L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes/Introduction

L’OBSERVATION MÉDICALE


CHEZ


LES ÉCRIVAINS NATURALISTES




INTRODUCTION

L’ÉCOLE DU « DOCUMENT HUMAIN »


Vers le milieu du siècle, il souffla comme un grand désir de vérité, car la science — dont l’objet est le vrai — étant restée jusque là spéculative, devenait d’utilité palpable, industrielle et efficace. On tenta de transporter à l’esprit les bienfaits dont on la voyait adoucir la vie matérielle. Puis, très vite, la recherche du vrai s’affranchit des tendances utilitaires de son origine, se justifia comme application désintéressée aux choses de l’art des méthodes scientifiques nouvelles.

La formule se résuma d’un mot : le document humain ; l’exact équivalent du Fait, du Phénomène, matériaux élémentaires de toute science concrète. L’expression verbale en appartient aux frères de Goncourt, qui, à plusieurs reprises, en revendiquèrent la paternité.

« Je veux faire, affirme Ed. de Goncourt, un roman bâti sur documents humains » ; et, en note, « cette expression, très blaguée dans le moment, j’en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a succédé au romantisme : l’école du « document humain »[1].

Ce désir du vrai avait déjà hanté Balzac. Mais son œuvre, désuète de l’aveu même de Flaubert, reste éparpillée et bien peu documentaire.

Plus efficace et immédiate fut l’influence de Taine. Elle demeure initiatrice du mouvement réaliste : « De tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd’hui la matière de toute science ». Ce n’était plus tendance imprécise mais un programme complet qu’agitaient ces trois lignes[2]. Il venait merveilleusement à son heure. On sait quel en fut l’incroyable fécondité, et comment, à l’appel de Taine se noircirent furieusement les carnets de notes de nos romanciers, et comment s’organisa cette chasse folle aux « petits faits » dont il avait le premier lucidement indiqué la piste.

Parmi le nombre infini de « documents humains » offerts par la nature à leurs investigations, les naturalistes[3] s’aperçurent bientôt que tous n’avaient pas une égale signification ni valeur expressive ; qu’il en existait une catégorie particulièrement féconde, les documents pathologiques, et s’y complurent. Volontiers, ils étendirent leurs relations dans le monde médical ; l’hôpital devint un de leurs champs favoris d’enquête, et leur bibliothèque s’ouvrit toute grande aux traités cliniques les plus rébarbatifs.

Tout cela est encore histoire des lettres, et le serait strictement resté malgré les incursions médicales les plus avancées[4], si les nouveaux savants, fiers du titre arrogé, n’en avaient immédiatement tiré les conclusions suivantes :

« Aujourd’hui que le roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient par l’analyse et la recherche psychologique l’histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises »[5], et treize ans plus tard, Edmond de Goncourt insistait encore : « Ces libertés et ces franchises, je viens seul, et une dernière fois peut-être, les réclamer hautement et bravement pour ce nouveau livre écrit dans le même sentiment de curiosité intellectuelle et de commisération pour les misères humaines »[6].

Il va nous suffire, pour justifier notre actuelle étude, de renverser presque symétriquement les termes. Puisque, dirons-nous donc, la technique de toute une école littéraire s’est réclamée des « libertés et des franchises » de la science, et en particulier des droits du médecin, il n’est pas déplacé à la science médicale d’apprécier la mesure dans laquelle cette école a tenu ses promesses, compris ses devoirs professionnels, conduit ses investigations cliniques, justifié, enfin, les droits arrogés.

C’est ce que nous allons tenter d’évaluer.

Notre étude pivotera tout entière autour du document humain (pathologique) et comprendra l’analyse :

1o Des qualités nécessaires à la recherche de ce document humain.

Chap. Ier : Les qualités cliniques.

2e Des modes d’investigation susceptibles de procurer ce document humain.

α Chap. II : La clinique objective.
β Chap. III : La clinique subjective.
γ Chap. IV : La documentation indirecte.

3e Du vocabulaire propre à exprimer ce document humain.

Chap. V : Le vocabulaire médico-esthétique.

« Il n’est pas nécessaire, disait Montesquieu, d’épuiser un sujet, il suffit de faire penser ». Nous n’avons donc point voulu faire de cette étude un répertoire médical de l’école naturaliste et prétendre en détailler — à titre d’anecdotes — les innombrables recettes. Chaque exemple est donné comme tel et non pas à l’état de fait isolé. De plus, nous ne nous sommes pas — en nos citations — exclusivement borné aux artistes relevant des manifestes réalistes et pratiquant ce Credo littéraire. Il nous a suffi que Shakespeare, Wagner, Ibsen et d’autres encore, aient fait œuvre de vérité, même inconsciente, pour nous croire autorisé à puiser chez eux de justifiables arguments.



  1. Ed. de Goncourt, préface de La Faustin, Charpentier, 1882, p. 2.
  2. Taine, préface de l’Intelligence, I (Hachette, édit.).
  3. Toujours inspirés de Taine.
  4. Quels que soient les matériaux exploités (science, médecine), l’art renferme suffisamment d’éléments irréductibles, pour échapper à une analyse actuellement complète.
  5. Edmond et Jules de Goncourt, Préface de Germinie Lacerteux, 1864.
  6. Edmond de Goncourt, Préface de La Fille Élisa, 1877.