L’Océanie moderne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 630-646).
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L'OCEANIE MODERNE

II.[1]
ILES BANKS, API, TANNA, AMBRYM.


I

Abandonnés en haute mer par leur équipage révolté, le capitaine Bligh et ses officiers errèrent dans leur chaloupe au gré des vents et des courans, drossés par la tempête vers Timor, l’ultima Thule néerlandaise. La fortune, qui leur devait, ce semble, un dédommagement, leur fit découvrir dans cette course aventureuse les îles Banks, mais ils n’y purent aborder. « La vue de ces lies, raconte le malheureux commandant, ne fît qu’augmenter l’horreur de notre situation. Nous mourions de faim avec l’abondance devant les yeux, mais toute tentative pour alléger notre misère était tellement dangereuse qu’il nous parut préférable de prolonger notre vie au milieu de ces souffrances que nous pourrions peut-être supporter, plutôt que de la risquer dans de vains efforts.

« Quant à moi, je considère la pluie et le mauvais temps comme providentiels, car s’il avait fait chaud nous serions morts de soif, et il est probable que la pluie et la mer en nous mouillant nous ont préservés de cette horrible calamité. »

Ces lignes, extraites du journal du capitaine Bligh[2], sont la première mention qui ait été faite de cet archipel.

Querelleurs et traîtres, les indigènes qui l’habitent ne semblent cependant pas avoir été anthropophages ; leurs coutumes et leurs mœurs diffèrent d’ailleurs de celles des autres Canaques de la Malaisie. Ils vivent en clans, construisent leurs cabanes dans de vastes clairières, au centre desquelles s’élève une construction plus importante. Le gamal, — c’est ainsi qu’ils la désignent, — est divisé à l’intérieur en compartimens séparés, non par des cloisons de nattes ou de bambous, mais simplement indiqués au moyen de bûches de palmiers plantées en terre. Chacun de ces compartimens comprend plusieurs lits de feuilles ; au mur sont suspendus des arcs, des flèches et des coupes en bois.

Quand les garçons ont atteint l’âge de douze ans, ils quittent la cabane paternelle pour aller s’établir au gamal, A partir de ce moment, ils sont libres et indépendans, pèchent, chassent et cultivent pour leur compte, jusqu’au jour où, prenant femmes, ils se construiront une cabane dans le village.

Chaque compartiment du gamal représente un degré différent dans l’échelle sociale ; on passe de l’un à l’autre après un certain laps de temps et le paiement d’une rétribution au chef, propriétaire de cette maison commune. Cette rétribution se fait au moyen d’une monnaie singulière.

Près du gamal se trouve une maison basse, entourée de barrières, hermétiquement close. Une porte étroite, curieusement travaillée et sculptée, donne accès dans l’intérieur. Que l’on se figure une cabane de forme triangulaire, au toit bas et aigu. De ce toit pendent une dizaine de nattes de deux pieds de longueur sur un pied et demi de largeur. Au-dessous de ces nattes fume nuit et jour un feu de bois soigneusement entretenu par un indigène. La fumée qui se dégage du foyer revêt d’abord ces nattes d’une brillante croûte noire, qui peu à peu s’étend de façon à prendre la forme de stalactites ou de mamelles, comme les appellent les indigènes.

Il importe pour cela que le foyer soit surveillé avec soin, afin d’éviter la combustion des nattes, qui se produirait si la flamme venait à monter, ou un temps d’arrêt dans la formation des stalactites, si le feu s’éteignait. C’est avec cette étrange monnaie que se paie la contribution du gamal. On ne peut ni la manier ni l’emporter, elle change de propriétaire sans changer de place, et constitue pour celui qui la possède une réserve en cas de besoin, une valeur négociable et transmissible à laquelle les acquéreurs ne font jamais défaut.

Si les liens du sang et du mariage incitent les indigènes à se grouper en clans, en revanche ces liens cessent d’exister lorsque surviennent la vieillesse ou la maladie. Comme aux îles Loyalty, ils soignent les vieillards et les malades pendant un certain temps, puis, quand ils s’aperçoivent que leurs soins n’amènent aucune amélioration, ils prennent le parti d’enterrer vifs leurs patiens, tout en ayant l’attention de laisser la tête hors de terre, ce qui permet aux parens d’aller de temps à autre s’assurer s’ils vivent encore ou de constater le décès, auquel cas ils leur font des funérailles convenables.

A mesure que la civilisation s’étendait, que l’Australie se colonisait, le besoin de travailleurs se faisait de plus en plus sentir. Il en fallait pour les fermes et les stations de Queensland, pour les plantations de cannes à sucre et de coton, et naturellement on tournait les yeux vers ces îles peuplées de sauvages, toujours en guerre, vigoureux et solides. Transplantés, disséminés, bien encadrés et bien dirigés, on en pouvait faire d’excellentes recrues, habituées au climat, faciles à nourrir et sans exigence aucune quant aux vêtemens. Aussi, sur certains points, les navires d’engagés, comme on les appelle, se livrèrent-ils à une véritable chasse à l’homme. Les abus furent tels, et telles aussi les représailles exercées par les tribus exaspérées sur des équipages innocens, que les autorités anglaises intervinrent, non pour empêcher, mais pour régulariser ce genre d’industrie. Si le contrôle officiel n’est pas absolument efficace pour réprimer tous les excès, il en a du moins considérablement diminué le nombre, et les capitaines ont plus souvent recours à la séduction qu’à la violence pour décider les indigènes à émigrer à leur bord. Dans certaines lies, ils s’entendent avec les chefs, heureux de se débarrasser d’adversaires inquiétans, de partisans trop exigeans ou de malfaiteurs dont ils ne savent que faire. Ailleurs, ils font miroiter aux yeux de leurs auditeurs les mirages d’une traversée indolente, d’une vie facile dans un pays où abondent ignames, taro, patates douces, et des Maries de Malo, la Paphos océanienne.

C’est ainsi que Narua racontait, — dans ce langage bizarre qu’ils appellent anglais biche de mer, parce qu’il sert d’intermédiaire entre les trafiquans et les pêcheurs de tripang, — comment il avait cédé à la tentation de quitter Api, son pays. Le capitaine l’avait abordé, paraît-il, sur la plage, au moment psychologique. A la suite de je ne sais quel délit, il avait reçu du chef une cravachée de main de maître ; en outre, il s’était entendu condamner par le chef à travailler pendant trois yams, — trois récoltes ou années, — pour son compte. Le capitaine lui avait insinué amicalement qu’il aurait plus d’avantages à partir avec lui pour Queensland, où son travail lui serait bien payé, où il mangerait à sa faim, boirait à sa soif, et d’où il reviendrait avec un coffre contenant une fortune. Narua était ébranlé, mais la crainte du chef et son dos endolori le faisaient hésiter, quand le capitaine, qui réservait pour la fin ses plus irrésistibles argumens, lui dit qu’il avait à bord tout un chargement de Maries de Malo. Dans leurs traditions, toutes les femmes de Malo « répondent au doux nom de Marie. » Beautés douces, complaisantes et serviables, elles représentent pour les indigènes de Tanna, d’Api, d’Ambrym, d’Aneitium le type idéal de la femme. Narua se décida, et une heure plus tard il reposait paisiblement dans l’entrepont du navire d’engagés. Mais quel ne fut pas son dégoût lorsqu’en montant sur le pont, la première femme qu’il aperçut fut non pas une Marie de Malo, mais bien sa propre femme, qui avait gagné au pied, elle aussi, lasse de travailler pour lui et désireuse d’améliorer sa situation.

Sauf cet incident, il ne se plaignait pas trop de la vie à bord, où il n’avait rien à faire qu’à manger et à dormir. En vue de Queensland, ses tribulations et celles de ses compagnons commencèrent. On les fit ranger sur le pont, et on leur remit à chacun une chemise et un pantalon, aux femmes une jupe et une camisole, avec ordre de s’en vêtir, la loi ne permettant pas au capitaine de débarquer ses engagés à l’état de nature. Comment s’insérer là-dedans et pourquoi faire ? Ils n’y entendaient rien ni les uns ni les autres ; mais force fut d’obéir et, après des tentatives qui durent être grotesques, ils débarquèrent sur le quai. Transférés dans un vaste hangar, ils furent ensuite répartis entre les fermiers et dispersés sur tous les points du continent. Narua fut envoyé à Beltana, dans l’Australie du Sud, chez un M. Philipson, grand éleveur de moutons, et qui le premier acclimata le chameau dans ces régions. La vue de ces animaux avait plongé Narua dans une étrange confusion d’idées. A l’entendre, le chameau se nourrissait exclusivement de cailloux, dont il faisait une consommation considérable ; en outre, le chameau comprenait l’anglais biche de mer, tout en le parlant imparfaitement. Les idées que Narua aura données aux naturels d’Api et d’Aneitium sur cette bête apocalyptique étonneront fort un jour les voyageurs, qui croiront entendre décrire une espèce indigène disparue.

L’un des moyens les plus usités au début, par les capitaines de navires d’engagés pour se concilier le bon vouloir des chefs et des principaux indigènes, consistait à leur céder à très bas prix des fusils anglais fabriqués tout spécialement à Birmingham pour les nègres de la côte d’Afrique et les Canaques de l’Océanie. Les fusils revenaient d’ailleurs à fort bon compte. On se bornait, pour les essayer, à remplir les tubes d’eau ; du moment que le tube ne fuyait pas, le fusil était déclaré bon. Il va sans dire qu’invariablement le canon éclatait quand on tirait, auquel cas l’acheteur était ou tué, ou blessé, ou, s’il en réchappait, obligé de se pourvoir à nouveau. « C’était tout profit, affirmait gravement un capitaine : un sauvage de moins ou une vente de plus. »

Depuis, des règlemens sévères ont mis un terme à ce négoce, et la vente des armes à feu est même interdite dans certaines îles. Elle n’en continue pas moins, mais dans des conditions plus humaines pour l’acheteur.

Les femmes indigènes, plus encore que les hommes, sont désireuses d’émigrer. A changer, leur sort en effet ne peut que gagner ; mais leurs maris, à Tanna et Ambrym, notamment, y consentent rarement, non qu’ils soient mus par des considérations de sentiment, mais parce que la polygamie leur permet de ne rien faire, et que, plus ils ont de femmes plus ils vivent à l’aise. Ces malheureuses créatures passent leur vie à planter et à récolter le yam, à fabriquer du copra et à servir leur maître. L’une d’elles avouait qu’elle n’avait eu qu’une bonne journée dans son existence. Son mari était en chasse ce jour-là. Un navire de trafiquant vint mouiller au long de la côte. Prévenu de l’absence des hommes, le capitaine vint à terre avec ses caisses de pipes, tabac, allumettes, cotonnades, etc.. A court de vivres, il désirait acheter des ignames. Elle se mit à négocier, vendit la moitié de sa provision, puis, tentée par de nouveaux articles, le reste. Toute la journée se passa à ce commerce, et quand le navire mit à la voile, il ne restait absolument rien dans sa hutte vide. En revanche, elle était chargée d’objets ardemment convoites qu’elle se hâta de cacher, puis elle attendit le retour de son seigneur et maître, dont la fureur se devine en ne trouvant rien à se mettre sous la dent. Il la roua de coups, cela va sans dire, et la laissa plus morte que vive. Ce fut cependant l’un des jours dont elle garda le meilleur souvenir. Par celui-là on peut juger des autres.


VI

Les trafiquans, qu’il ne faut pas confondre avec les capitaines de navires d’engagés, sont rares dans l’Océanie méridionale ; en revanche, ils abondent dans le voisinage des Nouvelles-Hébrides, des îles des Navigateurs et de l’archipel Salomon. Avant peu, eux aussi, ils auront disparu, et avec eux disparaîtra un type étrange d’aventuriers océaniens. À la fois propriétaire, capitaine et subrécargue de son navire, le plus souvent une goélette, le trafiquant s’approvisionne à Sydney ou à Melbourne d’allumettes, très recherchées par les indigènes et dont ils font une consommation extraordinaire, de tabac, de cotonnades, verroteries, quincailleries, armes et poudre, et autres objets divers qu’il paie en écailles, en copra, en tripangs, ou qu’on lui livre à crédit. Son chargement fait et son équipage recruté n’importe où et n’importe comment, car il n’est pas scrupuleux d’ordinaire sur le choix des moyens, il va d’une île à l’autre trafiquer avec les naturels. Ce genre de commerce est chanceux. Parfois le trafiquant ne reparait plus, ni lui ni son équipage, mangés par leurs cliens, ni sa goélette démembrée ou coulée après pillage. Mais ces accidens deviennent rares ; les cannibales se civilisent peu à peu au frottement avec les blancs, et ces trafiquans sont de rudes hommes, soupçonneux, méfians, aussi rusés que les indigènes, qu’ils trompent plus souvent que ces derniers ne les mangent. Ce sont aussi de terribles ivrognes. L’un d’eux, auquel un négociant de Sydney avait confié cent caisses de genièvre, revint au bout de quelques mois ; il avait vendu seize caisses et bu le solde des quatre-vingt-quatre.

Longeant la côte de l’île Vaté, le capitaine d’un navire anglais, transportant à Ambrym des missionnaires passagers à son bord, aperçut se balançant à l’ancre dans une anse une goélette de trafiquant. Il la héla. Un matelot à moitié endormi se montra sur le pont.

— Où est le capitaine ?

— Ivre-mort dans sa cabine.

— Et le second ?

— Ivre aussi dans la sienne.

— Et le reste de l’équipage ?

— Tous gris. Il n’y a que moi de sobre aujourd’hui, c’est mon tour de garde ; — et il se recouche d’un air navré, se promettant bien de prendre sa revanche le lendemain.

L’ambition des trafiquans est de se faire bien venir des chefs indigènes auxquels ils vendent, pour eux et pour leurs femmes, les objets les plus hétéroclites aux plus hauts prix possibles. Leur moralité est douteuse, et on les a souvent accusés de rapts et d’enlèvemens de femmes. Le fait est quelquefois vrai ; mais, comme le personnage d’une pièce de Sardou, ils peuvent bien souvent aussi affirmer qu’ils n’ont jamais en besoin de recourir au crime pour satisfaire leurs passions. La vie des femmes indigènes est tellement dure et pénible qu’elles ne demandent qu’à changer de maîtres, à peu près assurées de ne rien perdre au change. Quand elles sont jeunes, leurs parens les vendent moyennant un cochon ou quelques brassées d’ignames à un mari qui les roue de coups pour bien constater qu’il est le plus fort, leur fait cultiver la terre, les envoie pêcher du poisson, et le reste du temps hacher leur tabac, bourrer leur pipe, préparer leur repas. Un trafiquant paraît-il sur la côte, elles n’ont plus qu’une idée, gagner sa goélette à la nage, trouver grâce à ses yeux, se cacher à son bord, puis naviguer d’une île à l’autre, couchées sur le pont, sans rien faire du matin au soir.

L’un d’eux, Américain, maigre, osseux, aux pommettes saillantes et aux joues creuses, fort peu soucieux du beau sexe et très âpre au gain, vrai type de Yankee mâtiné de juif, nous racontait qu’un jour, à l’île de Tanna, il s’était laissé persuader par le chef de descendre à terre et d’y passer la nuit. Il s’agissait d’une assez forte livraison de copra ; la chose en valait la peine. Une hutte lui avait été réservée près de celle du chef.

« Le lendemain, en m’éveillant, dit-il, j’aperçois à ma porte quatre femmes accroupies, venues je ne sais d’où. En me voyant, elles se livrent, avec des grâces de chiens savans, à toute sorte de démonstrations affectueuses dont je ne me souciais pas, je vous jure, m’indiquant du doigt mon navire à l’ancre et m’invitant à m’y rendre en hâte, avec elles, pour me soustraire à la colère de leurs époux. Qu’est-ce que j’avais bien pu faire à leurs époux ? Mais le mot kiki revenait constamment dans leurs discours, et je compris que leurs époux, me croyant complice de leur fuite, me tueraient pour me manger. Je ne me souciais nullement de ces quatre dévergondées, qui d’ailleurs étaient laides à faire détourner la tête à une vache, et je ne me souciais pas davantage du kiki dont elles m’entretenaient. Je les invitai donc à déguerpir au plus vite et à rentrer chez elles, mais la plus loquace m’expliqua que la chose n’était plus possible, en me montrant sa tignasse crépue et celle de ses compagnes. Non contentes, en effet, de déserter le toit conjugal, elles avaient pris à leurs maris leurs pipes, allumettes et tabac, et, n’ayant pas de poches, puisqu’elles n’avaient pas de vêtemens, elles avaient remisé tout cela dans leurs crinières, où d’ailleurs elles logent d’ordinaire une foule d’objets, jusqu’à leurs provisions de bouche.

« Du coup j’eus peur. Les maris étaient certainement à leur poursuite, et elles pouvaient s’attendre en tout état de chose à une jolie volée de coups de trique, mais le vol des pipes et du tabac rendait l’affaire grave. Qu’une femme décampe pour un jour ou deux, cela, chez eux, ne tire pas autrement à conséquence, mais qu’elle emporte la pipe !… « Je vais trouver le chef et lui explique mon affaire. Sa mine s’allonge, il m’engage à regagner tout de suite mon bord, et pour cela à me servir de son canot amarré dans la crique. Je décampe en hâte, mais les quatre femmes me suivent, en allongeant le pas, ferme, et l’on me crie du haut du plateau que les maris arrivent. Je cours tout au long de la ravine par un affreux chemin où je manquai vingt fois de me rompre le cou, je saute dans le canot du chef, et d’un vigoureux coup de jarret je le pousse à l’eau. Sans hésiter, les femmes, me voyant gagner le large, se mettent à la mer. Et moi qui comptais sur elles pour retarder la poursuite de leurs maris en se laissant gifler, comme elles le méritaient bien du reste !

« Ces canots indiens, comme celui sur lequel je me trouvais, sont d’une manœuvre délicate. Mon second, qui est un rude marin, prétend qu’avant de s’y risquer il faut faire sa raie au milieu de la tête, afin qu’il n’y ait pas le poids d’un cheveu en plus d’un côté ou de l’autre. Moi, je suis chauve. Je pagayais de mon mieux, bien en équilibre, mais mes quatre prétendues victimes nageaient comme des poissons. A mi-chemin, l’une d’elles me rejoint, saisit le plat-bord et en un clin d’œil la pirogue chavire. Heureusement, mon second avait vu ce qui se passait et mis mon canot à l’eau. Quand il me repêcha, il n’était que temps. Les Indiens arrivaient aussi rapides que des requins. À coups de rame, nous fîmes lâcher prise aux femmes, et, à peine à bord : « Hisse la voile et en route ! » J’en avais assez de ce satané pays où les femmes se jettent à votre tête et où vous courez risque d’être kiki par les maris.

« Cela vous fait rire, ajouta-t-il, mais j’ai passé à Tanna une mauvaise heure et je ne l’oublierai pas de sitôt. »

Son récit était très probablement exact d’un bout à l’autre. Partout, en effet, dans ces îles sauvages, nous trouvons érigées en loi la soumission complète de la femme, la domination brutale du sexe fort sur le sexe faible. Partout nous voyons la femme esclave des caprices ou des besoins d’un maître, maintenue par lui dans un état de révoltante infériorité auquel rien ne réussit à la soustraire et qu’aggravent encore les désirs qu’elle peut inspirer. Dans une tribu sauvage, les jeunes années d’une femme remarquable par sa beauté ne sont qu’une série ininterrompue de captivités auprès de différens maîtres, de terribles blessures, de fuites, de mauvais traitemens. La Grèce devait avoir atteint un état de civilisation avancée, et le génie d’Homère avançait de bien des siècles, à l’époque où, dans ses vers immortels, il chantait l’enlèvement d’Hélène et la guerre de Troie. Ramené aux réalités prosaïques de la vie primitive, l’épisode d’Hélène ravie à son époux ne comporte peut-être pas moins de luttes, de colères soulevées et de sang versé ; mais l’hommage rendu à sa beauté, le dévoûment chevaleresque de héros prêts à mourir pour sa défense, supposent un raffinement de civilisation dont on chercherait vainement la trace chez une tribu de l’Océanie.

La pauvreté du langage est un indice de l’absence de certains sentimens. Si une langue est impuissante à les exprimer, c’est que ceux qui la parlent les ignorent. Chez la plupart de ces peuplades, le mot amour n’existe pas. Les expressions de chère, bien-aimée sont complètement inconnues : « J’essayai vainement, raconte le capitaine Lefroy[3], de les expliquer à Nannette en supposant une phrase telle que : ma chère femme, ma chère fille. Quand, à la fin, elle eut compris, elle me répondit avec beaucoup d’emphase : « I disent jamais ça ; i’ disent : ma femme, ma fille ! »

Mais la preuve la plus évidente est le fait que le dialecte algonquin, l’un des plus riches pourtant, ne possède pas de mot pour dire aimer ; quand Elliot traduisit la Bible à l’usage de ce peuple, en 1661, il fut obligé d’en forger un. Tous les missionnaires de l’Océanie se sont heurtés à la même difficulté. Les mots manquent pour exprimer des idées qui font défaut et que l’on classe souvent, et à tort, au nombre des idées innées. Il en est peu de moins intelligibles pour un Polynésien que celles de pudeur et de chasteté. Il n’y entend absolument rien. La femme d’un missionnaire américain nous racontait que lorsqu’elle débarqua en Océanie avec son mari, une foule d’indigènes les attendaient sur la plage. Leur navire était signalé depuis la veille, et la population se portait à leur rencontre pour leur faire fête. Au moment où elle mit pied à terre, les Canaques la pressèrent vivement de se débarrasser de ses vêtemens. Ils ne comprenaient pas que sous ce climat chaud elle se mit ainsi à la gêne, et c’est avec les meilleures intentions du monde qu’ils l’invitaient à dépouiller tout cet encombrant attirail. Elle eut beaucoup de peine à se soustraire à leurs amicales suggestions, et bien plus encore dans la suite à leur persuader de se couvrir un peu eux-mêmes.

Pour eux, le terme de femme est synonyme d’esclave ou tout au moins de propriété. Comme Petruchio le dit de Catherine dans la pièce de Taming of the Shrew : « Je veux être le maître de ce qui m’appartient. Elle est mon bien, ma chose ; elle est ma maison, mon ameublement, mon champ, ma grange, mon cheval, mon bœuf, mon âne, mon tout. »

Elle est surtout le bœuf et l’âne. Demandez à un naturel de l’Océanie pourquoi il désire prendre femme ; il vous répond invariablement : « Pour qu’elle me procure du bois, de l’eau et des alimens, et pour qu’elle porte sur son dos ce que je possède. » Dans les tribus où il y a plus d’hommes que de femmes, par suite de l’accaparement des chefs, ceux qui veulent se donner le luxe d’en posséder une se trouvent dans la nécessité d’aller voler quelque autre tribu. Quand, dans leurs expéditions, ils découvrent aux environs d’un village ou d’un campement une femme isolée, ils l’étourdissent d’abord d’un coup de dowak sur la tête, puis la saisissent par les cheveux et la traînent dans le bois le plus voisin pour attendre qu’elle revienne à elle. Dès qu’elle a recouvré ses sens, ils la forcent à les accompagner, et comme, après tout, elle ne fait qu’échanger un maître brutal pour un autre, elle acquiesce ordinairement, bien convaincue qu’une résistance inutile ne ferait que multiplier les coups de dowak.

Au début de tout ordre social, antérieurs à lui, le vol, la rapine, la violence sont et font la loi ; mais de ce chaos informe se dégagent peu à peu les élémens supérieurs. Les rapports sociaux s’imposent même aux plus réfractaires, car la vie solitaire n’est pas dans la nature humaine.

« Tous les hommes, dit Voltaire, vivent en société ; peut-on en inférer qu’ils n’y ont pas vécu autrefois ? N’est-ce pas comme si l’on concluait que si les taureaux ont aujourd’hui des cornes, c’est parce qu’ils n’en ont pas toujours eu ? » Voltaire a raison : c’est dans cet instinct de la vie sociale, du groupement, que se trouvent les premiers germes d’une civilisation latente.

Ils existent aussi chez toutes les tribus sauvages, à l’état rudimentaire, sous forme d’idées souvent incompréhensibles pour nous, parce que le lien qui les relie à d’autres nous échappe. Les sauvages ont toujours une raison pour faire ce qu’ils font et pour croire ce qu’ils croient, mais souvent ces raisons sont absurdes. Leur condition mentale est si différente de la nôtre qu’il nous est fort difficile de suivre ce qui se passe dans leur cerveau. En outre, leur attention, comme celle de l’enfant, se lasse promptement. Ils sont incapables de soutenir une conversation prolongée, et alors ils répondent à tort et à travers pour se soustraire à la peine de réfléchir. Leur esprit vacille.


VII

Les peuplades sauvages passent d’ordinaire par trois phases successives avant d’être mûres à la civilisation. Au début, elles vivent de chasse, puis de l’existence nomade du pasteur, et enfin de l’agriculture, qui forcément les groupe en villages, les attache au sol et, en créant la propriété, crée du même coup des usages et des coutumes que le temps convertit en lois. L’état social apparaît alors en embryon. Cette progression, dont on a pu constater les phases régulières dans toutes les agglomérations humaines, suppose toutefois la préexistence, sur le sol occupé ou envahi, du gibier pour le chasseur et du bétail pour le pasteur nomade. Ce fut le cas en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique, dans quatre des parties du monde sur cinq, mais ce ne fut pas le cas pour l’Océanie, où le gibier est rare et où le bétail n’existait pas. Il en résulta ceci : à défaut de gibier, le sauvage chassa son semblable et s’en nourrit ; à défaut de bétail, il fit de ses prisonniers du sexe le plus faible une sorte de troupeau de réserve d’abord, puis des esclaves ensuite le jour où, parvenu à la troisième phase et devenu prévoyant, il se rendit compte que la femme ou le prisonnier ne lui fournirait qu’une quantité limitée de viande, un nombre restreint de repas, tandis qu’en les employant à la culture du sol, à la récolte des ignames et des bananes, ainsi qu’à la pêche, il pouvait s’assurer une nourriture moins savoureuse peut-être, mais plus régulière. Il lui fallut un effort pour se priver de son mets favori, mais la réflexion, née de jeûnes forcés, l’avait rendu prudent ; il le réserva donc pour les grandes occasions, épargnant l’être sain et vigoureux dont il pouvait exploiter la force et la santé, et se contentant, par raison, des captifs blessés, des femmes et des esclaves hors de service. L’humanité n’avait rien à y voir ; c’était une question de bonne administration et d’économie.

Tout le cannibalisme est là, et si, lors de l’apparition des missionnaires dans les îles de l’Océanie, il était déjà dans sa période décroissante, c’est que le gibier humain se faisait rare, que plus méfiant il se défendait mieux, qu’on ne pouvait indéfiniment manger les femmes sans rester seul à planter les ignames et à cueillir les bananes, et que le sauvage a horreur du travail manuel, qu’il estime indigne de lui. La polygamie naquit, moins encore de ses appétits sensuels que de la préoccupation de s’assurer, par le travail des femmes, une existence à sa guise et une nourriture plus abondante. La femme acquit pour lui une valeur qu’elle n’avait pas auparavant. Il ne la mange plus, sauf de loin en loin, dans des circonstances particulières où il convient de faire montre d’une hospitalité fastueuse.

Dans l’île de Tanna, les tribus qui habitent sur le bord de la mer, en rapports plus fréquens avec les trafiquans, ont à peu près renoncé à la chair humaine. Celles de l’intérieur en sont encore friandes et apprécient surtout les blancs. Aussi, quand leurs voisins réussissent à attirer sur la plage et à tuer quelque matelot, s’empressent-ils d’expédier le cadavre aux gens de l’intérieur qui en donnent un bon prix, plusieurs cochons ou un certain nombre de dindons. Ces occasions se font de plus en plus rares ; les blancs sont armés et se tiennent sur leurs gardes.

De tous les indigènes de l’Océanie, ceux d’Api, d’Ambrym et de Tanna sont les plus réfractaires à la civilisation. Grands, forts, bien découplés, ils sont essentiellement belliqueux par nature, toujours prêts à se battre, tous pourvus de fusils, de poudre et de balles qu’ils achètent aux trafiquans en échange de copra. Le copra, dont il se fait un grand négoce dans ces îles, est l’enveloppe de la noix de coco, découpée en tranches, puis séchée au soleil sur des tréteaux de bois. Le copra se paie aux indigènes 175 francs la tonne ; il vaut 375 francs à Sydney, 500 à Londres. On extrait en outre de la pulpe de la noix une huile très appréciée en parfumerie ; le résidu de la pulpe sert à la nourriture des cochons et de la volaille. Quant aux 175 francs que l’indigène est supposé recevoir en marchandises, c’est une pure fantasmagorie ; ce qu’on lui remet en tabac, allumettes, armes et poudre n’en représente pas le quart. Il est vrai que son travail se borne à surveiller ses femmes et à stimuler leur zèle à coups de trique.

Tout belliqueux que soient les indigènes de Tanna et d’Ambrym leurs instincts guerriers n’excluent pas une forte dose de prudence. Ils tendent des pièges à leurs ennemis, dressent des embûches, mais attaquent rarement à découvert. Depuis peu, séduits par les offres des trafiquans, ils commencent à émigrer, soit comme travailleurs à gages, soit comme marins. Ils visitent alors les Fijis ou Sydney, et reviennent dans leur île avec un petit pécule. Au contact des blancs, ils ont acquis quelques notions rudimentaires de civilisation. Très fiers, ils débarquent sur. la plage, comme Joe, matelot à bord du Caledonia, avec un de ces coffres en bois de cèdre, fort en usage en Australie. Joe rapportait, outre deux fusils, de la poudre et des balles, du tabac, des pipes et une provision d’allumettes à défrayer tout un village pendant six mois. Aussi son arrivée à Tanna fit-elle sensation. Dès le lendemain, Joe se trouvait l’heureux propriétaire de quatre femmes, payées comptant en allumettes, et les employait immédiatement à faire du copra.

Pour célébrer son retour, Joe dut se conformer aux coutumes locales et donner un grand sing-sing auquel tout le village fut convié. Il fit bien les choses et sacrifia trois cochons. Pour cette occasion, il crut devoir revêtir son costume de matelot : une chemise de flanelle bleue, un pantalon et un mouchoir autour du cou. Il se trouvait très beau ainsi ; mais ses invités, plus simplement vêtus d’un collier de coquillages, n’admiraient pas Joe. Ils le trouvaient ridicule de se couvrir quand il faisait si chaud. Joe, en butte aux railleries, commença par retirer la chemise, puis le mouchoir, enfin le pantalon. Le même soir, il se défaisait subrepticement du tout, le revendant à vil prix à un matelot du Caledonia, et le lendemain, nu comme un ver et débarrassé des entraves de la civilisation, Joe, étendu sur une natte, gourmandait la paresse de ses femmes qui décortiquaient des noix de coco.

La civilisation revêtait d’étranges formes en passant par un cerveau comme celui de Joe, et l’on ferait un livre curieux avec le récit des impressions qu’elle y avait laissées. C’était peu de chose que ce qu’il en avait vu, mais ce peu de chose prenait des proportions aussi fantastiques que fugitives. Embarqué sur le Caledonia, il y avait fait partie d’un de ces équipages mixtes que l’on ne rencontre que dans l’Océanie. Le capitaine Proctor, Américain, ancien officier de l’armée du Sud, avait perdu sa jambe droite à la bataille de Chancellorsville ; il portait une jambe de bois qui avait plongé Joe dans une stupéfaction profonde ; il en parlait constamment ; aussi, pendant le court séjour du capitaine Proctor à Tanna, toute la population se groupait sur la plage quand il prenait son bain, pour le voir dévisser sa jambe de bois, dont les femmes raffolaient, Le premier maître, George, était Grec par son père et de la Nouvelle-Calédonie par sa mère ; Sam, le second maître, était un indigène de Maré, tatoué du haut en bas avec un art merveilleux ; le cuisinier et le maître d’hôtel venaient du Malabar ; le reste de l’équipage à l’avenant. Dans le nombre se trouvait un nègre de la Caroline du sud, ancien esclave et n’étant pas bien sûr de ne pas l’être encore. Il avait nom Sardanapalus. Qui l’avait baptisé ainsi ? il n’en savait rien. Sardanapalus se trouvait un jour, avant la guerre de sécession, à bord d’un vapeur du Mississipi, accompagnant son maître qui se rendait à la Nouvelle-Orléans, et qui, comme tous les planteurs, jouait pour passer le temps.

— À qui appartiens-tu, Sardanapalus, lui demanda un autre nègre ?

— Je saurai cela ce soir ; mon maître joue au poker, et j’ai déjà changé plusieurs fois de mains depuis ce matin, répondit-il avec une nuance d’orgueil.

Il était très fier de savoir qu’il figurait dans les enjeux pour 1,200 dollars.

Ce qui avait le plus impressionné Joe à Sydney, où il n’avait d’ailleurs passé que vingt-quatre heures, c’avait été de voir les femmes se promener, habillées, ne faisant rien, tandis que les hommes se démenaient comme des possédés, et puis, ajoutait-il avec une nuance de mépris, elles n’ont pas d’odeur. Il lui en était resté des doutes très sérieux sur la prétendue supériorité des blancs. En revanche, ce qu’il avait vu, à Sydney, de pipes, de tabac, d’allumettes lui donnait une prodigieuse idée de la richesse de la ville et de ses habitans. Le reste avait glissé sur son esprit comme la pluie sur les plumes d’un canard. Quiconque, d’ailleurs, a observé de près ces races primitives a pu remarquer que notre civilisation ne produit nullement sur elles l’effet d’éblouissement que nous supposons. Il en est d’elles comme des enfans qui, en présence d’un paysage merveilleux, n’ont d’yeux que pour une fleurette qui les charme, ou qui, après avoir jeté sur l’Océan un coup d’œil distrait, s’arrêtent émerveillés devant un crabe qui fuit vers un rocher, devant un coquillage qui les tente. Il faut tout au moins une intuition vague des difficultés vaincues et des problèmes résolus pour apprécier ces merveilles dont nous sommes fiers. Elles parlent à nos sens à travers notre esprit, et l’enfant des tropiques débarqué à Londres ou à Paris ne sera frappé tout d’abord que par une foule de détails qui le choqueront : le bruit, la foule dans les rues, le ciel triste et brumeux, l’air étouffé, les maisons hautes et sombres, l’absence d’horizon, de chaleur, de couleur, son attention dispersée, éperdue, ne sachant où se prendre et s’arrêter, trop de formés et d’objets, et dans le nombre aucune forme, aucun objet familier sur lequel reposer sa vue.

Et cela n’est pas vrai, seulement du sauvage, de l’enfant européen né sous les tropiques, mais aussi de l’homme fait y ayant longtemps vécu, mais ayant gardé le souvenir de nos villes, de nos rues, de nos monumens, les revoyant après des années d’absence, et, à son grand étonnement, retrouvant tout plus petit, plus laid, plus étriqué qu’il ne se souvenait. Il lui faut le temps de ramener les objets au point, de s’identifier de nouveau avec ce qui, lui fut familier et ce qui a cessé de l’être. Il lui faut oublier et rapprendre.

Le sauvage n’oublie rien et apprend difficilement. Les idées simples pénètrent seules dans son cerveau, dont le mécanisme n’a pas été assoupli, exercé de bonne heure. Il perçoit : un fait, et un seul à la fois, il en cherche la cause ; distante, compliquée, il ne la saisit pas, cette cause, et devant le fait, passé pour lui à l’état de phénomène inexpliqué et inexplicable, il ne va pas plus loin, il renonça à comprendre et ne s’étonne pas autrement que l’enfant qui ne sait pas encore dire : pourquoi ?

Puis, il faut bien en convenir, notre civilisation, telle qu’elle se révèle à lui, telle qu’elle va le relancer dans ses îles lointaines, sur ses plages ou dans ses forêts, n’est pas toujours pour lui inspirer un grand respect. Elle se présente d’ordinaire sous la forme du trafiquant, débitant d’eau-de-vie ou d’objets sans valeur, spéculant sur ses passions ou sur son enfantine vanité, habile à le tromper ou à le corrompre, luttant de ruse avec lui, entant sur ses vices de sauvage ceux de l’homme blanc. Parfois elle lui apparaît sous la forme de navires baleiniers, d’équipages qui se croient tout permis là où la loi s’existe pas, et où ils ont pour eux, sinon, la supériorité du nombre, du moins celle des armes et des moyens d’intimidation. Ce n’est que plus tardivement, plus lentement que s’exerce l’influence du missionnaire, catholique ou protestant, la seule qui ait encore produit des résultats et amené quelques-unes de ces peuplades à un état de civilisation déjà avancée. Et encore à quel prix ?

Pour quiconque a vécu en Océanie, il est pas douteux que les conquêtes, même les plus pacifiques, de la civilisation, ont été aussi meurtrières que les guerres les plus terribles. Prenez parmi ces races, je ne dirai pas les moins réfractaires à nos idées, mais les plus ardentes à se les assimiler, celles qui, loin de repousser les missionnaires, les accueillaient à bras ouverts et les appelaient. Etudiez l’histoire de quelques-uns de ces archipels, des Sandwich, de Tahiti, vous y verrez que, comparativement simples au début, leurs rites religieux n’offraient plus alors qu’un mélange confus de pratiques bizarres et cruelles dont la signification primitive se perdait dans la nuit du passé. Des dieux tyranniques et capricieux gouvernaient sans merci une population sans règle morale. Des restrictions imposées par les chefs et les prêtres, au gré de leur caprice, formaient un ensemble religieux qui ne reposait plus que sur l’aveugle superstition du peuple et le despotisme non moins aveugle de ceux qui le gouvernaient. Ils croyaient à une autre vie, si c’est y croire que de redouter un pouvoir toujours malfaisant attribué aux morts.

On retrouvait dans leurs traditions des notions vagues d’une création du monde, d’un déluge, mais ils n’avaient ni la croyance simple et nette des Indiens de l’Amérique à l’existence d’un grand esprit, maître souverain des cieux et de la terre, ni l’idée païenne d’un dieu maître des dieux, trônant comme le Jupiter antique dans l’Olympe soumis à ses lois. Aucune idée philosophique ne se dégageait du chaos informe de leurs superstitions.

Chacune de leurs terreurs enfantait un dieu. Pour les apaiser, il fallait des offrandes, offrandes aux prêtres, aux volcans mêmes, dans lesquels on précipitait des victimes humaines désignées par le sacrificateur. La terre, les mers se peuplaient de dieux cruels.

Aussi le paganisme s’écroulait-il de toutes parts ; son temps était passé. L’abus atroce provoquait la réaction violente. Les premiers missionnaires trouvaient la voie préparée. Accueillis avec enthousiasme par une population lasse des excès d’une théocratie sans règle morale et d’un despotisme sans frein, ils n’eurent qu’à paraître pour vaincre.

Jamais conquête à la civilisation ne fut plus pacifique et plus rapide que dans ces archipels. Et pourtant c’est par centaines de mille que se comptent les victimes. En moins de deux années, les habitans passent d’un état de nudité complet à l’usage des vêtemens européens ; dans ces deux années, la dépopulation dépasse cinquante mille. Le milieu climatologique est change pour eux ; ils contractent des maladies nouvelles. Puis l’eau-de-vie, le plus terrible des poisons pour ces habitans des climats chauds, les décime. En soixante-quatorze ans, de 1779 à 1853, la dépopulation atteint, aux îles Sandwich, un chiffre énorme : 325,000 décès en excédent des naissances ; à Tahiti, 240,000.


VIII

Si maintenant de la Polynésie du sud nous nous dirigeons vers l’Australasie, la Malaisie et la Polynésie septentrionale, nous verrons ces populations primitives directement aux prises avec la civilisation, nous assisterons à ce lent et patient travail de conquête et d’annexion où se révèlent les aptitudes diverses et le génie particulier de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne. Chacune de ces races européennes a son mode de colonisation qui lui est propre ; chacune d’elles obéit à des prévisions qui ne la trompent pas en cherchant à s’étendre dans ce domaine si riche et si fertile de l’Océanie ; chacune aussi obéit à ses instincts naturels dans l’emploi des procédés dont elle use vis-à-vis des races autochtones.

Sur cette question de colonisation, bien des opinions se sont fait jour, bien des erreurs aussi se sont accréditées. Une idée fausse passée à l’état d’axiome et constamment répétée a grande chance d’être estimée juste et d’être acceptée comme telle. C’est un axiome admis que le génie colonisateur de l’Angleterre ; c’est un autre axiome que la France n’est pas et ne sera jamais colonisatrice. Depuis quelques années, il n’est question que de la force d’expansion de l’empire germanique ; on nous le montre en voie de conquérir, par l’émigration, l’influence politique aux États-Unis, débordant sur l’Océanie, envahissant les comptoirs de l’Asie, menaçant le monde de sa prépondérance commerciale, peuple colonisateur par excellence, nous dit-on. Qu’y a-t-il de vrai dans ces assertions ? L’Océanie est-elle à la veille de devenir une vaste colonie anglaise ou une immense annexe de l’Allemagne, qui commence à peine à y prendre pied ? Nous n’en croyons rien.

La lutte, en Océanie, est entre l’Angleterre, personnifiant l’esprit de conquête, de substitution de la race blanche à la race indigène, et la France, en laquelle s’incarne le génie profondément humain qui fait vivre, côte à côte, sur un même sol, deux races distinctes comme à Tahiti, protégeant et élevant la race inférieure au niveau de la race supérieure. L’Angleterre s’impose par la force, en Asie, à des millions d’Hindous ; en Amérique et en Océanie elle supprime les races indigènes et, sur le sol vacant, s’implante, jusqu’au jour où, ainsi qu’on l’a vu aux États-Unis, la colonie se sépare de la métropole et devient sa rivale et son ennemie. Il en sera de même au Canada et en Australie. La conquête brutale, la destruction systématique ne sont pas la colonisation. L’Angleterre n’a pas gardé un siècle sa magnifique colonie des États-Unis ; l’Espagne a perdu toute l’Amérique’ méridionale, soulevée par un vent de tempête et de colère. Ses procédés furent les mêmes ; mêmes aussi les conséquences. Sont-ce des races colonisatrices, celles qui sèment ainsi les haines et les révoltes, et sur le sol occupé par elles, colonisé par elles, ne laissent qu’ennemis implacables, que rancunes séculaires ?

Dans laquelle de ses anciennes colonies le nom de la France éveille-t-il ces rancunes et ces inimitiés ? Ce nom fait encore aujourd’hui battre le cœur des Canadiens fidèles et des Indiens reconnaissans. Si la fortune des armes et l’imprévoyance de nos gouvernans nous ont coûté quelques-unes de nos plus belles possessions, du moins la langue, les usages et le souvenir de la mère patrie y sont vivaces encore, entourés d’un culte respectueux. Nous n’y avons ni opprimé les faibles, ni dépossédé les légitimes propriétaires du sol ; nous avons respecté leurs droits, leurs traditions, leur langue et leur culte, et nous avons laissé sur le sol occupé par nous et dans l’âme des descendant de ceux qui ont vécu sous nos lois des traces que la conquête étrangère n’a pu effacer.

A l’autre extrémité du monde, en Océanie, nous retrouverons les mêmes erremens et les mêmes traditions. A côté de l’Australie, où les indigènes, décimés, au début par les balles anglaises, achèvent de disparaître et traitaient dans les solitudes de l’intérieur une existence misérable et précaire, nous verrons la France à l’œuvre, comme nous l’avons vue à Tahiti[4], conquérant pacifiquement les Nouvelles-Hébrides, rayonnant autour de ses possessions, actuelles, appelée, désirée par ces peuplades primitives. Nous la verrons, aux îles Sandwich, respectueuse des droits d’indigènes civilisés, défenseur de leur autonomie, partout et toujours fidèle à sa mission de protectrice des faibles. En elle s’incarne un génie humain, intelligent et bon, sachant aimer et se faire aimer. A travers ses écarts d’imagination, ses erreurs et ses fautes, ses élans et ses défaillances, la France croit à l’humanité ; ce fut sa force dans le passé, ce sera sa grandeur dans l’histoire.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Voyage dans la Mer du Sud, 1702. Londres.
  3. Sir John Lubbock, l’Homme préhistorique.
  4. Voyer la Revue du 15 mars 1881.