S. E. P. I. A. (p. 44-56).


CHAPITRE IV


Clarisse était fort satisfaite que Mme de Sesse m’eût invitée chez elle :

— C’est une bonne dame. Et puis…

Elle s’arrêta, et je n’en sus pas plus long ce jour-là.

Tout de suite elle me parla de Mme Saint-Bart, qu’elle trouvait rieuse et loquace. Elle ne me fit nul commentaire sur les messieurs, mais me questionna sur Hervé :

— Comment Madame l’a-t-elle retrouvé ?

Ce mot « retrouvé » signifiait, pour Clarisse, com­ment j’avais jugé le jeune homme à ma seconde visite.

— Mais, Clarisse, pas moins beau que la première fois. Il a vraiment une tête charmante.

— Sa tête, sa tête, ce n’est pas tout ! Il faut savoir ce qu’il y a dedans… Pour ma part, je crois qu’il n’en sortira jamais rien de bon !

— Vous devez lui laisser une chose, cependant : c’est d’être très fidèle à sa fiancée.

— Fidèle ! Cela dépend comme on l’entend !

Je vis que Clarisse était de fort méchante humeur, et je la laissai dans ma chambre où elle s’était introduite sous le prétexte d’un détail ménager.

Je pensais beaucoup à Mme de Sesse et je me réjouis­ sais de passer un moment avec elle, le lendemain. Son aspect distingué et si calme me plaisait.

Alors que je m’occupais à un ouvrage de broderie dans mon petit salon, Jacques vint m’y voir.

— Que faites-vous, jolie fée ?

— Rien de sensationnel : je brode.

— Les jolies couleurs ! Eh bien ! je vais vous arra­cher à cette occupation enchanteresse pour vous emmener avec moi dans une promenade en auto.

— J’en serai fort heureuse.

— J’ai besoin d’aller jusqu’à Vernon, et sur la route nous nous arrêterons dans un petit pays appelé Brueil-en-Vexin. Nous remarquerons là un groupe de tilleuls qui masque un hypogée. On y trouve parfois un outil, une poterie ou un débris de squelette. Cet endoit s’appelle la Cave aux Fées.

— C’est un bien joli nom, pour un endroit aussi lugubre ! ripostai-je en souriant.

J’étais ravie de cette randonnée avec mon mari, mais tout à coup je me souvins que j’avais passé sur cette route pour aller à Paris… à pied !

Ce souvenir me troubla extrêmement, mais je fus contente cependant de revoir ce paysage, en me demandant si je le reconnaîtrais.

Quelle chaîne d’événements depuis cet épisode dont la cause avait été la fuite de Mantes, loin de l’horrible Garribois !

Je m’assis près de Jacques dans l’automobile con­fortable qui partit silencieusement et rapidement. Bientôt je reconnus la route que j’avais faite en sens contraire.

Mon mari arrêta la voiture à l’entrée d’un chemin et il me désigna, au sommet d’une petite colline, un bouquet d’arbres. Là était la Cave aux Fées. Nous fîmes cette montée en admirant le paysage, et je fus grandement émue car nous contournions la petite maison où j’avais aperçu la jeune fille brune. À ce moment-là, j’aurais tant voulu lui demander asile ! Ma fatigue était si cruelle ! J’avais presque les larmes aux yeux en me remémorant cette douloureuse course et mon déchirant isolement.

Nous arrivâmes près de cette cavité où avaient été enterrés des guerriers en une pose accroupie. C’est ce que m’expliqua mon mari, bien qu’il n’eût pas encore de renseignements précis sur ce lieu.

J’avoue que je ne m’intéressais pas grandement à ce souterrain. Ma pensée était absorbée par mille sentiments plus ou moins poignants qui faisaient bondir mon cœur de reconnaissance pour mon cher Jacques. J’entendais davantage le murmure de ma gratitude que son exposé d’histoire gallo-romaine.

Nous redescendîmes cette colline mélancolique et reprîmes la voiture. Je regardai avec attendrissement la maison basse aux tuiles rouges, mais je n’y vis personne. Où étaient ses habitants ? Que cachaient ce silence et cette absence ? Je ne le sus jamais. Je serais bien volontiers sortie de la voiture pour m’informer de ses occupants, mais à quoi bon cette curiosité qui n’était qu’un réflexe dû à une sympathie sans raison ?

Nous filâmes vivement vers Mantes. Ah ! que mon cœur était serré en revivant les heures affreuses de la soirée où je m’étais trompée sur Garribois. Ce sou­venir m’oppressait. Je pleurais presque sur moi-même en pensant que, candide, j’arrivais dans cette maison qui n’était qu’un piège horrible. Mon beau rêve s’était éteint là. En quelques minutes, toute la splendeur de la vie s’était écroulée. Quand je revis cette ville jolie, avec son site paisible et son paysage calme, je ne pus que mettre en parallèle le bouleversement que j’éprouvai alors ! Enfin, j’étais arrivée au port et je n’avais qu’à me féliciter d’avoir été sauvée de la honte.

La mémoire est terrible dans certains cas, et les tristesses de la déception restent indélébiles.

Malgré l’amour que me montrait Jacques, je restais désespérée de ces moments stupides où je croyais être aimée de Garribois. Ils s’accrochaient en moi comme une tache.

Je fus soulagée quand la traversée de Mantes fut faite. Mon mari n’eut aucune allusion sur le passé et je sentis peu à peu mon angoisse se dissiper. Je me plus à jouir de la sérénité de la campagne. Je redevins gaie. Nous arrivâmes rapidement à Vernon, où mon mari s’acquitta de la démarche qu’il avait à y faire.

Je n’avais pas voulu l’accompagner chez le per­sonnage savant qu’il devait voir, préférant marcher un peu au hasard, dans la ville. Je vis une église ravissante de style gothique, avec un portail comme une dentelle, le vieux pont si célèbre et les belles allées d’arbres menant au château de Bizy. La Seine séparait Vernon de Vernonnet où l’on voyait les tours du vieux château fort, devenu une prison.

Mon mari me retrouva devant notre voiture où je fus avant lui. Nous arrivâmes vite dans notre maison où je me sentis à l’abri de tout danger.

Jacques me demanda affectueusement si je n’étais pas fatiguée, et je pus lui répondre que j’étais enchantée de notre course.

— Je regrette, me dit-il, de ne pas m’être arrêté à Giverny pour jeter un coup d’œil sur les jardins du peintre de talent : Claude Monet.

— La saison est peut-être un peu avancée pour admirer des fleurs.

— Vous avez toujours raison ! Vous savez tout arranger et vous êtes une bien aimable chérie.

— C’est vous qui êtes le meilleur des maris.

Notre soirée se passa fort agréablement.

Jacques me raconta quelques épisodes de son enfance, ce qui m’amusa. Hélas ! je n’avais rien de plaisant à lui dire de moi. Je savais d’ailleurs que mes récits lui causaient plus de peine et de colère que de joie.

Mon jeune âge chez les Nébol, mon dur travail chez les Labatte, n’avaient rien de comparable à l’exis­tence menée par sa sœur et lui.

En l’entendant, je pensais à mes parents que je ne connaissais pas, et là encore c’étaient des regrets stériles.

Puis Jacques me dit :

— C’est demain que vous allez chez Mme de Sesse ?

— Oui, mon ami.

J’étais contente de parler d’elle et je repris :

— Vous est-elle sympathique, à vous aussi ?

— Extrêmement. C’est une personne réfléchie et j’apprécie beaucoup son bon sens.

— Et M. de Sesse ?

— Il est un peu mélancolique, mais cela tient sans doute à…

Clarisse, à ce moment, vint nous déranger pour prévenir Monsieur qu’il était demandé au téléphone. Je me plongeai dans les gravures d’une revue.

Quand Jacques revint, il me parla de la conversa­tion qu’il avait eue avec un confrère en archéologie, et je ne sus pas ce soir-là à quelle cause attribuer la tristesse de M. de Sesse.

Le lendemain, je me préparai à sortir pour ma visite. Je n’affirmerai pas que je n’étais pas émue. Une sensation d’étouffement me prenait à la gorge, et pour la dissiper je fis le trajet à pied. J’arrivai cependant encore un peu angoissée à l’appartement de Mme de Sesse.

Une femme de chambre stylée me reçut. Elle me reconnut sans m’avoir jamais vue et elle eut un gentil sourire en me dirigeant vers un salon bleu nattier qui me parut bien élégant.

Mme de Sesse ne me fit pas attendre. Elle me tendit les deux mains en me disant :

— Je suis contente de vous voir. Il me semble que je vous ai toujours connue. Asseyez-vous là, près de moi.

Je lui obéis, et sur ce divan où nous étions côte à côte elle me parla de mon mariage.

— Nous avons été un peu surpris, dans notre cercle, de savoir tout à coup que Jacques Rodilat était marié. Nous ne nous doutions de rien, d’autant moins que, depuis la mort de sa sœur, il avait rompu avec les de Gritte.

Je répliquai de façon un peu réticente :

— Mon mariage a été presque un mystère parce qu’il est survenu d’une manière étrange.

Mme de Sesse me regarda, non sans curiosité, mais elle n’osa pas me questionner.

Quant à moi, je me repentais déjà de mes paroles, en songeant que mon mari ne serait peut-être pas content que je divulgue les circonstances de notre union.

Cependant nous ne parlions plus ; Mme de Sesse m’observait. Je me sentais gênée par son regard et j’aurais voulu me cacher sur son épaule.

Tout d’un coup, je compris qu’elle soupçonnait un événement équivoque dans ma vie, et cette idée me parut cruelle. Je m’écriai :

— Oh ! madame, croyez que j’étais digne d’être épousée ! J’étais une jeune fille impeccable quand je me suis mariée avec Jacques.

— Je le crois, ma chère enfant. On ne peut se tromper sur votre loyauté. Tout de suite, je vous ai devinée sincère.

Ces mots entrèrent dans mon cœur comme un baume. J’avais soif de considération. Depuis que j’apprenais comment étaient jugés les artistes, je crai­gnais toujours d’être confondue avec les audacieuses qui bravaient l’honnêteté des mœurs.

Après ce moment d’émotion, je repris :

— Je n’ai pas eu de mère…

Je vis Mme de Sesse tressaillir et elle murmura :

— Je n’ai pas de fille…

Ces paroles ne me frappèrent pas. Tant de foyers n’ont pas d’enfants…

Je murmurai presque inconsciemment :

— Puis-je vous confier l’histoire de ma vie ?

Elle passa son bras autour de ma taille, m’embrassa et me dit :

— Vous m’êtes extraordinairement sympathique.

Alors je posai ma tête sur son épaule et lui racontai les événements qui composaient mon existence, sauf que je n’étais pas la fille de la seconde femme des Nébol, mais que je croyais être née de la première.

Je fus souvent interrompue par des exclamations, et quand j’en arrivai à l’épisode Garribois, elle eut un geste d’effroi et son calme faillit l’abandonner. Mon saut par la fenêtre la fit frissonner et ma course dans le crépuscule, ma lassitude extrême avec mon angoisse, l’épouvantèrent.

— Pauvre enfant, pauvre petite, répétait-elle en me pressant plus fortement contre elle.

Je l’entretins de mes danses à Paris, des proposi­tions qui me furent faites pour un séjour à l’étranger.

— Comment, serait-ce vous, cette artiste incompa­rable qui a fait courir tout Paris ?

Une admiration sonnait dans sa voix et son bras ne m’enserrait plus, comme si elle se trouvait soudain trop familière à mon endroit.

Elle dardait sur moi des yeux brillants.

— Je suppose que c’est bien moi dont vous voulez parler. Jacques Rodilat tenait à savoir si je lui avais dit la vérité au sujet de ma danse.

— C’était risquer gros de sa part, s’il vous aimait !

— Il s’assurait ainsi de ma sincérité. Son amour aurait été vite guéri, si je l’eusse abusé.

— Quel courage vous avez eu !

— On appelle souvent courage une action à laquelle on est forcé. Je reprenais mon métier, simplement.

— Nous ne sommes pas allés vous voir danser, mais nous avons entendu parler de vous. Votre mari vous nommait Christine, mais je n’ai établi aucun rapprochement entre la danseuse réputée et vous. Ce prénom est très à la mode actuellement, et depuis une vingtaine d’années les Christine foisonnent.

Mme de Sesse pencha le front, comme accablée soudain sous une lourde pensée. Je respectai cette atti­tude qui se soulignait de silence.

Enfin elle reprit, comme si elle rêvait tout haut.

— J’ai mis au monde une petite fille, mais Dieu me l’a reprise.

Je me dressai soudain dans une surprise sans nom. Je m’expliquais maintenant son penchant pour moi. Je me figurais que je ressemblais à l’enfant qu’elle avait perdue, et que son affectueuse sollicitude pro­venait de ce sentiment. Mon enfance sans mère la rapprochait de moi. Je murmurai doucement :

— Quel âge avait votre fille quand elle vous a été ravie ?

— Hélas ! à peine quelques jours…

Un frisson passa sur sa nuque et elle se couvrit les yeux de sa main, comme pour échapper à une vision.

Je fus déçue par cette réponse. Je m’imaginais une fillette ayant des traits de ressemblance avec les miens, et j’étais toute prête à prendre pour mère cette pauvre maman qui pleurait son enfant. Ce petit ange à peine au monde m’intéressait moins.

Cependant, je m’efforçai de consoler Mme de Sesse, mais elle ne parut pas très sensible aux paroles que je lui prodiguai. Une pensée obsédante semblait la posséder et son visage était convulsé.

Enfin elle reprit son expression sereine et son ton gracieux, comme si elle venait d’être délivrée d’un carcan qui l’emprisonnait.

— Vous êtes tout à fait charmante de compatir à la détresse de ma vie. Je ne puis oublier ces moments terribles qui faillirent me tuer. Je ne puis évoquer ces heures sans un sentiment extrême de douleur. Pardonnez-moi d’être aussi lâche devant un malheur qui est arrivé à bien des mères.

À cet instant, M. de Sesse entra et l’atmosphère changea. Sa femme se força à sourire, et le maître de la maison, après m’avoir saluée, se préoccupa de la santé de sa femme :

— Vous vous sentez bien, ma chère amie ? Vous n’avez besoin de rien ?

Elle le remerciait avec cérémonie. Ils paraissaient être un bon ménage, mais il me semblait qu’une con­trainte existât entre eux. Mme de Sesse recevait les attentions de son mari avec une sorte de condescen­dance, alors que dans l’accent de ce dernier passait comme une supplication d’accepter ses soins avec plus de sympathie.

Dans mon esprit un peu plus averti, je me disais que M. de Sesse avait sans doute quelque peccadille à se faire pardonner et que sa compagne était réfrac­taire au pardon.

M. de Sesse s’intéressa à moi avec beaucoup d’ama­bilité. Je croyais que sa femme lui raconterait tout de suite ma vie, mais elle n’en parla pas. Ce silence m’étonna, et je compris que leur intimité était toute de surface. Peut-être me trompé-je et lui réservait-elle ce récit pour leur solitude à deux.

Je m’étonnais que Mme de Sesse, si charmante, ne répondît pas par des paroles affectueuses à la solli­citude qu’il lui montrait.

Je ne pus m’appesantir longuement sur ces impressions, car M. de Sesse nous entraînait sur des sujets variés.

Il arriva qu’Hervé fut sur la sellette.

— Que pensez-vous de ce jeune homme, madame ?

Ma repartie fut toujours la même :

— Je le trouve fort bien, et vraiment il a une beauté d’archange.

— Heuh ! vous l’idéalisez ! Je crains bien qu’il n’ait que cette beauté comme qualité.

— Ce serait bien périssable, dit Mme de Sesse.

— Dans tous les cas, sa fidélité à sa fiancée est tou­chante, répliquai-je avec assurance. Il en parle encore avec émotion.

— C’était une si délicieuse enfant ! murmura M. de Sesse pensivement. Quand je les voyais ensemble, je pensais toujours au loup et à l’agneau.

— Vous exagérez un peu, mon ami. Hervé ne me semble pas cruel.

Il ne m’était pas agréable d’entendre parler ainsi d’Hervé que je voulais apprivoiser, c’est-à-dire lui faire perdre ses idées de vengeance contre Jacques. Je me persuadais que mon devoir était dans cette tâche. La jeunesse est téméraire, et je me lançais dans cette aventure avec la foi d’une personne présomp­tueuse.

Un peu de bon sens m’empêchait de révéler mes aspirations et j’affectais le plus grand calme en écoutant ces appréciations que je jugeais erronées.

Je dis avec le plus de naturel que je pus :

— Ce qui empoisonne légèrement les rapports que nous avons avec M. Hervé, c’est qu’il paraît conserver assez de rancune contre mon mari. Comment peut-on en vouloir à Jacques qui souffre tant de l’accident survenu à sa sœur ? Ce n’est pas juste ! S’il est respon­sable en fait, il ne cesse de déplorer la fatalité qui a causé ce drame. Par moments son désespoir est telle­ment visible que mes efforts ne parviennent pas à chasser ses regrets.

— Hervé ne s’arrête qu’au résultat, et ne pense pas du tout aux remords douloureux qui hantent l’âme de notre jeune ami, prononça M. de Sesse.

— Cependant, ajouta sa femme, je crois qu’il a abandonné ses projets de vengeance. Il s’est bien adouci. Ah ! je me souviens de ces jours sombres où nous tentions, sa tante et moi, de tempérer sa colère. Pour ma part, j’y voyais plus de fureur que de désespoir.

— C’est un violent, déclara M. de Sesse.

Toutes ces paroles entraient en moi comme des dards. Cette rancune non assouvie se présentait sinistre à mon esprit. Je pensai soudain que M. de Sesse appréhendait quelque issue malheureuse à cette tragédie et que mon sort l’épouvantait.

Je m’adressai directement à lui :

— Je suis de l’avis de Mme de Sesse et je ne crois pas que M. Hervé entretienne des sentiments de vin­dicte aussi prononcés aujourd’hui. Je ne crains pas le pire, mais les allusions, les paroles aigres-douces sont un vrai cauchemar pour les relations. La situa­tion est délicate parce que M. de Gritte nous appelle, et son fils, par son attitude, nous repousse. Jacques est sincère, il voudrait regagner son ami.

J’énonçai ces paroles du bout des lèvres, car je savais ce qu’il en était. Il me semblait que j’avais tout un destin sur les épaules et que la tranquillité de mon mari était entre mes mains.

Tout à coup, il me vint que mon mariage si beau m’était lourd. J’allais le payer par quelque chose de terrible et d’imprévu. J’étais trop heureuse pour que cela durât. Je pressentais que le mal viendrait d’Hervé et qu’il fallait plus que jamais que je ne le heurtasse pas.

J’étais persuadée que je pouvais avoir un certain ascendant sur lui. Cette force devait être utilisée, afin de préserver mon cher mari envers qui j’avais une si grosse dette de gratitude. Je croyais avoir conquis la sécurité, mais elle s’envolait soudain et l’inquiétude devenait la note dominante.

M. de Sesse parlait de Jacques qu’il appréciait tant. Il déplorait cette douleur qui avait transformé cette nature si ouverte. Il s’appesantit soudain sur le remords en général qui changeait tellement les carac­tères, que l’on pouvait se figurer qu’il en vivait un, cruel, qui le crucifiait.

Ce ménage me paraissait un mystère. Certainement, des ombres se posaient devant leur apparence sereine. Je devinais qu’une plaie secrète les rongeait. Il y avait bien cette enfant morte au berceau, mais j’envisageais autre chose.

Alors que mon imagination se perdait dans les hypothèses, la porte s’ouvrit devant Hervé de Gritte.

Il fut accueilli avec affabilité.

— Je ne suis pas de trop ? railla-t-il en nous regardant avec insistance.

— Jamais ! lui fut-il répondu par le couple.

— Vous n’avez pas l’air de vous amuser beaucoup ? Dois-je en conclure que vous m’attendiez ?

— Faut-il donc toujours rire pour s’amuser ? riposta Mme de Sesse.

— Non, mais on peut avoir des visages gais ! De quoi parliez-vous, afin que j’y place un peu d’hu­mour ?

— Quelle prétention ! répliqua Mme de Sesse. Eh bien ! je vous prends au mot : racontez-nous une histoire intéressante.

— Mon intervention a déjà produit son effet. Mme Rodilat arbore un aspect moins réfrigérant.

Il était sûr que la présence d’Hervé rendait l’atmosphère plus dégagée. Un sentiment aérien, harmonieux, s’insinuait dans le salon, et je rendais grâces à cette beauté qui agissait là comme un philtre, chassant les idées moroses.

Malheureusement, cette ambiance ensoleillée se ternit assez vite.

— Que faites-vous de vos jours, jeune homme ?

— Je les bâille, comme a dit Chateaubriand.

— Ce n’est pas très enviable.

— Pour le public peut-être, mais nul ne peut savoir à quoi l’on peut penser durant un bâillement ! Les perspectives les plus merveilleuses s’ouvrent devant moi. C’est comme une théorie de jolies femmes qui s’avanceraient vers moi, et dont le choix serait à ma portée.

— Mais vous n’en choisissez aucune ! Par cette allégorie j’entends que vous ne vous arrêtez à aucun travail sérieux.

— Vous le croyez ! Mais vous ne pouvez vous ima­giner la ligne que je suis. Elle est hérissée de diffi­cultés et d’imprévus. J’aurai une lutte infernale à soutenir, sans être assuré de la réussite.

Je commençais à pâlir. Un malaise montait en moi, car je m’apercevais qu’Hervé procédait par méta­phores, mais qu’il visait un but. Les regards qu’il me lançait, tour à tour impérieux ou tendres, dominateurs ou câlins, m’apportaient un trouble plein de menaces. Je l’aurais craint, si je n’avais eu ma jeunesse pleine d’assurance et l’absolue conviction que je triompherais. Je voulais d’Hervé le serment qu’il ne se vengerait pas.

— Vous parlez par énigmes, mon cher, prononça M. de Sesse en riant. Expliquez-vous.

— Non ; il y a des actes qui demandent le silence, sans quoi leurs chances diminuent. Il me plaît assez d’avoir un secret ; cela donne du poids à un homme.

Un secret ! Je tressaillis en entendant ce mot. Hélas ! moi aussi, j’avais un secret : celui de ma naissance, et il ne me plaisait pas du tout d’en avoir un ; ma vie en était altérée. Je pouvais presque dire que j’en avais deux, parce que la menace d’Hervé résonnait toujours à mes oreilles.

Mme de Sesse dit en souriant :

— Auriez-vous besoin de poids ? N’avez-vous pas confiance en votre état actuel ?

— Il est toujours bon de s’imposer par une action qui vous mette en valeur, riposta-t-il.

— Alors, vous nous offrirez quelque chose d’héroïque, prononça M. de Sesse.

— Non, non ; je laisse ce genre aux idiots !

— Quoi ? s’écria Mme de Sesse, indignée.

— Vous voyez qu’Hervé cultive plus que jamais le paradoxe ! C’est votre avis aussi, n’est-ce pas, madame ?

Forcée de répondre, je m’exécutai timidement :

— Je le crois.

Hervé me regarda d’un œil scrutateur. Il me donnait de l’épouvante. J’avais compris que toutes ses phrases me visaient. Son cynisme était effrayant. Je fus un moment sans me rendre compte de ce qui se passait sous mon front. En moi se déroulaient tous les genres de vengeance qu’il pourrait employer pour abîmer notre entente, pour faire de nos jours une suite triste de soupçons. Puis je me secouai. Non, il ne pouvait y avoir au monde un être assez odieux pour nous désunir. Ma conscience claire ne pouvait admettre que la méchanceté pût atteindre un tel raffinement.

Je me repentis d’avoir parlé de ma vie à Mme de Sesse. Elle pouvait, sans le vouloir, nuire à notre amour. Si Hervé connaissait ma lamentable enfance et l’incident Garribois, il pourrait broder à son aise sur ce thème et faire de moi une rouée qui avait su capter le cœur d’un homme loyal.

La terreur passait en moi, et il me semblait que j’allais me trouver mal. Je regrettais mon célibat, mes jours d’orgueil où je dansais, enivrée par mon talent et tremblante de mon triomphe, sous le regard de mes admirateurs. C’était là le vrai bonheur, car il ne s’agissait plus de famille, de considérations de naissance ; le talent seul comptait.

Je me sentais tout abandonnée, alors que jamais je n’avais été autant entourée d’âmes charmantes qui ne songeaient qu’à me plaire.

Dans mon besoin de protection, j’étais désespérée de ne pouvoir raconter mes craintes à mon mari. Je devais garder pour moi ces horribles agitations. J’étais certaine que Jacques m’aurait prise pour une sotte si je lui avais parlé de mon épouvante. Pourtant, je sentais en moi une frayeur que je ne pouvais réprimer. Je craignais que mes hôtes ne s’aperçussent de mon désarroi et j’accumulais les efforts pour être présente à la conversation qui se déroulait devant moi. J’y parvins et j’écoutai avec plus de présence d’esprit les phrases superficielles qui s’égrenaient dans ce salon où je regrettais de me trouver.

La minute précédente, je me jugeais privilégiée, heureuse de me voir en face de Mme de Sesse, et maintenant j’aurais voulu courir me blottir dans les bras de Jacques et m’y cacher.

Seul, Hervé m’intéressait. Il m’attirait et me terrorisait à la fois. J’étais comme ces enfants qui ont peur d’un masque qui les affole, mais ne peuvent s’empêcher de le regarder.

Pour moi, il me semblait qu’Hervé devenait un ennemi. Sa beauté, que je ne pouvais qu’admirer, semblait me mener vers un destin auquel je ne pouvais me soustraire. Ces sensations m’étaient très pénibles et je n’étais pas loin de maudire le sort qui avait envoyé M. de Gritte vers nous. Mais que peut-on contre la fatalité. Quand elle est en marche vers nous, rien ne l’arrête.

Malgré mes efforts, je ne me sentais plus le cerveau libre pour bavarder avec aisance. Trop de ténèbres m’environnaient.

Je me levai, tout en percevant les protestations d’Hervé qui réclamait encore quelques instants de ma présence. Je passai outre.

Mme de Sesse m’accompagna jusqu’au seuil. Elle m’embrassa affectueusement en me disant :

— Au revoir, gentille amie. Je serai toujours heureuse de vous revoir, parce que j’ai pour vous une grande sympathie.