L’Oiseau bleu, féerie en six actes et douze tableaux/03
TROISIÈME TABLEAU
LE PAYS DU SOUVENIR
Un épais brouillard d’où émerge, à droite, au tout premier plan, le tronc d’un gros chêne muni d’un écriteau. Clarté laiteuse, diffuse, impénétrable.
Voici l’arbre !…
Il y a l’écriteau !…
Je ne peux pas lire… Attends, je vais monter sur cette racine… C’est bien ça… C’est écrit : « Pays du Souvenir ».
C’est ici qu’il commence ?…
Oui, il y a une flèche…
Eh bien, où qu’ils sont, bon-papa et bonne-maman ?
Derrière le brouillard… Nous allons voir…
Je ne vois rien du tout !… Je ne vois plus mes pieds ni mes mains… (Pleurnichant.) J’ai froid !… Je ne veux plus voyager… Je veux rentrer à la maison…
Voyons, ne pleure pas tout le temps, comme l’Eau… T’es pas honteuse ?… Une grande petite fille !… Regarde, le brouillard se lève déjà… Nous allons voir ce qu’il y a dedans…
C’est bon-papa et bonne-maman !…
Oui ! oui !… C’est eux !… C’est eux !…
Attention !… On ne sait pas encore s’ils remuent. Restons derrière l’arbre…
J’ai idée que nos petits-enfants qui sont encore en vie nous vont venir voir aujourd’hui…
Bien sûr, ils pensent à nous ; car je me sens tout chose et j’ai des fourmis dans les jambes…
Je crois qu’ils sont tout proches, car des larmes de joie dansent devant mes yeux…
Non, non ; ils sont fort loin… Je me sens encore faible…
Je te dis qu’ils sont là ; j’ai déjà toute ma force…
Nous voilà !… Nous voilà !… Bon-papa, bonne-maman !… C’est nous !… C’est nous !…
Là !… Tu vois ?… Qu’est-ce que je disais ?… J’étais sûr qu’ils viendraient aujourd’hui…
Tyltyl !… Mytyl !… C’est toi !… C’est elle !… C’est eux !… (S’efforçant de courir au-devant d’eux.) Je ne peux pas courir !… J’ai toujours mes rhumatismes !
Moi non plus… Rapport à ma jambe de bois qui remplace toujours celle que j’ai cassée en tombant du gros chêne…
Que tu es grandi et forci, mon Tyltyl !…
Et Mytyl !… Regarde donc !… Les beaux cheveux, les beaux yeux !… Et puis, ce qu’elle sent bon !…
Embrassons-nous encore !… Venez sur mes genoux…
Et moi, je n’aurai rien ?…
Non, non… À moi d’abord… Comment vont Papa et Maman Tyl ?…
Fort bien, bonne-maman… Ils dormaient quand nous sommes sortis…
Mon Dieu, qu’ils sont jolis et bien débarbouillés !… C’est maman qui t’a débarbouillé ?… Et tes bas ne sont pas troués !… C’est moi qui les reprisais autrefois. Pourquoi ne venez-vous pas nous voir plus souvent ?… Cela nous fait tant de plaisir !… Voilà des mois et des mois que vous nous oubliez et que nous ne voyons plus personne…
Nous ne pouvions pas, bonne-maman ; et c’est grâce à la Fée qu’aujourd’hui…
Nous sommes toujours là, à attendre une petite visite de ceux qui vivent… Ils viennent si rarement !… La dernière fois que vous êtes venus, voyons, c’était quand donc ?… C’était à la Toussaint, quand la cloche de l’église a tinté…
À la Toussaint ?… Nous ne sommes pas sortis ce jour-là, car nous étions fort enrhumés…
Non, mais vous avez pensé à nous…
Oui…
Eh bien, chaque fois que vous pensez à nous, nous nous réveillons et nous vous revoyons…
Comment, il suffit que…
Mais voyons, tu sais bien…
Mais non, je ne sais pas…
C’est étonnant, là-haut… Ils ne savent pas encore… Ils n’apprennent donc rien ?…
C’est comme de notre temps… Les Vivants sont si bêtes quand ils parlent des Autres…
Vous dormez tout le temps ?…
Oui, nous dormons pas mal, en attendant qu’une pensée des Vivants nous réveille… Ah ! c’est bien bon de dormir, quand la vie est finie… Mais il est agréable aussi de s’éveiller de temps en temps…
Alors, vous n’êtes pas morts pour de vrai ?…
Que dis-tu ?… Qu’est-ce qu’il dit ?… Voilà qu’il emploie des mots que nous ne comprenons plus… Est-ce que c’est un mot nouveau, une invention nouvelle ?…
Le mot « mort » ?…
Oui ; c’était ce mot-là… Qu’est-ce que ça veut dire ?…
Mais ça veut dire qu’on ne vit plus…
Sont-ils bêtes, là-haut !…
Est-ce qu’on est bien ici ?…
Mais oui ; pas mal, pas mal ; et même si l’on priait encore…
Papa m’a dit qu’il ne faut plus prier…
Mais si, mais si… Prier c’est se souvenir…
Oui, oui, tout irait bien, si seulement vous veniez nous voir plus souvent… Te rappelles-tu, Tyltyl ?… La dernière fois, j’avais fait une belle tarte aux pommes… Tu en as mangé tant et tant que tu t’es fait du mal…
Mais je n’ai pas mangé de tarte aux pommes depuis l’année dernière… Il n’y a pas eu de pommes cette année…
Ne dis pas de bêtises… Ici il y en a toujours…
Ce n’est pas la même chose…
Comment ? Ce n’est pas la même chose ?… Mais tout est la même chose puisqu’on peut s’embrasser…
Tu n’as pas changé, bon-papa, pas du tout, pas du tout… Et bonne-maman non plus n’a pas changé du tout… Mais vous êtes plus beaux…
Eh ! ça ne va pas mal… Nous ne vieillissons plus… Mais vous, grandissez-vous !… Ah ! oui Vous poussez ferme !… Tenez, là, sur la porte on voit encore la marque de la dernière fois… C’était à la Toussaint… Voyons, tiens-toi bien droit… (Tyltyl se dresse contre la porte.) Quatre doigts !… C’est énorme !… (Mytyl se dresse également contre la porte.) Et Mytyl, quatre et demi !… Ah, ah ! la mauvaise graine !… Ce que ça pousse, ce que ça pousse !…
Comme tout est bien de même, comme tout est à sa place !… Mais comme tout est plus beau !… Voilà l’horloge avec la grande aiguille dont j’ai cassé la pointe…
Et voici la soupière que tu as écornée…
Et voilà le trou que j’ai fait à la porte, le jour que j’ai trouvé le vilebrequin…
Ah oui, tu en as fait des dégâts !… Et voici le prunier où tu aimais tant grimper quand je n’étais pas là… Il a toujours ses belles prunes rouges…
Mais elles sont bien plus belles !…
Et voici le vieux merle !… Est-ce qu’il chante encore ?…
Tu vois bien… Dès que l’on pense à lui…
Mais il est bleu !… Mais c’est lui, l’Oiseau-Bleu que je dois rapporter à la Fée !… Et vous ne disiez pas que vous l’aviez ici ! Oh ! qu’il est bleu, bleu, bleu, comme une bille de verre bleu !… (Suppliant.) Bon-papa, bonne-maman, voulez-vous me le donner ?…
Bien oui, peut-être bien… Qu’en penses-tu, maman Tyl ?…
Bien sûr, bien sûr… À quoi qu’il sert ici… Il ne fait que dormir… On ne l’entend jamais…
Je vais le mettre dans ma cage… Tiens, où est-elle, ma cage ?… Ah ! c’est vrai, je l’ai oubliée derrière le gros arbre… (Il court à l’arbre, rapporte la cage et y enferme le merle.) Alors, vrai, vous me le donnez pour de vrai ?… C’est la Fée qui sera contente !… Et la Lumière donc !…
Tu sais, je n’en réponds pas, de l’oiseau… Je crains bien qu’il ne puisse plus s’habituer à la vie agitée de là-haut, et qu’il ne revienne ici par le premier bon vent… Enfin, on verra bien… ́ Laisse-le là, pour l’instant, et viens donc voir la vache…
Et les abeilles, dis, comment vont-elles ?…
Mais elles ne vont pas mal… Elles ne vivent plus non plus, comme vous dites là-bas ; mais elles travaillent ferme…
Oh oui !… Ça sent le miel !… Les ruches doivent être lourdes !… Toutes les fleurs sont si belles !… Et mes petites sœurs qui sont mortes, sont-elles ici aussi ?…
Et mes trois petits frères qu’on avait enterrés, où sont-ils ?…
Les voici, les voici !… Aussitôt qu’on y pense, aussitôt qu’on en parle, ils sont là, les gaillards !
Tiens, Pierrot !… (Ils se prennent aux cheveux.) Ah ! nous allons nous battre encore comme dans le temps… Et Robert !… Bonjour, Jean !… Tu n’as plus ta toupie ?… Madeleine et Pierrette, Pauline et puis Riquette…
Oh ! Riquette, Riquette !… Elle marche encore à quatre pattes !…
Oui, elle ne grandit plus…
Voilà Kiki dont j’ai coupé la queue avec les ciseaux de Pauline… Il n’a pas changé non plus…
Non, rien ne change ici…
Et Pauline a toujours son bouton sur le nez !…
Oui, il ne s’en va pas ; il n’y a rien à faire…
Oh ! qu’ils ont bonne mine, qu’ils sont gras et luisants !… Qu’ils ont de belles joues !… Ils ont l’air bien nourris…
Ils se portent bien mieux depuis qu’ils ne vivent plus… Il n’y a plus rien à craindre, on n’est jamais malade, on n’a plus d’inquiétudes…
Qu’est-ce que c’est ?…
Ma foi, je ne sais pas… Ce doit être l’horloge.
Ce n’est pas possible… Elle ne sonne jamais…
Parce que nous ne pensons plus à l’heure… Quelqu’un a-t-il pensé à l’heure ?…
Oui, c’est moi… Quelle heure est-il ?…
Ma foi, je ne sais plus… J’ai perdu l’habitude. Elle a sonné huit coups, ce doit être ce que, là-haut, ils appellent huit heures.
La Lumière m’attend à neuf heures moins le quart… C’est à cause de la Fée… C’est extrêmement important… Je me sauve…
Vous n’allez pas nous quitter ainsi au moment du souper !… Vite, vite, dressons la table devant la porte… J’ai justement une excellente soupe aux choux et une belle tarte aux prunes…
Ma foi, puisque j’ai l’Oiseau-Bleu… Et puis la soupe aux choux, il y a si longtemps !… Depuis que je voyage… On n’a pas ça dans les hôtels…
Voilà !… C’est déjà fait… À table, les enfants… Si vous êtes pressés, ne perdons pas de temps…
Qu’elle est bonne !… Mon Dieu, qu’elle est donc bonne !… J’en veux encore ! encore !…
Voyons, voyons, un peu de calme… Tu es toujours aussi mal élevé ; et tu vas casser ton assiette…
J’en veux encore, encore !…
Tu vois !… Je te l’avais bien dit…
Voilà pour toi !…
Oh ! oui, c’était comme ça, les claques que tu donnais quand tu étais vivant… Bon-papa, qu’elle est bonne et que ça fait du bien !… Il faut que je t’embrasse !…
Bon, bon ; il y en a encore si ça te fait plaisir…
Huit heures et demie !… (II jette sa cuiller.) Mytyl, nous n’avons que le temps !…
Voyons !… Encore quelques minutes !… Le feu n’est pas à la maison… On se voit si rarement.
Non, ce n’est pas possible… La Lumière est si bonne… Et je lui ai promis… Allons, Mytyl, allons !…
Dieu, que les Vivants sont donc contrariants avec toutes leurs affaires et leurs agitations !…
Adieu, Bon-papa… Adieu, Bonne-maman… Adieu, frères, sœurs, Pierrot, Robert, Pauline, Madeleine, Riquette, et toi aussi, Kiki !… Je sens bien que nous ne pouvons plus rester ici… Ne pleure pas, Bonne-maman, nous reviendrons souvent…
Revenez tous les jours !…
Oui, oui nous reviendrons le plus souvent possible…
C’est notre seule joie, et c’est une telle fête quand votre pensée nous visite !…
Nous n’avons pas d’autres distractions…
Vite, vite !… Ma cage !… Mon oiseau !…
Les voici !… Tu sais, je ne garantis rien ; et s’il n’est pas bon teint !…
Adieu ! adieu !…
Adieu, Tyltyl !… Adieu, Mytyl !… Pensez au sucre d’orge !… Adieu !… Revenez !… Revenez !…
C’est par ici, Mytyl…
Où est la Lumière ?…
Je ne sais pas… (Regardant l’oiseau dans la cage.) Tiens ! l’oiseau n’est plus bleu !… Il est devenu noir !…
Donne-moi la main, petit frère… J’ai bien peur et bien froid…