L’Occupation égyptienne du Haut Nil

L’Occupation égyptienne du Haut Nil
Henri Deherain

Revue des Deux Mondes tome 150, 1898


L’OCCUPATION ÉGYPTIENNE
DU HAUT NIL

I. S. Baker, Ismaïlia ; Londres, 1874, 2 vol. — II. Emin Pascha, Eine Sammlung von Reisebriefen und Berichten aus den ehemals ægyptischen Æquatorial provinzen ; Herausgegeben von Dr. Georg Schweinfurth und Dr. Friedrich Ratzel : Leipzig, 1888. — III. Rev. C. T. Wilson and R. W. Felkin, Uganda and the Egyptian Sudan ; Londres, 1882, 2 vol. — IV. W. Junker, Reisen in Africa ; Vienne, 1880-90, 3 vol. — V. Major Gaetano Casati, Zehn Jahren in Æquatoria ; Bamberg, 1891, 2 vol. — VI. Slatin Pascha, Feuer und Schwert im Sudan ; Leipzig, 1896. — VII. Birbeck Hill, Colonel Gordon in Central Africa ; Londres, 1879. — VIII. R. Buchta, Der Sudan unter ægyptischer Herrschaft ; Leipzig, 1888. — IX. L. Hevesi, Wilhelm Junker. Lebensbild eines Afrikaforschers ; Berlin, 1890. — X. G. Schweitzer, Emin Pascha. Eine Darstellung seines Lebens und Wirkens mit Benutzung seiner Tagebücher, Briefe und wissenschaftlichen Aufzeichnungen ; Berlin, 1898. — XI. Documens recueillis au Caire.


Pendant cinquante ans environ, la domination égyptienne dans le Soudan oriental ne varia pas notablement d’étendue. Elle conserva les limites atteintes après les campagnes heureuses de 1820-22, qui soumirent à la volonté de Mehemet-Ali, le Dongola et le Berber, le Sennar et le Kordofan.

Mais en 1869, le khédive Ismaïl-Pacha résolut d’accroître ses possessions dans l’Afrique équatoriale.

Il donna l’ordre de fonder des postes militaires dans la région traversée par le Nil Blanc, par les rivières qui, en s’unissant, forment le Bahr-el-Ghasal, et par le haut cours de l’Ouellé. Cette occupation du Haut Nil ne dura qu’une quinzaine d’années. En 1884, en effet, les Mahdistes conquirent plusieurs des postes égyptiens, et ceux qui leur avaient échappé furent en 1885 l’objet d’une renonciation de la part du gouvernement khédivial.

Il y a bien des façons d’occuper un pays, depuis celle des navigateurs portugais ou espagnols des XVe et XVIe siècles qui descendaient sur un rivage inconnu, y plantaient une colonne aux armes de leur roi, l’en déclaraient maître, puis se rembarquaient, et celle qui a réussi à faire, d’une Algérie ou d’une Australie, comme une prolongation de la métropole. Dans quelles limites l’Egypte a-t-elle occupé le Haut-Nil ? Comment a-t-elle compris son rôle de puissance colonisatrice ? En quoi les habitans ont-ils eu lieu de se féliciter de sa présence ? voilà, nous semble-t-il, ce qu’on a jusqu’à présent trop négligé de rechercher.


I. — LE HAUT NIL DE 1839 A 1869

La découverte du Haut Nil Blanc date d’une soixantaine d’années. Après la fondation de Khartoum par les Egyptiens en 1822, plusieurs explorateurs, parmi lesquels le Français Linant de Belle-fonds, remontèrent le fleuve. Mais aucun d’eux ne dépassa le 10° de lat. Nord. Sur les contrées situées plus au sud, où « se cachait, disait-on, la tête du Nil », on en était donc encore resté aux notions que les Arabes du moyen âge avaient empruntées à Ptolémée, les géographes modernes à ceux-ci, et que J.-B. Bourguignon d’Anville avait, au milieu du XVIIIe siècle, très exactement résumées dans un mémoire justement réputé[1].

Or, en 1839, Mehemet-Ali, soit par caprice, soit dans une vue intéressée, résolut de faire explorer les régions inconnues, au sud du Soudan égyptien, et n’ordonna rien de moins que « de découvrir les sources du Nil Blanc. » Trois expéditions partirent successivement de Khartoum en 1839, 1840 et 1841. Elles n’atteignirent pas les sources du Nil, mais ayant remonté le fleuve jusque dans les parages du 5° de latitude Nord, elles rapportèrent des connaissances géographiques entièrement nouvelles sur la région qu’elles avaient traversée. Que le Nil Blanc est navigable depuis Khartoum jusqu’au 5°, c’est-à-dire sur une longueur de douze cents kilomètres ; que de novembre jusqu’en avril les vents soufflent du nord ; qu’au sud du 9° vivent de nombreux troupeaux d’éléphans, et que le pays est en conséquence riche en ivoire ; qu’il est habité par des populations douces et accueillantes, voilà ce qu’en 1839 on ignorait, mais ce qu’en 1842, on sut d’autant plus sûrement que la troisième expédition avait confirmé les rapports de la seconde, comme celle-ci ceux de la première.

La diffusion de ces notions provoqua un certain mouvement commercial. De simples particuliers, les uns Européens, les autres Arabes équipèrent à leurs frais des bateaux et partirent de Khartoum pour aller chercher sur les rivages du Haut Nil ces dents d’éléphant qu’on y disait être si abondantes. Les indigènes leur vendaient de l’ivoire, pour des verroteries et de menus objets sans valeur. Peu à peu, ils s’aventurèrent à droite et à gauche du Nil Blanc, dans des contrées restées inconnues aux explorateurs de 1839-42, et entrèrent aussi dans le Bahr-el-Ghasal. Ils y fondèrent bientôt des établissemens à demeure, des zéribas, postes fortifiés, entourés d’une épaisse haie vive, où leurs commis résidaient en permanence.

Malheureusement, au commerce licite de l’ivoire, vint bientôt s’ajouter l’abominable trafic de la traite des esclaves. Dans tout le Soudan égyptien, on s’y livrait sans contrainte ni mystère. Chaque année, les soldats de l’armée régulière, encadrés par leurs officiers, quittaient leurs garnisons de Khartoum, de Sennar ou d’El Obeid, pour aller enlever des nègres dans les montagnes du Fazoql et du Nouba. Les découvertes de 4839-42 avaient agrandi le domaine de la chasse à l’homme. Vers 1860, les négocians européens se retirèrent, et dorénavant on vit plus nombreux chaque année sur les marchés de Khartoum, de Berber et du Caire ces Dinkas, ces Chillouks, ces Berris, enlevés sur les bords du Nil par ces pirates qu’on nommait des Dongolais.

Pendant bien des années, on n’en saurait donc douter, le gouvernement égyptien fit peu de cas des régions du Haut Nil. Quelle absence d’esprit de suite dans sa politique ! Il arme à ses frais des expéditions qui sont assez heureuses pour découvrir des pays féconds en ressources et d’accès facile. La prise de possession semblait la conséquence logique de l’exploration. Le gouvernement se désintéresse, au contraire, des contrées qu’il a, pour leur plus grand malheur, du reste, tirées de l’obscurité qui les couvrait.

A Khartoum, le commerce du Haut Nil nourrit quantité de gens. Les gouverneurs généraux du Soudan voient, de la terrasse de leur résidence, les dahabiés appareiller chaque année en octobre pour le sud, et revenir en mars. Cependant ils ne tentent même pas de mettre le holà aux actes de brigandage qui se commettent dans ces régions où règne seul le droit de la force.


II. — LES MISSIONS DE SAMUEL BAKER ET DE GORDON, 1869-76

En 1869, le khédive Ismaïl-Pacha décida enfin l’annexion des contrées du Haut Nil au Soudan égyptien. La ferme volonté d’anéantir la traite des esclaves fut le mobile apparent de sa résolution. Eut-elle pour mobiles réels l’espoir d’ajouter des ressources nouvelles à celles que la terre féconde d’Égypte livrait sans répit à ce prodigue et sans cependant le satisfaire, ou bien le désir de continuer l’œuvre de Mehemet-Ali son aïeul, qu’il se piquait d’imiter ? Nous l’ignorons.

Il confia à un voyageur, — nous nous garderons de dire à un explorateur, — qui revenait de l’Afrique équatoriale, Samuel Baker, le soin de mener à bien cette entreprise et lui en fournit très libéralement les moyens. La mission de Baker dura jusqu’en mai 1873, les résultats en furent misérables et hors de proportion avec les dépenses. Baker éleva trois postes égyptiens dans la région du Haut Nil, l’un à Gondokoro, l’autre à Fovera sur le Nil Somerset, qui porte dans le lac Albert les eaux du Victoria, le troisième entre les deux premiers, à Fatiko. Là se borna son œuvre de quatre années. Il essaya d’établir des postes dans l’Ounyoro, mais dut se retirer devant l’énergique résistance de Kabrega, chef du pays.

Baker ne réussit pas davantage à anéantir la traite des esclaves, objet principal de sa mission. En revenant de Gondokoro à Khartoum, il rencontra sur le Nil trois barques chargées d’esclaves qu’on allait vendre dans le Sennar ou au Kordofan : preuve lamentable, mais irréfutable de son insuccès. Baker ne s’était pas représenté les difficultés de son entreprise. Quand il arriva sur le Haut Nil, la traite des esclaves y était organisée depuis dix ou quinze ans. Elle avait déjà ses habitudes et même ses traditions. Les marchands d’esclaves, qui disposaient d’une véritable armée, avaient enveloppé le pays d’un réseau de postes. Quantité de gens au Soudan et en Égypte vivaient de ce commerce immoral, et beaucoup de fonctionnaires en profitaient. Les officiers de Baker eux-mêmes pactisaient avec l’ennemi. Par intérêt, ils souhaitaient donc tous l’échec de Baker, mais en outre, musulmans, partant convaincus de l’infériorité du nègre païen et de la légitimité de l’esclavage, ils ne comprenaient pas pourquoi ce chrétien s’efforçait de rompre avec une coutume sur laquelle repose toute l’organisation sociale. La tâche excédait donc les forces de Baker.

Une année entière se passa, pendant laquelle les pays nouvellement annexés restèrent sans direction. Enfin, en 1874, Gordon fut nommé « gouverneur général des provinces égyptiennes de l’Equateur. » Au service de l’œuvre dont il prenait charge, il mit ce haut sentiment du devoir qui domina sa vie, et cette activité qui étonnait tant ses subordonnés, que l’un d’eux me le définit un jour sous cette forme pittoresque : « Gordon ? un homme qui n’aimait pas à s’asseoir. »

Pendant trois années, de 1874 à 1876, il eut le courage de demeurer sur le Haut Nil, presque seul, la mort ou la maladie l’ayant privé de la plupart de ses lieutenans.

De ses diverses entreprises, Gordon en mena deux à bonne fin. La première fut d’augmenter beaucoup le nombre des postes égyptiens. Il en créa deux sur le Sobat, l’un fut établi dans un lieu particulièrement bien situé, au confluent de la rivière et du Nil Blanc ; l’autre — auquel par un singulier contresens, des voyageurs Européens ont donné le nom de Nasser, sans se douter que ce terme désigne simplement la fonction de chef de poste — était placé en amont sur la rivière, à peu près à l’endroit où M. de Bonchamps, venant d’Abyssinie, s’est arrêté en 1897. Plusieurs postes jalonnèrent le cours même du Nil : Gaba-Chambé, Bor, Redjaf, Laboré, Doufilé. Deux autres furent fondés, l’un à l’ouest du ileuve, dans le Makraka, l’autre à l’est, dans le Latouka. Enfin, Lado devint le centre principal de la province, à la place de Gondokoro, lieu fiévreux et malsain qu’on abandonna.

Gordon réussit encore à lancer deux petits vapeurs, le Khédive et le Nyanza, sur la partie du Nil navigable en amont de Doufilé. Après les avoir préalablement démontés, il les transporta avec une peine extrême et non sans perdre beaucoup d’hommes, au-delà des rapides qui s’échelonnent sur 150 kilomètres de Doulilé à Kiri.

Il eut moins de succès en Ouganda. Trois ans de suite il envoya des missions, que commandèrent Chaillé Long en 1874, E. Linant de Bellefonds en 1875, Emin en 1876. Ils publièrent tous trois en leur temps des récits de leurs voyages, mais, comme toute allusion politique en a été soigneusement écartée, on est réduit à des conjectures sur l’objet que se proposait Gordon. On ne sait donc pas s’il espérait enlever le commerce aux Arabes de Zanzibar et le détourner vers le Nil, ou bien s’il préparait de longue main un protectorat égyptien sur l’Ouganda, précurseur d’une annexion. Il n’obtint aucun résultat appréciable et, après qu’en 1877 Emin fut retourné une seconde fois dans l’Ouganda, l’Egypte renonça à toute velléité d’expansion dans cette contrée.

Mais, lancer des bateaux sur le Nil ou envoyer des missions constituait pour Gordon une partie secondaire de sa tâche. Son devoir, le motif de son séjour dans ces contrées perdues, c’était l’anéantissement de la traite des esclaves.

Sa passion pour la justice comme sa haine de toute vilenie trouvaient également leur compte dans cette œuvre. Son horreur des esclavagistes l’entraînait parfois, lui ce gentleman correct, à des actes surprenans. Il alla un jour, rapporte M. Boulger dans sa Life of Gordon, jusqu’à cravacher l’un d’eux en plein visage et on m’a raconté au Caire qu’un autre de ces misérables ayant été introduit dans la hutte pendant le repas, Gordon hors de lui, se mit, dans l’excès de son indignation, à le larder de coups de fourchette.

Fermer aux marchands d’esclaves toute issue vers le nord, les épier, les prendre sur le fait, avoir la satisfaction de rendre la liberté à leurs victimes, voilà l’œuvre à laquelle Gordon se dévoua de 1874 à 1876. Sa préoccupation dominante se manifeste à chaque page de sa correspondance. Il ne répartit pas ses postes au hasard sur le pays, mais les plaça en certains points stratégiques pour entraver de son mieux les opérations des marchands d’esclaves. Or, à quoi aboutit tout cet effort ? Assurément la traite ne s’exerça plus ouvertement comme jadis, mais les esclavagistes ne renoncèrent pas à leur commerce lucratif. Ils corrompaient les fonctionnaires égyptiens, ils se frayaient de nouvelles voies. La route de Dem Ziber à Chakka dans le Darfour fut de plus en plus fréquentée. Junker voyageant sur le Nil Blanc en 1876, rapporte que la veille du jour où il était arrivé au poste du Sobat, un navire chargé d’esclaves avait descendu le fleuve.

Gordon parvint donc momentanément à un résultat relatif, il ne réussit cependant pas à anéantir la traite des esclaves.


III. — LA PROVINCE ÉQUATORIALE SOUS LE GOUVERNEMENT D’EMIN, 1878-1884

Dégoûté et découragé, Gordon quitta le Haut Nil à la fin de 1876. Revenu en Angleterre, il finit par céder aux instances réitérées du khédive, et accepta le poste de gouverneur général du Soudan égyptien. Dès son arrivée à Khartoum, il eut donc à nommer son successeur dans la province équatoriale, qui en dépendait. Il fut d’abord malheureux dans ses choix, et, en moins de dix-huit mois, quatre personnes se remplacèrent successivement à Lado : deux officiers de l’armée américaine, Prout et Mason d’abord, puis deux Arabes : Koukouk Aga et Ibrahim Fauzi. Enfin Gordon appela au gouvernement de la province équatoriale un homme qui, par ses aventures, par l’originalité même de sa personnalité, par ses travaux scientifiques, attira l’attention du monde civilisé sur cette partie de l’Afrique, à laquelle jusqu’alors quelques géographes seuls s’étaient intéressés : nous avons nommé Emin[2]. Il était depuis deux ans sur le Haut Nil, où il exerçait à Lado les fonctions de médecin et de chef du magasin. Il avait aussi rempli plusieurs missions, dans l’Ouganda et dans l’Ounyoro. L’explorateur russe Junker, l’homme, sans doute, qui a le mieux connu Emin, et qui l’a aussi beaucoup aimé, sans laisser cependant son affection nuire à sa clairvoyance, lui reproche son manque de discernement dans le choix des hommes, Il s’entourait maladroitement, prêtait l’oreille à des insinuations calomnieuses, accordait sa confiance à des coquins et, pour leur complaire, sacrifiait des serviteurs éprouvés. Junker l’accuse encore d’un goût excessif pour les détails oiseux. Emin transportait dans l’administration ses habitudes de naturaliste méticuleux. Il attachait une importance extrême à la stricte observation de toutes les règles administratives. « C’était, disait Junker, un homme de divan. »

On doit ajouter que le géographe et le naturaliste nuisirent quelque peu au gouverneur. Certes ce n’est pas nous qui nous plaindrons du dédoublement étrange de cette existence, et nous nous félicitons bien au contraire que le docteur Edouard Schnitzer ait continué à observer et à écrire pendant qu’Emin bey administrait. Nous savons trop ce que la littérature géographique perdrait, si on en retranchait soit les Reisen im Oslen des Bahr et Djebel, soit Ueber Handel und Verkehr bei den Waganda und Wanyoro, soit enfin tant de mémoires qui restent notre meilleure source d’information sur toute une partie de l’Afrique équatoriale. Les conservateurs du British Muséum, ceux des musées d’histoire naturelle de Vienne et de Hambourg, dont Emin a enrichi les collections de tant de précieux spécimens, partagent certainement cette opinion. Son goût de la recherche eut cependant des inconvéniens. La science le séparait de ses soldats, surtout de ses officiers, qui s’étonnaient des besognes étranges auxquelles s’appliquait le gouverneur, et le sentaient très loin d’eux. Elle contribua partiellement à créer l’esprit d’indiscipline qui se développa parmi ses troupes à partir de 1884. Elle le consolait trop facilement de ses déboires. Il y a deux attitudes devant les tristesses de la vie : la résignation ou bien la résistance, qui triomphe du malheur ; Emin se résignait toujours. Contre les déceptions que lui infligeaient les hommes, il cherchait un asile dans le temple de la méditation scientifique. Il prenait vite son parti de l’ineptie ou de l’improbité d’un fonctionnaire en mesurant un crâne ou en disséquant un oiseau.

Néanmoins, il possédait assez de connaissances et de qualités pour remplir sa charge aussi bien et même mieux que tout autre gouverneur de province égyptienne. Il parlait couramment l’arabe, le lisait, l’écrivait même. A Khartoum, quelques hauts personnages s’exprimant volontiers en turc, Emin, qui ne s’embarrassait pas pour si peu, leur donnait la réplique dans la même langue. Les fonctionnaires du Soudan égyptien professaient pour la plupart la religion musulmane ; sans être de fait mahométan, lui aussi se donnait pour tel, se conformait aux rites prescrits, affectait de feuilleter souvent le Koran, était enfin muni de connaissances religieuses assez fortes pour tenir tête à tout indiscret qui se serait avisé de suspecter son orthodoxie. Il n’y avait pas jusqu’à ce pseudonyme d’Emin sous lequel le docteur Schnitzer se dissimulait, qui ne donnât le change sur sa véritable identité.

D’un Oriental, Emin possédait plus que les apparences. Son arrivée au Soudan avait été précédée d’un séjour de onze ans en Turquie. Longtemps secrétaire et confident d’un pacha investi de hautes fonctions, il avait eu le temps de faire son éducation, d’apprendre les coutumes de l’Orient, de savoir surtout la manière lente et tortueuse dont les affaires publiques s’y traitent. Il avait encore en partage un don qui se manifesta dès ses premiers voyages en Ouganda et en Ounyoro, la faculté de réussir auprès des nègres. Tandis qu’autour de lui on considérait les indigènes comme des êtres inférieurs, ou même comme un simple bétail de valeur élevée, derrière le nègre Emin vit l’homme. Il l’étudia et sut le plier à ses vues.

Emin, enfin, aimait l’Afrique. En quelque lieu qu’ils résident, le propre des agens coloniaux est de rêver sans cesse de départ. Ils comptent et recomptent combien de jours les séparent encore du jour béni où ils s’embarqueront pour l’Europe. Emin, point. C’était un des étonnemens de Junker qu’à Lado, dans leurs longs tête-à-tête, il ne parlât jamais, même par allusion, de sa famille ou de son pays natal. Il semblait mort à tout ce qui n’était pas le coin de terre africaine où le hasard de sa vie aventureuse l’avait amené. Là, il s’était uni à une Abyssine qui lui avait donné deux enfans, et il paraissait décidé à y finir sa vie. Pendant sa complète séparation d’avec le monde civilisé, de 1884 à 1888, il répétait sans cesse dans ses lettres qu’il voulait rester sur le Haut Nil pourvu seulement qu’on le ravitaillât. Certes, Stanley lui faisait bien peur, mais malgré l’étrange fascination que cet homme exerçait sur lui, il aurait trouvé dans son amour pour son pays le courage de le braver en face, si l’indiscipline de ses soldats ne l’avait contraint de se retirer. Emin a ressuscité le type aujourd’hui disparu de l’Anglo-Indien, de l’agent de l’ancienne Compagnie des Indes, qui arrivait jeune en Asie, y vivait à l’orientale avec son harem indigène, s’attachait au pays et y mourait sans souvent avoir revu l’Angleterre.

Aussi rêve-t-il pour sa province des destinées brillantes. Mille beaux projets s’entre-croisent dans son esprit. Il projette d’y acclimater animaux domestiques et plantes utiles. De petites cultures de riz et de cannes à sucre, nouvellement introduites, le préoccupent fort. Il tourne les yeux vers les personnages de marque qui s’intéressent à l’Afrique. Il veut s’adresser tantôt à Léopold II roi des Belges, non encore souverain de l’Etat indépendant du Congo, mais déjà protecteur de l’Association internationale africaine, tantôt au cardinal Lavigerie, archevêque de Carthage.

En attendant la réalisation de ces desseins, Emin paye de sa personne. Aux postes déjà fondés par Baker et Gordon, il en ajoute d’autres, à l’est du Nil dans le Latouka, dans le Lango, dans l’Oumiro, à l’ouest, dans le Makraka, au Mombouttou, dans le Rohl, et ce fut alors, vers 1881, que la province équatoriale atteignit ses limites extrêmes.

De 1878 à 1884, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’apparition des Mahdistes lui imposa des devoirs nouveaux, il parcourt sans cesse sa province. A trois reprises, en décembre 1879, en octobre et novembre 1880, de mars à mai 1881, il visite les pays situés à l’est du Nil. En novembre et décembre 1879, il se rend par terre à Doufilé, puis remonte le Nil et pénètre dans le lac Albert. Il est au Makraka en août 1880, et à Bor en janvier 1881. Du 15 septembre au 19 décembre 1881, il séjourne dans le Rohl, et dans le Mombouttou de mai à juillet 1883. Il plaisantait lui-même son goût pour les déplacemens et se nommait en riant der ewige Wanderer « le voyageur perpétuel ». Si le plaisir de voir des pays inexplorés et surtout l’espoir de tuer un oiseau d’espèce inconnue, pour l’étudier, le décrire soigneusement, puis « le naturaliser, » le sollicitaient de quitter Lado, le souci de sa charge l’y poussait également. Arrivé dans un poste, il passait les soldats en revue, examinait les magasins, les livres de comptabilité et se faisait rendre de tout un compte exact.

Si donc il y eut une époque où la province équatoriale dut prospérer, ce fut sous le gouvernement d’Emin.

Or, l’occupation égyptienne consista dans l’exploitation du pays par quelques milliers d’étrangers. Khartoum, Berber, Dongola, avaient rejeté leur « écume » sur le Haut Nil. Parmi ces Dongolais (c’était leur dénomination collective), les uns, simples particuliers, capturaient depuis vingt ans des esclaves et les convoyaient dans le Nord. Lors d’une enquête ouverte par Emin, quelques-uns se donnèrent pour de petits marchands : djellabs. Il fut impossible à la plupart de déclarer une profession avouable. D’autres, d’un passé tout aussi douteux, étaient entrés au service du gouvernement égyptien. Entre tous, d’ailleurs, il y avait ce point commun qu’ayant trouvé dans le pays du Haut Nil une existence plus large qu’à Dongola ou à Berber, ils s’y étaient établis à demeure, s’y étaient « nichés, » comme disait Emin et vivaient aux dépens de l’indigène.

Cette exploitation ne s’exerça pas partout dans la même mesure. Relativement modérée à l’est du Nil, où les Dongolais n’émigrèrent jamais en grand nombre, elle fut odieuse dans le Makraka ou dans le Rohl. Les Dongolais dérobaient tout aux habitans : grains, bétail, femmes, enfans. « On vit commodément : les nègres récoltent du grain en quantité et quand on n’a plus de viande, on déclare les Agahr ou les Atot en rébellion, une razzia est organisée et on enlève les bœufs. On fait un beau rapport au gouvernement (il y en a de curieux dans leur genre) et le tour est joué. »

Quand Emin visita le district de Rohl en 1881, il trouva dans les postes des milliers d’esclaves. « On a volé ici dans des proportions énormes, écrivait-il, et depuis si longtemps qu’il faut seulement s’étonner qu’il reste quelque chose. S’il y a encore des nègres, ce n’est certainement pas à la protection du gouvernement qu’on le doit. »

Emin essaya de remédier à une situation aussi déplorable. Il libérait des esclaves, il expulsait les Dongolais sans métier avouable, mais ces tentatives de réforme n’excitaient que l’indifférence ou l’hostilité. Beaucoup de postes avaient pour chefs des Dongolais, anciens esclavagistes, qui se refusaient à sévir contre leurs camarades de la veille. Parmi les Egyptiens, fonctionnaires civils et officiers étaient en général le rebut de l’administration et de l’armée. Plusieurs avaient commis des fautes dans le service. D’Egypte, on était envoyé dans la province équatoriale par mesure disciplinaire. Ils ne s’intéressaient pas à cette terre d’exil. Tous opposaient à Emin une résistance passive. « On dit : oui, à tout, mais on ne bouge pas de l’angareb. »

Emin n’était pas mieux soutenu par ceux-là mêmes dont il voulait améliorer le sort : les indigènes. Jamais, par exemple, il ne réussit à obtenir d’eux qu’ils livrassent régulièrement chaque mois un certain nombre de têtes de bœufs. Comme il ne pouvait cependant pas priver ses soldats de viande, il fut obligé d’autoriser les razzias de bétail. Il défendit qu’on les exécutât sans sa permission. Mais on ne tenait pas compte de ses ordres et il se commettait fatalement des actes de violence dans cette levée de l’impôt à main armée. Il ne s’est rencontré ni un Dinka, ni un Bari pour nous faire connaître son sentiment sur l’occupation de son pays par les Egyptiens. Elle ne coïncida cependant certainement pas avec une ère particulière de bonheur. Entre l’époque présente et celle où l’arbitraire des Dongolais sévissait sans retenue, il n’y eut d’autre changement que la présence d’un homme de bonne volonté de plus dans la province.

Cependant, malgré les lourdes charges qui pesaient sur les populations, la province équatoriale ne fut pas pour l’Égypte une source de revenus. L’expédition de Baker avait coûté très cher. Nous ignorons le montant des sommes dépensées par Gordon, mais, comme il était accompagné d’un nombreux état-major européen et d’un corps de troupes assez important, les frais en furent vraisemblablement assez élevés. Sous Emin, la province équatoriale figurait au budget général du Soudan pour une somme de 1 100 000 francs environ.

Aux dépenses opposons les recettes. Jusqu’en 1874, elles furent nulles. À cette époque, Gordon monopolisa au profit du gouvernement le commerce de l’ivoire. Mais diverses circonstances nuisirent à la régularité des envois. De 1878 à 1880, des barrages d’herbes fermèrent la voie du Nil, et supprimèrent tout rapport entre Lado et Khartoum. Le soulèvement mahdiste lit perdreau trésor khédivial la belle récolte de 1883 et celle des années suivantes. Bref, l’ivoire de la province équatoriale arriva à Khartoum de 1874 à 1878 et en 1881-82. Or, divers renseignemens nous permettent d’évaluer à s’ou 600 000 francs la valeur de chacun de ces envois annuels.

Donc, le budget de la province équatoriale se solda toujours par un déficit qui variait seulement avec l’abondance ou la pénurie des arrivages d’ivoire.

Cette précieuse denrée constitua la seule source de revenus. On ne prit en Égypte aucune mesure pour tirer parti des autres richesses que le sol pouvait renfermer. Les deux petits vapeurs lancés par Gordon sur le Nil, à Lado une locomobile, quelques brouettes en fer, et voilà tout l’outillage. Ni routes, ni ponts. Pour aller d’un lieu à un autre on suivait les sentiers sinueux des nègres et on traversait les rivières à gué ou à la nage, au risque de se noyer ou d’être happé par un caïman. Quand Emin voit, passerelle primitive, quelques troncs d’arbres jetés d’une rive à l’autre par les indigènes, il note avec soin ce fait insolite. La région du Haut Nil paraissait ne pas dépendre du Soudan égyptien. Ses relations avec Khartoum étaient rares. Tandis que, régulièrement, Lado aurait dû être ravitaillée quatre fois par an, neuf bateaux seulement y arrivèrent de 1878 à 1884. Le Soudan fut pourvu d’un réseau télégraphique qui unissait Souakim, sur la mer Rouge, à Foga, dans le Darfour. Seule la province équatoriale fut privée de ce précieux moyen de communication. Emin attendait cinq ou six mois la réponse à une question qui aurait dû être décidée sans délai. En Égypte, les personnages en place ne s’intéressaient pas au Haut Nil. Mehemet-Ali visita le Soudan en 1838, et Saïd-Pacha en 1857, mais jamais Ismaïl-Pacha ou Tewfik ne daignèrent venir à Lado. Emin protestait contre cette indifférence. « Nous faisons pourtant toujours partie du monde civilisé, » disait-il. Il finissait par se décourager. « Pauvres provinces équatoriales ! s’écriait-il, ne fera-t-on donc jamais rien pour elles ? »


IV. — L’OCCUPATION ÉGYPTIENNE DU BAHR-EL-GHASAL

La conquête égyptienne ne se borna pas aux pays situés dans le voisinage immédiat du Nil Blanc, elle s’étendit, ou plutôt tenta de s’étendre beaucoup plus à l’ouest, dans les contrées traversées au nord par les affluens les plus occidentaux du Bahr-el-Ghasal, Tondj, Soueh, Waou, au sud par le Mbomou, le Mbili, et leurs affluens. Il y eut donc deux provinces égyptiennes : l’Equatoria et le Bahr-el-Ghasal[3].

Au Caire, dans une maison retirée, un vieillard, dont on ne prononce pas le nom sans une nuance de mystère, Ziber-Pacha, continue à vivre. Le premier il a déchiré le voile épais qui couvrait les régions du Bahr-el-Ghasal. Originaire d’Halfaya sur le Nil, issu de la noble tribu des Djaalin, il était, il y a quarante ans, employé d’un marchand d’esclaves de Khartoum. Tout en cherchant fortune, il arriva au Bahr-el-Ghasal, il se rendit indépendant et commença à trafiquer pour son propre compte. Energique, intelligent, habile, au demeurant dénué de tout scrupule, il devint rapidement le maître tout-puissant d’une immense région. Au milieu, il édifia une place forte, à laquelle il donna son nom : Dem Ziber. Il possédait plus de trente zéribas, d’où ses lieutenans dirigeaient des razzias vers les pays du sud et de l’ouest. Chaque année il envoyait aux marchés du Soudan et d’Égypte, sous l’œil bienveillant des fonctionnaires, ivoire, plumes d’autruches et esclaves. Jaloux et inquiet de cette puissance qui grandissait aux confins du Soudan, le gouvernement égyptien chercha à la briser. Mais, la force ne lui ayant pas réussi, il joua d’habileté et, pour conquérir Ziber, le nomma gouverneur du Bahr-el-Ghasal. C’est de cette façon un peu humble que l’Égypte s’établit dans la contrée.

Néanmoins, quelques années après ces événemens, Ziber fut évincé du Bahr-el-Ghasal par un subterfuge. En 1875, ayant conquis le Darfour pour le compte de l’Égypte, et ayant reçu en récompense le titre de pacha, il entreprit de faire un voyage au Caire pour présenter ses hommages au khédive. En eut-il spontanément l’idée ? ou bien lui fut-elle habilement suggérée ? ce point reste douteux. Arrivé en Égypte, il fut reçu magnifiquement, on s’empressa autour de lui, on le loua sans réserve de ses exploits, puis quand, rassasié d’honneurs, il voulut regagner ses savanes et ses forêts du Bahr-el-Ghasal, il s’aperçut qu’il était prisonnier. Longtemps, mais en vain, il espéra reconquérir sa liberté perdue, et depuis vingt-cinq ans, il promène du Caire à Hélouan son regret, son ennui, sa rancune.

Lors de son départ, Ziber avait confié son fils Soliman, à peine sorti de l’adolescence, à ses lieutenans, compagnons de sa fortune. En apprenant que Ziber est captif, Soliman et ses conseillers se préparent à se soulever contre le khédive. Mais ils délibéraient encore à Dara sur le plan de campagne, que déjà, par un beau coup d’audace, Gordon apparaissait au milieu d’eux. Son arrivée soudaine jette le trouble parmi les partisans de Soliman, les timorés se rallient à lui, les résolus perdent courage, et Soliman confondu se laisse nommer bey et gouverneur du Bahr-el-Ghasal.

La paix ne dura guère. Pendant sa campagne au Darfour, Ziber avait choisi pour le suppléer dans le gouvernement du Bahr-el-Ghasal un Dongolais nommé Idris Woled Dabter. Celui-ci se vit de fort mauvais œil supplanté par le fils de son ancien patron, dont il pensait recueillir la succession. A la jalousie personnelle qu’il nourrissait contre Soliman se joignait la haine séculaire qui divise au Soudan Dongolais et Djaalin.

Idris se rend à Khartoum, y répand le bruit que Soliman ne s’est soumis qu’en apparence et va se révolter au premier jour. Il intrigue si habilement, avec l’aide des Dongolais, ses compatriotes, qu’il réussit à supplanter Soliman dans le gouvernement du Bahr-el-Ghasal. Mais celui-ci, dont aucun indice ne permettait de suspecter les intentions, se révolte en apprenant qu’il est destitué.

Alors Gordon, qui en toute cette affaire semble avoir agi fort légèrement, déclare Soliman rebelle et envoie dans le Bahr-el-Ghasal son ancien lieutenant dans la province équatoriale, Romolo Gessi, qui attaque Soliman, le bat, s’empare de sa citadelle Dem Ziber, le pourchasse et le réduit à merci. Soliman consent à se rendre, moyennant la garantie de la vie sauve pour lui et ses compagnons. Mais, tant qu’il respire, la haine des Dongolais reste inassouvie ; exploitant habilement des apparences trompeuses, ils persuadent à Gessi que Soliman a disposé une embuscade. Ce dernier, indigné d’être injustement accusé de trahison, se défend avec emportement. La discussion s’échauffe, tant qu’enfin, perdant tout sang-froid, Gessi sort de la hutte en ordonnant aux Dongolais de passer par les armes Soliman et ses compagnons. Avant même qu’il ait eu le temps de se reprendre, l’ordre était exécuté (15 juillet 1879).

Gessi gouverna pendant quinze mois le Bahr-el-Ghasal et partit pour l’Egypte à la fin de l’année 1880. Pendant son voyage de retour il fut victime d’une aventure tragique : une banquise d’herbes flottantes immobilisa son bateau pendant plusieurs semaines au confluent du Bahr-el-Ghasal et du Nil Blanc. Quand, grâce à des secours venus de Khartoum, Gessi eut réussi à se dégager, il était exténué de misère et de fatigue : il vint mourir à l’hôpital français de Suez. Le gouvernement de la province resta vacant une année entière jusqu’au moment où un Anglais, Lupton Bey, naguère le second d’Emin à Lado, en prit possession.

Ce bref récit de l’histoire du Bahr-el-Ghasal suffit à prouver combien l’occupation égyptienne y fut superficielle. Le gouvernement ne connut jamais les limites de sa domination, ni à l’ouest, ni au sud. On peut approximativement tracer les frontières de la province équatoriale, mais non celles du Bahr-el-Ghasal. Tant que Ziber, et même Soliman gouvernèrent le pays, l’autorité du khédive d’Egypte y fut toute nominale. C’était à Ziber, qui les avait soumis, ou à son fils, que les nègres obéissaient et payaient des impôts, mais point du tout au moudir égyptien.

Gessi inaugura un système tout nouveau de gouvernement. Il essaya de se passer du concours des Dongolais et d’avoir des rapports directs avec les chefs nègres. L’application de cette politique dura trop peu de temps pour qu’on ait pu apprécier ses résultats.

On connaît mal les événemens du Bahr-el-Ghasal pendant l’administration de Lupton. Lui-même n’a laissé d’autre document qu’un récit purement pittoresque d’une exploration sur le Chinko, affluent du Mbomou. Mais certaines allusions d’Emin représentent sa position comme précaire : « Le pauvre diable, disait-il, est tombé au milieu d’une bande qui ne sent pas bon. » « Il ne règne que de nom, et le véritable maître du pays est ce coquin de Ssatti Effendi… Je voudrais bien savoir combien de temps le gouvernement de Khartoum tolérera de pareils désordres. »

Gessi s’était en vain efforcé d’expulser les Dongolais du pays. Cinq à six mille d’entre eux y étaient restés et exerçaient bien plus réellement la domination que le gouverneur égyptien.


V. — LE HAUT NIL PENDANT LE SOULEVEMENT MAHDISTE. — L’ISOLEMENT D’EMIN, 1884-89

Le soulèvement mahdiste prouva la fragilité de la domination égyptienne au Bahr-el-Ghasal. Les Dongolais pactisèrent avec le Mahdi, leur compatriote et coreligionnaire, dès ses premiers succès. Lupton sentait la trahison régner autour de lui, et dans ses lettres à Emin décrivait les dangers de sa position. Son inquiétude n’était que trop justifiée. L’apparition d’un certain Keremallah, nommé par le Mahdi « Emir du Bahr-el-Ghasal, » provoqua une débandade générale. Le chef des troupes nègres, des basingers, de la province, propre frère de Keremallah, se joignit immédiatement à lui ; le lieutenant-gouverneur, la plupart des fonctionnaires passèrent à l’ennemi. Lupton avait écrit à Emin, le 12 avril 1884 : « L’armée du Mahdi campe à six heures de Dem Ziber ; je combattrai jusqu’au dernier moment ; si je tombe, embrassez les miens. » Il n’eut pas même l’amère satisfaction de défendre sa liberté les armes à la main. Seul, sans officiers, sans soldats, il ne lui restait plus qu’à se rendre (avril 1884). Il fut emmené prisonnier à Omdourman, où, après avoir mené une existence misérable, il périt du typhus, le 8 mai 1888. Au Bahr-el-Ghasal, le régime égyptien n’a donc pas été renversé par les mahdistes : il s’est effondré.

Après cette victoire aisée, Keremallah entra dans la province équatoriale et somma le gouverneur de se rendre à son tour. Emin reçut simultanément la nouvelle de la capitulation de Lupton et la mise en demeure de Keremallah (27 mai 1884). Il avait déjà appris les défaites répétées des troupes égyptiennes, et l’anéantissement de l’armée d’Hicks-Pacha au Kordofan. Il savait ses magasins vides, sa poudrière pauvre en munitions. S’exagérant la puissance du Mahdi, et ayant d’ailleurs perdu tout sang-froid, il décida qu’il n’y avait qu’à se soumettre. Cependant, après quelques jours de réflexion, il se ravisa et envoya au camp mahdiste des parlementaires, qui se transformèrent immédiatement en transfuges. Keremallah exigeait une reddition sans conditions et commença la conquête méthodique de la province. Il investit d’abord le petit poste d’Amadi et le prit, en mars 1885, difficilement d’ailleurs et après un siège de plusieurs mois.

Mais alors, par un revirement subit, au lieu de continuer régulièrement la campagne, il partit pour Khartoum. Fut-il rappelé par le Mahdi ? Fut-il effrayé d’une défaite que ses troupes subirent en rase campagne à Rimo ? On ne sait. Mais cette retraite inattendue sauva la province équatoriale.

Si, en effet, elle échappa à la domination mahdiste, alors que tout le Soudan égyptien se laissait subjuguer, c’est parce que l’ennemi l’attaqua mollement d’abord, puis se retira. Les écrivains allemands se trompent donc en faisant gloire à Emin d’avoir sauvegardé son indépendance.

On ne commettrait pas une moindre erreur en attribuant cette situation exceptionnelle à l’efficacité des secours envoyés d’Egypte. A l’époque même où Keremallah se dirigeait vers Khartoum, le gouvernement égyptien prenait la résolution de se désintéresser désormais entièrement du Haut Nil. Le 27 mai 1885, Nubar-Pacha, président du Conseil des ministres, écrivait en ces termes à Emin :

Caire, 13 Chaban 1303 (27 mai 1885).

A Emin-Pacha, commandant de Gondokoro[4].

Le soulèvement du Soudan oblige le gouvernement de Sa Hautesse à abandonner ces régions. En conséquence, nous ne pouvons vous envoyer aucun secours. D’autre part, nous ignorons dans quelle position vous vous trouvez, vous et vos hommes. Nous n’avons donc aucune ligne de conduite à vous indiquer. Si nous vous demandions de nous informer de votre situation pour vous envoyer des ordres en conséquence, trop de temps serait perdu, et cette perte de temps pourrait aggraver votre situation. Cette lettre, qui vous parviendra par l’intermédiaire de sir John Kirk, consul général de Sa Majesté britannique à Zanzibar, via Zanzibar, a pour objet de vous laisser une complète liberté d’action : si vous estimez plus sûr pour vous et vos hommes de vous retirer et de revenir en Égypte, sir John Kirk et le sultan de Zanzibar écriront aux chefs des différentes tribus qui sont sur la route et seront attentifs à vous faciliter la retraite.

Vous êtes autorisé à vous procurer de l’argent en faisant des traites sur sir John Kirk. Je vous répète que vous avez carte blanche pour vous en tirer de votre mieux, vous et vos hommes. La seule voie que vous puissiez prendre si vous êtes résolu à quitter Gondokoro est celle qui aboutit à Zanzibar. Dès que vous aurez pris une décision, communiquez-la-moi.

Le Président du conseil,

NUBAR-PACHA.


Ainsi abandonné, Emin vécut tant bien que mal jusqu’au 10 août 1889, jour de son départ. Il évacua la plupart des postes situés à l’ouest et à l’est du Nil, pour concentrer ses forces le long du fleuve. Pour se préserver d’une attaque éventuelle des mahdistes, il se transporta lui-même à Ouadelaï, à 250 kilomètres au sud de Lado. Il tira parti de son mieux des ressources de la contrée. Cependant, on était retombé à Ouadelaï dans une sorte de demi-barbarie. « Nous ne connaissons plus que par le souvenir les besoins d’une vie civilisée, » écrit Emin. Plus de bougie, plus de savon, plus de sucre, plus de café. Les servantes négresses avaient repris leurs anciennes habitudes. Les derniers lambeaux de cotonnades dont on les avait décemment vêtues s’étaient détachés d’elles, et chaque matin elles allaient cueillir des feuilles d’arbre pour s’en couvrir. Emin souffrait de la disette de livres plus que de toute autre privation. « Les jours traînent bien lourdement, malgré le travail incessant par lequel je tâche de m’étourdir ; qu’est-ce que je donnerais aujourd’hui pour un livre scientifique ou même pour quelque mauvais roman ? » Il enviait les missionnaires de l’Ouganda qui recevaient régulièrement leurs courriers, et lit des efforts répétés pour organiser un système de communications entre Zanzibar et Ouadelaï.

D’Égypte, aucune nouvelle, aucun secours. On ne saurait compter pour tel sa participation financière à l’expédition dirigée par Stanley dont le but réel était, personne ne le conteste plus, même en Angleterre, non de ravitailler les garnisons soudanaises, mais d’en débarrasser le pays, d’enlever Emin, et de laisser le champ libre à d’autres ambitions.

En s’abstenant de donner une marque sincère d’intérêt à ses fonctionnaires et à ses soldats, abandonnés à 3 000 kilomètres du Caire, le gouvernement khédivial a prouvé que depuis le 27 mai 1885 il se considérait comme affranchi de tout devoir à l’égard des pays jadis égyptiens du Haut Nil.


Les connaissances géographiques ont bénéficié de la tentative d’expansion coloniale des Egyptiens dans l’Afrique équatoriale. Grâce à la sécurité que les Européens savaient trouver dans le pays, plusieurs importans voyages y ont été accomplis. Felkin et Wilson l’ont, en 1879, traversé de l’Ounyoro au Darfour. Casati a parcouru en tous sens le Makraka et le Mombouttou, et si, par suite de la perte totale de ses notes, ses efforts n’ont pas obtenu une juste récompense, on ne saurait équitablement les oublier. Junker, enfin, mérite pour son exploration de l’Ouellé et ses admirables descriptions l’éternelle reconnaissance des géographes.

Les notions nouvelles rapportées par ces voyageurs, jointes à celles que l’on doit à Emin, constitueront le résultat, indirect sans doute, le plus clair cependant, de l’occupation égyptienne.

Elle n’a en effet été ni avantageuse pour l’Egypte, ni profitable aux indigènes. La valeur des quelques milliers de kilogrammes d’ivoire arrivés de Lado ou de Dem Ziber à Khartoum n’a certainement pas compensé les frais énormes de l’expédition de Baker, et les subventions annuelles reçues par les gouverneurs des deux provinces. Cette occupation a été un luxe pour l’Egypte. Cependant, sous son couvert et sans qu’elle en ait bénéficié, les populations ont été impitoyablement exploitées. Elle ne les a protégées ni dans leur liberté, ni dans la possession de leurs biens. Elle n’a même pas eu la gloire, en les convertissant au mahométisme, de les élever à un degré plus haut de civilisation. Il y avait de nombreux faquirs dans les postes, et même, au Bahr-el-Ghasal, un iman officiellement rémunéré : à eux tous ils n’ont pas fait cinquante prosélytes nègres.

Toute trace matérielle de l’occupation égyptienne a disparu. Ouadelaï, résidence d’Emin, Mechra, port du Bahr-el-Ghasal, ne sont plus que des souvenirs. L’Egypte n’a pas laissé d’empreinte plus profonde sur les choses que sur les hommes.


HENRI DEHERAIN.


  1. Dissertation sur les sources du Nil pour prouver qu’on ne les a pas encore découvertes. Mémoires de littérature tirés des registres de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXVI.
  2. Emin, de son vrai nom Edouard Schnitzer, naquit en 1840 à Neisse en Silésie. Il était d’origine israélite, mais sa mère, devenue veuve, ayant épousé en secondes noces un protestant, se convertit et fit baptiser son fils. Éd. Schnitzer suivit les cours des Universités de Breslau, de Berlin et de Kœnigsberg. Docteur en médecine en 1863, il partit pour la Turquie l’année suivante. Il revint en Allemagne en 1875, y séjourna seulement quelques mois et arriva au Caire le 23 octobre. Il ne quitta plus désormais le sol de l’Afrique et fut assassiné non loin de la rive droite du Congo, le 23 octobre 1892.
  3. La limite entre ces deux provinces ne fut jamais nettement fixée. Emin demanda, à plusieurs reprises, au gouverneur général du Soudan de vouloir bien la déterminer. Mais on n’acquiesça jamais à son désir.
  4. Cette lettre a été publiée en allemand par M. Georg Schweitzer, Emin Pascha, etc., p. 315.