L’Oiseau blanc, conte bleu
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 381-386).




PREMIÈRE SOIRÉE.


La favorite se couchait de bonne heure, et s’endormait fort tard. Pour hâter le moment de son sommeil, on lui chatouillait la plante des pieds, et on lui faisait des contes ; et pour ménager l’imagination et la poitrine des conteurs, cette fonction était partagée entre quatre personnes, deux émirs et deux femmes. Ces quatre improvisateurs poursuivaient successivement le même récit aux ordres de la favorite. Sa tête était mollement posée sur son oreiller, ses membres étendus dans son lit, et ses pieds confiés à sa chatouilleuse, lorsqu’elle dit : « Commencez ; » et ce fut la première de ses femmes qui débuta par ce qui suit.


la première femme.

Ah ! ma sœur, le bel oiseau ! Quoi ! vous ne le voyez pas entre les deux branches de ce palmier, passer son bec entre ses plumes, et parer ses ailes et sa queue ? Approchons doucement ; peut-être qu’en l’appelant il viendra ; car il a l’air apprivoisé. « Oiseau mon cœur, oiseau mon petit roi, venez, ne craignez rien ; vous êtes trop beau pour qu’on vous fasse du mal. Venez ; une cage charmante vous attend ; ou si vous préférez la liberté, vous serez libre. »

L’oiseau était trop galant pour se refuser aux agaceries de deux jeunes et jolies personnes. Il prit son vol, et descendit légèrement sur le sein de celle qui l’avait appelé. Agariste, c’était son nom, lui passant sur la tête une main qu’elle laissait glisser le long de ses ailes, disait à sa compagne : « Ah ! ma sœur, qu’il est charmant ! Que son plumage est doux ! qu’il est lisse et poli ! Mais il a le bec et les pattes couleur de rosé, et les yeux d’un noir admirable ! »

LA SULTANE.

Quelles étaient ces deux femmes ?

LA PREMIÈRE FEMME.

Deux de ces vierges que les Chinois renferment dans des cloîtres.

LA SULTANE.

Je ne croyais pas qu’il y eût des couvents à la Chine.

LA PREMIÈRE FEMME.

Ni moi non plus. Ces vierges couraient un grand péril à cesser de l’être sans permission. S’il arrivait à quelqu’une de se conduire maladroitement, on la jetait pour le reste de sa vie dans une caverne obscure, où elle était abandonnée à des génies souterrains. Il n’y avait qu’un moyen d’échapper à ce supplice, c’était de contrefaire la folle ou de l’être. Alors les Chinois qui, comme nous et les Musulmans, ont un respect infini pour les fous, les exposaient à la vénération des peuples sur un lit en baldaquin, et, dans les grandes fêtes, les promenaient dans les rues au son de petites clochettes et de je ne sais quels tambourins à la mode, dont on m’a dit que le son était fort harmonieux.

LA SULTANE.

Continuez ; fort bien, madame. Je me sens envie de bâiller.

LA SECONDE FEMME.

Voilà donc l’oiseau blanc dans le temple de la grande guenon couleur de feu.

LA SULTANE.

Et qu’est-ce que cette guenon ?

LA SECONDE FEMME.

Une vieille pagode très encensée, la patronne de la maison. D’aussi loin que les vierges compagnes d’Agariste l’aperçurent avec son bel oiseau sur le poing, elles accourent, l’entourent, et lui font mille questions à la fois. Cependant l’oiseau s’élevant subitement dans les airs, se met à planer sur elles ; son ombre les couvre, et elles en conçoivent des mouvements singuliers. Agariste et Mélisse éprouvent les premières les merveilleux effets de son influence. Un feu divin, une ardeur sacrée s’allument dans leur cœur ; je ne sais quels épanchements lumineux et subtils passent dans leur esprit, y fermentent, et de deux idiotes qu’elles étaient, en font les filles les plus spirituelles et les plus éveillées qu’il y eut à la Chine : elles combinent leurs idées, les comparent, se les communiquent, et y mettent insensiblement de la force et de la justesse.

la sultane.

En furent-elles plus heureuses ?

la seconde femme.

Je l’ignore. Un matin l’oiseau blanc se mit a chanter, mais d’une façon si mélodieuse, que toutes les vierges en tombèrent en extase. La supérieure, qui jusqu’à ce moment avait fait l’esprit fort et dédaigné l’oiseau, tourna les yeux, se renversa sur ses carreaux et s’écria d’une voix entrecoupée : « Ah ! je n’en puis plus !… je me meurs !… je n’en puis plus !… Oiseau charmant, oiseau divin, encore un petit air. »

la sultane.

Je vois cette scène ; et je crois que l’oiseau blanc avait grande envie de rire en voyant une centaine de filles sur le côté, l’esprit et l’ajustement en désordre, l’œil égaré, la respiration haute, et balbutiant d’une voix éteinte des oraisons affectueuses à leur grande guenon couleur de feu. Je voudrais bien savoir ce qu’il en arriva.

la seconde femme.

Ce qu’il en arriva ? Un prodige, un des plus étonnants prodiges dont il soit fait mention dans les annales du monde.

la sultane.

Premier émir, continuez.

le premier émir.

Il en naquit nombre de petits esprits, sans que la virginité de ces filles en souffrît.

la sultane.

Allons donc, émir, vous vous moquez. Je veux bien qu’on me fasse des contes ; mais je ne veux pas qu’on me les fasse aussi ridicules.

le premier émir.

Songez donc, madame, que c’étaient des esprits.

la sultane.

Vous avez raison ; je n’y pensais pas. Ah ! oui, des esprits !

La sultane prononça ces derniers mots en bâillant.

le premier émir.

On avertit la supérieure de ce prodige. Les prêtres furent assemblés ; on raisonna beaucoup sur la naissance des petits esprits : après de longues altercations sur le parti qu’il y avait à prendre, il fut décidé qu’on interrogerait la grande guenon. Aussitôt les tambourins et les clochettes annoncent au peuple la cérémonie. Les portes du temple sont ouvertes, les parfums allumés, les victimes offertes ; mais la cause du sacrifice ignorée. Il eût été difficile de persuader aux fidèles que l’oiseau était père des petits esprits.

la sultane.

Je vois, émir, que vous ne savez pas encore combien les peuples sont bêtes.

le premier émir.

Après une heure et demie de génuflexions, d’encensements et d’autres singeries, la grande guenon se gratta l’oreille, et se mit à débiter de la mauvaise prose qu’on prit pour de la poésie céleste :


Pour conserver l’odeur de pucelage
Dont ce lieu saint fut toujours parfumé,
Que loin d’ici le galant emplumé
Aille chanter et chercher une cage.
Vierges, contre ce coup armez-vous de courage ;
Vous resterez encor vierges, ou peu s’en faut :
Vos cœurs, aux doux accent de son tendre ramage,
Ne s’ouvriront pas davantage ;
Telle est la volonté d’en haut.
Et toi qu’il honora de son premier hommage,
Qui lui fis de mon temple un séjour enchanté,
Modère la douleur dont ton âme est émue ;
L’oiseau blanc a pour toi suffisamment chanté.
Agariste, il est temps qu’il cherche Vérité,
Qu’il échappe au pouvoir du mensonge ; et qu’il mue.

la sultane.

Mademoiselle, vous avez ce soir le toucher dur, et vous me chatouillez trop fort. Doucement, doucement… fort bien, comme cela… ah ! que vous me faites de plaisir ! Demain, sans différer, le brevet de la pension que je vous ai promise sera signé.

le premier émir.

On ne fut pas fort instruit par cet oracle : aussi donna-t-il lieu à une infinité de conjectures plus impertinentes les unes que les autres, comme c’est le privilège des oracles. « Qu’il cherche vérité, disait l’une ; c’est apparemment le nom de quelque colombe étrangère à laquelle il est destiné. — Qu’il échappe au mensonge, disait une autre, et qu’il mue. Qu’il mue ! ma sœur ; est-ce qu’il muera ? C’est pourtant dommage, il a les plumes si belles ! » aussi toutes reprenaient : « Ma sœur Agariste l’a tant fait chanter ! tant fait chanter ! »

Après qu’on eut achevé de brouiller l’oracle à force de l’éclaircir, la prêtresse ordonna, par provision, que l’oiseau libertin serait renfermé, de crainte qu’il ne perfectionnât ce qu’il avait si heureusement commencé, et qu’il ne multipliât son espèce à l’infini. Il y eut quelque opposition de la part des jeunes recluses ; mais les vieilles tinrent ferme, et l’oiseau fut relégué au fond d’un dortoir, où il passait les jours dans un ennui cruel. Pour les nuits, toujours quelque vierge compatissante venait sur la pointe du pied le consoler de son exil. Cependant elles lui parurent bientôt aussi longues que les journées. Toujours les mêmes visages ! toujours les mêmes vierges !

la sultane.

Votre oiseau blanc est trop difficile. Que lui fallait-il donc ?

le premier émir.

Avec tout l’esprit qu’il avait inspiré à ces recluses, ce n’étaient que des bégueules fort ennuyeuses : point d’airs, point de manège, point de vivacité prétendue, point d’étourderies concertées. Au lieu de cela, des soupirs, des langueurs, des fadeurs éternelles et d’un ton d’oraison à faire mal au cœur. Tout bien considéré, l’oiseau blanc conclut en lui-même qu’il était temps de suivre son destin, et de prendre son vol ; ce qu’il exécuta après avoir encore un peu délibéré. On dit qu’il lui revint quelques scrupules sur des serments qu’il avait faits à Agariste et à quelques autres. Je ne sais ce qui en est.

la sultane.

Ni moi non plus. Mais il est certain que les scrupules ne tiennent point contre le dégoût ; et que si les serments ne coûtent guère à faire aux infidèles, ils leur coûtent encore moins à rompre.

À la suite de cette réflexion, la sultane articula très-distinctement son troisième bâillement, le signe de son sommeil ou de son ennui, et l’ordre de se retirer ; ce qui s’exécuta avec le moins de bruit qu’il fut possible.