S. E. P. I. A. (p. 18-30).


CHAPITRE ii


Mon mari rentra le lendemain de mon entretien avec Clarisse.

Lorsque je me séparais de lui, c’était toujours avec une sorte d’arrachement. Je ne pouvais plus com­prendre un jour sans sa présence. Il absorbait tout mon être et j’en étais tout étonnée. J’avais vécu pour mon art de danseuse et jamais je n’aurais soupçonné qu’un être humain me tînt tellement à cœur. L’air que je respirais, la fleur que je regardais, la terre que je foulais, tout me parlait de Jacques, et je me demandais, de bonne foi, comment j’avais pu vivre sans lui !

Je pensais lui transmettre le désir de M. de Gritte le soir, après dîner, à ce moment si doux, où nous étions seuls dans mon petit salon. C’était une pièce qui portait aux confidences et dans laquelle je me sentais encore plus proche de mon cher mari.

Ce soir-là, il me questionna affectueusement, comme de coutume :

— Qu’avez-vous fait de votre journée d’hier, ma bonne chérie ?

— J’ai commencé par penser à vous, puis il m’est survenu une visite.

— Une visite ? répéta Jacques, en haussant les sourcils.

— Oui, et bien inattendue…

— Le sieur Labatte ?

— Pas du tout ! C’était le bon Anselme de M. de Gritte.

Jacques était près de moi sur un divan, son bras autour de mes épaules. Aux noms que je prononçai, il bondit comme un ressort et marcha de long en large, l’air soucieux. Puis il s’arrêta devant moi et, réprimant sa nervosité, il me demanda, d’un air qui voulait être calme :

— Que désirait-il ?

— Son maître l’envoyait vous chercher, pour vous consulter au sujet d’un manuscrit que vous compo­siez ensemble.

Un silence passa. C’est étonnant ce qu’un silence peut contenir de choses…

Jacques interrogea :

— Et pourquoi n’est-il pas venu lui-même, M. de Gritte ?

— Parce qu’il souffre de la goutte et qu’il ne peut ni marcher, ni écrire.

— Pauvre vieil ami !

Il y eut de nouveau un silence, après lequel Jacques parla d’un ton changé :

— Mon amour, aimez-moi bien, parce que je suis malheureux.

Je criai :

— Je ne veux pas que tu sois malheureux !

Je le serrai dans mes bras, à l’étouffer.

— Ah ! sur ton cœur, j’oublie ma misère ! bégaya mon pauvre mari, en pressant son front contre mon épaule.

« Il faut que je te raconte, murmura-t-il, il faut que tu saches… »

— Je sais, répliquai-je.

— Je m’en doute. Clarisse a dû te dire, mais ce qu’elle n’a peut-être pas deviné à ce point, c’est la haine que me porte Hervé. Je comprends son déses­poir, mais il n’approfondit pas le mien… Dieu me voit et Il sait combien j’ai souffert de la mort de ma chère petite sœur. Hervé, au lieu de me plaindre, m’a jeté des menaces à la face, si véhémentes et si injustes qu’il m’a fallu cesser de fréquenter cette maison. J’ai eu double douleur.

La voix de mon malheureux Jacques faiblit dans un sanglot et je ne pus que l’entourer de mes bras et le couvrir de baisers.

— Oh ! Jacques, mon grand amour, calmez-vous ! Je suis là pour vous aimer.

— Mon Dieu ! si je ne vous avais pas !

Un moment après, il continua :

— Nous étions de bons amis d’enfance et M. de Gritte m’aimait comme un père. C’est sous sa direc­tion que j’ai commencé mes études, et tout s’est trouvé rompu soudain par l’affreux événement. Alors que je tentais d’adoucir le désespoir d’Hervé, il m’abreuvait d’injures. Aujourd’hui, son père me rappelle. Je sup­pose donc qu’Hervé a désarmé et qu’il me fera bon accueil. Vous m’accompagnerez, Christine, car c’est un devoir pour moi de lui présenter ma femme.

Il m’embrassa en me serrant contre lui, comme si j’étais un bouclier qui le préservait de tout malheur.

Nous décidâmes d’aller dès le lendemain, chez M. de Gritte.

J’avoue que cette visite ne me plaisait guère. Cet Hervé avait trop fait souffrir mon mari, et je le détes­tais d’avance. Je pensais aussi aux paroles de Cla­risse : « Il est jaloux et rancunier. »

Ces deux défauts me causaient une certaine frayeur et je m’imaginais ce jeune homme. Je le voyais brun avec un front bas, des cheveux désordonnés, des yeux noirs fulgurants et une bouche aux lèvres minces et pincées.

Mon sommeil fut troublé par la perspective de cette rencontre. J’eus même un cauchemar qui me mettait aux prises avec ce méchant. J’en oubliais ma nais­sance.

Naturellement, le matin ensoleillé chassa toutes ces fantasmagories et je me préparai à affronter ces messieurs.

Jacques ne paraissait pas soucieux, mais parfois une ombre passait sur son front et je m’empressais de la faire disparaître par des paroles affectueuses. Un peu de nervosisme accompagnait ses gestes.

Tout de suite après déjeuner, je me rendis dans ma chambre pour refaire ma beauté, parce que nous devions partir vers 14 heures.

Je fus bientôt prête et nous nous en allâmes. Mon cœur battait quelque peu, bien que j’affectasse une gaîté que j’étais loin de posséder, à mesure que je me rapprochais du but.

Ce fut comme en un rêve que je me vis devant M. de Gritte.

L’entrée dans la maison, la porte ouverte par An­selme, rien n’avait marqué sur moi, éprouvant un état de somnambulisme dont je ne me réveillai qu’en entendant une voix chaude me saluer :

— Soyez la bienvenue, chère enfant, au foyer d’un vieil ami.

Je posai mes doigts dans une main tendue, puis M. de Gritte se tourna vers Jacques qu’il embrassa en murmurant :

— Mon cher petit…

Mon mari était violemment ému. Je n’osais le re­garder, mais je savais que ses lèvres tremblaient et qu’il ne pouvait prononcer un mot.

Enfin la situation se détendit ; puis Jacques, après quelques phrases aimables concernant l’appel et la réception affectueuse de M. de Gritte, se hasarda à demander :

— Et… Hervé ?

— Oui, Hervé, répliqua M. de Gritte avec embarras ; mon fils a parfois encore des accès de désespoir. Je lui ai annoncé ta visite, parce que j’étais sûr que tu viendrais, mais il a prétexté une course urgente. Ne t’en affecte pas, mon petit ; tu connais le caractère entier d’Hervé, joint à une certaine attitude de fidé­lité. Je ne voudrais pas insinuer qu’il oublie ta chère petite sœur, mais il veut passer pour un inconsolable. C’est une âme complexe. Pense à l’âge tendre qu’il avait ! Vingt et un ans ! Il est permis d’envisager que ce premier amour sera oublié et qu’il fera, comme toi, un mariage heureux.

— Je le souhaite de tout cœur, acquiesça Jacques, pensif. Je ne voudrais pas qu’Hervé restât célibataire avec un souvenir morbide. J’avoue même que je serais soulagé de le savoir engagé dans des liens nouveaux.

Le sujet fut alors clos et ces messieurs entreprirent une discussion qui me parut aride.

Je songeais aux paroles de M. de Gritte, et j’avoue que maintenant j’eusse aimé connaître cet Hervé, dont le caractère donnait lieu à ces réflexions variées.

Soudain, M. de Gritte s’adressa à moi :

— Vous ne vous amusez pas, ma chère enfant ! Je vais vous conduire dans un petit salon où vous trou­verez de quoi vous distraire, avec une collection de portraits d’artistes.

Rien ne pouvait me faire plus de plaisir. Je suivis le maître de la maison et il me fit entrer dans un délicieux boudoir qui devait être, sans doute, le coin favori de sa femme. Il m’installa dans un siège con­fortable, posa devant moi des albums et retourna près de mon mari.

Quelques minutes passèrent dans la délectation de courtes biographies d’artistes. Des gravures accompagnaient ces présentations qui m’intéressaient vive­ment. Je comprenais ces vies d’efforts, de lutte, de succès et de déboires. Je sympathisais avec ces apôtres de l’art et je me disais en riant que si je n’avais pas rencontré mon cher Jacques, je serais peut-être parmi ces grandes danseuses !

Je manquais sans doute de modestie, mais personne n’était là pour me contredire. En somme, je ne faisais que rendre justice à M. Labatte qui m’avait guidée.

Alors que je me complaisais dans ces pensées amu­santes, la porte s’ouvrit et une tête charmante glissa dans la fente de la porte. À ma vue, le corps suivit, et je vis devant moi un jeune homme beau comme un dieu.

Il me salua avec élégance, me sourit, et je lui rendis ce sourire.

— Je suis Hervé de Gritte.

La voix avait de la douceur, mais elle sonna pour moi aussi aigrement qu’un tocsin.

Je le regardai avec stupeur et effroi. Comment ! cet être plein de clarté était Hervé, jeune homme ran­cunier et jaloux ? Il avait les yeux bleus qui se nuan­çaient de violet. Son front était pur et haut, et ses lèvres aux inflexions tendres me semblaient respirer la bonté.

Il m’était impossible de me le figurer en fureur. Je le regardais avec des yeux extasiés, parce que jamais je n’avais vu à un homme cette beauté d’archange.

Craignant que son air doux ne l’abandonnât, je n’osais lui dire mon nom. Il me causait tant d’admi­ration à le voir ainsi que je voulais prolonger ce moment.

Si mon silence ne m’embarrassait pas, il n’en était pas de même pour lui.

Il me demanda avec un sourire séduisant :

— Vous attendez mon père, madame ?

— Oui, monsieur.

— Je crois qu’il est occupé.

— Oh ! je ne m’ennuie pas ! ripostai-je avec spon­tanéité. Ces albums me font passer des instants déli­cieux. Ces existences me passionnent.

— Vous êtes intelligente. Combien de femmes, à votre place, ne verraient que le côté bohème et fan­taisiste de ce monde.

— C’est que ces femmes ne réfléchiraient pas au labeur écrasant que nécessite la gloire.

J’avais prononcé cette phrase avec feu.

Mon interlocuteur posa sur moi un regard lourd et il murmura :

— Vous êtes une enthousiaste. Oh ! j’aime ce genre d’esprit. Je vous devine franche et ferme dans vos opinions. Et puis vous êtes jolie… Mon Dieu, que vous êtes attirante !…

Je me levai d’un bond. Je ne m’attendais pas à de semblables paroles. Pour qui ce monsieur me prenait-il ? Toute sa beauté disparut soudain à mes yeux, et je ne vis plus qu’un homme brutal avec la fatuité au front.

Pour me faire respecter, quitte à voir la furie trans­former ses traits, je m’écriai :

— Monsieur, je suis Mme Jacques Rodilat.

Dressé devant moi, il blêmit et clama :

— Vous ! la femme de Rodilat, ce tueur qui a assas­siné sa sœur !

Son visage n’était plus qu’un masque haineux. Il serrait les poings comme s’il voulait frapper. J’eus peur et je me dirigeai vers la porte, mais il me barra la route et me demanda, son visage près du mien :

— Vous l’aimez ?

— Certes, je l’aime ! lui lançai-je.

— Il ne le mérite pas ! grinça-t-il.

— Vous ne connaissez pas son cœur.

Il ricana en répondant :

— Ah ! son cœur ! Quelle aberration d’y croire !

— Taisez-vous ! Je vous interdis de parler ainsi de Jacques.

— Savez-vous que l’indignation vous va bien ?

J’avais déjà entendu cette phrase dans le cercle des jeunes gens au milieu duquel Louis Jourel m’avait conduite.

Il reprit :

— Ah ! vous êtes la femme de ce meurtrier ! Vous savez qu’il a brisé ma vie, saccagé mes jours ? Je suis malade de désespoir, seul dans ma tristesse, et lui, le coupable, est heureux !

Après cette plainte Hervé s’écroula dans un fau­teuil avec des sanglots.

Entre ses gémissements, il murmurait :

— Vous ne savez pas ce que je souffre ! C’est un poignard enfoncé dans une blessure qui s’élargit de jour en jour.

Qui croire ? Le père ou le fils ?

Ce désespoir me paraissait sincère. Sans doute mé­connaissait-on la profondeur de cette douleur.

Je me rapprochai du jeune homme avec des paroles de pitié. Il les écouta et se calma ; puis, me prenant les mains, il murmura :

— Merci… Ah ! que vous êtes bonne !

Il redevenait beau. La douceur, de nouveau, rendait à ses traits leur expression suave. Je me sentis moi-même tout apaisée et je ne voyais plus en lui qu’un frère malheureux, en toute sincérité.

Forte de mon titre de dame, je posai la main sur son bras en un geste amical, en murmurant :

— Vous serez heureux un jour.

— Vous avez une âme compatissante et vous m’ai­derez à supporter la vie.

Je vis dans ces mots une supplication pour son sort. Je m’étonnais un peu qu’au bout de quatre ans ce deuil restât avec une telle acuité. Son père devait cependant connaître son fils, et pourquoi insinuait-il que cette attitude était une feinte ?

J’estimais qu’il se trompait et que c’était uniquement pour dissiper l’inquiétude de Jacques qu’il avait avancé ces paroles.

Dans mon inexpérience, j’étais persuadée de voir devant moi un être désespéré. Une affection de sœur se levait en mon âme pour ce jeune homme si beau et si triste. Je dois avouer que ma surprise le servait. J’avais cru rencontrer un sauvage vindicatif, et je me trouvais en face d’un cœur ulcéré dont personne, me disait-il, ne soupçonnait la gravité.

Je murmurai :

— Pauvre enfant !…

J’étais plus jeune que lui, mais ce terme me vint spontanément aux lèvres.

Il reprit une de mes mains qu’il baisa. J’avoue que cette marque de sympathie me gêna plus qu’elle ne m’agréa.

— Vous êtes la première personne qui me prenez en pitié, me répondit-il avec une voix empreinte de tendresse.

Ses yeux lançaient des flammes. Ils devenaient fon­cés et m’effrayaient quelque peu.

Tout à coup, Hervé m’enlaça et me dit, proche de mon visage :

— Oh ! que tu me plais ! Toi seule pourras me guérir ! Dis-moi que tu m’aimeras !…

J’étais folle de peur. Je le repoussais, mais il m’em­prisonnait davantage. Je n’avais qu’une terreur, c’était de voir surgir Jacques qui me surprendrait dans ce désordre !

Enfin je parvins à me dégager, bien qu’Hervé me tînt encore le poignet, pour me souffler à l’oreille :

— Je veux me venger de Jacques ! Je suis fou de votre beauté. Il a tué ma fiancée : je lui prendrai sa femme !

Quelle horreur ! Le bel archange n’était plus qu’un démon !

J’allai vers la porte et je l’ouvris brusquement. Je courus jusqu’au cabinet de M. de Gritte, dont la portière se releva sous la main de mon mari. Je courus vers lui :

— Jacques, allons-nous-en !

— Que se passe-t-il ?

Hervé, qui me suivait, répondit pour moi :

— Madame s’est troublée devant les manifestations du désespoir dont tu es justiciable. Je ne nie pas qu’il s’extériorise parfois avec excès.

Mon mari restait sans voix, car il ne s’attendait pas à ce que sa première rencontre avec son ami fût ainsi.

M. de Gritte se montra et dit avec autorité :

— Allons, Hervé, apaise ta rancune ridicule. Jacques est plus malheureux que toi. Serrez-vous la main, et que votre douleur commune vous rapproche au lieu de vous désunir.

Je frissonnai parce que mon cher mari s’avança vers Hervé. Ce dernier ne se déroba pas, mais il jeta un regard vers moi, un regard qui me sembla celui de Méphisto et dans lequel je lus : « Je serai aimable parce que je tiens ma vengeance. »

Les deux amis se serrèrent la main. Jacques rayon­nait, ravi de voir se dissiper le nuage qui était entre eux. Sur le visage d’Hervé un sourire se fixait, mais personne, excepté moi, ne pouvait y lire l’ironie qui le soulignait.

M. de Gritte ne cachait pas sa joie. Il était arrivé à ce qu’il souhaitait depuis longtemps. Il nous invita à dîner pour le lendemain, ce qui enchanta Jacques.

Nous prîmes enfin congé de lui.

Sitôt hors de leur demeure, Jacques me dit :

— Oh ! que je suis content, ma chérie ! Voir Hervé plus conciliant, malgré son reproche toujours mala­droit, m’a rendu à moi-même. N’est-ce pas que M. de Gritte est charmant ? Que dis-tu d’Hervé ? Sa beauté surprend un peu.

Je me remettais petit à petit. Je répondis gaîment :

— C’est incontestable : il est beau.

— Vous avez bavardé ensemble ?

— Oui, mais il a joué une scène de désespoir qui m’a interloquée.

Jacques resta quelques secondes silencieux, puis il reprit ses questions :

— Il a donc fait allusion à notre malheur, mais je suis persuadé que vous l’avez adouci.

Je voyais clairement que Jacques ne voulait pas se souvenir de l’apostrophe de son ami. Très satisfait de la tournure que prenait ce retour, il voulait rester sur sa bonne impression.

— J’ai passé un moment bien agréable dans la compagnie de mon vieil ami, et ce ne sera pas sans une extrême joie que je travaillerai de nouveau avec lui.

À peine si, maintenant, j’entendais Jacques. Ma mémoire me renvoyait les phases de mon entretien avec Hervé de Gritte. J’avais hâte d’être seule pour bien rétablir les faits et me convaincre qu’il n’y avait eu aucune provocation de ma part.

Enfin je fus dans ma chambre et laissai Jacques dans son cabinet de travail en compagnie des notes qu’il avait rapportées. À mon tour, j’avais à remettre de l’ordre dans mes idées, et ce fut assez troublée que je m’enfonçai dans une bergère pour réfléchir en paix.

À mon grand étonnement, je ne ressentais plus aucune terreur à l’égard d’Hervé. Maintenant que je n’étais plus en face de lui, sa menace me parut un enfantillage. Je ne me remémorais plus que son visage admirable, son sourire séduisant et ses yeux fascinateurs.

Je compris, ce soir-là, ce que la beauté pouvait avoir de captivant. J’avoue que je me plaisais à évoquer ces beaux traits, empreints de tant de grâce. Ses paroles pleines de fatuité ne me causaient plus d’effroi. J’oubliais qu’il m’avait serrée dans ses bras et je riais presque en pensant qu’il m’avait déclaré son amour.

Je le considérais comme un impulsif que la douleur avait désaxé, et soudain je le plaignis extrêmement. J’avais toujours été si seule dans ma vie que cela me paraissait bon d’avoir un frère. J’étais assez sotte pour me persuader que réellement mon affection ferait du bien à ce jeune homme. Romanesque comme je l’étais, je ne voyais qu’un beau rôle à jouer.

Ah ! la danseuse reparaissait avec son mirage, ses pas aériens et la musique entraînante ! Mes pensées volaient légères, se détachant bien loin de la terre polluée. Pauvre Hervé si beau avec son cœur blessé !…

J’en étais là de mes folies quand Clarisse frappa à ma porte et se montra.

— Madame me permet de venir lui demander le résultat de sa visite chez M. de Gritte ?

— Mais certainement, bonne Clarisse. Cela s’est fort bien passé. Les deux amis se sont réconciliés.

— Vrai ?

— Votre maître est fort content. L’amitié de son vieil ami lui manquait bien, et ce dernier paraissait tout heureux de retrouver son jeune confrère.

— Et… M. Hervé ?

Clarisse avait hésité devant cette question.

— Eh bien ! il a été correct…

— C’est étonnant, parce qu’il est bien rancunier. Comment Madame l’a-t-elle trouvé ?

Il me semblait que le feu me montait aux joues. Je répondis le plus indifféremment que je pus :

— C’est un très beau jeune homme.

— Il a la beauté d’un démon ! cria Clarisse, comme si elle rugissait. Que Madame ne se fie pas à cette beauté-là ! Il vaudrait mieux se jeter à l’eau que de le prendre en pitié.

Je regardai la vieille domestique qui me parut douée de seconde vue. Avait-elle remarqué ma rougeur ? Cela se pouvait. Dans tous les cas, elle avait l’air de me prévenir.

Un peu de bravade s’empara de mon esprit. Je voulais me montrer une personne expérimentée et je répliquai :

— Il est impossible de ne pas ressentir quelque compassion pour un jeune homme devant le désespoir qu’il montre. Si vous aviez vu son visage décomposé, bonne Clarisse, et si vous aviez entendu ses sanglots !

— Je ne m’y fierais pas. Je ne l’ai jamais trouvé sincère. Son papa est la bonté même, mais son fils est faux.

Je changeai de conversation en lui demandant :

— Et Mme de Gritte, comment était-elle ?

— Oh ! celle-là, un ange ! Elle avait du souci avec son petit garçon qui était menteur, mais notre Janine, en grandissant, transformait ce sauvage. Il devenait moins brutal, et la chère petite était fière en nous racontant qu’il ne dénichait plus d’oiseaux et ne torturait plus ni chiens, ni chats.

— Mais c’est magnifique ! interrompis-je, enthousiaste. Il ne manquait à cet Hervé qu’une bonne influence, pour qu’il soit un homme parfait.

— Oh ! là, là, je ne crois pas à cette perfection-là. Il devait fabriquer ses coups en dessous. Si j’en crois les domestiques de M. de Gritte, il avait encore quelques méfaits sur la conscience. C’est un de ces hommes capables de se dominer par intérêt, mais qui retombent dans leur caractère.

Clarisse était irréductible. J’essayai encore une fois d’orienter la conversation vers une autre direction et je demandai :

— De quoi est morte Mme de Gritte ?

— D’une pneumonie. Elle est sortie par un jour très froid, alors qu’elle se sentait un peu enrhumée, et, en cinq jours de temps, M. de Gritte a été veuf. Il aimait beaucoup sa femme et il a été très lent à se remettre. M. Hervé avait dix ans.

— Eh bien ! m’écriai-je, il lui a manqué une mère pour redresser ses défauts.

— Ça peut se soutenir. Mais on ne m’ôtera jamais de l’idée que quand on a une vilaine âme, on la garde. Mais souvent, avec l’âge, on la couvre d’un capuchon d’hypocrisie auquel le monde se laisse prendre.

Je sentais que ces paroles s’adressaient à moi.

Clarisse se disait que j’étais rétive à ses insinuations. J’avoue que je n’étais pas convaincue par ses allégations. Hervé me paraissait hardi, c’est entendu, et ses déclarations étaient intempestives. À y réfléchir, elles ne me causaient nulle frayeur.

Parmi mes admirateurs, j’avais entendu de ces paroles brûlantes, j’en riais et je tenais en respect ces messieurs trop empressés. La preuve que je n’y attachais nulle importance, c’est que j’avais pu passer à travers ces flammes sans qu’un de mes cheveux brûlât.

Hervé m’avait surprise. J’étais loin de le nier. Sa phrase où il criait tenir sa vengeance ne m’épouvantait plus. C’était une vantardise de fat. D’ailleurs, il aurait fallu que je fusse consentante ; or, j’aimais trop mon mari pour poursuivre un flirt de cette importance.

Cependant, je ne désavouais pas qu’Hervé ne m’intéressât. D’abord sa beauté était prodigieuse, et je comprenais maintenant certains coups de foudre qui paraissaient des coups de folie.

J’avais entendu dire que certains hommes s’éprenaient subitement d’une femme en la voyant une fois. Je ne me dissimulais pas qu’Hervé pouvait provoquer un sentiment excessif. Je répète que son regard était empli d’une fascination avec laquelle il pouvait exercer une puissance néfaste, mais un mari comme le mien défiait toutes les tentations.

Puis, si je me montrais, plus tard, affectueuse envers Hervé, ma pensée demeurerait pure, parce qu’elle provenait d’une compassion. Mon rêve était de poursuivre le rôle commencé par Janine. Rendre ce caractère ténébreux aussi clair et aussi séduisant que son visage. Je m’identifiais à Janine qui se persuadait que de tels traits ne pouvaient enclore une âme noire.

Je suppose que mon bonheur me faisait perdre la tête. Je me prenais pour une fée qui détenait le pouvoir de métamorphoser les gens et les choses. Alors que je croyais que les éloges passaient sur moi sans laisser de traces, je voyais qu’ils s’enfonçaient dans mon esprit pour me rendre vaine et pleine de forfanterie.

Tout cet encens que l’on prodiguait à la danseuse restait accroché à mon subconscient sans que je m’en fusse doutée et il ressortait aujourd’hui pour me leurrer en me faisant croire que j’étais invincible.

Je voulais transformer ce malade, car je lui donnais ce nom pour le rendre moins dangereux à mes yeux, sans pressentir que j’allais jouer avec le feu et que, cette fois, je pouvais m’y brûler les ailes.