L’Oiseau blanc, conte bleu
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 428-434).


SIXIÈME SOIRÉE.


La sultane dit à sa chatouilleuse : « Mademoiselle, approchez-vous, et arrangez mon oreiller : il est trop bas… Fort bien… Madame seconde, continuez. Je prévois que ce qui doit suivre sera plus de votre district que de celui du second émir. S’il prenait en fantaisie à Mangogul d’assister une seconde fois à nos entretiens, vous tousserez deux fois. Et commencez. »


la seconde femme.

Tout ce qui n’avait point cet éclat qui frappe d’abord déplaisait souverainement à Génistan. Sa vivacité naturelle ne lui permettait ni d’approfondir le mérite réel ni de le distinguer des agréments superficiels. C’était un défaut national dont la fée n’avait pu le corriger, mais dont elle se flatta de prévenir les effets : elle prévit que, si Polychresta restait dans ses atours négligés, le prince, qui avait malheureusement contracté à la cour de son père et à celle du Tongut le ridicule de la grande parure, avec ce ton qui change tous les six mois, la prendrait à coup sûr pour une provinciale mise de mauvais goût et de la conversation la plus insipide. Pour obvier à cet inconvénient, Vérité fit avertir Polychresta qu’elle avait à lui parler. Elle vint. « Vous soupirez, lui dit la fée, et depuis longtemps, pour le fils de Zambador : je lui ai parlé de vous ; mais il m’a paru peu disposé à ce que nous désirons de lui. Il s’est entêté dans ses voyages d’une jeune folle qui n’est pas sans mérite, mais avec laquelle il ne fera que des sottises : je voudrais bien que vous travaillassiez à lui arracher cette fantaisie ; vous le pourriez, en aidant un peu à la nature et en vous pliant au goût du prince et aux avis d’une bonne amie : par exemple, vous avez là les plus beaux yeux du monde ; mais ils sont trop modestes ; au lieu de les tenir toujours baissés, il faudrait les relever et leur donner du jeu : c’est la chose la plus facile. Cette bouche est petite, mais elle est sérieuse ; je l’aimerais mieux riante. J’abhorre le rouge ; mais je le tolère, lorsqu’il s’agit d’engager un homme aimable. Vous ordonnerez donc à vos femmes d’en avoir. On abattra, s’il vous plaît, cette forêt de cheveux, qui rétrécit votre front ; et vous quitterez vos cornettes : les femmes n’en portent que la nuit. Pour ces fourrures, elles ne sont plus de saison ; mais demain je vous enverrai une personne qui vous conseillera là-dessus, et dont je compte que vous suivrez les conseils, quelque ridicules que vous puissiez les trouver. » Polychresta allait représenter à la fée qu’elle ne se résoudrait jamais à se métamorphoser de la tête aux pieds, et qu’il ne lui convenait pas de faire la petite folle ; mais Vérité, lui posant un doigt sur les lèvres, lui commanda de se parer, et de ne rien négliger pour captiver le prince.

Le lendemain matin, la fée Churchille, ou dans la langue du pays, Coquette, arriva avec tout l’appareil d’une grande toilette. Une corbeille, doublée de satin bleu, renfermait la parure la plus galante et du goût le plus sûr ; les diamants, l’éventail, les gants, les fleurs, tout y était, jusqu’à la chaussure : c’était les plus jolies petites mules qu’on eût jamais brodées. La toilette fut déployée en un tour de main, et toutes les petites boîtes arrangées et ouvertes : on commença par lui égaliser les dents, ce qui lui fit grand mal ; on lui appliqua deux couches de rouge ; on lui plaça sur la tempe gauche une grande mouche à la reine ; de petites furent dispersées avec choix sur le reste du visage : ce qui acheva cette partie essentielle de son ajustement. J’oubliais de dire qu’on lui peignit les sourcils, et qu’on lui en arracha une partie, parce qu’elle en avait trop. On répondit aux plaintes qui lui échappèrent dans cette opération, que les sourcils épais étaient de mauvais ton. On ne lui en laissa donc que ce qu’il lui en fallait pour lui donner un air enfantin ; elle supporta cette espèce de martyre avec un héroïsme digne d’une autre femme et de l’amant qu’elle voulait captiver. Churchille y mit elle-même la main, et épuisa toute la profondeur de son savoir, pour attraper ce je ne sais quoi, si favorable à la physionomie : elle y réussit ; mais ce ne fut qu’après l’avoir manqué cinq ou six fois. On parvint enfin à lui mettre des diamants. Churchille fut d’avis de les ménager, de crainte que la quantité n’offusquât l’éclat naturel de la princesse : pour les femmes, elles lui en auraient volontiers placé jusqu’aux genoux, si on les avait laissées faire. Puis on la laça. On lui posa un panier d’une étendue immense, ce qui la choqua beaucoup : elle en demanda un plus petit. « Eh ! fi donc, lui répondit Churchille ; pour peu qu’on en rabattît, vous auriez l’air d’une marchande en habit de noces, et sans rouge on vous prendrait pour pis. » Il fallut donc en passer par là : on continua de l’habiller, et quand elle le fut, elle se regarda dans une glace : jamais elle n’avait été si bien, et jamais elle ne s’était trouvée aussi mal. Elle eu reçut des compliments. Vérité lui dit, avec sa sincérité ordinaire, que dans ses atours elle lui plaisait moins ; mais qu’elle en plairait davantage à Génistan ; qu’elle effacerait Lively dans son souvenir, et qu’elle pouvait s’attendre, pour le lendemain, à un sonnet, à un madrigal ; car, ajouta-t-elle, il fait assez joliment des vers, malgré toutes les précautions que j’ai prises pour le détourner de ce frivole exercice.

La fée donna l’après-dînée un concert de musettes, de vielles et de flûtes. Génistan y fut invité : on plaça avantageusement Polychresta, c’est-à-dire qu’elle n’eut point de lustre au-dessus de sa tête, pour que l’ombre de l’orbite ne lui renfonçât pas les yeux. On laissa à côté d’elle une place pour le prince, qui vint tard ; car son impatience n’était pas de voir sa déesse de campagne : c’est ainsi qu’il appelait Polychresta. Il parut enfin, et salua, avec ses grâces et son air distrait, la fée et le reste de l’assemblée. Vérité le présenta à sa protégée qui le reçut d’un air timide et embarrassé, en lui faisant de très profondes révérences. Cependant le prince la parcourait avec une attention à la déconcerter : il s’assit auprès d’elle, et lui adressa des choses fines ; Polychresta lui en répondit de sensées, et le prince conçut une idée avantageuse de son caractère, avec beaucoup d’éloignement pour sa société ; « eh ! laissez là le sens commun, ayez de la gentillesse et de l’enjouement ; voilà l’essentiel avec de vieux louis, disait un bon gentilhomme… »

la sultane.

Dont le château tombait en ruine.

la seconde femme.

Quoique les revenus du prince fussent en très-mauvais ordre, il était trop jeune pour goûter ces maximes : c’était Lively qu’il lui fallait, avec ses agréments et ses minauderies ; il se la représentait jouant au volant ou à colin-maillard, se faisant des bosses au front, qui ne l’empêchaient pas de folâtrer et de rire ; et il achevait d’en raffo­ler. Que fera-t-il d’une bégueule d’un sérieux à glacer, qui ne parle jamais qu’à propos, et qui fait tout avec poids et mesure ?

Après le concert, il y eut un feu d’artifice qui fut suivi d’un repas somptueux : le prince fut toujours placé à côté de Polychresta ; il eut de la politesse, mais il ne sentit rien. La fée lui demanda le lendemain ce qu’il pensait de son amie. Génistan répondit qu’il la trouvait digne de toute son estime, et qu’il avait conçu pour elle un très-profond res­pect. « J’aimerais mieux, reprit Vérité, un autre sentiment. Cependant il est bien doux de faire le bonheur d’une femme vertueuse et douée d’excellentes qualités.

— Ah ! madame, reprit le prince, si vous aviez vu Lively ! qu’elle est aimable !

— Je vois, dit Vérité, que vous n’avez que cette petite folle en tête, qui n’est point du tout ce qu’il vous faut. »

la sultane.

Dans une maison, grande ou petite, il faut que l’un des deux au moins ait le sens commun.

la seconde femme.

Le prince voulut répliquer, et justifier son éloignement pour Polychresta ; mais la fée, prenant un ton d’autorité, lui ordonna de lui rendre des soins, et lui répéta qu’il l’aimerait s’il voulait s’en donner le temps. D’un autre côté elle suggéra à son amie de prendre quelque chose sur elle, et de ne rien épargner pour plaire au prince. Polychresta essaya, mais inutilement : un trop grand obstacle s’opposait à ses désirs ; elle comptait trente-deux ans, et Génistan n’en avait que vingt-cinq : aussi disait-il que les vieilles femmes étaient toutes ennuyeuses : quoique la fée fût très-antique, ce propos ne l’offensait pas.

la sultane.

Elle possédait seule le secret de paraître jeune.

la seconde femme.

Le prince obéit aux ordres de la fée ; c’était toujours le parti qu’il prenait, pour peu qu’il eût le temps de la réflexion. Il vit Polychresta ; il se plut même chez elle.

la sultane.

Toutes les fois qu’il avait fait des pertes au jeu, ou qu’il boudait quelqu’une de ses maîtresses.

la seconde femme.

À la longue, il s’en fit une amie ; il goûta son caractère ; il sentit la force de son esprit ; il retint ses propos ; il les cita, et bientôt Polychresta n’eut plus contre elle que son air décent, son maintien réservé, et je ne sais quelle ressemblance de famille avec Azéma, qu’il ne se rappelait jamais sans bâiller. Les services qu’elle lui rendit dans des occasions importantes achevèrent de vaincre ses répugnances. La fée, qui n’abandonnait point son projet de vue, revint à la charge. Dans ces entrefaites on annonça au prince que plusieurs seigneurs étrangers, à qui il avait fait des billets d’honneur pendant sa disgrâce, en sollicitaient le payement, et il épousa.

Il porta à l’autel un front soucieux ; il se souvint de Lively, et il en soupira. Polychresta s’en aperçut ; elle lui en fit des reproches, mais si doux, si honnêtes, si modérés, qu’il ne put s’empêcher d’en verser des larmes, et de l’embrasser.

la sultane.

Je les plains l’un et l’autre.

la seconde femme.

« Je n’ai point de goût pour Polychresta, disait-il en lui-même ; mais j’en suis fortement aimé : il n’y a point de femme au monde que j’estime autant qu’elle, sans en excepter Lively. Voilà donc l’objet dont je suis désespéré de devenir l’époux ! La fée a raison ; oui, elle a raison ; il faut que je sois fou ! Les femmes de son mérite sont-elles donc si communes pour s’affliger d’en posséder une ? D’ailleurs elle a des charmes qui seront même durables : à soixante ans elle aura de la bonne mine. Je ne puis me persuader qu’elle radote jamais ; car je lui trouve plus de sens et plus de lumières qu’il n’en faut pour la provision et pour la vie d’une douzaine d’autres. Avec tout cela, je souffre. D’où vient cette cruelle indocilité de mon cœur ? Cœur fou, cœur extravagant, je te dompterai. »

Ce soliloque, appuyé de quelques propositions faites au prince de la part de Polychresta, le forcèrent, sinon à l’aimer, du moins à vivre bien avec elle.

la sultane.

Ces propositions, je gagerais bien que je les sais. Continuez.

la seconde femme.

« Prince, lui dit-elle un jour, peu de temps après leur mariage, les lois de l’empire défendent la pluralité des femmes ; mais les grands princes sont au-dessus des lois. »

la sultane.

Voilà ce que je n’aurais pas dit, moi.

la seconde femme.

« Je consentirai sans peine à partager votre tendresse avec Lively. »

la sultane.

Fort bien cela.

la seconde femme.

« Mais plus de voyage chez Trocilla. »

la sultane.

À merveille.

la seconde femme.

« Des femmes de sens ne doivent-elles pas être bien flattées des sentiments qu’on leur adresse, lorsqu’on en porte de semblables chez une dissolue qui n’a jamais aimé, qui n’a rien dans le cœur, et qui pourrait vous précipiter dans des travers nuisibles à mon bonheur, au vôtre, à celui de vos sujets ? Qui vous a dit que cette impérieuse folle ne s’arrogera pas le choix de vos ministres et de vos généraux ? qui vous a dit qu’un moment de complaisance inconsidérée ne coûtera pas la vie à cinquante mille de vos sujets, et l’honneur à votre nation ? J’ignore les intentions de Lively ; mais je vous déclare que les miennes sont de n’avoir aucune intimité avec un homme qui peut se livrer à Trocilla et à ses hiboux. »

la sultane.

Ce discours de Polychresta m’enchante.

la seconde femme.

Le prince était disposé à sacrifier Trocilla, pourvu qu’on lui accordât Lively.

la sultane.

Notre lot est d’aimer le souverain, d’adoucir le fardeau du sceptre, et de lui faire des enfants. J’ai quelquefois demandé des places au sultan pour mes amis, jamais aucune qui tînt à l’honneur ou au salut de l’empire. J’en atteste le sultan. J’ai sauvé la vie à quelques malheureux ; jusqu’à présent je n’ai point eu à m’en repentir.

la seconde femme.

Génistan proposa donc l’avis de sa nouvelle épousée au conseil, où il passa d’un consentement unanime. Il ne s’agissait plus que d’être autorisé par les prêtres, qui partageaient avec les ministres le gouvernement de l’empire, depuis la caducité de Zambador. Il se tint plusieurs synodes, où l’on ne décida rien. Enfin, après bien des délibérations, on annonça au prince qu’il pourrait en sûreté de conscience avoir deux femmes, en vertu de quelques exemples consacrés dans les livres saints, et d’une dispense de la loi, qui ne lui coûterait que cent mille écus.

Génistan partit lui-même pour la Chine, et revit Lively plus aimable que jamais. Il l’obtint de son père, et revint avec elle au Japon. Polychresta ne fut point jalouse de son empressement pour sa rivale, et le prince fut si touché de sa modération, qu’elle devint dès ce moment son unique confidente. Il eut d’elle un grand nombre d’enfants, qui tous vinrent à bien. Il n’en fut pas de même de Lively. Elle n’en put amener que deux à sept mois.

Vérité demeura à la cour pendant plusieurs années ; mais lorsque la mort de Zambador eut transmis le sceptre entre les mains de son fils, elle se vit peu à peu négligée, importune, regardée de mauvais œil, et elle se retira, emmenant avec elle un fils que le prince avait eu de Polychresta, et une fille que Lively lui avait donnée.

Trocilla fut entièrement oubliée et Genistan, partageant son temps entre les affaires et les plaisirs, jouissait du vrai bonheur d’un souverain, de celui qu’il procurait à ses sujets, lorsqu’il survint une aventure qui surprit étrangement la cour et la nation.


Ici la sultane ordonna au premier émir de continuer ; mais l’émir ayant toussé deux fois avant de commencer, Mirzoza comprit que le sultan venait d’entrer. « Assez, » dit-elle ; et l’assemblée se retira.