L’OCCASION
COMÉDIE

Que esa pena, ese dolor
Mas que tristeza, es furor,
Y mas que furor, es muerte.

Calderon, El Major Monstruo, los zelos.

PERSONNAGES

Doña MARIA ou MARIQUITA

Doña FRANCISCA OU PAQUITA

Doña IRÈNE

Doña XIMENA

pensionnaires dans un couvent de religieuses.

RITA, servante.

Fray EUGENIO, directeur du couvent.

La scène est à La Havane.


Scène PREMIÈRE

Un jardin dans un couvent. À droite, un petit bâtiment dont la porte fait face au spectateur. Au-dessus est écrit en gros caractères : Pharmacie. Une fenêtre au rez-de-chaussée donne sur le jardin. — Au fond du théâtre est un gros oranger ; sur le devant, un berceau de lianes avec un banc de bois.
DOÑA MARIA seule, assise sur le banc. Un livre est ouvert devant elle. Elle est dans une attitude pensive, et médite au lieu de lire.

Il m’a donné ce livre en me disant de le lire… Suivant lui, j’y dois trouver des consolations pour toutes les afflictions humaines… Je l’ai lu et relu, et je n’y trouve rien contre l’amour… Kempis était un grand docteur, un homme doux, vertueux, compatissant… un saint… comme lui ; mais il n’a jamais connu l’amour… Que je suis malheureuse !… (Lisant ce qui est écrit sur la première page du livre.) Prix de bonne conduite donné à doña Maria Colménares… Bonne conduite ! Je suis pour lui une petite fille bien sage, c’est-à-dire bien ennuyeuse… une petite fille, c’est-à-dire un être insignifiant que l’on ne peut aimer… ou que l’on aime comme une tourterelle apprivoisée… Mais, petites filles ou femmes, qu’importe ? il n’en peut aimer aucune. Il est prêtre, il n’est plus de ce monde. — Pourtant… il n’est point comme les autres prêtres ; il cause, il rit, souvent il me parle… Mais de quoi me parle-t-il, grand Dieu ! — des oiseaux que je nourris, des fleurs que je cultive. — Hier, comme il s’animait en décrivant les palais de l’Alhambra ! (Avec tristesse.) Il en parlait à doña Francisca… et moi qui ai vu l’Alhambra, quand j’ai voulu en dire un mot, il s’est tu, et la conversation s’est arrêtée là. Doña Francisca a trois ans de plus que moi ; mais que sait-elle que je ne sache ? que fait-elle que je ne puisse faire ? — Je chante mieux qu’elle, — je joue du piano et de la guitare mieux qu’elle. — À peine danse-t-elle en mesure !… Hier j’ai remarqué que Fray Eugenio me regardait avec plaisir quand je dansais avec elle ; ses yeux brillaient… ce n’était plus un austère ecclésiastique, il avait l’air d’un jeune cavalier amoureux… C’était alors qu’il fallait lui donner cette fatale lettre que j’écris et que je déchire tous les jours. (Elle tire une lettre de son sein, et la parcourt des yeux.) Telle qu’elle est maintenant, elle n’est ni bien ni mal. — Chaque fois que je l’ai refaite, elle est devenue plus froide ; — mais aussi la première fois elle était trop inconvenante… Et puis ce qui touche quand on l’entend dire tout bas, fait rire de pitié quand on le lit… Que pensera-t-il de la fin ? — J’ai eu tort de mettre : Je saurai mourir pour ne plus vous importuner. Je saurai mourir… Jamais il ne croira que la petite Mariquita sache mourir. Cela a l’air d’une menace, d’une bravade. Je saurai mourir, c’est une phrase de théâtre, et que l’on dit quand on va se frapper avec un poignard de bois… Cependant j’étais bien sérieuse en écrivant cela ; — je pensais à mourir. — Le médecin dit que cela est si facile ; une seule cuillerée du poison dont il nous parlait… une convulsion d’une minute… et alors on ne souffre plus… Mais voilà de ces choses qu’il faut faire et dont on ne doit pas parler… Je supprimerai cette phrase en recopiant ma lettre, et alors… (avec dépit) oui, alors elle sera plus plate et plus froide qu’auparavant. Ah ! que ne lit-il dans mon âme !… La lui donnerai-je ?… Si je lui parlais ?… mais il m’interromprait aussitôt… (Elle arrache une petite branche.) Si cette branche a des feuilles en nombre impair, je la lui remettrai… onze, douze, treize, quatorze… pair… Mais lui parler, cela est impossible ; — il faut la remettre absolument…Voyons ; ouvrons ce livre. La première page à gauche : J’aime mieux souffrir, et souffrir toutes sortes de tourments, que de consentir à ce que tu veux. Folle que je suis ! il faut que je sois bien sotte pour avoir recours au sort dans une affaire où il y va de ma vie… Oui, je la lui donnerai, cette lettre ; au moins elle dit : Je vous aime, et ma bouche ne pourrait pas dire ce mot-là.

Rita chantant dans la coulisse. « Le Français amoureux pleure comme un enfant ; l’Andalou, plus philosophe, dit : Je t’aime ; veux-tu de moi ? sinon, bonjour ! »


Scène II.

DOÑA MARIA, RITA.

Doña Maria. Voilà l’oracle qui me dicte ce que j’ai à faire. Oui, je lui donnerai ma lettre. (À Rita, qui entre.) Tu vas balayer là-dedans ?

Rita. Oui, mademoiselle. Je vais un peu épousseter toutes ces fioles, et ouvrir les fenêtres pour donner de l’air.

Elle entre, et doña Maria s’approche de la fenêtre, que Rita ouvre.

Doña Maria avec un sourire forcé. Prends garde de casser cette bouteille dont tu m’as parlé !

Rita. Jésus ! Marie ! Je n’ose même pas en approcher. Quoique pour mourir on dise qu’il faut en avaler, je ne serais pas tranquille si j’avais tant seulement touché le verre.

Doña Maria. Je ne puis croire que ce poison soit aussi violent que tu le dis.

Rita. Ah ! je vous en réponds ! Puisque le médecin m’a dit lui-même : Rita, prenez bien garde de toucher à cette bouteille-là ; deux ou trois cuillerées dans une carafe d’eau suffiraient pour faire mourir toutes ces demoiselles en moins d’un quart d’heure. Cela vous prend à la gorge, on étouffe d’abord, et crac ! c’est fini.

Doña Maria indiquant du doigt une fiole de la pharmacie. N’est-ce pas cette bouteille-là ?

Rita. Non, mademoiselle : c’est ce petit flacon sur la planche d’en haut. C’est gros comme rien, et il y a là-dedans de quoi empoisonner plus de mille personnes.

Doña Maria. Celui-là qui contient quelque chose de blanc ?…

Rita. Celui-là même.

Doña Maria. Bon.

Rita. Bon ? dites bien plutôt mauvais. Que le grand diable torde le cou au païen qui a imaginé d’aussi vilaines drogues ! Moi, c’est mon étonnement que chez les apothicaires, où il ne devrait y avoir que des remèdes pour guérir, on trouve des drogues comme celles-là, qui vous expédient un homme avant qu’il ait eu le temps de dire un in manus.

Doña Maria gravement. Il y a de certaines maladies où de telles drogues sont utiles.

Rita. Le bon Dieu et saint Jacques nous préservent de ces maladies-là ! Mais je crois que cela n’est bon que pour les enragés que l’on fait mourir ainsi pour qu’ils ne mordent pas les autres.

Doña Maria à part et rêvant. Seulement un instant de souffrance !

Rita sort de la pharmacie ; elle ferme la porte, et laisse la fenêtre ouverte.

Rita. À la place de madame la supérieure, je ferais jeter dans quelque trou ce vilain flacon ; car, plutôt que d’être utile, cela peut faire bien du mal.

Doña Maria. Comment ?

Rita. Oui…Quelqu’un, par exemple, qui aurait envie de se débarrasser de quelqu’un… Ou bien, une supposition, une mauvaise tête qui voudrait se détruire, comme il y en a…

Doña Maria. Allons donc ! qui peut penser à se tuer ?

Rita. Je sais bien que ce n’est pas vous, mademoiselle, qui êtes si sage et si instruite, que vous faites honte à toutes vos aînées ; mais j’en connais, de ces cerveaux brûlés… Tenez, je sais bien que vous ne le lui redirez pas ; mais je n’oserais pas montrer cette bouteille-là à doña Francisca, votre amie.

Doña Maria. Francisca !

Rita. Elle lit toujours des romans anglais ; elle se monte la tête. Une fois, le croiriez-vous ? elle m’a dit que si elle aimait quelqu’un, et si son amoureux mourait malheureusement, elle se tuerait.

Doña Maria, avec un sourire amer. Tu peux être tranquille.

Rita. Moi, je lui ai dit : Mademoiselle, ne dites pas de ces choses-là ; je ne suis qu’une pauvre servante, et je ne puis parler comme un curé ; mais je sais bien que se détruire, c’est offenser le bon Dieu. N’est-ce pas, mademoiselle ?

Doña Maria. « Homicide point ne seras. » (Plus bas.) Mais il n’est pas dit…

Rita. C’est le diable qui donne de ces idées-là. J’ai connu une fille de Guatemala, qui, lorsqu’elle eut ses dix-sept à dix-huit ans, l’envie de se tuer lui vint, mais bien forte ; et elle m’a dit que, quand elle regardait dans la rue par une fenêtre élevée, le diable lui disait de se précipiter. Pourtant, avec le temps, elle s’est guérie.

Doña Maria vivement. Par quel moyen ? Comment a-t-elle fait ?

Rita. Dame ! elle priait le bon Dieu bien souvent de la délivrer, et elle s’en est allée en pèlerinage ; et puis est venu un garçon muletier, un beau brun, qui lui a fait la cour : elle s’est mariée, et maintenant elle pense à se tuer comme moi à me faire pendre.

Doña Maria. à part. Hélas !

Rita. Au moins, mademoiselle, ne dites pas à doña Francisca ce que je vous ai dit d’elle.

Doña Maria. N’aie pas peur… Rita, tu vas faire ma chambre ; tu verras au chevet de mon lit un petit chapelet en grenats et en or de Mexique ; prends-le, je te le donne.

Rita. À moi, mademoiselle ?

Doña Maria. Oui : il y a longtemps que je te dois un cadeau. Tu es si bonne pour moi ; et puis, quand je quitterai ce couvent, tu diras quelquefois ce chapelet à mon intention.

Rita. Ah ! ma bonne demoiselle !… laissez-moi vous baiser les mains ; vous êtes trop généreuse… Je serai bien fâchée quand vous quitterez cette maison. Cependant ce sera pour votre bien, car sans doute ce sera pour vous marier.

Doña Maria soupirant : Qui sait ?
Silence.

Rita. Faut-il mettre des fleurs nouvelles dans vos vases de porcelaine ?

Doña Maria. Oui.

Rita. Adieu, mademoiselle ; je vous remercie bien.

Elle sort.

Scène III.

DOÑA MARIA, seule

Des prières !… Moi aussi, j’ai prié ; mais je n’ai pu chasser ces idées qui m’obsèdent… S’il voulait fuir avec moi ?… mais cela est impossible… Alors il le faudra bien, je fuirai seule… oui, je fuirai de ce monde. (Regardant par la fenêtre de la pharmacie.) Un instant de souffrance !… une souffrance… peut-être moins vive que celle que j’endure jour et nuit depuis deux mois. — Je pourrais maintenant, si je le voulais, m’emparer de ce trésor qui donne l’oubli… Il est bien facile d’entrer par cette fenêtre, et cette pierre semble placée pour me servir de marchepied.

Elle pose les pieds sur une saillie de la muraille, de manière à s’appuyer sur la fenêtre.

Scène IV.

DOÑA MARIA, FRAY EUGÉNIO.

Fray Eugenio sans voir doña Maria. Il s’approche de l’oranger, retire une lettre du creux de l’arbre, et en remet une autre en place. Bel oranger, je te remercie ; tu es fidèle à ton ordinaire. (Lisant.) Des inquiétudes ! Des reproches !… Ah ! tu es injuste. — Des baisers à la fin ! — Nos deux lettres se ressemblent beaucoup.

Doña Maria sautant en arrière, et à part.Arrière de moi, Satan !

Fray Eugenio à part. Qui est cette jolie fille ? comme elle saute ! — Eh ! c’est la petite Mariquita, l’amie de Francisca. — Elle est très bien pour son âge. Que vient-elle de faire dans la pharmacie du couvent ?

Doña Maria apercevant Fray Eugenio. Ah !

Fray Eugenio. II fallait m’appeler pour vous donner la main, mademoiselle.

Doña Maria. Quoi ! monsieur, vous ?…

Fray Eugenio. Je vous ai fait peur, je le vois.

Doña Maria. Non, monsieur… mais c’est que… (À part.) Jésus ! Maria !

Fray Eugenio. Je ne vous connaissais pas tant d’agilité, doña Maria. Et peut-on savoir ce qui vous fait entrer dans la pharmacie par une issue si extraordinaire !

Doña Maria. Je n’y suis pas entrée, je vous jure.


Fray Eugenio. À la bonne heure, mais vous en êtes sortie. — Gageons que je devine.

Doña Maria. Ah ! monsieur, gardez-vous de croire…

Fray Eugenio. Avouez-le, vous venez d’escamoter là-dedans du sucre candi. Ah ! doña Mariquita, vous aurez affaire à moi pour ce péché-là. Gare à vous quand je vous tiendrai dans mon confessionnal !

Doña Maria à part. Il me traite comme une enfant.

Elle met la main devant ses yeux.

Fray Eugenio. Mais, vraiment, je crois que je vous avez peur… Rassurez-vous, mon enfant, je ne suis pas si méchant que vous le croyez. Allons ! faut-il vous donner Absolution ? Absolvo te. Pour la peine, donnez-moi un peu de votre butin ; à cette condition, je ne vous dénoncerai pas. (Doña Maria tient ses yeux attachés sur lui avec une expression profonde de tristesse.) Mais…comme vous me regardez !… Vraiment, vous m’étonnez. Je remarque depuis quelques jours que vous êtes toute triste… vous avez perdu vos belles couleurs…Qu’avez-vous ? N’êtes-vous point malade ?

Doña Maria. Malade ! non… Je suis bien malheureuse.

Fray Eugenio. Est-ce que Loretto, votre perroquet, serait mort ?

Doña Maria. Ah ! que vous me connaissez mal, Fray Eugenio ! vous me croyez une enfant !

Fray Eugenio. Une enfant ! Dieu m’en garde !’une grande demoiselle qui va bientôt avoir quinze ans.

Doña Maria gravement. Et à quinze ans ne peut-on pas souffrir comme à trente ?

Fray Eugenio. Pardon, de ma méchante plaisanterie, mademoiselle ; votre sérieux m’effraie à la fin. Je crains que vous n’ayez reçu de mauvaises nouvelles d’Espagne ; j’espère que monsieur votre oncle, le général, est toujours en bonne santé ?

Doña Maria. Je le crois. — Tout le mal que je souffre vient de moi. Ah ! Fray Eugenio, que je voudrais être un homme ! — Je voudrais être morte.

Fray Eugenio. Allons donc ! c’est pour le coup que je vais vous croire une enfant. Guérissez-vous donc de ces idées ridicules ; vous les avez prises, je le gage, dans des livres que vous n’auriez pas dû lire. — Quel est ce livre-là ?

Doña Maria. Vous le voyez, c’est l’Imitation de Jésus-Christ que vous m’avez donnée. Je n’ai pas passé un jour sans la lire ; j’y cherche de la force, et je n’en trouve pas. — Je n’ai jamais lu de romans, Fray Eugenio, mais j’ai une âme, un cœur… je vis… je pense… et… Oh ! c’est pour cela que je voudrais mourir.

Fray Eugenio à part. La petite personne a quelque amourette en tête ; elles sont terribles pour cela dans ce couvent. (Haut.) Eh bien ! mon enfant, vous me conterez cela un de ces jours ; je n’ai pas le temps de vous exhorter et de vous gronder d’importance, comme vous le méritez. — Oui, vous méritez bien que l’on vous gronde pour toutes ces folies. Vous que je croyais plus raisonnable que la plupart de vos compagnes… fi donc ! doña Maria. Maintenant il paraît que c’est une espèce de mode que de vouloir mourir. Je n’entends que des plaintes de la vie que font des enfants de votre âge.

Doña Maria. Des enfants ! Des enfants peuvent désirer la mort quand ils sont malheureux ; moi, j’ai voulu mourir, mais la mort n’a pas voulu de moi.

Fray Eugenio. Que dites-vous ?

Doña Maria. Vous avez entendu dire peut-être qu’il y a quinze jours j’ai manqué d’être tuée par un taureau furieux ; eh bien ! c’est volontairement que je me suis placée devant ce taureau ; il est venu à moi… si près, que j’ai senti sur ma joue le souffle de ses naseaux… et je ne sais pourquoi il ne m’a point fait de mal.

Fray Eugenio. Si ce que vous dites est vrai…

Doña Maria, fièrement. Vrai ! Croyez-vous que je sache mentir ?

Fray Eugenio. Vous auriez fait une grande folie et un grand péché. Vous êtes à l’âge le plus heureux de la vie ; vous surtout, doña Maria, vous avez tout ce que vous pouvez désirer ; vous êtes orpheline, mais vous avez un oncle puissant et riche ; vous possédez en propre une fortune considérable. Dans un an d’ici, votre oncle viendra vous chercher pour vous mener en Espagne ; vous serez présentée à la cour ; vous ferez un beau mariage.

Doña Maria. Me marier ! ô ciel !

Fray Eugenio. Au lieu de vous abandonner à cette mélancolie ridicule, vous devriez remercier Dieu des faveurs dont il vous a comblée. (À part.) J’en parlerai au médecin.

Doña Maria, avec force. Encore une fois, Fray Eugenio, vous ne me connaissez pas.

(Ils se regardent fixement tous deux pendant un instant, puis baissent les yeux aussitôt.)

Fray Eugenio, tirant sa montre. Je suppose, doña Maria, que vous avez quelque confidence à me faire. Si mes conseils peuvent vous être utiles, je serai heureux de vous les donner. Demain je serai dans mon confessionnal depuis midi jusqu’à deux heures ; préparez-vous, dans l’intervalle, par des exercices de piété. Il faut que je vous quitte ; madame la supérieure m’attend pour prendre le chocolat.

Doña Maria. Vous me mépriserez, je le crains, car vous êtes homme et prêtre.

Fray Eugenio. Doña Mariquita, ou je me trompe fort, ou quelque amourette a tourné cette petite tête-là.

Doña Maria. Vous êtes prêtre ;… mais si vous pouviez comprendre…

Fray Eugenio. Je comprends fort bien que le bataillon des volontaires de Girone est arrivé le mois dernier à La Havane ; que les officiers ont des uniformes tout neufs ; qu’ils vont le dimanche à la messe dans l’église de Saint-Jacques, où vous allez… Nous parlerons de cela demain.

Doña Maria. Je ne vous dirai rien, vous ne m’entendriez pas. Malheureuse que je suis !

Fray Eugenio. Il y a remède à tout, mon enfant, hormis à la mort. Adieu, le chocolat m’oblige à vous quitter.

(Il fait un pas pour s’en aller.)

Doña Maria, le retenant. Il faut que je vive ou que je meure !… Fray Eugenio, écoutez-moi. Nous sommes seuls… Écoutez-moi, de grâce… Vous devez m’écouter… Vous pouvez me donner la vie ou la mort… et si vous dites un mot… je jure… (Fray Eugenio redouble de gravité.) Ah ! Fray Eugenio… vous êtes prêtre… je ne puis parler.

Fray Eugenio. Doña Maria, je ne sais si je dois rire de votre conduite ou m’en fâcher… Mais non, je vous plains : vous me faites pitié. Allez vous mettre en prière, et, dans une heure d’ici, venez à l’église du couvent. Je vous écouterai ; maintenant je ne puis.

Doña Maria, tirant une lettre de son sein. Ce que je n’ose vous dire… cette lettre…

Fray Eugenio, tendant la main. Que contient cette lettre ? Donnez.

Doña Maria, retenant la lettre. Au moins promettez-moi de ne pas la lire tant que vous serez dans cette maison. Lisez-la ce soir, ce soir seulement. Vous me le promettez ? Et demain… Non, ne m’en parlez jamais… Si vous me la rendez… ne me faites pas de reproches… ils seraient inutiles… Rendez-la-moi seulement… Je me punirai moi-même de ma folie… Mais, au nom de Dieu, vous ne me ferez pas de reproches.

Fray Eugenio, prenant la lettre. Donnez.

Doña Maria. Ayez pitié de moi, je vous en supplie… J’ai résisté tant que j’ai pu… Surtout ne l’ouvrez pas ici. (Fray Eugenio brise le cachet.) Ah ! Dieu ! que faites-vous ! Fray Eugenio… Je vous en conjure… par pitié… rendez-la moi, Fray Eugenio… Vous me tuez… Ah ! ne la lisez pas ici.

Fray Eugenio. Que faites-vous ? remettez-vous, quelqu’un vient.

Doña Maria. Ne la lisez pas ici… ou rendez-la moi.

Rita entrant. Monsieur l’abbé, madame la supérieure vous attend pour prendre le chocolat.

Fray Eugenio. Je viens. (À doña Maria.) Je lirai cela tantôt.

(Il sort avec Rita.)

Scène V.

DOÑA MARIA, seule.

J’ai donc livré mon secret… je l’ai livré sans espoir que Fray Eugenio réponde à mon amour… au moment où je venais de voir clairement son indifférence pour moi. — Qu’ai-je dit ?… son indifférence !… il est prêtre, il est dévot, il est honnête homme ; ainsi plus d’espérance pour moi. Je devrais, plutôt que d’attendre ses reproches… — Pourtant… s’il m’aimait… s’il pouvait m’aimer… mais non ; il n’aime que Dieu. Quelquefois sa voix est si douce… si tendre même… Tout à l’heure, j’ai cru un moment que ce n’était plus un prêtre… mais, lorsque j’allais parler, son expression est devenue si sévère, que mon courage s’est glacé… Cette soirée… quand je dansais avec Francisca, lorsqu’il était comme enivré par le spectacle de nos plaisirs, alors, j’aurais dû lui avouer mon amour. — Francisca !… elle dansait avec moi… Oh ! non, elle ne l’aime pas. Si elle aime, elle a donné son cœur à quelque officier… — Il lui parle souvent… mais… non, il ne lui parle pas d’amour… Francisca ne pourrait pas… Un prêtre ! Moi seule… Quel péché, mon Dieu ! aimer un prêtre ! Il n’y a que moi au monde qui puisse éprouver un amour si affreux, si criminel…et cela me rassure ; misérable que je suis… mon crime me rassure ! Au moins je n’aurai pas de rivale… — Il a peut-être ouvert ma lettre… S’il la lisait maintenant ?… Sans doute elle excite sa colère, son indignation… Une femme s’abaisser à ce point !… Peut-être il rit de moi, et il dit, en haussant les épaules : La folle, l’enfant !… Grand Dieu ! je leur prouverai que je ne suis pas une enfant… Ils verront que j’ai du courage plus qu’un soldat… que j’aime comme elles ne peuvent pas aimer. Je mourrai si je ne puis être à lui… Mais cette lettre, s’il va la montrer ! elle est si étrange…et la fin… comment donc disais-je à la fin ?… Je ne puis me rappeler un seul mot ; ma pauvre tête est toute troublée… Jesi vous ne m’aimez pasje… Ah ! pourquoi l’ai-je donnée, cette lettre ? Imbécile !… Pourquoi ne pas lui parler ? Il aurait vu mes larmes, mon trouble,.. Et ce papier froid et compassé, cette écriture soignée… avec des points et des virgules ! Il croira que je feins une passion que je n’éprouve pas… que je copie des phrases de roman… Il m’appellera encore enfant… — Mon Dieu, tuez-moi ; car ils me forceront à me tuer moi-même… — Si je lui écrivais un mot, pour excuser, pour expliquer ma lettre… Non ; cela serait encore plus absurde… Peut-être ne l’a-t-il pas encore lue… S’il l’avait lue, il reviendrait, ou bien il m’enverrait chercher… S’il faut rester longtemps avec mon inquiétude… je sens que je deviendrai folle… Je lui ai dit de n’ouvrir ma lettre que ce soir ; maintenant je crains qu’il ne m’obéisse trop bien… Oh ! la mort vaut mieux que les tourments de l’attente… et passer toute la nuit à se tordre et s’agiter dans son lit ! Oh ! Fray Eugenio, donne-moi la mort tout de suite. (On entend rire et parler derrière la scène.) Ah ! j’entends venir celles que j’appelle mes amies. Voici leurs rires et leurs bavardages. Maintenant plus que jamais leur présence m’est odieuse.

Elle va pour sortir.

Scène VI.

DOÑA MARIA, DOÑA IRENE, DOÑA XIMENA, DOÑA FRANCISCA.

Doña Irène. Maria, Mariquita, où vas-tu donc ? Pourquoi nous fuis-tu ?

Doña Ximena. Qu’as-tu donc, Mariquita ? tu as les yeux rouges ? on dirait que tu viens de pleurer. Ah ! je devine, tu lisais un roman qui finit mal.

Doña Maria. J’ai mal à la tête.

Doña Francisca. Pauvre amie ! Oui, ton front est brûlant. Reste ici, à l’ombre, crois-moi. On étouffe dans nos chambres. Asseyons-nous sur ce banc ; tu appuieras ta tête sur mon épaule, et moi… (bas) j’ai tant de choses à te dire, chère Mariquita ! Il faut absolument que tu restes et que tu m’écoutes.

Doña Irène. Mariquita, sois juge entre Ximena et moi.

Doña Ximena. Un beau juge que tu prends ! Comme si elle se connaissait à ces sortes de choses. Passe encore pour Francisca.

Doña Irène. Il n’est pas besoin de tant de connaissances, puisqu’il s’agit seulement de dire son goût.

Doña Francisca. Ne la tourmentez pas avec vos questions ridicules. Pauvre enfant ! vous voyez bien qu’elle est malade.

Doña Irène. Oui, c’est qu’apparemment tu veux l’ennuyer à toi toute seule. Vous êtes insupportables toutes deux avec vos éternelles amitiés.

Doña Maria bâillant 1. De quoi s’agit-il, Irène ?

Doña Irène. Fi ! que cela est vilain de bâiller ainsi au nez des gens !

Doña Maria. J’ai un grand mal d’estomac.

Doña Irène. Tu as vu ces officiers de marine qui sont venus avec l’Esmeralda, et qui ont entendu la messe hier à notre église ? Eh bien ! Ximena, qui est déjà éprise de l’un d’eux, s’en vient nous dire que leur uniforme est plus beau que celui des dragons d’Amérique. Comment la trouves-tu ? Les officiers de marine qui sont habillés si simplement, tandis que les dragons d’Amérique avec leur uniforme vert et jaune, les galons d’argent, le pantalon gris avec le passepoil orange, le casque noir et le plumet…

Doña Ximena. Oui, avec ce costume là, ils ont l’air de canaris, tandis que les marins avec leur habit bleu et rouge, le pantalon blanc… C’est une tenue sévère qui sied bien à des militaires. Et puis j’aime beaucoup leur chapeau bordé d’or, et je suis folle de leur poignard.

Doña Irène. Les conducteurs de mules et les ouvriers du port ont aussi des poignards ; mais un grand sabre traînant qui résonne sur le pavé, y a-t-il quelque chose de plus joli ? Et les éperons, parlez-moi de cela ! Quand ils entrent dans l’église, ils font tant de bruit que tout le monde les regarde. Les marins n’en pourraient pas faire autant.

Doña Ximena. C’est qu’ils ne veulent pas faire les capitans matamores comme les dragons. Mais les officiers de l’Esmeralda sont des braves à trois poils. Tout le monde le sait. D’abord il faut tant de courage pour être marin.

Doña Irène. Comme s’il n’en fallait pas pour être dragon ? Quant à moi, je serais tout aussi effrayée de monter sur un cheval que de naviguer sur un vaisseau en pleine mer.

Doña Ximena. Et les tempêtes, les naufrages et les combats ! c’est là qu’il faut avoir du cœur ! Tous ces canons que tu vois aux sabords tirent avec des boulets ramés qui tuent vingt hommes à la fois…

Doña Irène. Mesdemoiselles, remarquez-vous que Ximena sait déjà tous les termes de marine, depuis qu’elle a donné son cœur à un capitaine de frégate ?

Doña Ximena. Je ne lui ai rien donné du tout, et je ne lui ai pas encore parlé ; mais il a une lettre de recommandation pour ma tante. Je le verrai chez elle dimanche, et je sais seulement que c’est un jeune homme très comme il faut. D’abord il faut être gentilhomme pour entrer dans la marine.

Doña Irène. Si tu ne lui as pas encore parlé avec la bouche, tu lui as assez parlé, Dieu merci, avec ton éventail.

Doña Ximena. Mon Dieu ! toi qui parles, tu n’as pas cessé de faire des signes, et d’envoyer des œillades à ton grand capitaine, don Rafael Samaniego. Un joli nom ! au lieu que le capitaine de l’Esmeralda s’appelle don Juan de Garibay, ce qui est un nom basque, pour que vous le sachiez, et il a une croix d’Alcantara, et il a soutenu un très beau combat naval, et il s’est battu au pistolet à Carthagène avec un Anglais à qui il a cassé le bras, et…

Doña Francisca. Comme tu sais bien son histoire !

Doña Irène. Je n’aime pas le pistolet, c’est bête ; au lieu que l’épée, c’est bien plus gracieux. Le mois dernier, don Rafael s’est battu à l’épée. Il est d’une adresse surprenante.

Doña Francisca. Il paraît que l’habit militaire a des attraits tout-puissants à vos yeux.

Doña Irène. Ma foi, cela sied bien à un homme. Si j’étais homme, je voudrais être colonel de dragons.

Doña Ximena. Moi, si j’étais homme, je serais capitaine de vaisseau. As-tu remarqué les enfants qu’ils appellent les cadets de marine ? Comme ils sont gentils avec leur petite veste bleue et leur pantalon blanc !

Doña Francisca. Et vous seriez filles à ne trouver bien un homme que s’il a des galons sur la manche, et sur la tête un chapeau à trois cornes ou bien un casque ?

Doña Irène. Pour cela, non. Tiens, sans aller bien loin, nous voyons tous les jours un bien bel homme qui n’a pourtant pas d’uniforme.

Doña Ximena. Je sais qui tu veux dire, et cela est bien vrai.

Doña Francisca. Qui donc ?

Doña Irène. Belle demande ! Fray Eugenio.

Doña Francisca. Fray Eugenio !

Doña Maria. Fray Eugenio !

Doña Ximena. Il est certain qu’il n’est pas possible d’avoir de plus belles mains que les siennes.

Doña Irène. Et, dans ses yeux, quelle noblesse et quelle douceur tout à la fois !

Doña Ximena. C’est dommage qu’il ne porte pas de moustaches ; il a la bouche un peu grande.

Doña Irène. Pas trop pour un homme, et il a des dents superbes. Aussi faut-il voir comme il en prend soin. C’est pour cela, je crois, que, depuis quelque temps, il ne fume plus. — Pourquoi ris-tu, Paquita ?

Doña Francisca. Je ris de la profondeur de vos observations.

Doña Ximena. Ce que j’aime le plus en lui, c’est qu’il est toujours de bonne humeur. Il est facile, jovial ; c’est tout l’opposé de son prédécesseur, feu l’abbé Domingo Ojeda, qui nous tracassait à tout propos. Fray Eugenio nous permet de danser entre nous, de chanter et de rire, et il nous répète à chaque instant : Amusez-vous pendant que vous êtes jeunes. Il prend toujours notre parti auprès de notre vieille supérieure, qui est d’humeur si acariâtre : en vérité, c’est un galant homme.

Doña Irène. Vous savez ce qu’il a fait pour dona Lucia d’Olmedo ?

Doña Francisca. Non, vraiment.

Doña Irène. Toute la ville en parle : je l’ai entendu conter hier chez ma mère.

Doña Francisca. Doña Lucia, la fille de l’auditeur don Pedro ? celle qui s’est fait enlever par un officier des dragons d’Amérique ?

Doña Irène. Précisément. — D’abord son père jetait feu et flammes ; il ne parlait de rien moins que de mettre doña Lucia aux Filles repenties, et il avait obtenu du corrégidor un ordre pour faire arrêter l’officier de dragons… un lieutenant, un Fadrique Romero, quelque chose comme cela. On dit que c’est un assez beau militaire, des moustaches noires, pinçant assez bien de la guitare : c’est même avec sa guitare qu’il a séduit cette folle de doña Lucia, car c’est un cadet de famille qui n’a pas un sou vaillant. Il faut qu’il vive avec sa paie. Vous savez ce que c’est. — Bref, il faisait une excellente affaire en adressant ses hommages à doña Lucia, dont le père est si riche.

Doña Francisca. Et Fray Eugenio ?

Doña Irène. Fray Eugenio est allé trouver le père, qui était furieux ; il lui a fait sans doute un sermon bien éloquent, bien touchant, comme ses sermons de carême. Il lui a dit : Vous voyez bien que vous allez faire votre propre malheur en faisant celui de votre fille ; vous voulez punir un scandale, et vous causez un scandale plus grand, et caetera, et caetera. Enfin, il a tant prêché, tant prêché, que le père a pleuré quelque peu. Fray Eugenio tenait tout prêts, dans un cabinet, le ravisseur et la fille séduite. Il ouvre la porte, crac ! les voilà tous deux aux pieds du vieillard, qui lui baisent les mains, qui versent des torrents de larmes. Mon père par-ci, mon père par-là…Conclusion : le cœur de bronze de monsieur l’auditeur est devenu comme une cire molle ; il les relève, embrasse sa fille, et tend la main à Fadrique, en lui disant : « Mon cher fils ! » Le meilleur de l’affaire, c’est que ce don Pedro, qui est plus ladre qu’un juif, a été si bien retourné par Fray Eugenio, qu’il a donné une dot superbe à sa fille. Et savez-vous pourquoi ? Il est vaniteux ; Fray Eugenio lui a persuadé que toute la ville se moquerait de lui s’il ne faisait pas les choses grandement. — Eh ! Paquita ! qu’as-tu donc ? tu pleures ?

Doña Francisca. Oui, ce trait de sa générosité m’a émue.

Doña Ximena. Grand pouvoir de l’éloquence !

Doña Irène. Oh ! le cœur sensible ! Ah ! ah ! ah !

Doña Ximena. Voilà Paquita qui pleure. — Mariquita a l’air d’être près d’en faire autant. Pour le coup, cela est par trop romanesque. Irène, crois-moi, laissons ces demoiselles pleurer ensemble ; aussi bien j’ai quelque chose à te conter qui te fera bien rire. Adieu, mesdemoiselles : si vous avez vos secrets, nous avons les nôtres.

Elle sort avec doña Irène.



Scène VII.

DOÑA MARIA, DOÑA FRANCISCA.

Doña Francisca serrant dans ses bras doña Maria. Chère Maria ! ma seule amie !

Doña Maria l’examinant. Je ne te croyais pas sensible à ce point.

Doña Francisca. Ah ! tu ne peux comprendre encore ce que j’éprouve. (Une horloge sonne, et doña Maria tressaille.) Comme tu es nerveuse aujourd’hui ! Va, si ton cœur était occupé comme le mien, l’horloge ne te rappellerait que des idées de bonheur. — Personne ne nous observe ? Regarde, Mariquita ; tu ne me trahiras pas ? Une lettre… (Elle s’approche de l’oranger, et prend la lettre de Fray Eugenio. — Doña Maria la voit faire d’un air distrait. Doña Francisca lit rapidement la lettre et la baise ensuite.) Chère enfant ! que je t’embrasse aussi. (Elle l’embrasse.) Mais, dis-moi, pourquoi faut-il que tu sois malade aujourd’hui ? Quand je suis heureuse et gaie, je voudrais que tout ce que j’aime fût heureux et gai comme moi.

Doña Maria. Je souffre.

Doña Francisca. En effet, depuis quelque temps nous remarquons que tu es changée ; mais tu as grandi, tu t’es formée si vite !… Laisse faire le temps ; un jour tu seras heureuse comme moi, et alors tu te porteras bien.

Doña Maria. Tu es donc bien heureuse ?

Doña Francisca. Oh ! oui ; je n’ai plus de vœux à former, sinon pour rester longtemps comme je suis maintenant. — Mais, Mariquita, mon bonheur m’étouffe, et il faut que je t’en fasse la confidence, quoique à ta petite mine renfrognée je juge que tu n’es guère en humeur de m’écouter. Tu es ma meilleure amie, et c’est une des charges de l’amitié d’écouter les récits des plaisirs et des peines de son amie. — On te croit ici une enfant, parce que tu es la plus jeune de nous autres grandes ; mais tu es si sage, si raisonnable, si… (Elle l’embrasse.) Tiens, je t’aime tant que je ne veux m’ouvrir qu’à toi seule.

Doña Maria soupirant. Je t’écoute, puisque tu le veux. (À part.) Peut-être ainsi contrainte, le temps s’écoulera-t-il plus vite pour moi.

Doña Francisca. Eh bien ! (S’interrompant.) Sais-tu que tu es si grave que tu m’intimides… Ne me regarde pas avec ces yeux-là. Et… tu ne me gronderas pas, petite fille. Respect à ses aînées !… Mariquita, j’aime, et je suis aimée. (Doña Maria lui serre la main.) Et quoi ! à ton tour, voilà que tu as des larmes dans les yeux. Ah ! mademoiselle, je vous y prends ! Quoi ! vous aussi ! Qui l’aurait pu penser ? « II n’y a plus d’enfants », comme dit la supérieure. Ces larmes me prouvent que ce petit cœur a déjà parlé. Allons, est-ce un capitaine de dragons ? un officier de marine ?

Doña Maria. Personne, je t’assure. Souffrante comme je le suis, mes yeux sont disposés à pleurer facilement, et ce n’est pas une raison… (Doña Francisca la menace du doigt.) Non, je te jure… Mais on dit que l’amour rend si malheureux,… et je crains pour toi, Paquita.

Doña Francisca souriant. Et qui t’a dit cela, petite ?

Doña Maria. Qui ? tout le monde… madame la supérieure… notre confesseur.

Doña Francisca. Fray Eugenio ! Et tu crois qu’il dit vrai ?

Doña Maria. Ils me parlent de ce que je ne connais pas… et je les crois.

Doña Francisca. Enfant ! Apprends, ma chère, qu’on te trompe ; que l’amour, c’est le premier de tous les biens ; que sans amour la vie n’est qu’un enfer. Mademoiselle Mariquita, vous m’avez l’air d’une petite hypocrite. Mais c’est à moi de parler la première ; nous vous confesserons ensuite.

Doña Maria. Et qui aimes-tu ?

Doña Francisca. Oh ! Mariquita, si tu étais amoureuse, tu choisirais sans doute un enfant de ton âge, un jeune officier sortant d’une école militaire ; tu ne penserais qu’au bonheur d’être mariée, et de te promener sur le port en donnant le bras à ton mari… Oui, cela doit être un grand plaisir. Mais il y a tel amour… aussi fort, plus fort même que le mariage… et où le mariage… (baissant la voix) est impossible.

Doña Maria. Comment ?

Doña Francisca. Oui, Mariquita. Par exemple, on peut aimer un homme… marié. Si un homme s’est marié par des circonstances… n’importe lesquelles… suffit qu’il n’a jamais aimé sa femme… Elle est vieille, laide et méchante… Ou bien, supposons une femme toute jeune, sans expérience, mariée à un vieillard… Ou bien… Mais ta vertu, à toi te dit que cela est mal.

Doña Maria vivement. Moi !… Ah ! Paquita, je crois que l’amour est quelquefois plus fort que toutes les lois divines et humaines… L’amour vient, dit-on, on ne sait comment ; et, quand on s’aperçoit qu’on aime, il n’est déjà plus temps de réfléchir si cela est bien ou mal !

Doña Francisca. Tu dis cela, petit ange ! Que je t’embrasse encore pour ta gentillesse. Mais, dis-moi, qui t’a enseigné cela ?

Doña Maria. Mais… je l’ai entendu dire… Ainsi, tu aimes un homme marié ?

Doña Francisca. Tu sais que je ne suis pas trop dévote ; et les deux années que j’ai passées en Angleterre m’ont appris qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce que les cagots nous content ici des hérétiques. — J’ai vu en Angleterre des prêtres qui ont des femmes et des enfants, et ce sont de très bons prêtres.

Doña Maria. Eh bien ?

Doña Francisca. Eh bien ! tu n’es pas encore sur la voie ?… Mais toutes ces routes détournées sont inutiles avec toi. Tu m’as dit que l’amour est au-dessus de toutes les conventions divines et humaines. Tu me comprendras et tu m’excuseras. — Enfin, chère amie, j’aime un prêtre, et ce prêtre, c’est Fray Eugenio.

Doña Maria. Fray Eugenio ! Grand Dieu !

Doña Francisca. Lui-même. J’ai combattu quelque temps ; mais maintenant, quand je réfléchis au temps que j’ai perdu sans l’aimer, je suis tentée de pleurer ces jours sacrifiés à la vertu, ou plutôt au préjugé. Ô ma chère ! tu ne connais guère que l’amitié, ou peut-être quelque fièvre de tête que tu prends pour de l’amour… Mais l’amour véritable, l’amour défendu… Ô Mariquita, je t’aime plus qu’aucune femme au monde… Je ne sais ce que je ne ferais pas pour toi. Eh bien ! si, pour sauver Fray Eugenio, il fallait… Mais quelle folie de penser à ce qui n’est pas possible. Non, mon ange, un amant ne m’empêche pas d’avoir une amie, et je serai la plus heureuse des femmes, parce que j’aurai tout à la fois le plus tendre des amants et la plus fidèle des amies.

Doña Maria {di|atterrée.|sm|n}} Fray Eugenio !… Il t’aime !

Doña Francisca. Je le vois, ta philosophie est un peu ébranlée, et tes scrupules ou tes préjugés sont trop enracinés dans ton cœur, pour qu’ils puissent me trouver une excuse. Un prêtre, pour toi, n’est pas un homme. Tu pense à un sacrilège, une profanation. J’avais tes idées avant d’avoir cédé à ma passion ; et maintenant que je ne vis que pour elle, je me réjouis d’avoir eu quelques sacrifices à faire à mon Eugenio. Oui, je voudrais avoir été bien plus dévote que je ne l’étais, pour avoir pu lui sacrifier la crainte de l’enfer, pour avoir pu renoncer pour lui à mon âme ; car il y a une jouissance divine à renoncer à tout, à souffrir tout pour celui que l’on aime.

Doña Maria. Et il t’aime ?

Doña Francisca. S’il m’aime ! s’il m’aime ! C’est toi qui peux me faire cette question ! S’il m’aime ! Il n’y a pas une goutte de sang dans son cœur qui ne soit à moi ; pas un instant de sa vie où mon image ne l’occupe… Et cependant, chère amie, je lui dis du matin au soir qu’il ne m’aime pas, et lui, de son côté… Ah ! nous nous faisons enrager à qui mieux mieux… Mais ces querelles sont délicieuses ; c’est là ce qui fait vivre. — Tu ne sais pas, ma chère ; il a refusé, à cause de moi, d’aller en Espagne, où il avait la chance de devenir évêque au premier jour.

Doña Maria. Et vous vous aimez depuis longtemps ?

Doña Francisca. Mais, en vérité, je ne sais. Maintenant il me semble que la première fois que je l’ai vu je l’ai aimé ; pourtant il n’y a guère que six semaines que nous nous sommes dit que nous nous aimions. D’abord je le trouvai l’homme le plus spirituel que j’eusse encore vu. Chacune de ses paroles me semblait bien dite. Je retenais les phrases les plus insignifiantes que je lui entendais prononcer. Aucun autre homme ne me paraissait avoir de l’esprit, et je ne pouvais m’amuser dans un lieu où Fray Eugenio n’était pas. Bientôt je m’aperçus qu’il m’avait remarquée parmi nos compagnes. Il me parlait plus souvent qu’aux autres ; il me faisait cent questions, et moi, j’étais si troublée toutes les fois qu’il m’adressait la parole, que je lui répondais tout de travers. Quand, le soir, la supérieure nous faisait venir dans sa chambre pour faire de la musique, il était toujours derrière ma chaise ; et quand j’étais assise devant le piano, je voyais toujours sa tête dans la glace qui est au-dessus du piano. Que de fois, au milieu d’un morceau, il m’est arrivé d’oublier à quelle ligne j’en étais ! Fascinée, interdite, près de me trouver mal, je croyais voir le cahier et la glace onduler devant moi. Alors souvent, ma bonne Mariquita, tu venais ; du doigt tu me montrais où j’en étais ! tu m’encourageais ; tu appuyais ta main sur ma chaise, et dans la glace je voyais ta tête à côté de celle de Fray Eugenio. Tous deux vous aviez l’air de m’aimer, vos regards étaient si doux quand ils se tournaient vers moi ! — Et toi, quand tu chantais, pauvre Maria, toi qui as dix fois plus de talent que moi, Fray Eugenio ne t’écoutait pas, et il attendait avec impatience le moment où la musique cesserait, et lui permettrait de se rapprocher de moi pour causer. — Voilà que je m’aperçus que je l’aimais, et d’abord j’en fus toute troublée. Aimer un prêtre ! un homme qui ne peut se marier ! Mais je me souvenais des femmes de prêtres que j’avais vues à Londres ; puis ma mémoire me rappelait toutes les personnes qui étaient malheureuses en ménage… Je n’en voyais pas une qui eût trouvé le bonheur en se mariant… Cependant j’évitais de me trouver seule avec Fray Eugenio ; je ne lui parlais plus ; je ne le regardais qu’à la dérobée, et je voyais qu’il devenait triste, ses yeux étaient humides et suppliants quand il me regardait… Nous étions bien à plaindre tous deux, alors j’entendis conter que Fray Eugenio n’avait pas eu de vocation pour entrer dans les ordres, et que des circonstances malheureuses l’avaient obligé à prendre ce parti. Tu ne saurais croire, chère amie, quelle fut ma douleur quand l’idée me vint qu’un désespoir amoureux l’avait fait renoncer au monde. Je ne pouvais supporter l’idée que Fray Eugenio aimât une autre femme. J’étais à peine sûre que je l’aimais, et déjà j’étais jalouse… Ô Mariquita, que la jalousie est une cruelle chose !… Puisses-tu ne jamais l’éprouver, cette vilaine passion ! Que de nuits j’ai passées sans dormir, baignant mon oreiller de mes larmes, et mordant mes draps avec rage !… Enfin je sus la véritable cause qui l’a déterminé à prendre ce vilain habit.

Doña Maria. C’est encore l’amour ?

Doña Francisca. Sa mère était très-malade… les médecins l’avaient condamnée… C’était une femme très dévote… Eugenio avait alors dix-sept ans au plus. Sa mère mourante lui dit : « Si tu consentais à te vouer à Dieu, je suis sûre que tu obtiendrais du ciel la guérison de ta mère. » Il n’hésita pas, et, bien qu’il étudiât pour être médecin, il abandonna tout, se fit prêtre, et sa mère guérit.

Doña Maria à demi-voix. C’est une âme généreuse, après tout.

Doña Francisca. Tout ce que j’apprenais de lui me le faisait aimer chaque jour davantage. J’étais sûre qu’il m’aimait ; toutefois il se faisait un scrupule de m’avouer sa passion, à cause de son âge et de sa profession. Je résolus donc de lui parler la première, et de l’obliger à se déclarer. Souvent alors j’entamais une conversation détournée, afin d’amener de bien loin le mot amour ; et quand venait le moment de prononcer ce mot magique, je manquais de courage, et je n’osais. Enfin, un soir, par un beau clair de lune, nous dansions toutes dans ce jardin, et lui, debout, adossé à cet oranger, nous regardait. En tournant devant lui, une fleur qui était dans mes cheveux tomba à ses pieds. D’abord il ne fit pas semblant de s’en apercevoir, mais il laissa tomber son mouchoir négligemment sur la fleur, puis il se baissa pour le ramasser, et il ramassa la fleur en même temps. Quand on se reposa, je m’approchai de lui, et je lui dis tout bas et en riant, et cependant je tremblais, et j’entendais distinctement battre mon cœur : « Fray Eugenio, vous m’avez pris cette fleur ; rendez-la-moi… » Il me parut tout interdit. Il tira la fleur de son sein, et me la rendit. La lune était alors voilée par un petit nuage blanc. « Pourquoi m’ôtez-vous, dit-il, ce que vous avez jeté comme une bagatelle, et ce que j’ai ramassé comme un trésor ? » Il souriait et s’efforçait d’avoir l’air de plaisanter ; mais nous étions bien sérieux l’un et l’autre. « Prenez, lui dis-je : je vous la rends, puisque vous y tenez. » Et j’étendis la main : la fleur tomba, et ma main se trouva dans celle d’Eugenio. Alors un tel tremblement me saisit, que, si je n’avais pas été soutenue par lui, je serais tombée à terre. Je ne sais ce qu’il me dit, ni ce que je dis, ni combien de temps nous restâmes sous cet oranger ; mais, en nous séparant, nous savions que nous nous aimions, et nous avions trouvé un moyen de nous revoir. — Te le dirai-je, chère amie, ce moyen ? Tu vas me gronder. Je feignis de vouloir me confesser ; j’allai à l’église, je me mis à genoux devant lui, et, dans ce confessionnal, Dieu entendit des serments d’amour, au lieu d’aveux et de remontrances. Nous ne pouvions nous toucher que le bout des doigts ; mais je sentais son haleine brûlante qui caressait ma bouche… et nous baisions les grillages avec des transports frénétiques… Oh ! si j’avais pu alors me jeter dans ses bras, j’aurais consenti à être anéantie après une heure de bonheur.

Doña Maria. Et vous êtes heureux !… Si vous étiez découverts ?

Doña Francisca. Oh ! cela est impossible. Eugenio est si prudent ! Il n’entre que la nuit dans ce jardin, et une fois seulement il a consenti, à grand-peine, à monter dans ma chambre. C’était une grande folie de ma part ; car tu sais que ma cellule touche à celle de la supérieure, et l’on entend chaque mot qui s’y dit. Heureusement que la señora Monique dormait assez bruyamment pour nous rassurer. — Mais, d’ordinaire, voici le lieu de nos rendez-vous ? Vois-tu cette petite bruyère parfumée, ma chère Mariquita 2… Cette nuit, nous étions là tous deux ; je tenais sa main dans la mienne ; sa tête était appuyée sur mon sein ; je sentais battre l’artère sur sa tempe ; nous étions si fatigués tous deux, tellement accablés de bonheur, que nous ne pouvions parler ; seulement nous soupirions de temps en temps, en regardant le ciel étoilé. Nous voyions la croix du sud 3 s’incliner lentement là devant nous, et de temps en temps une légère brise de la mer faisait tomber sur nos têtes des fleurs d’oranger… Ô Mariquita, que nous étions bien ! Si tu savais quels plaisirs nous donne l’amour ! Je ne conçois pas comment on n’en meurt pas… (Elle cache sa tête sur le cou de doña Maria.) Ah ! Maria, Maria… mais, mademoiselle, vous ne devez pas connaître encore tous ces mystères-là… — Tu es trop jeune encore, petite amie. J’ai trois ans de plus que toi, et je ne suis si savante que depuis quelques semaines ; ainsi, tu peux attendre encore : ton temps viendra. — Une seule chose m’inquiète. Nous n’avons pas d’asile ; nous bivouaquons. Comment ferons-nous dans la saison des pluies ? Le jardin ne sera pas tenable. Peut-être la cabane du jardinier pourrait-elle nous servir.

Doña Maria avec un sourire amer. Voilà jusqu’où va ta prévoyance… imprudente que tu es ! Il est impossible qu’avant un mois tout ne soit découvert. On verra Fray Eugenio escalader les murs du couvent. — On l’arrêtera ; votre intrigue sera connue ; il sera renfermé dans quelque couvent de la Trappe ; toi, on te mettra aux Filles repenties. — Pourquoi ne te sauves-tu pas avec lui ? c’est, crois-moi, le parti le plus prudent… c’est la seule chance de salut qui vous reste.

Doña Francisca. Hélas ! ma bonne, tu m’effraies ; mais que faire ? Tu oublies que Fray Eugenio n’a presque rien, et que moi je n’ai que ce que je tiens des bontés de mon grand-père. Pour un enlèvement il faut autre chose que de l’amour ; il faut ce dont les romanciers ne parlent pas, de l’argent, et beaucoup d’argent. Je te l’avouerai à ma honte, chère Mariquita, quelquefois dans notre chapelle, en regardant cette petite statue de la Vierge ornée de tant de pierreries, une envie violente m’est venue de m’emparer de toutes ces richesses, et de me sauver avec Eugenio en les emportant. Cette idée-là m’a valu de belles morales d’Eugenio.

Doña Maria. Il fallait t’adresser à moi ; tu sais que je suis riche : je puis disposer d’une somme considérable en dépôt chez mon banquier, et j’ai en ma possession des bijoux qui sont, m’a-t-on dit, d’un prix fort élevé.

Doña Francisca. Généreuse amie, comme je reconnais là ma bonne Maria ! mais je ne pourrais pas accepter de toi un sacrifice si considérable.

Doña Maria. Un sacrifice ! de l’argent !

Doña Francisca. Eugenio ne voudrait jamais accepter de l’argent d’une femme ; je le connais trop bien : il est fier et même un peu hautain ; mais voici notre plan. Eugenio travaille avec ardeur à son ouvrage sur les pères de l’Église, et du produit qu’il en retirera…

Doña Maria. Folie ! mes seules boucles d’oreilles en diamants se vendront plus cher que tous les ouvrages qu’il pourra faire.

Doña Francisca un peu piquée. Je ne doute pas que tes boucles d’oreilles en diamants ne vaillent beaucoup d’argent ; mais le livre d’Eugenio est rempli de mérite, c’est un ouvrage qui manquait à la science. Il le vendra ce qu’il voudra… — au moins assez cher pour nous mener jusqu’à la Jamaïque, où nous pourrions nous établir. Lui, donnerait des leçons d’espagnol et de latin ; et moi, je broderais et je ferais la cuisine. Oh ! comme cela sera amusant !

Doña Maria. Oui ; mais, avant que cet ouvrage sublime soit terminé, si vous étiez découverts… Accepte ces diamants et pars ; vivez heureux ensuite… si vous pouvez.

Doña Francisca. Nous ne pouvons recevoir un présent d’une telle valeur, mon amie ; mais, si tu l’exiges, je demanderai à Eugenio la permission de t’emprunter assez d’argent pour fréter un petit bâtiment jusqu’à la Jamaïque.

Doña Maria. Je n’ai pas besoin de mes diamants, je ne m’en parerai jamais ; accepte-les, je le veux. Tiens, voici la clef de ma cassette, prends mon écrin, et pars cette nuit même.

Doña Francisca. Mais…

Doña Maria se levant. Prends, te dis-je, et laisse-moi.

Doña Francisca. Je le vois, Maria, je t’ai scandalisée, tu me méprises et tu veux te débarrasser de moi. Ta vertu sévère ou ta dévotion me condamne : cependant, par un reste d’amitié, tu ne veux pas me perdre ; mais, si tu ne m’aimes plus comme auparavant, je n’accepte pas tes dons.

Doña Maria. Si tu me crois de la dévotion ou des scrupules, tu te trompes fort. Si tu aimes véritablement Fray Eugenio, si tu es véritablement heureuse avec lui… tu as bien fait.

Doña Francisca. Ta voix est tremblante, et tu caches mal ta colère. Mariquita, dis-moi, qu’as-tu ? Est-ce contre moi que tu es en colère ? réponds-moi.

Doña Maria. Je t’ai dit que j’étais malade… j’ai une migraine horrible, et depuis une heure tu me parles de ton Fray Eugenio, de… Tiens, laisse-moi seule ici, et prends ma clef.

Doña Francisca. Non, je ne veux pas avant d’avoir consulté Eugenio.

Doña Maria. Eh bien ! comme tu voudras ; mais, pour Dieu, laisse-moi ! chaque mot que tu dis me casse la tête.

Doña Francisca. Maria, tu ne m’aimes plus, je le vois bien.

Doña Maria. Va, je t’aime plus que je ne le croyais moi-même.

Doña Francisca. Je te laisse, puisque tu veux être seule, Mariquita ; mais au moins embrasse-moi pour me montrer que tu m’aimes toujours.

Doña Maria lui tendant la joue. Es-tu contente ?

Doña Francisca. Je t’embrasse comme j’embrasse Eugenio. Il a l’haleine aussi douce que toi. Mais tu te fâches ; adieu.

Elle sort.

Scène VIII.

DOÑA MARIA, seule.

Qui l’aurait pu penser ?… Je n’avais pas d’espoir, mais je ne m’attendais pas à ce dernier coup… Fray Eugenio aime une autre femme !… il aime Francisca. Au fait, elle est jolie ; et pour les hommes, que faut-il de plus ?… Doña Francisca ma rivale ! ma rivale préférée ! l’aurais-je pu soupçonner ? — Ils veulent ma mort, ils seront satisfaits. Grâce au ciel, cette fenêtre est encore ouverte, et cette précieuse fiole va bientôt être à moi. Que mon destin s’accomplisse ! (Elle entre par la fenêtre dans la pharmacie, et en sort un instant après. Considérant la fiole :) C’est peu de chose, et la mort sous cette forme n’a pas un aspect bien effrayant. On ne souffre pas longtemps. — Je suis fâchée de n’avoir pas attendu pour remettre cette lettre ; je serais morte avec mon secret. Comme ils se seraient tourmentés pour deviner le motif de ma mort ! — On dit qu’il est honteux pour une femme de faire des avances à un homme. (Avec dégoût.) C’est ce qu’a fait Francisca… Il lui montrera ma lettre, et la commentera avec elle. Ma lettre est sotte et ridicule, mais ma mort raccommodera tout. Qu’en diront-ils ? — Francisca se serait-elle tuée à ma place ? Elle ? Pauvre esprit ! elle aurait pleuré, et, son mouchoir mouillé, elle aurait été consolée, tandis que moi… Ils seront forcés d’admirer mon courage ; ils diront : « Cette petite Maria, que nous croyions une enfant, elle est morte avec le courage d’un soldat, avec le courage d’un Romain. » Ils seront forcés de pleurer sur moi, et j’aurai la gloire d’avoir fait leur bonheur. Le bonheur de Francisca, de Francisca que je déteste, que tout à l’heure j’aurais poignardée avec plaisir, tandis qu’elle s’amusait lentement à me déchirer le cœur !… Oui, devoir son bonheur à sa rivale, c’est un supplice assez cruel ; et peut-être un jour Eugenio fera-t-il une comparaison entre nous deux… Non, personne ne t’aurait aimé comme moi. Et toi, quand je serai morte 4… N’importe ! Que le sacrifice soit complet, qu’il me connaisse enfin. (Écrivant sur un portefeuille.) « Je lègue à mon amie… (avec un rire amer) mon amie ! Francisca Gomez, tous mes diamants, et l’argent placé… chez MM. Arias et Candado, dont mon oncle m’a permis de disposer. » (On entend du bruit.) Ah ! c’est Rita. Viens fermer cette fenêtre, il est temps. La mort s’en est envolée, et je la tiens prisonnière.

Rita entre.

Scène IX.

DOÑA MARIA, RITA.

Rita. C’est encore moi. Je viens fermer cette fenêtre. (Elle la ferme.) Mais qu’avez-vous donc, mademoiselle ? Vous avez l’air bien triste.

Doña Maria. Je n’ai qu’un grand mal de tête.

Rita. Si vous vous couchiez sur votre lit ? Voulez-vous prendre quelque chose ?

Doña Maria. Rien, je te remercie. Ah ! Rita, apporte-moi un verre de limonade.

Rita. Je vais vous en faire sur-le-champ.

Doña Maria. Ce n’est pas la peine, donne-moi un verre d’eau.

Rita. Ce sera l’affaire d’un moment.

Elle sort.

Scène X.

DOÑA MARIA, seule.

De toutes les choses de ce monde, ce petit jardin si frais, voilà tout ce que je regrette. Encore, puisque Fray Eugenio et Francisca en font le théâtre de leurs amours, je ne le regrette plus. (Regardant ses mains.) Je tremble… pourtant je n’ai pas peur. Une femme n’a pas la force d’un homme. Un brave général castillan tremblait aussi au moment du combat. Ah ! que vois-je : Fray Eugenio !


Scène XI.

DOÑA MARIA, FRAY EUGENIO.

Fray Eugenio à part. La pauvre enfant est toute tremblante, elle me fait peine.

Doña Maria à part. Il hésite à me parler.

Fray Eugenio lui rendant sa lettre ouverte. Doña Maria, voici votre lettre, je l’ai lue.

Doña Maria. Vos reproches sont inutiles, Fray Eugenio ; vous pouvez me les épargner.

Fray Eugenio. Non, doña Maria, je ne vous ferai pas de reproches, car je suppose que votre conscience a déjà parlé, et que vous vous repentez au fond de votre âme de m’avoir écrit cet étrange billet. La confusion que je lis sur votre visage me prouve que le cœur n’est point corrompu chez vous, et que la tête seule, qui est folle par trop de jeunesse, vous a conseillé cette étourderie. Je pourrais vous faire sentir combien il est mal, je dirai presque impie, de tenir un langage aussi… mondain à un ministre du Seigneur, qui est lié par des vœux solennels. Il faut que ma conduite ait été bien légère et bien répréhensible pour que vous ayez pu douter à ce point de ma piété. Je suis sans doute aussi coupable que vous, et je n’ai pas le droit de me plaindre. Mais, ma pauvre enfant, je ne veux que vous montrer quelle était votre folie. Je suppose, pour un instant, que j’eusse pu oublier les serments que j’ai prononcés à la face des autels, que je me fusse rendu coupable d’une action criminelle pour tout homme, sacrilège et abominable pour un prêtre ; à quelle suite de malheurs ne vous seriez-vous pas condamnée ! Un homme du monde qui séduit une jeune fille peut toujours réparer sa faute : un prêtre ne le peut. Le mystère et la prudence cachent un temps le crime aux yeux du monde, mais tôt ou tard le secret est connu, et le scandale est énorme. Votre réputation, le bien le plus précieux d’une femme, serait perdue à jamais ; et, pour quelques jours passés au milieu de faux plaisirs, vous vous seriez préparé des années de regrets et de remords.

Doña Maria. Fray Eugenio, pourquoi ne vous êtes-vous pas souvenu de toutes ces belles réflexions quand vous avez parlé d’amour à Francisca ?

Fray Eugenio. Francisca ! que voulez-vous dire ?

Doña Maria. Francisca m’a tout dit, Fray Eugenio. J’ai à me plaindre de vous : j’ai été franche, trop franche avec vous, et vous êtes hypocrite avec moi.

Fray Eugenio. Ah ! gardez-vous de croire…

Doña Maria. Et c’est dans ce jardin, sous cet oranger, que vous parlez en prêtre ! Pourquoi ne me dites-vous pas : « J’aime Francisca ? » Cela aurait été d’un galant homme.

Fray Eugenio. Je suis confondu ! Oui, mademoiselle, vous êtes maîtresse de notre secret, et vous pouvez nous perdre si vous le voulez.

Doña Maria. Ah ! Fray Eugenio, qu’ai-je donc fait pour que vous me soupçonniez d’une telle bassesse ?

Fray Eugenio. J’ai tort, je l’avoue, mademoiselle ; mais je dois vous paraître si coupable… je le suis tant en effet !… Je savais à quels dangers j’exposais votre amie ; mais, croyez-moi, j’ai combattu longtemps cette passion funeste, et si j’ai cédé…

Doña Maria. Vous n’avez pas besoin de vous justifier auprès de moi ; je vous comprends et je vous approuve. Il est un moyen de vous soustraire à ces dangers ; j’en parlais tout à l’heure à Francisca… Il faut fuir dans un pays où vous pourrez vous marier.

Fray Eugenio. Ah ! je le désire, mais…

Doña Maria. Tout cela est facile avec de l’argent. Je puis en prêter à doña Francisca ; vivez heureux avec elle.

Fray Eugenio. Tant de générosité m’accable et m’humilie…

Doña Maria. Adieu, Fray Eugenio. (Souriant.) Vous concevez que maintenant votre conversation n’a plus tant de charmes pour moi ; ainsi, séparons-nous.

Fray Eugenio. Croyez que ma reconnaissance…

Doña Maria. Adieu.

Fray Eugenio. Permettez-moi… (Il veut lui baiser la main.)

Doña Maria. Je ne suis plus une femme pour vous, Fray Eugenio ; je suis tout au plus… une amie.

Fray Eugenio. Puissiez-vous trouver un cœur digne du vôtre !

Il sort.

Scène XII.

DOÑA MARIA, seule.

L’instant approche. Je vois Rita s’avancer lentement avec cette limonade qui doit me délivrer de tous les ennuis de ce monde. — Elle craint d’en répandre une goutte. — Elle a l’air de suivre un convoi. Le mien sera étrange. Sans doute, celle qui cause ma mort tiendra un des coins du drap qui couvrira ma bière… Et lui chantera la messe des funérailles. Ah ! ah ! ah !… Mais non ; en ma qualité de suicidée, de damnée, on ne me portera pas à l’église. On m’enterrera dans quelque lieu écarté. Qu’importe, pourvu que, dans mon trou, je ne pense plus aux idées qui me tourmentent !


Scène XIII.

DOÑA MARIA, RITA.

Rita. Voilà un grand verre de limonade ; je l’ai faite avec de la neige. Buvez, avant qu’elle ne s’échauffe.

Doña Maria. Ma bonne Rita, je suis fâchée de te déranger toujours ; mais fais-moi le plaisir d’aller reporter ce livre dans ma chambre.

Rita. Oui, mademoiselle.

Doña Maria. Je m’en vais bientôt quitter ce couvent, Rita. Je n’emmènerai pas mes oiseaux avec moi, et je te les donne pour en prendre soin.

Rita. Vous allez quitter le couvent ?

Doña Maria après avoir écrit quelque chose sur une page de son portefeuille, qu’elle déchire. Oui. Tiens ; avec ce papier-là, tu recevras trois cents piastres de MM. Arias et Candado, ces banquiers qui demeurent sur la place de la Mer.

Rita stupéfaite. Mademoiselle…

Doña Maria. C’est pour acheter du grain à mes oiseaux. Tu en prendras bien soin, n’est-ce pas ?

Rita. Mon Dieu, mademoiselle, il n’est pas besoin d’argent ; suffit qu’ils viennent de vous.

Doña Maria. Non, prends, et reporte ce livre.

Rita. Vous pleurez, mademoiselle…

Doña Maria. Ce n’est rien, va.

Rita. J’attendais que vous eussiez bu…

Doña Maria. Je reporterai le verre et la soucoupe : laisse-moi.

Rita. Ma bonne demoiselle, comme vous êtes singulière aujourd’hui !… (Doña Maria lui fait signe de la main de s’en aller.) Vous me comblez de présents, et vous pleurez…

Doña Maria. Adieu, Rita. (Rita veut lui baiser la main, doña Maria l’embrasse.) Laisse-moi ; va, je t’en prie.

Rita à part, en s’en allant. Elle pleure en quittant le couvent, tandis que les autres se réjouissent.


Scène XIV.

DOÑA MARIA, seule.

Cette fille est ici le seul être qui me soit attaché. En lui disant adieu, j’ai senti que ma force allait m’abandonner… — Du courage ! dans quelques moments tout sera fini. (Elle met une partie du contenu de la fiole dans le verre de limonade.) La couleur de cette limonade n’est pas changée. Je ne sais, mais j’aurais plus d’horreur d’un poison noir que d’une eau transparente comme celle-ci… (Elle prend le verre, et le repose sur le banc.) Il faut du courage pour mourir… En renversant ce verre, je retiens la vie près de m’échapper… Fi donc ! je me mépriserais moi-même. Allons ! Elle va prendre le verre ; entre doña Francisca.


Scène XV.

DOÑA MARIA, DOÑA FRANCISCA.

Doña Francisca. Mariquita, je viens encore te tourmenter. Eh bien ! comment cela va-t-il ?

Doña Maria. Bien ; et tout à l’heure je serai encore mieux.

Doña Francisca. Chère amie, rends-moi encore un service, un service bien grand. Si tu m’accordes ce que je vais te demander, j’accepterai l’argent que tu m’offres.

Doña Maria. Parle.

Doña Francisca. Le jardinier vient d’acheter un gros chien, pour garder ses oranges, à ce qu’il dit. Cela contrarie fort nos rendez-vous. Prête-moi ta chambre pour cette nuit ; elle donne sur la petite cour ; le mur est bas, facile à escalader. Nous avons une échelle de corde. Toi, tu occuperas ma chambre, et tu auras mes livres pour te tenir compagnie.

Doña Maria. C’est ma chambre qu’il te faut ?

Doña Francisca. Oui, chère amie.

Doña Maria. Elle sera ce soir à ton service.

Doña Francisca. Que tu es bonne, chère Mariquita ! Nous qui bivouaquons toutes les nuits, comme nous allons être bien dans ta belle chambre à alcôve !

Doña Maria. Est-ce là tout ce que tu veux ?

Doña Francisca. Tu es un ange ! — Ah ! ce verre de limonade, le bois-tu en entier ?

Doña Maria. Le veux-tu aussi ?

Doña Francisca. Il est si grand. Laisse-m’en boire la moitié ; je meurs de chaud.

Doña Maria. Bois, et grand bien te fasse !

Doña Francisca. Je bois la première, tu vas savoir ma pensée. Elle boit.

Doña Maria à part. Tu sauras la mienne aussi.

Doña Francisca jetant ce qui reste dans le verre. Ah ! quel goût affreux !… Qu’y a-t-il donc dans cette limonade ?… Ah ! quelle horreur ! J’en ai la gorge brûlée… Mais qu’as-tu donc ! pourquoi pleures-tu en me regardant ?… tu trembles… Ô ciel ! je brûle… Mon Dieu !… que m’as-tu fait boire !… Réponds-moi donc !… Maria… Ah !… j’étouffe, je brûle… De l’eau ! donne-moi de l’eau !

Doña Maria. Malheureuse ! qu’ai-je fait ? Au secours ! au secours !

Doña Francisca. Ah ! je me meurs !

Doña Maria. Paquita ! Paquita, ne meurs pas !… Au secours !… Pardonne-moi ! pardonne-moi !


Scène XVI.

[[Acteurs|Les précédents, FRAY EUGENIO, DOÑA IRÈNE, DOÑA XIMENA, RITA.

Doña Maria. Secourez-la ! Elle est empoisonnée, empoisonnée par moi. Je vais me faire justice, et le puits du couvent n’est pas bien loin.

Elle sort en courant.

Fray Eugenio au public. Ne m’en voulez pas trop pour avoir causé la mort de ces deux aimables demoiselles, et daignez excuser les fautes de l’auteur.