L’Oiseau blanc, conte bleu
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 406-416).


QUATRIÈME SOIRÉE.


la sultane.

Je trouve mon lit mal fait… Où en étions-nous ?… Est-ce toujours le prince qui raconte ?

— Oui, madame.

— Et que dit-il ?

la première femme.

Il dit : « Je ne sus d’abord où je me retirerais. Après quelques réflexions sur mon ignorance, car je n’avais jamais donné dans ces harangues où l’on me félicitait de mon profond savoir, il me prit envie de renouer connaissance avec Vérité, chez laquelle j’avais passé mes premières années. Je partis dans le dessein de la trouver ; et comme je n’étais occupé d’aucune passion qui m’éloignât de son séjour, je n’eus presque aucune peine à la rencontrer. Je voyageai cette fois dans des dispositions d’âme plus favorables que la première. Les femmes de votre cour, seigneur, et la princesse Lirila ne me donnèrent pas les mêmes distractions que les jeunes vierges de la guenon couleur de feu. »

la sultane.

Je crois, en effet, que l’image d’une jolie femme est mauvaise compagnie pour qui cherche Vérité.

la première femme.

« J’avais entièrement oublié les usages de la cour de cette fée, lorsque j’y arrivai ; et je fus tout étonné de n’y voir que des gens presque nus. Les riches vêtements dont je m’étais précautionné m’auraient été tout à fait inutiles, peut-être même y déshonoré, si la fée m’eût laissé libre sur mes actions. Ce n’étaient ici, et au Tongut, que des magnificences. Chez la fée Vérité, tout était, au contraire, d’une extrême simplicité : des tables d’acajou, des boisures unies, des glaces sans bordures, des porcelaines toutes blanches, presque pas un meuble nouveau.

« Lorsqu’on m’introduisit, la fée était vêtue d’une gaze légère, qu’elle prenait toujours pour les nouveaux venus, mais qu’elle quittait à mesure qu’on se familiarisait avec elle. La chaise longue sur laquelle elle reposait n’aurait pas été assez bonne pour la bourgeoise la plus raisonnable ; elle était d’un bleu foncé, relevée par des carreaux de Perse, fond blanc. Je fus surpris de ce peu de parure. On me dit que la fée n’en prenait presque jamais davantage, à moins qu’elle n’assistât à quelque cérémonie publique, ou qu’un grand intérêt ne la contraignît de se déguiser, comme lorsqu’il fallait paraître devant les grands. Toutes ces occasions lui déplaisaient, parce qu’elle ne manquait guère d’y perdre de sa beauté. Elle avait surtout une aversion insurmontable pour le rouge, les plumes, les aigrettes et les mouches. Les pierreries la rendaient méconnaissable. Elle ne se parait jamais qu’à regret.

« Elle avait à ses côtés une nièce qui s’appelait Azéma, ou, dans la langue du pays, Candeur. Cette nièce avait d’assez beaux yeux, la physionomie douce, et par-dessus cela, le teint de la plus grande blancheur. Cependant elle ne plaisait pas : elle avait toujours un air si fade, si insipide, si décent, qu’on ne pouvait l’envisager sans se sentir peu à peu gagner d’ennui. Sa tante aurait bien voulu la marier, et même avec moi ; car elle avait vingt-deux ans passés, temps où l’on doit épouser ou jamais. Mais pour être son neveu, il aurait fallu courir sur les brisées du génie Rousch, qui en était éperdu.

« Rousch était le plus vilain, le plus dangereux, le plus ignoble des génies. Il était mince, il avait le teint basané, la figure commune, l’air sournois, les yeux renfoncés et couverts, les lèvres épaisses, l’accent gascon, les cheveux crépus, la bouche grande et les dents doubles. »

la sultane.

Ne m’avez-vous pas dit que Rousch signifiait, dans la langue du pays, Menteur ?

la première femme.

Je crois qu’oui.

« Rousch était très méchante langue. Pour de l’esprit, il en voulait avoir. Il était fat, petit-maître, insolent avec les femmes, lâche avec les hommes, grand parleur, ayant beaucoup de mémoire et n’en ayant pas encore assez, ignorant les bonnes choses, la tête pleine de frivolités, faisant des nouvelles, apprêtant des contes, imaginant des aventures scandaleuses, qu’il nous débitait comme des vérités. Nous donnions là-dedans ; il riait sous cape, et nous prenait pour des imbéciles, lui, pour un esprit supérieur. »

la sultane.

Ne fut-ce pas ce même personnage qui inventa le grand art de persiffler ? Si cela n’est pas, laissez-le-moi croire.

la première femme.

« La fée me paraissait plus digne d’attention que sa nièce. Je commençais à me faire à son air austère et sérieux. Elle avait des charmes, mais on n’en était pas toujours touché. Elle ne changeait point, mais on était journalier avec elle. Ce qui me rebutait quelquefois, c’était une sécheresse excessive. Son visage seulement conservait quelque sorte d’embonpoint. Sa taille était ordinaire. Elle avait l’air noble, la démarche grave et composée, les yeux pénétrants et petits, quelque chose d’intéressant dans la physionomie, la bouche grande, les dents belles, les cheveux de toutes sortes de couleurs. On remarquait dans ses traits je ne sais quoi d’antique qui ne plaisait pas à tout le monde. Elle ne manquait pas d’esprit. Pour des connaissances, personne n’en avait davantage et de plus sûres. Elle ne laissait rien entrer dans sa tête, sans l’avoir bien examiné. Du reste, sans enjouement et sans aménité, aimant la promenade, la philosophie, la solitude et la table ; écrivant durement ; ayant tout vu, tout lu, tout entendu, tout retenu, excepté l’histoire et les voyages ; faisant ses délices des ouvrages de caractère et de mœurs, pourvu que la religion n’y fût point mêlée. Il était défendu de parler en sa présence de son dieu, de sa maîtresse et de son roi. Les mathématiques étaient presque son unique étude. La musique ne lui déplaisait pas, surtout l’italienne. Elle avait peu de gout pour la poésie. Elle aimait les enfants à la folie ; aussi lui en envoyait-on de toutes parts ; mais elle ne les gardait pas longtemps : à peine avaient-ils l’âge de raison, que Rousch et ses partisans nombreux les lui débauchaient. »

la sultane.

La fée n’était-elle pas là, lorsque Génistan en parlait ainsi ?

la première femme.

Oui, madame.

la sultane.

Comment prit-elle ce portrait, qui n’était pas flatté ?

la première femme.

Elle s’avança vers lui, l’embrassa tendrement ; et le prince continua.

« Je fus du nombre de ceux que Rousch entreprit ; mais j’aimais la fée et j’en étais aimé. Le moyen de lui plaire, en me liant avec le seul génie qu’elle eût en aversion ! Je m’appliquai donc à éloigner Rousch. Il en fut piqué. Azéma, sur laquelle il avait des vues, s’avisa d’en avoir sur moi ; et voilà Rousch furieux. C’était bien à tort, car je n’avais pas le moindre dessein qui pût l’alarmer. La tante eut beau me vanter la bonté de son esprit et la douceur de son caractère, je répondis aux éloges de l’une et aux agaceries insinuantes de sa nièce, qu’Azéma ferait assurément le bonheur de son époux, mais que je ne pouvais faire le sien ; et il n’en fut plus question. Cependant Rousch ne me le pardonna pas davantage. Il se promit une vengeance proportionnée à l’injure qu’il prétendait avoir reçue. Il médita d’abord de se battre ; mais après y avoir un peu réfléchi, il trouva qu’il n’en avait pas le courage. Il aima mieux recourir à son art. Il redoubla de rage contre Vérité, et se mit à la défigurer d’une si étrange manière, que je ne pus l’aimer ce jour-là. À l’entendre, c’était une pédante, une ennemie des plaisirs et du bonheur ; que sais-je encore ? Je parus froid à la fée ; j’abrégeai les longs entretiens que j’avais coutume d’avoir avec elle : je ne sais même si je n’eus pas une mauvaise honte de l’attachement scrupuleux que je lui avais voué. Cependant je la revis le lendemain, mais d’un air embarrassé. La fée m’avait deviné ; elle me demanda comment je l’avais trouvée la veille.

« — Madame, lui répondis-je, on ne peut pas mieux. Vous êtes charmante en tout temps ; mais hier vous étiez à ravir.

« — Ah ! mon fils, me répondit la fée, Rousch vous a séduit. Quel dommage, et que votre changement m’afflige ! Prince, vous m’abandonnez.

« Je fus sensible à ce reproche ; et me jetant entre les bras de la fée (elle les tenait toujours ouverts à ceux qui revenaient sincèrement à elle), je la conjurai de ne me pas faire un crime d’un discours que la politesse m’avait dicté. »

la sultane.

La politesse ! Est-ce qu’il ne savait pas que c’était une des proches parentes et des bonnes amies de Rousch ?

la première femme.

Pardonnez-moi, madame, la fée le lui avait dit plus d’une fois : aussi Génistan, se jetant à ses genoux, lui jura-t-il de ne plus ménager Rousch et sa parente à ses dépens, dût-il rester muet, et passer ou pour grossier ou pour sot. La fée le reçut en grâce, et lui conta les tours sanglants que Rousch s’amusait à lui jouer. « Tantôt, lui dit-elle, il me rend vieille et surannée, tantôt jeune et difforme ; quelquefois il m’enjolive à tel point, qu’il ne me reste rien de ma dignité, et qu’on me prendrait pour une bouffonne ; d’autres fois il me prête un air sauvage et rechigné. En un mot, sous quelque forme qu’il me présente, je suis estropiée. Il me fait un œil bleu, et l’autre noir ; les sourcils bruns et les cheveux blonds ; mais il a beau me déguiser, les bons yeux me reconnaissent. »

la sultane.

Les dieux n’ont laissé à Rousch qu’un moment d’une illusion qui cesse toujours à sa honte.

la première femme.

« Madame, dit le prince en se tournant du côté de la fée, me parlait ainsi lorsqu’on lui annonça le prince Lubrelu, ou, dans la langue du pays, Brouillon ; et la princesse Serpilla, ou, dans la langue du pays, Rusée. C’étaient deux élèves qu’on lui envoyait. « Ah ! dit la fée en fronçant le sourcil, que veut-on que je fasse de ces gens-là ? » Elle les reçut assez froidement, et sans demander des nouvelles de leurs parents. »

la sultane.

À vous, madame seconde.

LA SECONDE FEMME.

« Lubrelu salua la fée fort étourdiment. Il était assez joli garçon, mais louche et bègue. Il parlait beaucoup et sans suite ; n’était d’accord avec lui-même, que quand il n’y pensait pas ; grand disputeur, souvent il prenait les raisons de son sentiment pour des objections ; sourd d’une oreille, quelquefois il entendait mal et répondait bien, ou entendait bien et répondait mal. Dès le même soir, il fut ami de Rousch.

« Pour Serpilla, elle était petite, maigre et noire ; elle contrefaisait la vue basse ; elle avait le nez retroussé, le visage chiffonné, les coins de la bouche relevés : si elle méditait une méchanceté, elle en tirait en bas le coin gauche ; c’était un tic. Son menton était pointu, ses sourcils bruns et prolongés vers les tempes ; ses mains noires et sèches, mais elle ne quittait jamais ses gants. Elle parlait peu, pensait beaucoup, examinait tout, ne faisait aucune démarche, ne tenait aucun propos sans dessein ; jouait toute sorte de personnages, l’étourdie ; la distraite, la niaise, et n’avait jamais plus d’esprit que quand on était tenté de la prendre pour une idiote.

« Azéma lui déplut d’abord ; et elle s’occupa, dès le premier jour, à la tourner en ridicule, et à lui tendre des panneaux dans lesquels la bonne créature donnait tête baissée. Elle lui faisait voir une infinité de choses qui n’étaient point et ne pouvaient être. Elle se mit en tête de lui persuader que Génistan, moi, pour qui elle se sentait du goût, je l’aimais, elle Azéma, à la folie, mais que je n’osais le lui déclarer.

« — Pourquoi, lui demandait Azéma, se taire opiniâtrement comme il fait ? S’il n’a que des vues honnêtes, que ne parle-t-il à ma tante ?…

« — Princesse, lui répondait Serpilla, vous ne connaissez pas encore les amants délicats. S’adresser à votre tante, ce serait s’assurer de votre personne sans avoir pressenti votre cœur. Vous pouvez compter que le prince périra plutôt de chagrin que de hasarder une démarche qui pourrait vous déplaire…

« — Ah ! reprit Azéma, pour cela je ne veux pas qu’il périsse ; je ne veux pas même qu’il souffre…

« — Cependant cela est, et cela durera, si vous n’y mettez pas ordre…

« — Mais comment faut-il que je m’y prenne ? Je suis si neuve et si gauche à tout…

« — Je le regarderais tendrement lorsqu’il viendrait chez ma tante ; s’il lui arrivait de me donner la main, je la serrerais de distraction ; je jetterais un mot, et puis un autre…

« — En vérité, j’ai peur d’avoir fait tout cela sans y penser…

« — Si cela est, il faut avouer que ce Génistan est un cruel homme. Je n’y vois plus qu’un remède…

« — Et quel est-il ?…

« — Ho ! non, je ne vous le dirai pas…

« — Et pourquoi ?…

« — C’est que si je vous le disais, vous le confieriez peut-être à votre tante…

« — Ne craignez rien ; vous ne sauriez croire combien je suis discrète…

« — Eh bien ! j’écrirais…

« — Si c’est là votre secret, n’en parlons plus ; je n’oserais jamais m’en servir…

« — N’en parlons plus, comme vous dites. Il me semble qu’il fait beau, et qu’un tour de promenade vous dissiperait…

« — Très volontiers ; nous rencontrerons peut-être le prince Génistan…

« — Le prince a renoncé à tout amusement. S’il se promène, c’est dans des lieux écartés et solitaires. Je ne sais où le conduira cette triste vie. S’il en mourait pourtant, c’est vous qui en seriez la cause…

« — Mais je ne veux pas qu’il meure, je vous l’ai déjà dit…

« — Écrivez-lui donc…

« — Je n’oserais ; et puis je ne sais que lui écrire…

« — Que ne m’en chargez-vous ? Vous me connaissez un peu, et vous ne me croyez pas, sans doute, aussi maladroite que je le parais. J’arrangerai les choses avec toute la décence imaginable. La lettre sera anonyme. Si la déclaration réussit, c’est vous qui l’aurez faite ; si elle échoue, ce sera moi…

« — Vous êtes bien bonne… »

la sultane.

Cette Serpilla est une dangereuse créature, et la simple Azéma n’en savait pas assez pour sentir ce piège. La lettre fut-elle écrite ?

la seconde femme.

Le prince dit que oui.

la sultane.

Fut-elle répondue ?

la seconde femme.

Le prince dit que non.

la sultane.

Et pourquoi ?

la seconde femme.

« Je n’avais garde, dit le prince, de me fier à Serpilla, et cela sous les yeux de la fée, qui nous aurait devinés d’abord, et qui ne m’aurait jamais pardonné cette intrigue. Azéma fut désolée de mon silence, mais elle ne se plaignit pas. Sa méchante amie se fit un mérite auprès d’elle de la démarche hardie qu’elle avait faite pour la servir, et Azéma l’en remercia sincèrement. Rousch ne fut pas si scrupuleux que moi ; on dit qu’il tira parti de Serpilla. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’on remarqua de la liaison entre eux, et qu’ils formèrent avec Lubrelu une espèce de triumvirat qui mit en fort peu de temps la cour de la fée sens dessus dessous. On s’évitait, on ne se parlait plus ; c’étaient des caquets et des tracasseries sans fin ; on se boudait sans savoir pourquoi, et la fée en était de fort mauvaise humeur. »

la sultane.

C’est, en vérité, comme ici ; et je croirais volontiers que ce triumvirat subsiste dans toutes les cours.

la seconde femme.

« La fée fit publier pour la centième fois les anciennes lois contre la calomnie ; elle défendit de hasarder des conjectures sur la réputation d’un ennemi, même sur celle d’un méchant notoire, sous peine d’être banni de sa cour ; elle redoubla de sévérité ; et s’il nous arrivait quelquefois de médire, elle nous arrêtait tout court, et nous demandait brusquement : « Est-ce à vous que le fait est arrivé ? Ce que vous racontez, l’avez-vous vu ? » Elle était rarement satisfaite de nos réponses. Elle m’interdit une fois sa présence pendant quatre jours, pour avoir assuré une aventure arrivée au Tongut tandis que j’y étais, mais à laquelle je n’avais eu aucune part, et que je n’avais apprise que par le bruit public.

« Malgré les défenses de Vérité, Lubrelu avait toutes les peines du monde à se contenir. Il lui échappait à tout moment des choses peu mesurées qui offensaient moins de sa part que d’une autre, parce qu’il y avait, disait-on, dans son fait plus de sottise et d’étourderie que de méchanceté : il croyait parler sans conséquence, en disant hautement que j’étais bien avec la tante, et passablement avec la nièce ; qu’il y avait entre nous un arrangement le mieux entendu, et que le jour j’appartenais à Azéma, et la nuit à Vérité.

« Rousch, qui était présent, lui répondit qu’il lui abandonnait la vieille fée pour en disposer à sa fantaisie, mais qu’il prétendait qu’on s’écoutât quand on parlait d’Azéma. S’écouter, c’est ce que Lubrelu n’avait fait de sa vie ; il répondit à Rousch par une pirouette, et lui laissa murmurer entre ses dents qu’il était épris d’Azéma ; que personne ne l’ignorait ; qu’il en était aimé ; qu’il méditait depuis longtemps de l’épouser ; et que, quoiqu’il eût commencé avec elle par où les autres finissent, il n’en était pas moins amoureux.

« Lubrelu ne perdit pas ces derniers mots, qu’il redit le lendemain à Azéma, y ajoutant quelques absurdités fort atroces. Azéma en fut affligée, et s’en alla, en pleurant, se plaindre à sa tante, et la prier de l’envoyer pour quelque temps chez la fée Zirphelle, ou, dans la langue du pays, Discrète, son autre tante : Vérité y consentit. On tint le départ secret, et Azéma disparut sans que Rousch en sût rien. Il fit du bruit quand il l’apprit ; mais Azéma était déjà bien loin : il courut après elle, ne la rejoignit point, et revint une fois plus hideux, me soupçonnant d’avoir enlevé ses amours, et bien résolu de m’en faire repentir. Ses menaces ne m’effrayèrent point ; je n’ignorais pas que sa puissance était limitée, et qu’il ne me nuirait jamais que de concert avec le génie Nucton, ou comme qui dirait Sournois, qui résidait à mille lieues et plus du palais de Vérité. Mais qui l’eût cru ? Rousch disparut un matin, et l’on sut qu’il était allé consulter Nucton sur les moyens de se venger.

« Il n’était pas à un quart de lieue, qu’on entendit un grand fracas dans les avant-cours ; on crut que c’était Rousch qui revenait : point du tout, c’était une de ses amies et des parentes de Lubrelu, que le hasard avait jetée dans cette contrée ; on l’appe­lait Trocilla, comme qui dirait Bizarre. Sa manie était de courir sans savoir où elle allait ; pourvu qu’elle ne suivît pas la grande route, elle était contente : aussi apprîmes-nous qu’elle s’était en­gagée dans des chemins de traverse où son équi­page avait été mis en pièces, et qu’elle arrivait sur une mule rétive, crottée, déchirée, dans un dés­ordre à faire mourir de rire.

« On lui donna un appartement : il y en avait toujours de reste chez Vérité ; elle se reposait en attendant ses gens, qu’elle maudissait, et qui ne demeuraient pas en reste avec elle. Ils arrivèrent enfin. On tira ses femmes d’une berline en souricière ; c’étaient trois espèces de boiteuses : l’une boitait à droite, l’autre à gauche, la troisième des deux côtés. Trocilla, qui les examinait d’une croisée, trouvait leur allure si ridicule, qu’elle en riait à gorge déployée, comme si l’étrange spectacle de ces trois boiteuses, qui se hâtaient de venir, eût été nouveau pour elle. Tandis qu’un cocher en scaramouche et un valet en arlequin dételaient de la voiture deux chevaux, l’un blanc et l’autre noir, Trocilla était à sa toilette, qui commença sur les cinq heures du soir, et qui finit à peine à huit, qu’elle se présenta chez la fée Vérité.

« Je n’ai rien vu de si extravagant que sa parure, et sa personne attira mon attention et celle de tout le monde.

la sultane.

C’est le privilège de la singularité plus encore que de la beauté. Les hommes se livrent plus promptement à ce qui les surprend qu’à ce qu’ils admireraient.


La sultane prononça cette réflexion sensée d’un ton faible et entrecoupé qui annonçait l’approche du sommeil.

la seconde femme.

« Trocilla était plutôt grande que petite, mal proportionnée : c’étaient de longues jambes au bout de longues cuisses, qui lui donnaient l’air d’une sauterelle, surtout quand elle était assise : point de taille ; un bras potelé, et l’autre sec ; une main laide et difforme, et l’autre jolie ; un pied petit et délicat dans une grande mule rembourrée, un autre pied grand et mal fait, enchâssé dans une petite mule ; mais cela n’y faisait rien : par ce moyen, elle avait deux mules égales. Son épaule droite était un peu plus haute que la gauche ; à la vérité, un corps et l’éducation avaient affaibli ce défaut : elle avait des couleurs et point de teint ; un œil bleu et un œil gris ; le nez long et pointu ; la bouche charmante quand elle riait ; mais par malheur pour ceux qui l’approchaient, elle avait des journées tristes sans savoir pourquoi, car elle ne voulait pas que ce fût des vapeurs ou des nerfs.

« Elle avait une robe de satin couleur de rosé, avec des parures violettes ; une simarre de velours bleu, garnie de crêpe ; un nœud de diamants, d’où pendait une riche dévote, dans un temps où l’on n’en portait plus ; une girandole de très beaux brillants à l’oreille droite, et une perle d’orient à la gauche ; une plume verte dans sa coiffure, dont un des côtés était en papillon, et l’autre en bat­tant l’œil, avec un énorme éventail à la main.

« Voilà l’ajustement sous lequel nous apparut Trocilla. »

la sultane.

La perle à l’oreille gauche est de trop.

la seconde femme.

« Elle salua Vérité sans la regarder ; s’étendit indécemment sur une sultane, tira de sa poche une lorgnette, dont elle ne se servit point, jeta à travers une conversation fort sérieuse trois ou quatre mots déplacés et plaisants, se moqua d’elle et du reste de la compagnie, et se retira. »

la sultane.

Je vous conseille de l’imiter. Après la nuit dernière, je crois que vous pourriez avoir besoin de repos. Bonsoir, messieurs ; mesdames, bonsoir ; car je crois que vous allez vous coucher.