L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes/Chapitre 5


CHAPITRE V

LE VOCABULAIRE MÉDICO-ESTHÉTIQUE


Le mot — est-il admis — reste distinct de l’idée qu’il enferme. Il lui est souvent supérieur. En tout cas, il a sa personnalité comme sa valeur scientifique propres[1]. Il est donc loisible de le considérer un instant à l’état isolé, en une sorte de monographie des termes médicaux utilisés par les écrivains précédents. Nous savons de quelle triple origine les naturalistes durent extraire les matériaux premiers de leurs observations. Nous allons épiloguer maintenant sur le revêtement verbal dont ils enrobèrent ces matériaux.

Une telle étude pourrait être double : valeur esthétique du vocabulaire médical — exactitude des termes employés. Cette dernière donnée, négligeable chez tous les écrivains qui ne furent qu’ « hommes de lettres », prend ici une importance première. Dès le début, en effet, les naturalistes prétendirent faire œuvre de savants et le clamèrent bien haut. Nous réserverons donc le côté purement littéraire de l’étude pour n’envisager que les qualités de précision technique propres au vocabulaire de chacun de nos artistes.

Écartons dès l’abord une possible confusion.

Exactitude n’est pas, en matière de langue médicale, synonyme obligé de néologisme. Un mot peut être rigoureusement doctoral sans être affligé d’une désinence grecque, sans affecter des allures d’étiquette pharmaceutique, sans exhaler des relents d’hôpitaux. Sans doute, les Revues spéciales se panachent de plus en plus de vocables étranges, composites, bâtards, et d’une synonymie désespérément compliquée.

« Les médecins de Molière parlaient latin », remarque finement Rémy de Gourmont en sa lumineuse « Esthétique de la langue française »[2], « les nôtres parlent grec. C’est une ruse qui augmente plutôt leur prestige que leur science. Ils commencèrent à user sérieusement de ce stratagème au xviiie siècle ; du moins ne voit-on, avant cette époque, même dans Furetière, que peu de termes médicaux tirés du grec. Peu à peu, ils se mirent à divaguer dans une langue qu’ils croyaient celle d’Hippocrate et qui n’est qu’un jargon d’officine… Ce fut un grand progrès d’avoir appelé hystérotomotocie l’opération césarienne, scolopomachérion le bec de bécasse, et méningophylax un couteau à pointe mousse pour la chirurgie de la tête !

» Les médecins modernes n’ont presque rien inventé de plus absurde, mais ils ont inventé davantage et renouvelé à la fois leur science et l’art d’en voiler la faiblesse… »

« Les médecins, dit avec sagesse M. Brissaud[3], sont coupables de conserver et surtout d’inventer des formes bâtardes, métissées de grec et de latin, dans les cas où le fond de notre langue suffirait amplement ». Et il cite le mot excellent de cailloute, nom d’une phtisie particulière aux casseurs de cailloux ou provoquée par des poussières minérales ; les nosographes, le trouvant trop clair et trop français l’ont biffé pour écrire pneumochalicose.

Trousseau, dès le milieu du siècle, avait signalé l’abus de cette méthode qui torture la langue grecque et entasse les savants solécismes. « On parle, ajoutait-il, et l’on écrit, en général, pour être compris et les mots qui s’appliquent nettement et exclusivement à la chose qu’on veut désigner sont nettement les meilleurs »[4].

« Il ne s’agit pas, développe encore Rémy de Gourmont en l’ouvrage précité, il ne s’agit pas de bannir les termes techniques, il s’agit de ne pas traduire en grec les mots légitimes de la langue française et de ne pas appeler céphalalgie le mal de tête »[5].

… « Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans racine vivante : ils sont des corps étrangers que l’organisme rejette, chaque fois qu’il en a le pouvoir, à moins qu’il ne parvienne à se les assimiler… Déjà les médecins qui ont de l’esprit n’osent plus guère appeler carpe le poignet, ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans doute à rehausser l’état de duelliste, mais aussi à ridiculiser l’état de chirurgien »[6].

L’outrance de la terminologie technique est d’ailleurs aussi néfaste à la littérature médicale qu’opposée aux tendances d’impersonnalité chères aux naturalistes. Certains d’entre ces verbes techniques qui s’efforcent d’englober toute une théorie sous leurs syllabes barbares, ne valent qu’en raison de la théorie elle-même. « Croyez bien, dit encore Trousseau, que ces nomenclatures, dont le ridicule n’est pas le moindre défaut, ne valent guère la peine qu’on en salisse sa mémoire, et que jamais des médecins sérieux ne daigneront s’en servir, autant par respect pour la philologie que dans l’intérêt véritable du progrès de notre art »[7].

Flaubert a judicieusement évité ce défaut. Il réussit à peindre — et au vif — une intoxication par l’arsenic, un cas d’asphyxie croupale, le tout sans paraître savoir qu’il existât des modes techniques de traiter ses tableaux. Pourtant, si bien apparenté, il était proche de cette documentation verbale que d’autres ont si malheureusement confondue avec la documentation verbeuse, le verbiage professionnel. Délibérément donc il écarta de ses descriptions le terme savant, taré pour lui de partialité scientifique, souvent insuffisant sous une allure pédante, pour lui substituer le verbe impersonnel et vrai. Il décrivit, non des maladies, mais des malades. Il retint le symptôme, le présenta sans souci d’étiquette. Il fut, en cela, véritablement clinicien.

Pourtant, multiples et variés se dénombrent en son œuvre les termes purement et même pompeusement médicaux. Mais ils n’y sont point, au hasard, semés ; toujours ils paraissent en des endroits d’érudition factice ; c’est-à-dire quand l’entrée ou le discours d’un personnage pédant lui-même, les excuse, les nécessite. Ainsi, ils ne surviennent, en l’épisodique empoisonnement de Mme Bovary, qu’au moment de la discussion médicale qui suit l’incident, alors que MM. Homais, pharmacien, Canivet, chirurgien, et Larivière, docteur, se consultent et ergotent, doctement. Ils sont justifiés également dans les préparatifs de Charles Bovary avant la ténotomie célèbre. « Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte à s’en prendre plus tard au muscle tibial antérieur, pour se débarrasser du varus »[8].

Ainsi procédèrent très judicieusement les frères de Goncourt. Ils ne hasardent le terme technique que lorsque le milieu, l’atmosphère où ils placent leurs personnages dolents, l’appelle et l’exige. Alors le mot arrive, sans discord, exact et simple « Encéphaloïde lardacé du sein droit »[9], « steppage » de l’ataxique[10]. Cette mesure fut chez eux comme chez Flaubert acquise au prix de véridiques souffrances. Ils furent toujours les torturés du verbe et n’atteignirent cette admirable sobriété qu’à force d’énergie et de luttes.

Daudet, au contraire, y parvint en se jouant, et par une spirituelle intuition de la note juste : La consultation du Dr Bouchereau (Les Rois en exil), le diagnostic chuchoté dans la scène finale de Jack, l’on perçoit en murmures « cavernes… râles sibilants… », surtout cette poignante Visite à la Salpêtrière que Charcot, pour la netteté du vocabulaire, aurait pu signer, tout cela est authentique, rigoureux et juste.

Avec Huysmans s’accentue et se perfectionne la langue médico-littéraire. Les termes spéciaux — parfois très finement spécieux — abondent dans son œuvre totale et donnent à son verbe une truculence et une saveur non pareilles.

Leur emploi systématique ressort chez lui, nous semble-t-il, de deux procédés. Ou bien il fait œuvre clinique, décrit un symptôme, les crises d’ataxie de « En Rade », le cortège neurasthénique de « À Rebours ». Et alors les mots vrais, descriptifs, se pressent ; à ce point qu’une première question s’impose : Huysmans a-t-il fait des études médicales ? « Jamais, nous a-t-il très bienveillamment affirmé lui-même, bien que toujours curieux des choses de la médecine et profondément attiré par l’intensité de leur notion ».

Ou bien il use des termes techniques comme d’un véritable procédé littéraire, dont voici, chez lui, le personnel mécanisme : dans sa jalousie de prodigieux orfèvre et ouvrier d’art, il horrifie par dessus tout la banalité du mot, expulse violemment de son répertoire les clichés ressassés, les figures redites, les termes éculés. Il s’adresse alors, pour y suppléer, aux comparaisons techniques, aux métaphores scientifico-littéraires, à l’argot de toutes les professions. Puis, la stricte synonymie ne lui suffisant plus, il a recours à la féconde Analogie, dont un curieux manuel, le « Dictionnaire des analogies » put d’ailleurs lui faciliter l’usage[11]. L’étude détaillée de cette « écriture » et de sa particulière beauté sera plus à sa place dans notre prochaine étude. Nous signalerons pourtant ici la note de pittoresque et de vérité historique qu’il a su donner à chacune de ses métaphores médicales. Du plus pur modernisme quand il peint l’ataxique de nos jours[12] ou formule le dernier mode de traitement de la neurasthénie[13], il redevient justement médiéval et surabonde en archaïsmes savoureux s’il remonte aux époques passées[14].

L’usage des termes techniques n’est donc qu’une indication de travail chez Huysmans, romancier. Leur proscription à peu près totale devient chez Ibsen, dramaturge, nécessité de métier. Ibsen pourtant, avait, comme Flaubert, de personnels souvenirs médicaux. Mais le style de théâtre a ses exigences propres, ses bornes étroites. On ne peut — toute question de censure mise à part — dire et faire dire tout ce que l’on écrit : le même mot qui, aperçu avec sa forme propre et son aspect typographique se pardonne ou s’admire, devient vite, entendu et défiguré par l’acoustique artificielle de la rampe, insupportable d’invraisemblance ou de pédantisme. — Et cela même lorsqu’il sort d’une bouche autorisée — Les rôles de médecins sont particulièrement délicats à traiter, car ils oscillent forcément entre la terminologie vague des mentalités moyennes, ou le répertoire magistral de l’enseignement technique. M. de Curel, dans sa « Nouvelle Idole » a très heureusement échappé à l’un et à l’autre de ces défauts scéniques. M. Brieux, quoique — et peut-être parce que — traitant un sujet plus médical encore[15], les a délibérément proscrits, ces mots dangereux et, « bien que fort renseigné sur le sujet dont il parle, n’a pas adopté absolument les termes spéciaux, le style particulier du traité de pathologie »[16] ; délibérément, disons-nous, et nous récusons la suite du commentaire : « on dirait presque que c’est à son insu et qu’il les aurait employés s’ils lui étaient venus sous la plume »[17].

Ils lui sont venus à la plume comme ils lui viennent aux lèvres, abondants et précis, ces termes spéciaux. Il les a délibérément évincés, et cela, dès l’Évasion, dont le sujet, l’Hérédité maîtresse, eût pleinement toléré de documentaires et techniques tirades.

À vrai dire, ces termes précis, épineux à la scène, y sont peu nécessaires, suppléables souvent par le Geste, autre genre d’expression scientifique.

« J’eus soin, lors des répétitions de l’Évasion, nous expliqua très bienveillamment M. Brieux, d’indiquer moi-même, à mon acteur, le geste caractéristique des « angoreux » et lui recommandai de porter la main à la poitrine au moment des crises ». C’était son droit. Une ressemblance malheureuse complétée par le maquillage maladroit de l’acteur en question, le fit incriminer d’avoir visé Charcot (d’autres disent Gilles de la Tourette). On parla de cynisme et M. le Dr Prieur conclut dans le Mercure de France : « Je crois même que ce dernier mot est insuffisant quand on se souvient qu’à la répétition générale le professeur Bertry, ce guignol incohérent, qu’un accès d’angine de poitrine venait frapper au dernier acte, avait pris la tête et les gestes de Charcot que l’angine de poitrine avait frappé à mort, une nuit de voyage, dans une auberge de province, peu de temps auparavant… »[18].

Outre une erreur de diagnostic (car Charcot succomba à une insuffisance aortique dûment constatée par les professeurs Strauss et Debove qui assistèrent à son agonie)[19], nous pouvons signaler que M. Brieux, par les recommandations précitées, ne voulut faire œuvre que de metteur en scène et qu’il fut à ce geste incriminé, logiquement amené par sa sincérité et sa conscience de dramaturge.

Moins précis en ses indications scéniques, il eût couru le risque de voir éluder ou transformer sa pensée. Ainsi croyons-nous qu’il arriva lors d’une représentation donnée à Bordeaux des Revenants, d’Ibsen : le rôle d’Oswald, qui ne comporte de la part de l’auteur aucun indice de diagnostic volontaire, nous paraît relever des troubles de la paralysie générale, pour l’issue, et plus simplement d’un d’éthylisme banal pour son entrée au deuxième acte. Or l’acteur, en son zèle de vérité médicale, crut devoir traduire l’un et l’autre par le tremblement intentionnel de la sclérose en plaque. L’effet scénique était puissant mais peu exact.



  1. V. Rémy de Gourmont, Esthétique de la langue française, p. 14.
  2. 2e édit. du Mercure de France, p. 36, 38, 39.
  3. Dr Brissaud, Histoire des expressions populaires relatives à la médecine, 1888.
  4. Trousseau, Cliniques médicales de l’Hôtel-Dieu, 1865, Introduction, xxviii. Il visait surtout son confrère Piorry, auteur d’une nomenclature des plus complètes.
  5. R. de Gourmont, in op. cit., p. 32.
  6. Ibidem, p. 41.
  7. Trousseau, in op. cit.
  8. Madame Bovary, édit. Lemerre, II, p. 18.
  9. Sœur Philomène.
  10. La Faustin.
  11. P. Boissière, Dictionnaire analogique de la langue française. Répertoire complet des mots par les idées et des idées par les mots. Paris, Aug. Boyer, édit., 49, rue Saint-André-des-Arts.
  12. En Rade.
  13. À Rebours.
  14. Vie de Sainte Lydwine.
  15. Brieux, Les avariés.
  16. Dr Albert Prieur, La science et le théâtre, de l’Évasion aux Avariés, Mercure de France, décembre 1901, p. 667.
  17. Ibidem.
  18. Dr Albert Prieur, La science et le théâtre, Mercure de décembre 1901, p. 602.
  19. Voir Chronique médicale, 1er janvier 1901, p. 9.