paroles me pénétraient de paix, mais comme la vie me semblait dorénavant impossible avec Jacques, je murmurai entre mes sanglots :

— Je sens que Monsieur ne m’aime plus, parce qu’il a perdu confiance en moi, et je vais m’en aller. Je reprendrai mon métier de danseuse et je serai moins malheureuse que de vivre aux côtés d’un mari qui doute de sa femme.

Je vis sourire Clarisse qui me dit :

— Monsieur ne vous laissera pas partir.

— Nous verrons ! murmurai-je sur un ton de menace.

— Sa colère passera. Il reviendra à la raison et saura ce que vaut M. Hervé. On se trompe sur ce garçon. Je vous répète qu’il est épouvantable.

Clarisse n’en démordait pas ; mais, cette fois, je me gardai de protester.

— Que Madame se console et ne se hâte pas de prendre une décision. Se presser est toujours mauvais. D’abord, si Madame s’en va, je la suivrai, et cela fera réfléchir Monsieur. Il sait que j’ai des principes et il se dira : « Ma femme est donc parfaite, puisque Clarisse prend son parti. »

Cette conclusion et cette résolution me touchèrent et me rassérénèrent. Je m’écriai :

— Oh ! bonne Clarisse, que vous êtes gentille !

Me sentant tout à fait bien, je descendis dans mon petit salon, en attendant le retour de Jacques. Clarisse me quitta et je restai seule avec des pensées peu riantes.

J’appréhendais de revoir mon mari et je me demandais quelle contenance j’aurais devant lui ? Ah ! comme je déplorais de m’être rendue à ce rendez-vous ! Mais pouvais-je prévoir la duplicité de cet être ? Quoi de plus naturel et de plus plausible que les raisons qu’il m’avait données pour m’attirer ? J’assimilais ses manœuvres à celles de Garribois qui m’invitait de la part de ses parents. Là encore, j’avais été trop confiante. Et comment me serais-je méfiée ?

Aujourd’hui, mariée, j’avais cru à de beaux sentiments de la part d’Hervé au sujet de sa petite fiancée. Comment aurais-je pu soupçonner une si terrible perfidie de la part de ce jeune homme au visage si charmant ? Je considérais sa conduite comme un sacrilège envers Janine.

Alors qu’une révolte fermentait dans ces pensées, Jacques revint et entra tout droit dans la pièce où je me trouvais.

— Vous allez mieux ?

— Très bien, dis-je d’un ton un peu cassant.

— J’ai été trop loin dans mes accusations. J’ai eu l’impression d’avoir dépassé les limites de la correction.

— Et de l’élégance ! ajoutai-je avec un peu de hauteur.

Cependant, je négligeai cette amende honorable et je demandai froidement :

— Que pense M. de Gritte de cette affaire ?

Mon mari me regarda, surpris par mon attitude légèrement désinvolte.

Il répondit pourtant à ma question, sans commen­taires :

M. de Gritte m’a fait d’étranges révélations, devant sa sœur, sur la conduite d’Hervé. Les crises d’épilepsie de son fils lui étaient connues. Elles sont survenues un peu avant la mort de Janine, ce qui est un poids de moins pour moi. Si je n’ai pas été instruit de cette tare, c’est qu’il n’y avait plus, malheureusement, aucune raison pour que je le fusse. J’avoue que cette circonstance a atténué en moi quelques regrets. Ma pauvre petite sœur eût été vouée à une vie de martyre, si elle n’avait pas voulu rendre sa parole à Hervé. Mme Saint-Bart a été horrifiée de l’attitude d’Hervé envers vous. Elle savait que les jeunes fiancés avaient loué ce petit hôtel qu’ils meublaient à mon insu et elle les y accompagnait. Ces deux enfants voulaient m’en faire la surprise.

Jacques s’arrêta un moment puis reprit :

— Je vous demande pardon d’avoir douté de vos paroles, mais la surprise m’a fait perdre la tête. Me pardonnerez-vous ce manque de sang-froid ?

Je répondis d’un ton glacé :

M. de Gritte et sa sœur vous ont-ils appris qu’Hervé voulait se venger de vous parce que sa fiancée était morte par votre faute ? Je tiens à ce que vous le sachiez par eux. Il m’avait fait entendre que je serais sa victime et qu’il vous frapperait à travers moi. Si j’ai usé de souplesse et de sourires vis-à-vis de lui, c’était uniquement à cause de vous. Ses menaces m’effrayaient et je ne voulais pas que vous souffriez. J’ai été imprudente, je vous l’accorde, parce qu’encore une fois, trop crédule, mais je ne pouvais pas savoir que j’avais affaire à un déséquilibré doublé d’un démon. Je me suis vu reprocher par lui mon passé où il n’y a que de l’honneur et du travail. Vous avez agi de même, et, malgré tout ce que je vous dois, vous ne me jugerez pas ingrate si je quitte votre foyer.

— Christine !

Ce fut d’un visage ravagé par la souffrance que ce cri jaillit. Alors que j’avais exprimé ma pensée, en ne montrant que froideur et orgueil, l’émotion me vint tout à coup en voyant Jacques en proie à une douleur folle.

Il bégayait des mots sans suite, me demandant pardon en s’agenouillant devant moi, en me suppliant de ne pas poursuivre mon idée. Je ne pus répondre immédiatement. Je déplorais cette scène et je m’accusais. J’aurais dû éventer le piège d’Hervé, mais pouvais-je en prévoir l’issue ? Je ne connaissais pas encore le machiavélisme de certains hommes. Les Labatte ne m’avaient donné que de bons exemples, et je croyais que tout le monde leur ressemblait.

Bien que Jacques escomptât ma réponse, je repris :

— Je suis assez peinée de ne pas savoir de qui je suis née, sans qu’on me le reproche. Je vous ai loyalement avoué ma vie, et je ne saurais dire si je suis fille de pauvresse ou autre, mais je crois que rien dans ma conduite n’a pu vous orienter vers une naissance basse. Vous savez que j’ai horreur du vulgaire. Je ne parle pas de l’incident Garribois ; il vaut celui de votre ami de Gritte.

— Pardon !… répétait Jacques en cachant son visage en pleurs.

J’avais étalé ma rancœur et, sans plus faire attention à mon mari, je regagnai ma chambre. J’étais brisée. Toute la tristesse de ma situation m’environnait de terreur. Mon cœur regrettait tout ce que j’avais dit, mais ma raison consolait ma fierté. Il m’était impossible de me laisser accuser sans me défendre. Je devais un nom et une place dans la société à Jacques Rodilat, mais je ne pouvais pas me laisser insulter.

Pourquoi ma mère n’eût-elle pas été une femme honnête et digne de respect ? Il était raisonnable de me laisser bénéficier du doute. Chacun voyait ma manière d’être et elle ne décelait pas une origine fâcheuse. Il ne fallait pas surtout que l’obscurité de ma naissance servît de prétexte à des manques de tact et à des écarts d’imagination.

Ma sécurité dépendait de ma fermeté à ce sujet.

Enfoncée dans mon fauteuil, je pleurais mon coup d’état. Ma chambre me paraissait la plus belle du monde, et j’avais signifié à Jacques que je le quitterais !

Clarisse entra à pas feutrés.

— Madame devrait s’arrêter de pleurer.

Naturellement mes larmes redoublèrent.

Elle poursuivit :

— Monsieur se désole de son côté. Je voudrais bien que ces déluges soient terminés. Il va bientôt être l’heure du dîner.

— Je ne pourrai rien manger.

— C’est pas des manières pour vivre. Si Madame ne se met pas à table, Monsieur ne s’y assoira pas non plus, et le dîner est bon, j’ose le dire…

— J’ai trop de chagrin.

— Cela ne s’arrange donc pas, cette affaire-là ?

— J’ai prévenu Monsieur que j’allais partir.

— Ah ! ben, ça ne m’étonne plus que Monsieur jette des ruisseaux de larmes. Allons, faut vous redresser. Madame ne peut pas s’en aller. On ne laisse pas un mari qui vous aime, une maison qui vous plaît, sous prétexte qu’un époux vous a dit des choses qu’il ne pense pas. Les hommes parlent toujours sans réfléchir. Faut pas leur en vouloir. Les femmes en font tout autant, mais on finit par se comprendre. Il a été content, Monsieur, quand Madame lui a annoncé qu’elle allait faire sa valise ?

Je ne pus m’empêcher de sourire et je ripostai :

— Oh ! non… Il m’a demandé pardon.

— Qu’est-ce que Madame veut de plus ? Je vais dire à Antoine de servir, et quand Madame goûtera au dessert, elle ne pourra pas faire autrement que de pardonner.

Je ne répondis pas, et Clarisse quitta ma chambre.

Je trouvais qu’elle avait raison. Il me semblait que l’amour de Jacques valait bien un pardon, seulement je voulais le faire attendre un peu. Me rendre trop vite nuirait à ma clémence.

Je me recoiffai, me poudrai, et mon cauchemar s’évapora. Mes nerfs avaient été secoués, mais je redevenais forte puisqu’il n’y avait pas eu de mal. Depuis toujours j’avais eu l’habitude des émotions. Dans le milieu où j’avais vécu, la vie était suspendue à notre sang-froid. Si nous avions manifesté quelque terreur au saut d’un équilibriste ou à la chute d’une écuyère, notre cœur n’aurait pas résisté. La secousse passée, sans la manifester, nous reprenions notre flegme. Habitués à nous gouverner, nous cachions nos frayeurs.

Mon heure noire avec Hervé s’amenuisait dans mon esprit, et les mots malheureux que mon mari avait prononcés s’estompaient. Cependant je voulais accuser encore quelque rigueur, parce qu’il fallait prévenir ces inconséquences de langage.

Je ne voulais pas devenir une cible.

Je revêtis une belle robe. Clarisse m’avait envoyé ma femme de chambre juste à temps pour m’aider.

Cette jeune fille me complimenta sur ma toilette gris pâle. Elle avait la louange facile et verbeuse.

Je me rendis dans la salle à manger. Jacques n’y était pas encore, mais il arriva presque tout de suite. Il vint droit à moi et me baisa la main, sans une parole.

Nous fûmes très silencieux durant le repas.

J’affectais un air sévère, et comme mon mari n’y était pas accoutumé, il paraissait tout déconfit.

Il me dit :

M. de Gritte viendra tout à l’heure pour vous présenter des excuses.

— Oh ! je regrette qu’il veuille se déranger ; il marche si péniblement !

— Son rhumatisme va mieux et le chemin sera vite franchi ; puis Mme Saint-Bart l’accompagnera.

— Je serai très contente de les voir.

Nous tombâmes tous les deux dans un silence gênant. À vrai dire, cela me privait de ne pas parler. Je n’étais pas bavarde, mais j’aimais la conversation. Quant à Jacques, il était plutôt silencieux, mais il semblait souffrir de la situation que je laissais tendue par représailles.

Nous nous levâmes de table pour aller au salon, où nous attendîmes les de Gritte. Ce ne fut pas long. Leurs voix s’entendirent dans le vestibule et Jacques se précipita au-devant d’eux.

Le bon M. de Gritte fut vite devant moi et, m’empoignant les deux mains, il me dit d’un accent vibrant dont on ne pouvait nier la sincérité :

— Que je suis peiné, chère madame ! Ne nous en veuillez pas, je vous en conjure ! Je suis assez malheureux d’avoir un fils en proie à cette abominable maladie.

Je balbutiai :

— Je vous plains.

Il ne m’entendit pas et continua sur ce thème, révélant les fantaisies inqualifiables d’Hervé. Un docteur avait promis la guérison, et le pauvre père vivait dans cet espoir.

Le chagrin de Mme Saint-Bart ne se dissimulait pas et elle me disait en m’embrassant :

— Moi qui vous aime tant ! Vous avez dû avoir une peur affreuse !

Je ne voulais répondre ni oui, ni non. En avouant ma terreur, je craignais d’affliger ces malheureux, et en disant n’avoir pas eu d’émotion, je pouvais passer pour une effrontée.

Je ne discernais pas si l’épisode de l’après-midi avait été exactement raconté. Cependant Mme Saint-Bart et M. de Gritte paraissaient profondément consternés et insistaient sur l’incohérence des actes d’Hervé quelques jours avant ses crises.

Cela pouvait plaider en sa faveur. Je me rappelais sa douceur des jours précédents. N’étant pas prévenue, je pouvais avoir confiance.

Je me disais : « Décidément, la confiance ne me réussit pas ! » Il me fallait réprimer cette tendance.

Le père et la tante étaient allés tous deux près d’Hervé et n’avaient pas été étonnés de le voir dans un état léthargique. Son docteur l’avait examiné et une infirmière le veillait.

Nous n’avions donc aucune raison de nous inquiéter. Seule victime, je restais avec mon paquet d’injures sur l’âme.



CHAPITRE IX


Je restai sur mes positions, mais sans plus parler de départ. Je me montrais un peu distante, et Jacques semblait s’en étonner. Il m’avait toujours vue sereine et de commerce agréable, plutôt prompte à m’égayer.

Au fond, j’étais toujours bouleversée par les paroles cinglantes de ces deux hommes qui m’avaient trop fait sentir mon passé. Je n’étais pour rien dans mon origine et j’avais assez répété à Jacques combien l’obscurité de ma naissance me tourmentait. Ces reproches formaient une tache sur l’amour que professait mon mari pour moi. Je me demandais maintenant si son cœur était bien en jeu et s’il ne m’avait pas épousée par toquade, par caprice, et qu’il le regrettait.

Quant à moi, je l’aimais sincèrement. J’aurais accompli bien des sacrifices pour lui et, de plus, je lui vouais une gratitude sans limite pour m’avoir élevée à ce titre d’épouse honorée. Je sentais qu’il se repentait de m’avoir soupçonnée et de m’avoir lancé des paroles fâcheuses ; mais, comme le disait Clarisse, un homme en colère ne mesure pas les mots qu’il prononce et il les jette sans réfléchir à la portée qu’ils peuvent atteindre.

Je me disais donc que je devais les souligner par un peu de retard à pardonner. Il me semblait que ce n’était que justice.

Mon départ était remis, mais quand je voyais l’air malheureux de Jacques, ma décision faiblissait, et Clarisse m’encourageait fortement à revenir sur ma résolution.

J’attendais d’être plus reposée, plus lucide, car cette aventure m’avait secouée. J’avais dû rester étendue tout un jour sur une chaise longue, résultat d’une réaction facile à comprendre.

Quelques jours après ces incidents, Jacques, ne me trouvant pas dans le salon, avait frappé à la porte de ma chambre et m’avait trouvée pâle.

— J’espère que vous n’êtes pas souffrante ?

— Non ; un peu nerveuse, seulement.

— Je regrette bien profondément ces heures malheureuses. Je vous supplie de les oublier et de ne vous souvenir que de mon sincère amour.

Je ne répondis pas, et il reprit :

— Si vous saviez combien je m’en veux de vous avoir parlé ainsi ! Si vous lisiez dans mon cœur, vous seriez effrayée du poids de mes remords.

Je laissais parler Jacques, car il me plaisait de l’entendre s’accuser. J’avais ma revanche…

Trois hommes m’avaient accablée de leur dédain, en évoquant ma naissance comme suspecte, comme si l’on était responsable de sa venue au monde dans telles ou telles conditions ! Mon mari payait pour les trois.

Il poursuivit :

— Je veux espérer qu’aussitôt le calme revenu dans votre âme, nous oublierons ce premier nuage. Il me serait cruel de vous savoir à jamais éloignée de moi. Votre présence est ma vie.

Je dis enfin :

— Ne m’avez-vous pas avertie, durant nos étranges fiançailles, qu’au moindre de mes manquements à la correction vous vous sépareriez de moi ? Ne puis-je exercer la réciproque ? Monopolisez-vous l’honneur ? Ne puis-je avoir ma dignité ? Du moment que je puis être la fille de n’importe qui, je revendique la fierté légitime de n’être pas n’importe qui.

Après ce coup d’assommoir, je fermai les yeux pour signifier que j’étais lasse.

Mon mari le comprit ainsi et je ne descendis pas pour dîner. Jacques verrait ce qu’est une table solitaire.

Clarisse m’apporta un plateau garni auquel je fis un sort. Quand elle vint le rechercher, elle remarqua en riant :

— J’avais presque cru que Madame était malade, mais je vois que c’est une simple taquinerie à l’adresse de Monsieur. Il s’ennuie, le pauvre Monsieur. Antoine m’a même dit : « Monsieur croit sans doute Madame bien malade, parce qu’il a des larmes dans les yeux. »

Je fus bouleversée. Pourtant je différai encore mon pardon.

Mon sommeil fut excellent. J’avais entendu Jacques venir sur le seuil de ma chambre, mais, n’ayant pas bougé, il était reparti sur la pointe des pieds.

Quand je me réveillai j’étais toute disposée à l’indulgence. Je ne pensais plus à ce sot d’Hervé que je considérais toujours davantage comme un vrai déséquilibré. Je n’avais qu’une chose en tête : me réconcilier avec mon mari. Nous aurions un échange de pardons.

Clarisse vint, comme d’habitude, discuter du menu. Puis elle attendit que la jeune femme de chambre fût partie pour m’annoncer :

— Monsieur est absent pour la journée. Il ne reviendra que ce soir, assez tard.

Cette nouvelle était une massue qui me heurtait le crâne. Une épouvante s’empara de moi.

— Oh ! Clarisse ! Monsieur est fâché !…

— Je ne crois pas, parce qu’il m’a bien recommandé de soigner Madame et de lui dire qu’elle ne s’inquiète pas.

Je respirai. Je restai quelques minutes rêveuse, puis je songeai à remplir ma journée pour le mieux afin de tromper mon impatience. Je projetai, en premier lieu, d’écrire à l’abbé Humelot, ce vieil ami de toujours, à qui je confiais les péripéties de mon existence. Puis une autre suggestion me vint : celle d’aller chez Mme de Sesse. Il me semblait soudain qu’il me fallait, de toute urgence, la tenir au courant de mon aventure. Elle saurait ainsi qu’Hervé s’était servi de son nom pour m’attirer.

Aussi, vers quinze heures, je m’acheminai vers la demeure de cette charmante femme.

Je la trouvai dans son petit salon où, un ouvrage dans les mains, elle occupait son temps.

Quand elle me vit, elle s’écria, la joie aux yeux :

— Oh ! voici ma si chère jeune amie ! Que vous êtes bonne de ne pas m’oublier ! Il me fallait votre présence pour faire envoler mes papillons noirs. Vous avez eu de la divination.

Je répliquai en riant :

— J’apporte dans mon sac de quoi vous distraire. Vous allez entendre mon récit.

Tout d’une haleine, je lui racontai ce qui m’était survenu. J’y ajoutai des commentaires :

— Oui, mon mari m’a crue infidèle et il ne m’a pas épargné les choses pénibles. J’ai été désespérée et j’ai beaucoup de mal à lui donner une absolution.

Je ne riais plus. Cette conversation, commencée sur le ton badin, dégénérait pour moi en tragédie.

En répétant les paroles de Jacques, je sentais de nouveau leur injustice et leur cruauté. Les larmes gonflaient mes paupières.

— Ma pauvre petite amie, murmura Mme de Sesse, merci de vos confidences. Je déplore cette affreuse conduite d’Hervé, mais écoutez ma confession, et votre grief vous semblera mesquin à côté de ceux dont je vais vous faire part. Je ne sais pourquoi je suis poussée à vous confier cet aveu douloureux, à vous, si jeune et si neuve dans la vie. Peut-être est-ce que j’obéis à un sentiment de compassion pour vous consoler dans votre déception.

Mme de Sesse s’arrêta, pendant que je la contemplais dans sa pâleur accentuée. Elle reprit, un peu haletante :

M. de Sesse m’a jugée coupable, lui aussi, et la punition qu’il m’a infligée a eu des suites terribles, indépendantes de sa volonté. Une femme de chambre s’était éprise de lui. Elle me négligeait et n’avait d’attentions que pour mon mari qui restait fort indifférent à son égard, car il m’aimait. Cette fille en concevait un dépit affreux. Je surprenais parfois les regards langoureux qu’elle lançait à M. de Sesse et je ne pouvais m’empêcher d’en rire, car j’étais très jeune et me savais aimée. Je ne pensais nullement aux souffrances de cette malheureuse que j’aurais dû tout simplement renvoyer. Je fus terriblement punie. J’allais avoir un enfant, et cette ennemie persuada mon mari que je lui étais infidèle et que le bébé qui allait naître n’était pas de lui.

Je poussai une exclamation d’horreur :

— C’est monstrueux !

— J’ignorais, poursuivit Mme de Sesse ; tout ce qui se tramait contre moi. J’étais heureuse et je me réjouissais de chérir mon bébé.

J’interrompis encore une fois ma grande amie pour m’écrier :

— Cette femme n’avait donc aucune pitié ?

— Le cas que je vous raconte dépasse toute imagination !

Le douloureux récit reprit :

— Je vous l’ai dit, je rêvais de serrer mon enfant dans mes bras, de ne jamais m’en séparer, de le nourrir moi-même, afin qu’il ne fût jamais loin de moi, ni jour, ni nuit. Quand il vint au monde, bien portant, ma joie était entière. C’était une fille ; mon mari désirait un garçon. C’est à cette légère déception que j’attribuai son air soucieux et sa brusquerie. J’étais ignorante des manœuvres d’Amélie et je ne me doutais pas que le soupçon était entré dans l’âme de M. de Sesse pour y causer un ravage effroyable. Encore faible et alitée, mon mari exprima la volonté de placer ma fille en nourrice, pour me punir, me révéla-t-il, de mon infidélité, car il doutait de sa paternité et je devais expier.

Mme de Sesse, encore une fois, s’arrêta.

Ses souvenirs revivaient avec une telle acuité que ses traits en étaient décomposés.

Pour ma part, il me semblait que j’évoluais dans un cauchemar. Je gémissais de pitié :

— Madame, madame, pauvre amie, ce que vous me narrez là est incroyable ! Et cette petite fille est morte, par surcroît ! Vous n’aurez même pas eu la consolation de l’élever ?… Je tremble d’émotion…

Il était certain que je ne me connaissais plus. M. de Sesse me paraissait une créature infernale et je m’expliquais pourquoi sa femme était si froide envers lui. Il le méritait pour l’avoir fait souffrir en lui arrachant son enfant.

— Oh ! madame, je vous plains encore davantage maintenant !

— Attendez, ce n’est pas fini… J’eus, après cette déclaration, une violente querelle avec mon mari et je fus à deux doigts de la mort. Pendant ce temps, il exécuta son projet. Ma fille avait d’ailleurs besoin de soins et de nourriture que je ne pouvais plus, hélas ! lui donner. Elle fut portée par Amélie chez une excellente nourrice dont l’adresse nous fut donnée par notre docteur. Elle s’appelait Mme Tatel. Mais je ne revis jamais Amélie, qui mourut sur le coup, heurtée par une automobile. Je ne pus donc avoir aucun détail sur l’installation de ma fille chez cette femme. Quand je pus enfin me lever, ma première sortie hors de la clinique fut pour ce village où était mon enfant qui devait avoir six semaines. Bien que je regrettasse de n’avoir pas pu veiller sur ses premiers jours, une joie intraduisible me transportait de la revoir. J’en oubliais les paroles dures que j’avais échangées avec mon mari et j’étais toute prête au pardon. Quand nous arrivâmes tous deux chez la nourrice, elle fut des plus surprises quand elle sut pourquoi nous venions : « Un bébé, en nourrice ? Jamais je n’en ai vu. J’ai mis au monde un petit garçon, et comme j’avais beaucoup de lait, j’ai demandé un nourrisson qu’on ne m’a jamais envoyé. » Ces mots me pétrifièrent et je faillis m’évanouir de douleur et d’épouvante. Où était mon enfant ? Cette pauvre femme, qui paraissait la bonté même, me soigna, me réconforta, mais que dire à une mère à qui l’on vient d’avouer une chose aussi terrible ? Je regardai mon mari. Il était pâle comme un mort. Je ne voulus pas l’accabler devant cette femme et je sortis de la maison en chancelant. Dehors, je m’écriai : « Qu’avez-vous fait ? Que signifie ce mystère ? Où est ma fille ? Pourquoi m’avoir donné une fausse adresse ? Je pense que vous n’avez tout de même pas fait disparaître cette innocente pour me châtier d’un crime que je n’ai pas commis ? »

Mme de Sesse parut épuisée de douleur, mais je ne sus que murmurer :

— C’est effrayant ! Il me semble que je me débats dans un cauchemar.

Ma voix sembla redonner des forces à la pauvre mère, car elle reprit :

— Mon mari était la proie d’un violent malaise. Il murmura : « Je vous jure que je suis au comble de l’étonnement. Amélie a bien eu cette adresse et non pas une autre. » Je devenais folle et je criai : « Comment savoir où elle a porté notre enfant, maintenant qu’elle est morte ? — Quelle angoissante énigme ! » prononça mon mari. Un tremblement nerveux le secouait de la tête aux pieds. Il s’appuya sur mon épaule pour ne pas tomber, et ce contact me fit horreur, alors que je l’avais tant aimé. Il resta quelques minutes tout étourdi, puis bégaya : « Nous allons entreprendre des recherches. Il est impossible qu’une enfant se perde ainsi ! — Elle est peut-être morte ! criai-je, et je ne la verrai plus jamais ! » Nous reprîmes tant bien que mal le chemin du retour, par le car qui desservait cette localité. Nous ne pûmes dire un mot, étant entourés de voyageurs qui portaient leur attention sur nous, car nous devions avoir des masques tragiques. En plus de cela, des tressaillements nerveux nous secouaient. Enfin, ce supplice cessa. Quand je fus seule avec mon mari, des reproches véhéments sortirent de mes lèvres à son adresse : « Voilà où vous a mené votre crédulité et votre jalousie ridicule ! Cette Amélie vous aimait et, voulant se faire épouser de vous, elle a inventé l’histoire de votre infortune conjugale et a soustrait notre enfant à notre affection. Sentez-vous votre conduite ignominieuse à mon égard ? » M. de Sesse ne pouvait que s’accuser et me supplier de lui pardonner, mais je ne ressentais plus pour lui que de l’aversion. Il était aussi bouleversé que moi et il finit par avoir une syncope sous l’avalanche de reproches que je ne lui ménageai pas. Je dus me taire. Il fut alité longtemps. Le résultat de la « punition » dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer et il en était complètement désaxé. Sitôt qu’il fut à peu près remis, nous commençâmes des enquêtes qui n’aboutirent pas. Aucune nourrice ne répondit à nos appels et nous en conclûmes que ma si chère petite fille était morte. De crainte d’une grave sanction, la nourrice chez qui elle avait échoué n’osait sans doute pas se faire connaître. J’ai vécu des jours horribles. Je ne pouvais plus voir mon mari ; lui ne supportait que péniblement mon visage douloureux. Nous racontâmes que notre chère petite Christine était morte. On nous plaignit, sans se douter à quel point notre désespoir recouvrait de mystérieuses perplexités.

Mme de Sesse se tut. Les larmes la suffoquaient. De mon côté, cette mère sans enfant provoquait en moi une étrange pitié en me disant que j’étais sans mère. La coïncidence de nos deux existences me semblait extraordinaire.

J’étais fort agitée. Je ne pouvais plus rester assise. J’allais d’un bout à l’autre du salon, en pensant à ce récit stupéfiant. Je ne voulais pas croire que cette petite fille fût morte. Cela n’entrait pas dans ma tête. Une idée folle surgissait dans mon cerveau, mais je n’osais pas l’exprimer. Il me venait pourtant qu’elle aurait donné un certain espoir à cette mère douloureuse. Ce qui me retenait, c’était d’être accusée de vouloir à tout prix une famille et de profiter de la circonstance qui m’était offerte. Je n’avais pas de preuves pour convaincre. Il se pouvait que ce fût une chimère de me croire la fille des Sesse, et cependant tout me confirmait que j’étais devant ma mère.

À cette idée, une onde de joie me parcourait de la nuque aux talons. Je m’extasiais sur les voies de la Providence. Quel enchaînement !

Mme de Sesse me réveilla de ce rêve :

— Je suis désolée, ma chère enfant, de vous voir dans cet état nerveux. Vous êtes trop sensible et je déplore mon expansion. Je croyais cet événement bien enclos dans mon cœur, et votre sympathie, que je devine si sincère, m’a engagée à parler. Ne soyez pas affligée pour moi. Reprenez votre calme et retrou­vez vite votre bonheur en pardonnant à votre mari. Son péché est véniel, et si je vous ai confié mon se­cret, c’est pour vous démontrer qu’il y a des fautes plus graves.

Je me hâtai de dire adieu à Mme de Sesse, parce que je ne pouvais plus dissimuler mon agitation où fusait trop de joie. Un espoir démesuré m’emplissait l’âme. Je ne pensais même plus au différend que j’avais avec Jacques. Je marchais avec une légèreté d’oiseau. Tout devenait secondaire pour moi, hors cette question primordiale d’éclaircir le mystère de ma naissance. Ce fut bien excitée que je franchis le seuil de la maison où je courus tout de suite vers le cabinet de travail de mon mari.

Sans frapper, sans m’excuser, sans le saluer, je m’écriai :

— Je vous demande pardon, Jacques ! Je ne serai plus ni boudeuse, ni méchante.

En quelques secondes, ma pensée s’était ravisée. J’étais décidée, avant de voir mon mari, de lui parler des Sesse et de lui insuffler mon pressentiment, et soudain une brusque volte-face m’avait fait reculer. Je me disais que ce serait hasardeux. J’allais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, et ce serait idiot.

Si mon souhait ne se réalisait pas, mon attitude serait celle d’une sotte présomptueuse et je regretterais ma précipitation. Malgré mon désir de raconter « mon histoire », il fallait temporiser en raisonnant un peu et en arrachant quelques détails sur cette disparition. Il valait donc mieux réserver ma surprise.

C’est alors que je changeai soudain de tactique et que je me jetai dans les bras de Jacques pour expliquer mon entrée imprévue et mon visage plein de lumière.

D’abord surpris, puis radieux, Jacques m’embrassa d’abord avec excès, puis il me dit :

— Je ne m’attendais pas à une contrition aussi joyeuse, mais chacun a sa manière propre de solliciter l’absolution. Je vais vous paraître bien morne en vous demandant à mon tour de ne pas m’en vouloir. J’ai bon espoir d’être absous, parce que tout a l’air de rire en vous : votre voix, vos yeux, vos lèvres. C’est un rayonnement prestigieux.

Je ris alors bien franchement, et ce fut une détente heureuse dans laquelle se fondit toute la rancune que j’avais accumulée.

Après nous être accusés réciproquement, je dis :

— Je vous ai dérangé et je m’en excuse.

— Votre irruption inattendue m’a un peu effrayé. J’ai cru d’abord à un malheur, mais votre rapidité enjouée et votre visage m’ont promptement rassuré. Je suis de nouveau bien heureux.

— Votre course a été bonne ?

— Oui, mais je suis rentré plus tôt que je ne pensais.

— Et c’est tant mieux. Quant à moi, je suis allée chez Mme de Sesse. Elle m’assure qu’elle aime mes visites. Je la distrais et j’ai l’âge de sa fille. Elle est toujours si triste que je ne puis que compatir…

— Ce n’est pas gai pour vous de vous enfermer ainsi en sa compagnie. Je comprends votre gaîté quand vous en revenez. À force de concentrer votre joie naturelle, elle explose aussitôt que vous êtes hors de la présence de cette dame mélancolique.

— C’est bien cela ! m’écriai-je. Que vous êtes savant, mon Jacques !

Comme il faut déguiser sa pensée dans la vie ! Je rougissais d’avoir à abonder dans le sens de mon mari, de mentir sans vergogne, mais comment agir autrement ?

Je le quittai en le laissant à son travail et je regagnai ma chambre, où mon idée fixe reprit possession de mon esprit. Et pourtant, comment creuser plus avant dans ce labyrinthe ? Je n’avais aucune donnée. Il était inutile pour moi de me rendre dans la localité de la première nourrice, puisqu’elle n’avait jamais vu l’enfant. Chez les Nébol, je ne pouvais plus rien non plus. Je savais que là on me vendrait peut-être un petit vêtement qui ne m’aurait pas appartenu. Cette femme comptait sur moi comme sur une source de gains faciles.

J’étais bien perplexe et ma joie commençait à tomber. Cependant, il ne fallait pas qu’elle m’abandonnât, sans quoi Jacques m’eût considérée de la nature des girouettes qui tournent à tous les vents.

À l’heure du dîner, nous nous retrouvâmes, et Jacques, dans l’enchantement, me parla de sa joie de m’avoir reconquise comme il m’aimait.

Il avait été prendre des nouvelles d’Hervé par égard pour M. de Gritte, et il savait que le malade était mieux, bien que toujours alité et souffrant d’une courbature générale. Il avait repris toute sa lucidité et mûrissait le projet de partir pour les colonies, rejoindre un cousin qui y était établi.

Je devinai tout de suite qu’il ne se souciait pas de reparaître devant nous.

— J’en serai bien soulagée ! m’écriai je. Il perdra ses idées malsaines, et je serai plus tranquille sur vous. Ses menaces me rendaient folles… Je ne vivais plus !

— Pauvre chérie !

— Et c’est pourquoi je me suis laissée berner. Je le ménageais, je ne voulais pas accentuer sa rancune en refusant de me rendre dans cet appartement. Je croyais, d’ailleurs, y trouver Mme de Sesse.

— Vous auriez pu aller la chercher, afin d’arriver ensemble.

— Oh ! j’y ai bien pensé, mais je sais que Mme de Sesse a l’habitude de se promener tous les jours, et je supposais qu’elle se rendrait directement au rendez-vous.

— Enfin, ce qui est fait est fait, prononça Jacques qui s’apercevait qu’un peu d’irritation me gagnait. Il ne tenait pas à aggraver la discussion.

Malgré cela, nous eûmes une soirée charmante. Mon mari me raconta sa tristesse durant quarante-huit heures. Il se demandait si je mettrais ma menace de partir à exécution. Il était fort tourmenté, me sachant absolue.

Je l’écoutais avec beaucoup d’intérêt, parce qu’il me révélait mon caractère. On s’ignore plus ou moins, et j’étais contente de savoir que mes paroles portaient. Je me réservais de lui avouer plus tard les raisons de mon joyeux pardon.

Le lendemain, je ne pensai qu’à l’agréable perspective de devenir la fille de M. et Mme de Sesse.

Je me demandais comment je m’y prendrais pour aimer mon père qui m’avait bien mal accueillie. Il me semblait que tout mon amour filial serait pour ma mère qui avait été si malheureuse. Mais il n’était pas encore question de cela ! Il fallait d’abord que je fusse sûre de ce que je rêvais, et j’en étais loin. Dans mon imagination, tout s’emboîtait à merveille, mais ce n’était pas suffisant.

J’eus ce jour-là une bonne visite : celle de Mme Tamandy. C’était toujours pour moi une heure joyeuse de la revoir. Sa vue seule m’était douce.

— Que je suis ravie de vous voir ! m’écriai-je en lui tendant les mains.

— J’étais inquiète de vous. Il y a une éternité que je ne vous ai aperçue.

— J’ai été accaparée par des anciens amis de Jacques, la famille du fiancé de Janine, sœur de mon mari. Il y a eu un peu de froid entre eux depuis cette douloureuse catastrophe, mais tout s’oublie. Jacques a été heureux de les retrouver et j’ai dû le suivre dans les invitations reçues.

— Je vous pardonne, mais ne me négligez plus autant ! Je pense tellement à vous et à votre vie étrange ! Si vous saviez combien la recherche de votre famille me préoccupe !

— Tiens ! tiens ! Ne m’avez-vous pas dit que mon bonheur présent devait me satisfaire ?

— Eh oui ! mais dans le fond de mon cœur je voudrais que vous retrouviez votre famille.

— Moi aussi ! répondis-je en riant.

— Je trouve que votre Jacques n’apporte pas beau­coup d’ardeur à cette enquête.

— Mon mari m’a assuré que tout était bien ainsi. Pourquoi fouiller dans un passé qui nous décevra peut-être ? Si je suis fille de pauvres gens, la fortune de Jacques sera un appât pour eux, et si ce sont des gens peu recommandables, quelle honte pour moi ! Je souffrirai pour mon mari.

— Vous vous faites des idées extravagantes. En vous regardant, on voit tout de suite que vous n’êtes pas la première venue !

— Merci, vous êtes bonne de me le dire. Je vous avouerai que j’ai eu la faiblesse d’aller dans le pays où j’ai été élevée jusqu’à sept ans, et je n’ai rien pu savoir.

— Rien ?…

— Rien… Je me suis heurtée à un bloc de granit.

— C’est un mystère, alors ?

— Une femme m’a apportée là, et c’est tout. Pas de nom, pas d’adresse, parce que cette femme qui comptait sans doute revenir, a été tuée sur le coup par une auto, en sortant de chez ma nourrice.

— Grand Dieu !

— Vous voyez qu’à moins de circonstances exceptionnelles, je suis murée dans mon obscurité.

— Que tout ce roman est bizarre ! Cette femme morte tragiquement en emportant, je ne puis dire son secret, mais tout au moins la possibilité de vous retrouver, est un fait effroyablement étrange. Elle n’avait pas de famille ?

— Je n’ai pas pu l’apprendre.

— Ma pauvre Christine… Enfin, vous êtes heureuse, et c’est là l’essentiel. Votre mari a sans doute raison. Quand les choses se présentent d’une façon si extraordinaire, il vaut mieux ne pas approfondir. Vous avez la paix, et quoi de meilleur au monde ?

Mme Tamandy me quitta, non sans grandes démonstrations de sympathie. Elle me fit promettre d’aller la voir à un jour proche.

Elle ne se doutait pas que je me torturais pour savoir comment je m’y prendrais pour parvenir à mon but.

Comme, chez moi, tout était subordonné aux voies de la Providence, je fus de nouveau servie par Elle, alors que je ne m’y attendais pas.



CHAPITRE X


Je vivais des jours torturants, lorsqu’un après-midi, alors que je me disposais à sortir, Clarisse vint me prévenir qu’une vieille femme demandait à me voir.

— Oh ! elle n’est pas reluisante. C’est quelque pauvresse qui vient quêter Madame.

— Bon, je vais aller voir.

Quand je fus en présence de la bonne femme, je reconnus Ursule. Mon cœur battit.

— Ah ! c’est vous ?

— Oui, madame. La maison là-bas est vide. Monsieur est rentré chez son père et l’infirmière est repartie. Je suis libre de mon temps. Madame m’a demandé de venir, et me voici.

— Vous avez fort bien fait.

J’entraînai Ursule dans ma chambre, afin que nous ne fussions pas gênées pour causer. Mon anxiété croissait. Je voulais plus de détails sur Mme de Sesse, mais la bonne femme ne me parlait que d’Hervé.

— Oui, c’est ma nièce qui m’a procuré cette place de gardienne du petit hôtel de M. Hervé. Il y venait avec sa petite fiancée. C’était gai de les voir si jeunes et si beaux. Dans ce temps-là, M. Hervé était gentil, mais depuis la mort de la petite, il a changé. Il est devenu comme fou.

Je me hâtai de dire :

— Ne croyez pas que ses crises nerveuses sont survenues à la suite de la mort de sa fiancée. Il en avait déjà auparavant.

— Je n’en suis pas étonnée. C’est un drôle de Monsieur, si capricieux…

Je coupai court à ces commentaires et je parlai de Mme de Sesse :

— Vous voyez quelquefois Mme de Sesse ?

— Jamais !

Je fus déçue. Mais Ursule excita de nouveau mon intérêt quand elle ajouta :

— Vous pensez bien que depuis qu’Amélie a été tuée, je ne me risquerais pas à aller la voir !

— Vous connaissiez Amélie ?

— Bien sûr. Elle était ma nièce.

Je faillis crier de surprise. Encore une fois, le destin venait à mon secours.

Je tremblais en demandant :

— Vous avez dû être bien émue en apprenant sa mort ?

— J’ai cru devenir folle. Elle était allée porter la petite de Mme de Sesse chez une nourrice qu’on lui avait indiquée, mais cette grande sotte l’a placée chez une autre.

Je retins un cri et je poursuivis mon interrogatoire :

— Pourquoi chez une autre ?

— C’est difficile à dire ! Mais, bah ! c’est vieux, tout cela ; puis la petite est morte, il paraît, et cela n’a plus d’importance. Donc, Amélie avait une amie qui venait de perdre une petite fille, et pour lui faire oublier ce malheur, elle lui a porté cette nourrissonne qui lui rapporterait beaucoup. Elle pensait le dire à ses patrons un peu plus tard, mais elle a été tuée en revenant. On n’a jamais pu savoir dans quel village elle l’avait menée. Je me suis fait un mauvais sang ! Je ne pouvais courir partout ! Elle était peu parlante, ma nièce, et elle craignait toujours mon bavardage. Elle avait raison, parce que je vous raconte ses affaires. Elle m’avait dit, avant de partir : « Je te dirai le nom et l’adresse quand je reviendrai, pour que tu ailles voir cette enfant. » Et je n’ai rien su du tout.

Pendant que cette femme parlait, mon cœur sautait dans ma poitrine. Je croyais apprendre quelque chose de nouveau, et l’obscurité recouvrait encore une fois le mystère.

Cette femme dit :

— La seule chose qu’elle m’a laissée est un petit passe-couloir qu’elle trouvait trop joli pour la campagne.

Je t’interrompis pour bégayer :

— Vous…, vous l’avez, ce capuchon ?

— Oui… Il est rose, marqué C. S.

Je pensai défaillir. Était-ce bien Christine de Sesse ?

— Vous pourriez me le prêter ?

— Et même vous le donner. Que voulez-vous que j’en fasse ? Dans les premiers temps, j’avais pensé à le rapporter à Mme de Sesse, mais j’ai eu peur des questions, et puis aussi de renouveler le chagrin de cette pauvre dame. Maintenant, tout cela est fini…

Je repris pour répéter les mêmes choses :

— Ainsi c’est ce capuchon que cette petite fille portait le jour où votre nièce l’a conduite chez sa nourrice ?

— Dame, oui !

— Vous n’avez rien d’autre ?

— N… on…, n… on…

Cette hésitation me donna à croire qu’Ursule me cachait quelque chose.

— Vous êtes sûre ? dis-je un peu sévèrement.

— C’est-à-dire que la petite avait un bracelet d’identité avec son nom et sa date de naissance. Il était en or. Amélie m’a dit : « Garde ça. Les gens pourraient être tentés. » Je ne comprenais rien à toutes ces manigances. Je n’ai pas protesté, d’autant moins qu’on n’avait pas besoin de ça pour reconnaître la petite. Madame avait si peur qu’on la lui change qu’elle l’avait fait vacciner à la jambe d’une manière particulière, en forme de croix.

Je poussai un vrai rugissement.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’effraya la femme.

En tremblant, je relevai ma jupe au-dessus du genou et je montrai à Ursule, ahurie, les traces de mon vaccin dessiné en croix,

— Quoi ? C’est-y que vous seriez la fille de Mme de Sesse ?

— Je le crois ! Venez avec moi, tout de suite, chez cette dame.

— Oh ! non, j’ai peur…

— Vous n’êtes pas coupable, et je suis sûre que cette dame sera heureuse de vous voir et de vous parler. Elle a tellement souffert que votre frayeur est ridicule à côté de sa douleur. Vous n’aviez pas à aller chez elle plus tôt, puisque je viens seulement de faire sa connaissance et qu’elle ne m’a raconté le terrible roman de sa vie que depuis deux jours.

— En v’là une histoire ! répétait sans arrêt Ursule en tournant dans ma chambre.

Je l’emmenai, mais il fallait d’abord que nous nous rendîmes à l’hôtel d’Hervé où elle habitait. Je n’eus pas une pensée pour cette maison, où j’avais passé des moments si angoissants. Mon esprit n’était occupé que de l’événement dont j’étais la joyeuse héroïne.

Ursule prit dans une armoire un paquet soigneuse­ment ficelé. Je voulus tout de suite voir ce passe-couloir. Il était charmant. Quant au bracelet, il était bien là, dans une boîte.

J’emportai ces trésors, et Ursule me suivit, un peu ahurie de tout ce qui survenait. Dans son saisissement, elle ne pouvait plus parler.

Il me fallut beaucoup de courage pour ne pas trahir trop ouvertement mon excitation. Je pensais à la surprise de Mme de Sesse.

Quand je sonnai à cet appartement d’où allait dépendre ma joie ou ma déception, j’étais plus morte que vive.

Mme de Sesse est là ?

— Oui, madame.

J’entraînai Ursule à ma suite. Mme de Sesse était dans son petit salon. Elle sourit à ma vue et ouvrit des yeux étonnés en voyant ma compagne.

Je voulus m’expliquer et je ne le pus. Ma gorge se serrait. Après quelques secondes, j’articulai :

— Ne soyez pas étonnée, ni émue. Préparez-vous à entendre un fait incroyable, un miracle, en quelque sorte…

Mme de Sesse eut un pressentiment et elle s’écria d’une voix assourdie, à peine distincte :

— M’apporteriez-vous des nouvelles de ma fille ?

— Précisément ! criai-je.

Elle était debout, mais l’émotion l’abattit sur un siège. Elle passa ses doigts sur ses yeux et balbutia :

— Est-ce possible ? Oh ! Christine, racontez vite !

Je lui narrai tout ce que je savais par Ursule, et celle-ci confirma mes dires.

Mme de Sesse avait joint les mains, mais, tout comme moi, elle fut déçue de ne pas savoir le nom de la nourrice, ni celui de la localité.

Alors j’intervins :

— Voici le passe-couloir rose, et voici le bracelet d’identité. Voici aussi un papier où se trouve le prénom de Christine…

— Mon Dieu ! gémissait Mme de Sesse, je crois devenir folle ! C’est moi qui ai inscrit le nom de ma fille !

— Ce papier m’a été donné par la femme Nébol chez qui j’étais en nourrice, et j’ai sur mon corps mon vaccin en forme de croix. Je suis votre Christine…

Mme de Sesse eut une exclamation rauque et s’évanouit. L’émotion était trop forte pour sa santé éprouvée.

J’étais atterrée et me figurais qu’elle était morte. Heureusement, Ursule était là et elle sut lui prodiguer des soins efficaces. Quand je la vis revenir à elle, je me précipitai à ses genoux en disant :

— Ma mère…

Elle me prit dans ses bras, et nous vécûmes des moments d’intense émotion.

Nous ne pensions plus à Ursule qui pleurait d’attendrissement. Mme de Sesse, l’apercevant soudain, lui parla avec bonté, l’assurant qu’elle s’occuperait d’elle, et lui dit de revenir le lendemain.

Nous restâmes seules, et les questions fusèrent de nos lèvres, et nos regards se posaient, enchantés, sur nos visages.

Il me semblait que je devais resplendir de bonheur. Quant à ma mère, elle était toute rajeunie. Des roses fleurissaient ses joues et son beau sourire étincelait.

— Tu me raconteras de nouveau ta vie, toute ta vie avec des détails. Il faut que ces vingt années revivent, et je n’en veux pas perdre une seconde.

De temps à autre, elle s’écriait :

— Est-ce bien vrai ?

— C’est certain ! répliquais-je en riant. Je suis bien votre fille. D’ailleurs, une sympathie irraisonnée me portait vers vous.

— Et moi, tout de suite, je me suis sentie attirée vers toi. Jamais je n’avais rencontré une personne de ton âge me causant autant d’émotion. Ta vue a été un choc inattendu et je me disais : « C’est ainsi que je désirerais que ma fille fût. »

— Oh ! maman !

Et nous nous embrassions.

— Je ne veux pas que tu me quittes. Nous allons prévenir Jacques que vous dînerez ici.

Je tressaillis. J’oubliais Jacques ! Qu’allait-il dire quand cette conclusion lui serait racontée ? Ah ! maintenant, je n’étais plus la fille de n’importe qui ! Une joie folle déferlait en moi.

Tout à coup, M. de Sesse entra.

— Horace ! cria sa femme avec un accent vibrant, voici notre fille !

Il s’arrêta, croyant à un accès de démence de la part de sa femme.

Elle expliqua :

— Non, ne me croyez pas l’esprit dérangé. C’est bien notre enfant, Christine de Sesse, que vous avez devant vous.

Mon père pâlit et chancela.

— Oui, dis-je, vous saurez tout… J’ai rencontré Ursule, la tante d’Amélie, qui m’a avoué l’infamie de cette fille, qui d’ailleurs en a été terriblement punie sans tarder.

Interdit, M. de Sesse m’écoutait en me regardant. Beaucoup de confusion l’accablait, et c’est à peine s’il osait me questionner. Il était coupable, certes, mais il avait été tellement endoctriné par cette déséquilibrée.

Le pauvre avait beaucoup de mal à se tenir debout, et il se demandait sans doute si je lui tiendrais rigueur. J’eus un grand élan de pitié vers lui. Devant mon sourire tendre, il me tendit les bras en murmurant :

— Pardon…, ma fille !…

J’avais les larmes aux yeux et mon ressentiment contre lui se fondit. Il avait voulu se venger en me soustrayant momentanément à ma mère, mais il avait compté sans cette terrible Amélie qui voulait le dominer par le chantage.

Il me dit :

— J’ai été cruellement puni, car moi aussi, ma petite fille, j’ai souffert sans pouvoir l’exprimer, parce que j’étais coupable. En ce moment je ne puis prononcer les mots qu’il faudrait, parce que je suis trop bouleversé. J’ose vous dire que j’ai eu quelque intuition de votre identité en vous voyant, parce que vous me rappelez ma femme alors que la douleur ne l’avait pas transformée. Vous avez ses gestes, quelques-unes de ses attitudes, et c’est pourquoi je vous ai questionnée, au risque d’être indiscret.

M. de Sesse s’arrêta, suffoqué par l’émotion.

Je me rapprochai de lui, attristée, moi aussi, par toute cette tragédie. Il avait agi sous l’empire de la colère, née d’un soupçon savamment entretenu par la perverse Amélie.

Enfin, ce drame terrible se terminait en beauté.

Je me disais que je ne devais pas en vouloir à mon père et je me jetai dans ses bras en murmurant :

— Oublions tout et ne pensons qu’à la joie de nous retrouver !

Il répondit en me pressant sur son cœur, puis il vint à sa femme qui, le visage voilé de ses deux mains, pleurait doucement, secouée par ce choc inattendu.

— Pourrez-vous me pardonner ?

— Aujourd’hui, je suis trop heureuse pour me rappeler les affreux jours que nous avons traînés.

À la vérité, nous étions tous les trois hors de notre norme. Les événements que nous vivions nous envoyaient des paroles qui ne contenaient pas tout ce que nous voulions dire, et des gestes encore maladroits dans nos épanchements.

Enfin le calme nous revint et nous cherchâmes à nous accoutumer à notre joie. Comme j’étais primesautière, j’étais la moins embarrassée et je parlais presque en dansant. J’allais de mon père à ma mère comme un oiseau ivre de printemps. Puis soudain, je m’écriai :

— Et Jacques ?… J’ai un mari, mes chers aimés ; il faut que je lui téléphone pour lui annoncer que j’ai des parents !

— Mais oui ! À quoi pensions-nous ! s’exclama ma mère en riant. Nous avons dit que nous l’inviterions à dîner…

— Oui, nous jouirons ainsi de sa surprise, appuya mon père.

Le temps passa vite avant l’arrivée de Jacques. Il paraissait tout inquiet, mais à la vue de nos visages épanouis, il eut un sourire pour demander :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Nous lui répondîmes par un rire joyeux.

Il nous contempla tour à tour, sans un mot, et je m’écriai gaîment :

— J’ai enfin retrouvé ma famille !

Ses yeux m’interrogèrent avec un peu d’effroi :

— Votre famille ?

— Eh oui ! un père et une mère.

Et, désignant M. et Mme de Sesse, je dis :

— Les voici…

Jacques ne comprenait pas et il demanda :

— Vous avez adopté ma femme ?

Il supposait que leur affection pour moi avait poussé leurs sentiments à me considérer comme leur fille.

— Non, non, accentuai-je avec force, je suis Christine de Sesse par la naissance.

Il passa la main sur son front et murmura :

— Est-ce que j’entends bien ?

À partir de ce moment-là, nous parlâmes tous à la fois pour lui expliquer la vérité. Il l’écouta, non sans émotion, et quand nous nous tûmes, épuisés, il murmura :

— Ce qui me confond, c’est de penser que Christine soit précisément votre fille. Son destin l’a acheminée vers moi, vers vous, afin de la conduire là où était sa place. Bénissons la Providence. Les chemins ont été étranges, détournés, mais le but a été atteint, malgré tout.

Les ténèbres qui m’entouraient étaient enfin dissipées. Leur ombre reculait, s’effaçait…

Je me promis d’écrire dès le lendemain à l’abbé Humelot, mon si cher guide, au maire du village de Seine-et-Oise, qui n’aurait plus de suppositions malsaines quant à mes parents. Je devais prévenir aussi les bons Labatte qui, à l’autre bout de la France, continuaient leur vie de travail. Je me proposais de les gâter.

C’étaient là de douces besognes et je me redressais comme une plante qui a subi l’orage et qu’un rayon de soleil ranime.

Je n’aurais plus cette pensée obsédante de ne pas savoir d’où je venais, ni cette torture morale de me figurer que mes parents étaient peut-être des criminels.

Ah ! pouvoir regarder le monde en face sans recevoir de lui un regard dédaigneux ! C’était pour moi une volupté sans pareille.

Nous rentrâmes un peu tard, Jacques et moi, car je ne pouvais pas m’arracher de mes parents.

Quand nous fûmes dans notre logis, Jacques murmura timidement :

— Vous ne m’aimerez pas moins ? Vous oublierez les sottes paroles que je vous ai dites ? Je m’en veux extrêmement de les avoir prononcées…

— Soyez rassuré, mon amour : je les ai oubliées. Vous avez été vif, mais qui ne succombe jamais à un geste irréfléchi ?

Mon mari m’embrassa, non sans grande tendresse.

Le lendemain, dès que je vis Clarisse, je lui racontai le grand événement.

Elle ne se départit pas de son calme et me répondit :

— Je m’en doutais presque ! Ce n’est pas croyable ce que Madame peut ressembler à sa mère ! C’est la même démarche et ce sont les mêmes gestes. Ce qui m’amusera, c’est de savoir la tête que fera notre bel Hervé, quand il saura ce roman…

C’est vrai, je ne pensais plus à Hervé qui m’avait assez vertement insultée. J’avoue que le revoir me semblait assez pénible. Sa beauté n’avait plus aucun charme pour moi.

Nous allâmes chez M. de Gritte, qui me félicita grandement sur mon nouveau bonheur. Il avait vu M. et Mme de Sesse, transfigurés par leur joie, rajeunis par leur bonheur. Mme Saint-Bart, plus exubérante que jamais, voulait que je l’appelle « ma tante », parce qu’elle aimait son amie comme une sœur.

Nous apprîmes qu’Hervé partait pour l’Égypte. J’en fus soulagée et j’écoutai à peine ce qu’il y allait faire, des fouilles pour son père, je crois…

Voici donc terminé le récit que j’avais promis à mes lecteurs, et je n’ai plus rien d’autre à raconter.



FIN