P.-V. Stock (p. 238-275).

IX

Dans les campagnes, quand un enfant n’a pas de santé et est incapable de supporter les travaux des labours et des vignes la mère dit : il est chétif, ce petiot-là, nous en ferons un prêtre ; et c’est ainsi que l’abbé Barbenton était entré au séminaire, puis envoyé successivement en qualité de vicaire dans divers villages et enfin promu curé au Val des Saints.

Tous les ecclésiastiques auxquels Mgr Triaurault avait offert cette cure s’étaient récusés, sentant très bien la situation penaude qu’aurait un curé, en face d’un abbé de cloître.

Lui, avait accepté, sur la promesse qu’au bout d’un certain temps, il serait transféré dans une paroisse meilleure ; ce qui était absolument invraisemblable, car il était bien évident que s’il réussissait dans sa lutte contre l’abbaye, l’évêque s’empresserait de le laisser sur place et que, dans le cas contraire, il ne lui donnerait aucun avancement ou n’hésiterait pas, s’il le jugeait par trop compromis, à le briser.

Dans cet être malingre et vaniteux, il y avait une ambition démesurée de succès. Il se savait soutenu par les hobereaux qu’il avait visités, presque sympathique au maire qui, bien que socialiste et libre penseur, était, en haine des religieux, enclin à lui accorder son appui. Aussi, à peine fut-il installé au Val des Saints, qu’il engagea la lutte.

Et il débuta par un grand coup.

Dès le premier dimanche, il voulut faire table rase, détruire, en un jour, l’œuvre patiemment poursuivie, depuis plusieurs années, par les moines ; il déclara aux jeunes paysannes qui connaissaient le plain-chant que l’on chanterait désormais des cantiques et il en distribua dont les airs de guinguette plurent d’ailleurs aux filles.

Poussé par les noblaillons du crû, il enleva de ce village cette senteur de hameau Moyen-Age qu’il exhalait, le dimanche, aux offices, et il transforma ce pays, unique peut-être en son genre, en un lieu comme un autre où l’on brailla dans l’église des rigaudons.

Puis lorsque ses « enfants de Marie » furent suffisamment exercées pour goualer sans trop d’accrocs, ses fariboles, il pria le cloître de lui prêter, pour les accompagner, son organiste, inoccupé, ce jour-là, puisque l’oratoire intérieur ne contenait aucun orgue.

Le P. Abbé était heureusement absent car, n’y cherchant pas malice, il eût sans doute cédé ; mais l’abbé Barbenton eut affaire à Dom de Fonneuve qui, plus méfiant, répondit :

— Cela dépend ; si vous vous confinez dans le plain-chant, oui ; autrement, non.

Vexé, le curé répondit qu’il était maître, dans son église, d’imposer, le dimanche, la musique qu’il aimait.

— Et moi de garder mon organiste, riposta le prieur.

Ce fut une première cause de brouille.

Il s’avisa ensuite de vouloir changer l’intérieur du sanctuaire, en y plaçant de nouveaux autels surmontés de saints façonnés par les plâtriers de la rue saint-Sulpice. La noblesse des alentours l’encourageait mais disparaissait dès qu’il s’agissait de délier sa bourse ; il n’en tira que des sommes insignifiantes ; il se rabattit alors sur M. Lampre, sur Mlle de Garambois, sur Durtal, mais ils lui déclarèrent, avec ensemble, qu’ils ne voyaient pas l’utilité d’enlaidir l’église.

Sa haine pour ces gens qui refusaient d’ailleurs de se confesser à lui et allaient au monastère ou à Dijon pour ne pas passer par ses mains, s’accrut.

La situation s’avérait nette : le couvent et ses trois amis d’un côté, les hobereaux et lui, de l’autre.

Restait le village ; mais, là, la situation se compliquait. Les paysans, d’abord bien disposés pour le curé et furieux contre l’abbaye qui ne fournissait plus les médicaments depuis que le père Miné divaguait, — car personne n’était pharmacien dans la maison, — s’exaspérèrent aussitôt que leur nouveau pasteur leur réclama les frais des mariages et des funérailles. Ils s’aperçurent tout à coup que les Bénédictins unissaient et enterraient sans jamais exiger d’argent et les bonnes femmes découvrirent que, depuis que l’abbé Barbenton gîtait dans le presbytère, on avait supprimé les beaux offices du dimanche qui attiraient quelquefois du monde de Dijon.

Et la défense la plus sérieuse du chant grégorien, ce furent les aubergistes qui, lésés dans leurs intérêts, la prirent.

En attendant, la lutte avec le moine sacristain s’engagea sur toute la ligne ; mais le curé se heurta contre une force d’inertie qu’il ne put vaincre ; le P. Beaudequin lui fuyait comme du vif-argent entre les doigts ; c’était des : « peut-être, des ce serait à examiner, des nous y réfléchirons » et ce n’était jamais ni un oui, ni un non ; la remise des calices et des chasubles qu’il convoitait, ne lui ayant pas été consentie, il voulut au moins tâcher de contrarier les religieux qui, pendant les jours de la semaine, étaient maîtres du chœur et y célébraient leurs offices et il leur demanda d’avancer ou de retarder leur horaire, sous le prétexte qu’il serait ainsi plus à l’aise pour assurer le service des catéchismes et des convois.

— Il y a une règle de saint Benoît que je ne puis enfreindre et des habitudes que je ne suis pas maître de changer, répliqua Dom de Fonneuve ; il m’est donc impossible de vous satisfaire.

Le curé témoigna son mécontentement de ce refus, en n’assistant plus jamais aux offices. Il avait, en effet, arraché au père abbé, l’autorisation d’occuper une place, auprès de lui, avant la stalle du sous-prieur, relégué de la sorte au second rang ; il la laissa désormais vide, pensant sans doute que cette abstention froisserait les moines ; mais personne ne parut même remarquer ce manège. Alors, il rompit avec le mode d’escarmouches qu’il avait adopté, dès son arrivée au Val des Saints et il résolut de prendre une revanche de ces petits combats qu’il avait jusqu’alors perdus, en engageant une vraie bataille dont il préparerait, au préalable, le terrain.

Et il crut en avoir saisi l’occasion. Se rappelant que Mgr Triaurault répondait au prénom de Cyrille, il vérifia l’ordo monastique et constata que cette fête tombait un dimanche.

Il rendit visite au prélat et le supplia de venir déjeuner, ce jour-là, au presbytère, avec la noblesse des environs désireuse de lui souhaiter sa fête, et de daigner ensuite présider les Vêpres.

Mgr Triaurault était souffrant et peu soucieux de perdre ainsi son temps ; mais l’abbé insista de telle sorte, garantissant le prestige qui rejaillirait sur lui dans le pays, s’il parvenait à y amener son évêque, que sa grandeur, ennuyée, céda.

Alors, le curé radieux s’en fut proposer au père de Fonneuve, pour donner plus d’éclat à la cérémonie et faire plus d’honneur à monseigneur, de célébrer avec ses religieux les vêpres, dans l’église qu’il mettait, ce dimanche-là, à leur disposition.

Dom Prieur accepta et le curé sourit.

— Je voudrais, reprit-il, que la cérémonie fût vraiment magnifique et frappât l’imagination de nos paysans. Ils ont tellement l’habitude du chant de Solesmes que ce genre de musique ne les intéresse plus ; aussi ai-je pensé à y adjoindre quelques morceaux choisis parmi les meilleurs auteurs de notre temps. M. Le baron des Atours, avec m. Son fils, renforcés de l’un de leurs domestiques qui possède une belle voix, s’est offert pour les chanter, en haut, dans la tribune de l’orgue…

— Non pas, interrompit brusquement Dom de Fonneuve, je refuse de participer, moi et les miens, à ce concert. Il existe une liturgie Bénédictine que je ne souffrirai pas de voir sophistiquer par je ne sais quelles turelures. Nous célébrerons l’office tel qu’il est ou nous ne le célébrerons pas à l’église : c’est à prendre ou à laisser.

— Mais, je ne vous interdirai pas de chanter vos vêpres comme vous l’entendrez, répliqua le curé. Mon observation ne vise que le salut du saint-sacrement qui doit les suivre ; et, un peu méprisant, il ajouta :

Vous conviendrez bien, mon révérend père, que les petits saluts Bénédictins avec leurs deux chants qui précèdent d’habitude le Tantum Ergo et l’hymne de « Te Decet Laus » ou le psaume « Laudate Dominum omnes gentes » que vous entonnez après, sont courts et ne s’imposent pas, en tout cas, aux masses.

— Nos Saluts sont, de même que nos offices, liturgiques. Ils ne comportent aucun répertoire de fantaisie ; la question reste donc la même et je la résume en ces trois mots : tout ou rien.

— Diable, reprit le curé qui semblait réfléchir, j’ai en quelque sorte promis à Mgr Triaurault l’hommage de votre présence. Que dira-t-il, s’il ne vous voit pas à l’église ?

— Je l’ignore. Ces conditions vous vont-elles ?

— Impossible ; je froisserais M. Le Baron et sa famille ; mais songez, mon révérend père, que sa grandeur trouvera certainement étrange l’attitude des moines qui disparaissent lorsqu’elle arrive.

— Monseigneur est trop juste pour ne pas comprendre le bien-fondé de ces motifs et je compte sur votre loyauté pour les lui faire connaître.

Le curé s’inclina. Ça y est, se dit-il, en quittant le P. de Fonneuve.

— C’est très malin, fit M. Lampre au prieur qui causait avec lui de cette aventure ; le curé vous empêche, en effet, d’accueillir ses propositions et il vous fâche avec l’Évêque.

— Qu’y puis-je ? répondit le vieux père ; le devoir avant tout !

Le comique de l’histoire fut que si ce piège du curé happa les moines, il l’appréhenda, lui aussi. Mgr Triaurault ne lui pardonna pas, en effet, de l’avoir attiré dans ce qu’il appelait un guet-apens d’irrespect et il le secoua vigoureusement, lui reprochant sa maladresse, aussi furieux contre lui que contre les Bénédictins, lorsqu’il partit.

À dater de ce jour, les relations cessèrent presque complètement entre le presbytère et l’abbaye ; puis le curé se vexa d’être tenu à l’écart et il chercha un moyen de détendre la situation ; la fête de saint Benoît qui était proche lui parut, pour ce dessein, propice.

Il pensa d’abord à se servir de Durtal comme d’intermédiaire pour obtenir d’être invité à dîner, ce jour-là, au cloître. Il s’arrangea de façon à le rencontrer et doucement lui dit :

— Eh bien, cher monsieur, vous allez faire votre profession d’oblature. Je serai très heureux d’y assister. Si elle doit avoir lieu, en dehors des offices monastiques, je m’arrangerai, ce jour-là, afin de vous livrer mon église, — et il appuya sur le mon, — pour l’heure qui vous plaira.

— Je vous remercie, monsieur le curé, repartit tranquillement Durtal, mais la profession d’oblature se fera non dans l’église abbatiale, — et il appuya, à son tour, sur le mot abbatiale, — mais dans l’oratoire du monastère ; c’est vous dire que, sauf les moines, personne n’y assistera, puisque l’oratoire est sis dans la clôture.

— Ah ! et vous dînerez sans doute à l’abbaye, ce matin-là ?

— Sans doute.

— Le réfectoire étant, lui aussi, situé dans la clôture, dit avec une pointe d’ironie, le curé, je me demande si hormis vous et les gens de la maison, d’autres personnes seront conviées à ce repas.

— Je l’ignore. En l’absence du père abbé qu’il remplace, le prieur est maître d’inviter ou de ne point inviter qui bon lui semble ; il est donc le seul qui soit à même de répondre à votre question.

— Votre serviteur, monsieur.

— Le vôtre, monsieur le curé, répliqua Durtal, en s’éloignant.

L’abbé Barbenton se dit : il n’y a rien à tirer de celui-là ; allons-y bravement et il se fit introduire chez le prieur. Là, il joua la comédie, déclarant qu’il déplorait tous ces malentendus, se déchargeant de ses torts sur le dos de l’évêque dont il était obligé de suivre les instructions ; enfin, il s’écria que sa mise en quarantaine, le jour de la fête de saint Benoît, produirait un effet désastreux dans le bourg et Dom de Fonneuve, touché, l’embrassa et l’invita au dîner.

Alors il s’enquit de savoir si le Révérendissime ne serait pas présent pour la cérémonie, dans son cloître.

— Ce n’est guère vraisemblable, répondit Dom de Fonneuve. Le père abbé est en Italie, au Mont Cassin où, comme vous le savez, l’un de ses frères est profès ; et de là, il doit se rendre à Rome pour y voir le Primat ; il ne sera donc pas ici, avant une quinzaine.

Le curé qui craignait que les moines ne lui jetassent des bâtons dans les jambes, en mettant le révérendissime au courant de ses manigances, s’en fut, rassuré, décidé, du reste, à se réconcilier avec tout le monde, avant le retour de Dom Bernard.

Pendant ce temps, Durtal se préparait par quelques jours de retraite, à son oblature. Il passait alternativement entre les mains de Dom Felletin, le maître des novices et de Dom d’Auberoche, le cérémoniaire.

L’un l’interrogeait sur la règle de saint Benoît et l’autre qui entendait que la cérémonie d’oblature fût impeccable, le contraignait à saluer et à marcher dans tous les sens. Il aurait voulu que Durtal chantât, par trois fois, en haussant, chaque fois, la voix d’un ton, l’essentiel « Suscipe me, Domine, secundum eloquium tuum et vivam et non confundas me ab expectatione mea », accompagné du Gloria Patri, répété par tout le chœur. Ce verset du psaume 118 prescrit, pour la profession de ses moines, par saint Benoît, lui-même, dans le chapitre 58 de sa règle, était admirable lorsqu’il était revêtu de sa robe très simple de plain-chant. Il était timide et suppliant jusqu’à sa médiante, puis il s’élevait plus rassuré, toujours implorant mais plus ferme ; et, à chaque fois, il s’enhardissait, encouragé par l’accent résolu, sûr, des religieux le reprenant, affirmant à leur nouveau frère la certitude du désir exaucé, l’assurance qu’il ne serait pas confondu dans son attente.

Et cette formule, divinement magique, était si décisive que les plus anciens profès ne pouvaient s’empêcher de trembler jusqu’au fond de l’âme, lorsqu’ils l’entendaient chanter et la chantaient eux-mêmes, à chaque profession.

Durtal que l’intonation à décocher toujours plus haut, dans le silence de la chapelle et sans le soutien d’un orgue, épouvantait, avait fini par obtenir du P. d’Auberoche qu’il la psalmodierait tout bonnement et qu’il en serait de même pour les pères et les novices présents à la cérémonie et qui devaient doubler chaque fois, le verset, après lui.

Et c’étaient des répétitions ininterrompues, des salutations médiocres ou profondes, des agenouillements, sur la première ou sur la dernière marche de l’autel, des façons rectifiées de déployer contre sa poitrine la charte de profession, comme sur cette statue que l’on voit dans les montres religieuses et qui représente un chevalier tenant une banderole sur laquelle est inscrit le verbe « Credo » ; c’étaient des effacements de corps permettant d’évoluer dans la place restreinte de l’oratoire.

Enfin Durtal parvint à contenter Dom d’Auberoche ; le P. Felletin, lui, ne se souciait ni des gestes, ni des détails liturgiques, il expliquait l’oblature, planant au-dessus des âges, heureux d’avoir un novice qui connaissait aussi bien que lui la matière et il parlait de l’avenir, certain d’être compris.

— Il convient d’abord de se bien persuader, disait-il, que l’oblature de saint Benoît ne peut, ainsi qu’une œuvre populaire, se diffuser ; elle ne s’adresse qu’à une élite et ne peut par conséquent rester qu’à l’état d’exception ; elle requiert, en effet, des postulants des conditions particulières, malaisées à remplir. Sa raison d’être, c’est la liturgie ; la vie du moine c’est la louange de Dieu, la vie de l’oblat sera aussi la louange de Dieu mais réduite à ce qu’il en pourra prendre ; pour atteindre ce résultat, il ne suffit point d’être fidèle à ses devoirs et de communier plus ou moins fréquemment, il faut aussi avoir le goût de la liturgie, le sens du cérémonial, l’amour de la symbolique, l’admiration de l’art religieux et des beaux offices.

Les oblats qui réuniront ces conditions — Dieu veuille, qu’ils soient nombreux, mais j’en doute — vivront donc autant que possible cette partie de l’existence monastique qui s’écoule à l’église, autrement dit, ils devront résider dans le cloître ou dans ses alentours.

Je ne me figure pas du tout, en effet, des oblats épars dans des villes telles que Paris, Lyon ou Marseille, n’ayant aucun rapport quotidien avec le monastère auquel ils appartiennent, n’assistant pas, par conséquent, à la messe conventuelle et aux vêpres chantées de chaque jour, ne s’assemblant qu’une ou deux fois par mois, comme à un son de corne, à l’abbaye. Ainsi comprise, l’oblature ne serait plus qu’une petite confrérie et il y en a assez, je pense, pour que nous n’en ajoutions pas une de plus à celles qui subsistent.

Ce serait, d’autre part, une grave erreur que d’assimiler l’oblature à un tiers ordre, puisqu’un tiers-ordre incorpore tous les gens, fussent-ils les plus incompréhensifs du monde, pourvu qu’ils soient des chrétiens zélés et des catholiques pratiquants.

Nous, au contraire, nous cherchons la qualité et non la quantité : il nous faut des savants, des lettrés et des artistes, des personnes qui ne soient pas exclusivement des dévots…

— Pas de marguilliers édifiants et de sacristes pieux ! s’écria Durtal.

— Oui, dit, en souriant, le père Felletin. Notre but n’est pas d’ailleurs d’improviser de doubles emplois avec les tiers-ordres des autres instituts, qui ont leur utilité car ils rendent service aux masses ; nous n’avons pas à marcher par exemple sur les brisées des Franciscains qui bénéficient d’une puissance séculairement acquise ; nous leur serions, du reste, au point de vue du prosélytisme et de l’organisation, très inférieurs.

Et puis, ayons le courage de l’avouer, en agissant de la sorte, nous duperions nos novices qui auraient plus d’intérêt à s’affilier au troisième ordre de saint François, car il est en pleine vigueur et assure à ses tertiaires des avantages que nous serions bien incapables de leur offrir ; Notre Seule force, à nous, ne peut résider que dans l’efficace des oraisons liturgiques et des offices ; et comment en faire réellement profiter des gens qui n’y prendraient aucune part et ne seraient imbus à aucun degré de cet esprit Bénédictin sans lequel aucune entrée dans notre ordre n’est ou ne devrait être possible ?

Non, plus j’y pense, et plus je suis convaincu que la seule oblature qui soit enviable est celle du Moyen-Age, celle du laïque habitant, comme je l’ai déjà dit, auprès ou dans l’intérieur d’un couvent vivant plus, en somme, dans la communauté que dans le monde, suivant régulièrement les exercices religieux des moines.

Ainsi comprise l’oblature est pratique surtout pour les artistes ; elle leur donne l’appui des grâces monastiques, l’aide même du patriarche et elle leur laisse toutefois une certaine liberté ; et, à ce propos, je dois le confesser, il y aurait, selon moi, tout avantage pour un artiste à ne pas résider dans la clôture de l’abbaye mais à sa porte. Fatalement, en effet, avec l’internement même mitigé, une sujétion s’impose et pour peu que l’abbé ou que le père, chargé de la direction des oblats, ait des idées arrêtées en esthétique et quelles idées souvent ! C’est le conflit et, au nom de l’obéissance, l’étouffement de la personnalité, la mort de l’art.

L’échec de l’abbaye de Beuron est, à ce point de vue, typique. On a voulu enfourner tous les peintres que détenait le couvent dans le même moule et l’on a tué le talent de chacun, pour ne produire que des peintures similaires, conçues d’après une formule unique, et destinées par cela même à devenir, au bout de peu d’essais, des rengaines.

La question se résume donc pour moi ainsi : direction spirituelle, énergique, de la part du religieux maître de l’oblature, et abstention pour tout le reste.

Maintenant, à titre de document, je vous signale une tentative bien oubliée — la plupart même des nôtres l’ignorent-qui eut lieu à Solesmes, sous le gouvernement de Dom Couturier.

Cet Abbé avait rêvé de rénover l’enluminure, cette gloire des abbayes Bénédictines d’antan ! Il possédait justement, avec M. Cartier, à demeure dans le cloître, un oblat, Anatole Foucher, le dernier artiste, qui, à l’heure présente, dispose de la science liturgique et ait le talent nécessaire pour continuer cet art exquis du Moyen-Age.

Il a façonné de remarquables élèves au monastère des Bénédictines de sainte-Cécile et il allait commencer de former certains moines qui étaient doués pour ce genre de travail, lorsqu’à la suite des décrets, en 1880, l’expulsion a dispersé la communauté dans le village. M. Foucher a alors quitté Solesmes et ce projet est naturellement tombé à l’eau.

À combien se montent actuellement les oblats, réfugiés dans l’intérieur des cloîtres de la congrégation de France ? Je ne le sais, d’une manière précise, car mes renseignements datent de plusieurs années déjà et d’aucuns ont pu, depuis ce temps, rentrer dans le monde.

En tout cas, il y en avait un, en robe, qui était prêtre, à Solesmes et qui se trouve aujourd’hui au prieuré de Farnborough, en Angleterre ; deux existaient à Ligugé, l’un, en robe, l’autre en laïque, mais tous les deux sont partis pour saint Wandrille où le premier s’est fait père. Il y en avait un aussi, en robe, à Paris, au prieuré de la rue de la Source et puis… ma foi, je crois bien que c’est tout.

Autour des abbayes, domiciliées dans les villages mêmes où elles sont situées, je n’en connais que cinq, dont une oblate, à Ligugé. Il y aurait, d’autre part, à saint Wandrille, un petit noyau d’affiliées ; ont-elles été régulièrement constituées ? Je l’ignore. À Solesmes, les quelques parents de religieux qui assistent assidûment aux offices sont-ils de réels oblats, ayant fait profession au monastère ? j’en doute. Quant à ceux qui résident où ils veulent et ne participent pas à la vie liturgique, ils sont assez nombreux à Paris, mais je le répète, cette sorte d’oblature n’a rien à démêler avec l’oblature du Moyen Age, avec l’oblature proprement dite.

Vous le voyez, le nombre des oblats est incertain et infime ; le fil n’a pas été rompu depuis le huitième siècle jusqu’à nos jours, mais ce qu’il est ténu !

Enfin, peut-être grossira-t-il ; en attendant que des compagnons s’adjoignent à vous, vous devenez demain le premier oblat moderne du Val Des Saints ; vous allez profiter plus effectivement de cet afflux de prières qui s’est accumulé dans cet ancien prieuré, pendant tant de siècles ; vous bénéficierez comme nous, au même titre que nous, de cette fruition des grâces dont la communauté de Solesmes a été investie, lorsque le pape Grégoire XVI l’institua l’héritière des privilèges accordés par ses prédécesseurs aux congrégations de Cluny, des saints Vanne et Hydulphe et de saint Maur. Le patrimoine, vous aiderez à le garder et vous y ajouterez vous-même, en vous associant à nos efforts liturgiques ; et lorsque le moment du repos sera proche, vous revêtirez l’habit du moine dans lequel vous serez inhumé et le patriarche, fidèle à sa promesse, interviendra en votre faveur auprès de l’exorable Juge.

Encore que vous ne prononciez aucun vœu, vous promettez devant l’autel, pendant le sacrifice de la messe, avant de recevoir le corps de Notre-seigneur, la conversion de vos mœurs, vous vous engagez à vivre, le plus saintement possible, en Dieu. Vous renoncez, en somme, à tout ce qui fait pour l’homme charnel la joie de la vie et c’est une existence d’être retiré déjà du monde, qu’il vous faudra désormais mener. Puisse-t-elle être douce et vous contenter ; puisse-t-elle surtout être agréée par les sacrifices qu’elle exige, du Tout-Puissant, là-Haut !

Alors, c’est bien convenu, n’est-ce pas, la cérémonie aura lieu pendant la messe de six heures et ce sera, au moment de l’offertoire, que vous vous lierez, par une cédule qui sera conservée dans les archives de l’abbaye, au grand ordre de saint Benoît.

— C’est entendu, père, priez pour moi.

— Vous pouvez y compter, mon cher enfant, et mes prières ne seront pas isolées, je vous l’affirme. Tous les petits novices qui se réjouissent d’avance d’être présents à cette messe ne vous oublieront pas.

Allons, le sort en est jeté, songea Durtal, en quittant la cellule du père ; à dire vrai, je ne me sens pas un bien éclatant mérite à repousser ce qu’on appelle les blandices terrestres ; j’ai répudié, de moi-même et depuis bien des années, tout ce qui flatte le goût des autres ; mais voilà, jusqu’ici, je n’y étais pas forcé, j’agissais de mon plein gré ; n’est-il pas à craindre maintenant, étant donnée la bêtise de la nature humaine, que par ce fait seul que j’ai souscrit à un engagement, je ne souffre d’être obligé de le tenir ?

Eh bien, tant mieux, ces mérites que je n’ai pas, je les acquerrai si je subis des jours de tentations et de regrets !

C’est égal, reprit-il, en allumant une cigarette, il convient d’avouer que, comme descendant des oblats des premiers siècles, je suis plutôt débile. L’ermite du Mont Cindre, le successeur des reclus de Lyon et, moi, le successeur des oblats du Val des Saints, nous formons la paire. Il me semble que nous sommes à de vrais moines ce que sont à de vrais soldats, ces hideux mioches que des familles égarées affublent de costumes militaires et promènent par les rues, une trompette dans la bouche et une chandelle sous le nez.

Il rentra chez lui et trouva Mme Bavoil exacerbée.

— Je ne comprends pas, grognait-elle, que des femmes ne puissent être admises à votre profession ; moi, je suis tertiaire de saint François et l’on n’use pas de pareilles cachotteries dans cet Ordre.

— Mais les Franciscains ne sont pas en clôture, ma bonne madame Bavoil.

— Je n’en sais rien, je ne sais qu’une chose, c’est que demain, moi, et, ce qui est plus violent encore, votre sœur l’oblate, Mlle de Garambois, nous sommes tenues à l’écart, dans l’impossibilité de prier près de vous.

— Vous prierez à distance, Madame Bavoil ; d’ailleurs, si vous voulez vous rendre compte de la souveraine beauté que dégage une profession monastique, ce n’est pas celle de l’oblature qu’il faudrait voir ; elle n’est qu’un abrégé, qu’un raccourci, qu’une dilution homœopathique de celle des moines — et ce n’est même pas encore à celle des Bénédictins, qui est superbe pourtant, mais à celle des moniales qu’il siérait d’assister.

L’altitude absolue de la liturgie et de l’art est là. La profession des moniales de saint Benoît ! Il y a des moments où, pendant l’extraordinaire cérémonie, le petit frisson de la splendeur divine vous fait trémuler l’âme et où l’on se sent exalté, projeté hors de soi-même, si loin de la banalité du monde qui vous entoure !

Oui, à certains instants, l’on a envie de bramer l’admiration qui vous étouffe ! Le chef-d’œuvre de l’art ecclésial, c’est peut-être le Pontifical des Vierges. L’on est pris, dès le début, aux moelles ; alors qu’après le verset alleluiatique de la messe, l’évêque ou l’abbé qui officie, s’assied, en haut de l’autel, sur le falstidorium, le siège des prélats, en face du public, et que le maître des cérémonies ou l’assistant entonne cette phrase empruntée à la parabole des Vierges, de saint Matthieu :

« Vierges prudentes, apportez vos lampes, voici l’époux qui arrive ; allez au-devant de Lui. »

Et la vierge, tenant un flambeau allumé, fait un pas et s’agenouille.

Alors le prélat, qui représente le Christ, l’appelle debout, par trois fois, et elle répond en d’admirables antiphones : — « Me voici » — et elle s’avance, à mesure, plus près. L’on dirait d’un oiseau que fascine un bon serpent.

Et, d’un bout à l’autre, l’office se déroule, éloquent, presque massif, ainsi que pendant l’ample et la forte préface ; caressant et comme parfumé par toutes les essences de l’Orient, alors que le chœur des nonnes chante ces phrases du Livre De La Sagesse : « Viens, ma bien-aimée, l’hiver est passé, la tourterelle chante, les fleurs de la vigne embaument » ; délicieux vraiment en cet épisode des fiançailles où la novice acclame le Christ, s’affirme « fiancée à celui que les anges servent, à celui dont les astres du ciel admirent la beauté » ; puis, levant le bras droit en l’air, elle montre son doigt où brille la bague bénie par le prélat et, folle de joie, s’écrie : « Mon Seigneur Jésus-Christ m’a liée à lui par son anneau et il m’adorne telle qu’une épouse ! » — Et de très antiques oraisons sanctifient, macèrent ainsi que dans de célestes aromates la petite Esther qui, regardant le chemin parcouru depuis la probation et songeant que le mariage est maintenant consommé, chante, au comble de ses vœux : « Enfin, voici ce que j’ai tant désiré, je tiens ce que j’ai tant espéré, je suis unie dans les cieux à celui que j’ai tant aimé sur la terre… » et, après la récitation de la préface, la messe continue…

Que sont, en comparaison de ce drame vraiment divin qui se joue entre l’âme et Dieu, les pauvres machines inventées par les théâtriers anciens ou modernes ? Mon Dieu, les serins !

— Oui, mais malheureusement, il n’y a pas de couvent de Bénédictines ici, et je ne verrai jamais cela, fit Madame Bavoil.

— C’est pour vous dire simplement que la cérémonie de l’oblature est, si on la rapproche de celle-là, si minime qu’elle n’est même pas intéressante à contempler. Que cette certitude vous console de n’y pouvoir assister !

Le lendemain matin, après avoir répété telles qu’une leçon, ses réponses latines aux questions que devait lui poser le prieur, Durtal s’achemina vers le cloître.

Il se sentait perturbé, mal à l’aise et il aurait bien voulu que cette fête fût déjà terminée. Tout ce côté d’attitude, de décor, auquel tenait tant le père cérémoniaire l’inquiétait. Il craignait de se tromper ; et cette appréhension l’empêchait de penser à l’acte qu’il allait accomplir et à la communion qui devait le suivre. Ah ! Seigneur, je songe à tout, excepté à vous, murmurait-il ; ce que je serais mieux à vous prier, seul à seul, dans un coin !

Il rencontra sous les galeries les novices ; ils souriaient, en le saluant, mais aucun ne parlait ; l’heure du grand silence qui commençait après les complies, la veille, ne devant cesser qu’après prime, c’est-à-dire vers les sept heures.

Ils entrèrent avec lui dans l’oratoire ; et bientôt Dom Felletin et Dom d’Auberoche, en coule, arrivèrent à leur tour et se dirigèrent vers la sacristie où le père prieur s’habillait pour dire la messe.

Puis ce furent quelques moines, le père hôtelier, le zélateur, le père sacristain qui allèrent s’agenouiller dans les stalles.

Cet oratoire était une pièce minuscule, voûtée en cul-de-four et dallée de pierre ; elle était l’un des restes les plus curieux de l’ancien prieuré du Moyen-Age et elle avait dû alors être utilisée comme la desserte des vastes cuisines qui l’avoisinaient. On l’avait malheureusement parée de tièdes statues de la Vierge et du Sacré-cœur qui évoquaient les plus offensants souvenirs du Paris de la rue Bonaparte et de la rue Madame. Dom Felletin et Dom d’Auberoche n’étaient pas en cette chapelle, ainsi qu’au noviciat, maîtres de reléguer dans des combles ces pieuses horreurs et les autres religieux s’en accommodaient, tant bien que mal ; elles étaient là ; il ne serait venu à aucun d’eux l’idée de les changer.

La messe était servie par le frère Gèdre, un petit novice à mine fûtée, avec des yeux de souris, noirs. On le surnommait le frère « trotte-menu », tant, en effet, il se faufilait, souriant, regardant, toujours satisfait et toujours heureux. Il ne s’évadait de ses prières que pour se ruer sur le grec. Il en raffolait, mais les bons hellénistes manquaient au cloître et il était obligé de s’exercer tout seul ; c’était là le seul souci de cette existence qui s’écoulait dans la joie perpétuelle de vivre en Dieu, d’être moine.

Il avait été si peu gâté jusqu’alors, le pauvre enfant, qu’au point de vue matériel même, le monastère lui semblait être un rêve de confortable, un lieu de délices et de luxe.

Il avait été orphelin, seul, sans frère ni sœur, dès l’enfance, élevé par charité dans un établissement congréganiste ; il avait toujours mangé les ratatouilles et bu les débiles abondances des pensions ; il avait toujours couché en dortoir, n’avait jamais disposé d’une minute de liberté, d’un sou pour acheter même une image. À la fin de ses études, il était passé, sans aucune transition, de son collège au Val-des-Saints.

Et là, il était chez lui, il avait une cellule à lui ; la vie en commun, si pénible pour les laïques qui renoncent au monde, ne le gênait point, attendu qu’il ne se figurait pas que l’on pût vivre autrement ; la nourriture du couvent lui paraissait si bonne qu’il se privait de certains plats de peur de devenir gourmand ; et la liberté du noviciat lui semblait extravagante en comparaison de celle du pensionnat.

Et pourtant il avait des heures d’affliction. Un jour, il avait dit à Durtal qui lui demandait la raison de sa mélancolie : ah ! Ce que l’on souffre au cloître !

Durtal se perdait en conjectures, tout en essayant de le réconforter. Au fond, sa souffrance venait simplement de ceci qu’au lieu de jouer le rôle de cérémoniaire qu’il devait prendre à la messe de ce matin-là, on l’avait chargé de faire « céroféraire » ; c’était pour lui comme un passe-droit et une déchéance.

C’était la tristesse d’un gosse auquel on enlève son bâton de sucre d’orge pour le donner à sucer à un autre ; ç’eût été évidemment risible si l’on ne savait que d’aucuns pâtissent autant pour un petit détail que d’autres pour des causes vraiment graves. N’était-ce pas la preuve, du reste, de la nécessité de cette douleur à laquelle nul n’échappe ? Que le motif fût sérieux ou futile, elle n’en atteignait pas moins les gens. Imperméable sur certains points qui suppliciaient sans doute ses frères du noviciat, le frère Gèdre était torturé par des riens et le terrible P. Emonot, qui l’avait remarqué, ne le ménageait pas, le frappant à l’endroit sensible, lui infligeant des humiliations de ce genre, le plus qu’il pouvait, pour briser en lui toute vanité, pour le détacher de lui-même, pour le façonner sur le modèle d’un véritable moine.

Mais ce matin-là, l’enfant était joyeux et il eut un petit sourire de tendresse, en regardant Durtal agenouillé, lorsqu’il sortit de la sacristie, précédant Dom De Fonneuve, à l’autel.

Durtal essaya de s’absorber dans sa messe, mais il déraillait à chaque prière ; la peur de s’embrouiller tout à l’heure, dans ses réponses, le dominait. Que je voudrais donc que cette cérémonie fût close ! se disait-il.

Au moment de l’offertoire, elle s’ouvrit.

Dom Felletin et Dom d’Auberoche montèrent à l’autel et se tinrent de chaque côté du prieur.

Durtal quitta sa place et vint s’agenouiller devant eux, au bas de l’autel.

Alors le prieur se signa, prononça le « Domine labia mea aperies », le « Deus in adjutorium », le Gloria, puis il commença de réciter le psaume 64 : « Deus misereatur nostri » dont les versets furent psalmodiés par les deux chœurs alternés des profès et des novices et s’adressant à Durtal :

— Quid petis ? Que demandez-vous ?

— La miséricorde de Dieu et votre confraternité, en qualité d’oblat de notre très saint père Benoît.

Lentement, le prieur répondit, toujours en latin.

— Mon fils, vous connaissez suffisamment, non seulement pour l’avoir lue, mais encore pour l’avoir pratiquée et essayée pendant tout le cours d’une année, la loi sous laquelle vous voulez militer. Vous n’ignorez pas les conditions de l’engagement à contracter pour entrer dans notre confraternité. Si donc vous êtes résolu à observer les salutaires préceptes de notre très saint père Benoît, approchez ; sinon vous êtes libre de vous retirer.

Puis, après un instant de silence, voyant que Durtal ne bougeait pas, il reprit :

— Voulez-vous renoncer aux vanités et aux pompes du siècle ?

— Volo.

— Voulez-vous entreprendre la conversion de vos mœurs, suivant l’esprit de la règle de Notre Saint père Benoît et observer les statuts des oblats ?

— Volo.

— Voulez-vous persévérer dans votre entreprise jusqu’à la mort ?

— Volo, gratia Dei adjuvante.

— Deo gratias. Que Dieu vous soit en aide. Puisque vous mettez votre confiance dans son secours, il vous est permis de faire votre profession d’oblat.

Durtal se releva et debout, devant l’autel, il lut à haute voix la charte de profession écrite sur parchemin et qui débutait par le « Pax » Bénédictin et la formule « In nomine Domini nostri Jesu Christi, Amen. »

Et il lisait, d’un ton mal assuré, le texte latin attestant l’offre qu’il consentait de lui-même au Dieu Tout-Puissant, à la bienheureuse Vierge Marie, au saint père Benoît pour le monastère du Val Des Saints, et promettant la conversion de ses mœurs suivant la règle du patriarche, s’y engageant en présence de Dieu et de tous les saints.

Quand ce fut terminé, le maître des cérémonies vint le chercher et ils montèrent en haut de l’autel et, là, à la place des evangiles, il posa sa charte et la signa d’une croix d’abord, puis de son nom et de ses prénoms laïques, enfin du nom monastique de frère Jean, qu’il devait porter.

Il redescendit, accompagné du cérémoniaire, les marches de l’autel, et tenant, de ses deux mains, le parchemin grand ouvert sur sa poitrine, il le présenta aux religieux debout dans les stalles ; et ils regardaient la signature et s’inclinaient.

Quand il eut fait ainsi le tour de l’oratoire, Dom d’Auberoche lui reprit la cédule qu’il enveloppa dans un corporal et remit sur l’autel.

Et Durtal s’agenouilla de nouveau, au-dessous de la dernière marche et les bras croisés en X, le front touchant presque cette marche, il prononça par trois fois, en haussant, chaque fois, le ton, le « Suscipe » que les moines psalmodiaient après lui.

Alors le prieur se retourna vers l’autel et après le Kyrie Eleison et le pater noster, il entama la série des longs versets de la rubrique auxquels répondirent les assistants, prononça l’oraison demandant au Seigneur, par l’intercession de saint Benoît, d’accorder à son serviteur d’être fidèle aux promesses qu’il venait de signer et après que Durtal eut murmuré : Amen, il dit :

« Nous, prieur de l’abbaye du Val-des-Saints, agissant en vertu des pouvoirs qui nous ont été octroyés par le révérendissime abbé de saint Pierre de Solesmes de la congrégation française de l’ordre de saint Benoît, par les mérites de ce même patriarche Benoît, de sa sœur la vierge sainte Scholastique, des saints Placide, martyr et Maur, abbé, de la séraphique vierge Gertrude, de saint Henri, confesseur et de sainte Françoise, veuve et des autres saints et saintes de notre ordre, nous vous recevons dans Notre Société et fraternité, vous donnant part à toutes les bonnes œuvres qui se font avec le secours du Saint Esprit dans la congrégation de France de l’ordre de saint Benoît. « Que Dieu vous reçoive au nombre de ses élus, qu’il vous accorde la persévérance finale, qu’il vous protège contre les embûches de l’ennemi et qu’il vous conduise à son royaume éternel, lui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. »

— Amen, soupira Durtal.

Et il s’inclina plus bas, tandis que le prieur, l’enveloppant d’un grand signe de croix d’eau bénite, proférait :

« Pax et benedictio Dei omnipotentis Patris et Filii et Spiritus sancti descendant super te et maneant semper. »

Et la messe reprit.

Durtal retourna à sa place. Lorsque le moment de la communion fut venu, il fut vraiment touché, en voyant tous les novices qui n’étaient pas prêtres l’escorter à l’autel. Tous, au lieu de communier ainsi que d’habitude, dès l’aube, s’étaient réservés pour cette messe-là.

Le sacrifice s’acheva ; quand Durtal eut dit son action de grâce, il s’échappa de l’oratoire. Il étouffait dans cette atmosphère raréfiée et il était obsédé par le désir d’être, une minute, seul avec Dieu ; il traversa le cloître et s’en fut, pour se recueillir, dans l’église, en un coin.

Elle était noire et balayée par une âpre bise. Il s’affala sur une chaise, s’écouta et un immense silence descendit en lui ; c’était comme un vide d’impressions, comme une tombe de pensées ; il réagit, d’un effort violent ; alors toutes sortirent à la fois, en désordre, ronronnant, de même que des bourdons, dans un tambour ; il tâcha de les trier, de n’en garder par devers lui que quelques-unes, mais une idée surgit, renvoyant Dieu, l’oblature, toutes les autres réflexions dans les ténèbres de la mémoire, s’implantant, saillant, seule, en pleine lumière l’idée qu’il avait oublié d’avertir la mère Bavoil qu’il déjeunait, à midi, au monastère.

Et elle devint si tenace, si stupidement aiguë, qu’exaspéré contre lui-même, il retourna chez lui, grognant : quand j’aurai bu une goutte de café noir et grignoté une croûte de pain, peut-être arriverai-je à me ressaisir.

Une fois rentré, il fallut raconter, point par point, à Mme Bavoil la scène de l’oratoire.

Enfin, vous ne vous êtes pas trompé, c’est le principal, conclut-elle ; quant à vous voir d’ici à ce soir, bernique ! — Car je pense bien qu’après la grand’messe, qui se terminera tard, vous irez directement au réfectoire.

— Vous l’avez dit.

Et Durtal s’en fut effectivement à la grand’messe. Le tapis de Smyrne, les reliques, les veilleuses y étaient ; mais l’absence de l’abbé dont la stalle était cependant parée de velours rouge, réduisait le gala de la cérémonie qui n’était plus célébrée sur le mode Pontifical.

Avant la messe, il y eut procession sous les arcades de l’abbaye. Précédés du thuriféraire, de la croix, des deux portes-flambeaux, les convers drapés dans leurs coules brunes, marchaient en tête, suivis par les postulants et les novices, puis par les moines et les chantres habillés, et le prieur venait le dernier, accompagné, à quelques pas derrière, par M. Lampre et Durtal.

Et l’on s’avançait, deux à deux, doucement, dans un relent envolé d’encens ; l’on parcourut ainsi les quatre galeries qui formaient le carré du cloître et l’on rentra par où l’on était sorti, dans l’église où la messe commença.

Cette messe de saint Benoît, elle était, au point de vue du texte, exquise ; elle avait conservé le graduel et le trait, l’evangile et la communion de la délicieuse messe des abbés, mais elle débutait par le « Gaudeamus » des cocagnes liturgiques, était pourvue d’une epître spéciale très bien appropriée aux vertus que l’on adulait du patriarche, d’une séquence moins heureuse, en ce sens que si elle était habile à rappeler en ses courtes strophes les personnages de la Bible auxquels pouvait se comparer le saint, elle manquait trop de naïveté, et, avec son latin qui se croyait élégant, sonnait faux.

Quant au plain-chant, il était celui du répertoire de luxe, c’est-à-dire qu’il était prétentieux et médiocre. Le Kyrie à filandres et à tirebouchons, le Gloria de toit et de cellier, le Credo pour pochette de maître de danse, tout s’y trouvait.

Evidemment, soupirait Durtal, ma conviction s’affirme davantage, chaque jour, que les rénovateurs de la musique grégorienne sont partis d’un principe faux, alors qu’ils ont distribué les différentes parures des messes. Ils se sont imaginé que plus les pièces étaient chantournées et remorquaient à leur suite des caravelles exagérées de neumes et mieux elles convenaient au rite élevé des fêtes et étaient aptes à en rehausser l’éclat ; et pour moi, ce serait plutôt le contraire ; car plus le plain-chant est simple et naïf et plus il est éloquent et mieux il rend, en une langue d’art vraiment unique, l’allégresse ou la douleur qui sont, en somme, les deux sujets dont traitent les services de l’église, selon le Propre du Temps.

Quoi qu’il en soit, cette messe, après celle de saint Joseph qui l’antécédait sur le calendrier, était d’autant mieux la bienvenue qu’elle tranchait sur celles de carême, dont le défilé ne s’était pas interrompu, pendant toute la semaine d’avant. Partout l’ordo portait la mention : « de feria », c’est-à-dire office du propre, différent chaque jour, superbe du reste, mais bref ; plus de gloria, de credo, d’ite missa est, d’orgue ; le trait substitué à l’alleluia, le te deum interdit aux matines, deux cierges tout juste allumés ; les jours où il y avait diacre et sous-diacre, le diacre arborait son étole violette en buffleterie, le sous-diacre la sienne, relevée, en tablier ; et les messes étaient précédées des trois petites heures défilant à la suite.

Ces messes variées rompaient la monotonie des éternelles messes du commun et étaient dotées d’un Kyrie très ancien, court, sec, dansant, curieux par sa candeur d’enfant gâté, par sa naïveté de plainte presque joyeuse, sûre d’être accueillie.

Les Vêpres étaient transférées avant le déjeuner, car logiquement elles devaient être débitées à jeun et l’on n’aurait pu se sustenter avant cinq heures du soir, si l’horaire coutumier avait été suivi ; et ces vêpres de férie étaient une surprise. On les récitait si rarement ! L’on n’entendait plus le « Dixit Dominus Domino meo » et les psaumes rebattus du dimanche. Ils changeaient, sans doubler l’antienne, chaque jour ; et, le lundi, l’on pouvait enfin écouter le magnifique « In exitu Israel de Aegypto » que l’on ne chante presque jamais dans la liturgie Bénédictine.

Les Vêpres de saint Benoît ramenaient la monnaie courante des psaumes, mais leur inintérêt était sauvé par de splendides antiennes, celle de Sexte surtout, le « gloriosus Confessor Domini ». Elles eussent été parfaites sans une hymne aussi médiocre que celle de la messe, le « Laudibus cives resonent canoris », puant la langue païenne, le latin de la Renaissance, avec son Olympe mis tout le temps à la place du ciel, une hymne qui sentait la commande, le devoir de collège, le pion.

Mais, les hymnes de cette fête exceptées, ce temps de la sainte quarantaine était, au point de vue liturgique, admirable ; la tristesse y allait grandissant chaque jour, avant que d’éclater en les lamentables impropères, en les douloureux sanglots de la Semaine Sainte.

Cette période de tristesse et d’expiation avait été, elle-même, devancée par les mélancoliques semaines de la septuagésime, au début desquelles l’on pratiquait naguère l’abstinence, en ensevelissant l’allégre et le fol alleluia.

Et Durtal se rappelait, en souriant, que l’on procédait autrefois à son inhumation ainsi qu’à celle d’une grande personne, tant ce cri d’allégresse semblait vivant et intimement lié à Notre-seigneur, avec lequel il ressuscitait, le dimanche de Pâques.

Au douzième siècle, il avait même existé tout un office de ces funérailles fixées au samedi, veille de la septuagésime. Cet après-midi-là, après none, les enfants de chœur sortaient en procession de la sacristie, avec la croix, les torches, l’eau bénite, l’encens et ils portaient, en guise de corps, un peu de terre, traversaient le chœur de l’église et se rendaient au cloître où l’on aspergeait et encensait l’endroit choisi pour la sépulture.

C’était la mort d’une expression et le trépas momentané d’un chant ; c’était l’éclipse de gaies et de prodigues neumes, et l’on gémissait cérémoniellement de les avoir perdues ; et le fait est que les alleluias du répertoire grégorien étaient, pour la plupart, si délibérément exquis que l’on s’attristait de ne plus les chanter et que l’on se réjouissait, de bon cœur, alors qu’ils renaissaient avec le Christ.

Cette funèbre vie liturgique que nous avons commencée avec la Septuagésime, qui est la probation du Carême, comme lui-même est le noviciat de la passion et de la Semaine Sainte, va s’assombrir encore avec les préludes de Pâques, et ce sera enfin fini, murmurait Durtal ; et je n’en serai vraiment pas fâché, car ces jeûnes et ces maigres répétés m’excèdent ; vrai, le brave saint Benoît aurait bien dû, à l’occasion de sa fête, nous permettre d’user d’aliments gras ! Va te faire fiche, l’austère morue va, une fois de plus, sévir, continua-t-il, en emboîtant le pas derrière les moines qui rejoignaient le cloître par la petite porte ouverte dans le fond de l’église. De nombreux prêtres des environs, quelques Dominicains, invités par le père prieur, se promenaient sous les galeries. Il y eut échange de présentations. Durtal cherchait un joint pour aller fumer une cigarette dans le jardin, quand il fut accaparé par le curé. Il l’emmena dans une allée et là, en attendant l’heure du repas, le prêtre lui raconta les cancans du village. Vous connaissez la fille Minot, disait l’abbé, et Durtal secouait la tête ; mais vous connaissez au moins sa sœur qui a épousé Nimoret ? et Durtal secouait encore la tête.

— Ah çà, mais vous ne connaissez donc personne ici ! s’exclama le curé, ahuri et un peu défiant.

— Non, à part la mère Vergognat mon ancienne bonne et le vieux Champeaux que j’emploie pour ratisser les allées du jardin, je ne fréquente personne ; je me borne à faire la navette de ma maison au cloître. Je me ballade parfois dans le jardin et vais à Dijon ou chez M. Lampre et Mlle de Garambois, mais je n’ai aucun rapport avec la population du pays que je sais libidineuse et cupide, ainsi que celle de toutes les campagnes, du reste.

L’Angelus sonna et mit fin à l’entretien ; ils regagnèrent les arcades du cloître. Dom Prieur lava les mains de tous les invités qui se pressaient à la queue leu-leu devant la porte du réfectoire et, au son d’une lecture tombant en ondée monotone sur les tables, le dîner commença.

Il n’y avait point la morue prédite, mais une anguille chapelurée, nageant dans une eau échalotée qui sentait le cuivre, des œufs mollets crevés sur des épinards au sucre, des pommes de terre frites, une crème liquide au caramel, du gruyère et des noix ; et, ce qui fut le comble du luxe, l’on but un doigt de vin excellent récolté dans les monastères de l’Espagne.

Après le retour des grâces achevées à l’église et le café, Durtal, que la discussion des curés sur la politique, la récolte des vins et la démission toujours retardée de Mgr Triaurault n’intéressaient guère, s’échappa avec le père Felletin et s’en fut rejoindre les novices.

Il y avait grand débat lorsqu’ils arrivèrent. Les petits qui n’étaient pas prêtres déploraient que l’abbaye ne contînt pas assez de moines pour pouvoir célébrer sans interruption, du matin au soir et du soir au matin, l’office ; mais comme il eût fallu de fortes équipes pour établir le roulement du « Laus Perennis », il n’était pas possible d’y songer.

Enfin, ça viendra bien, un jour, affirmaient les frères Gèdre et Blanche ; ce jour-là nous pourrons proclamer que l’Ordre Bénédictin est le plus grand Ordre de l’Eglise.

Durtal ne pouvait s’empêcher de sourire de leur emballement et il regardait en dessous les novices prêtres qui ne soufflaient mot.

Eux, formaient ce qu’on appelle dans les noviciats le parti curé, c’est-à-dire celui des gens peu férus de liturgies et d’offices. Ils en étaient saturés depuis le séminaire et, malgré la différence que présentaient les offices misérables des paroisses et ceux des cloîtres, ils n’y mordaient généralement pas.

Aussi les Bénédictins préféraient-ils avoir comme novices des laïques, des gens venant du monde et justement attirés par la splendeur de l’art monastique, que des prêtres qui tirent un certain orgueil de leur sacerdoce, ont des habitudes difficiles à déraciner et manquent d’enthousiasme pour l’opus dei, pour ce qui fait précisément l’essence de l’institut Bénédictin.

Eux, voyaient surtout dans le monastère le débarras de l’existence, la paix, le moyen de se sanctifier à petit feu et ils acceptaient en échange l’ennui des longues cérémonies, la fatigue des Matines.

— N’est-il pas vrai, monsieur Durtal, disait le frère Blanche, que le but de la vie monastique devrait être la louange ininterrompue de Dieu ?

— Certainement, petit frère, mais pour vous consoler de ne pouvoir réaliser ce projet, persuadez-vous que la louange pérennelle subsiste, non dans un Ordre particulier mais dans tous les Ordres réunis ensemble ; la prière des congrégations n’arrête jamais ; les couvents des diverses observances se relaient entre eux et ils effectuent, à eux tous, ce que vous voudriez pratiquer seul.

— Comment cela ?

— Mais voyons, prenez à vue de nez les horaires des différentes communautés et vous constaterez qu’il en est ainsi. Dans le jour, forcément, à moins que vous ne dévidiez les prières de l’Adoration Perpétuelle, en ayant toujours plusieurs moines devant le saint sacrement, vous aurez des trous dans la trame déroulée des offices ; car vous ne pouvez réitérer indéfiniment les heures canoniales et il faut travailler, manger, vivre, en un mot. La question ne se pose donc que pour la nuit ; il s’agit de prier le Seigneur quand personne ne le prie plus ; eh bien mais, elle est résolue et, dans ce concert permanent, votre place est réservée.

— C’est juste, fit le P. Felletin.

— Expliquez-nous cela, dirent les moinetons.

— Dame, grosso modo et sauf erreur, car je n’ai pas sous les yeux les règles d’Ordres. Je ne m’occupe, bien entendu, que des cloîtres contemplatifs et laisse les autres qui, dès le matin, vous apportent, eux aussi, le renfort de leurs suppliques.

En partant du moment où la dernière heure liturgique cesse, c’est-à-dire après les complies qui se terminent généralement de 8 h. à 8 h. et demie du soir, le service divin recommence, avec les Matines et les Laudes.

De 8 heures et demie à 10 heures chez les Bénédictines de la congrégation de France.

De 9 heures à 11 heures chez les Carmélites.

De 11 heures à 1 heure et demie chez les Clarisses-Colettines.

De 11 heures et demie à 2 heures chez les Chartreux.

De 2 heures à 4 ou 4 heures et demie chez les Trappistes, les Trappistines, les Bénédictins et les Bénédictines de la primitive observance, les Bénédictines du Saint-Sacrement.

De 4 heures et demie à 5 heures et demie chez les Bénédictins de la congrégation de France.

De 4 heures et demie à 6 heures chez les clarisses et autres instituts car à partir de 6 heures, le service est alors assuré par toutes les cénobies ; il est bien entendu que j’omets en cette liste les ordres dont j’ai oublié les règlements ou dont je n’ai pas lu les statuts et que cet horaire que je viens de tracer ne saurait être qu’approximatif, puisque les offices durent plus ou moins longtemps, selon le rite des fêtes.

— Ajoutons, dit Dom Felletin, que le monastère des norbertines qui s’est implanté en France fait l’office, de minuit à une heure et le reprend à cinq heures du matin, après un sommeil coupé, tel que celui des clarisses et des Bénédictines du saint-sacrement ; il n’est pas, en effet, une heure de la nuit qui chôme ; quand le monde dort ou pèche, l’église veille ; ses moniales et ses religieux sont toujours postés en grand’garde, pour abriter le camp des fidèles constamment assiégé par l’Ennemi.

— Et vous négligez, dans votre nomenclature, les Bénédictines Calvairiennes ! s’écria le frère de Chambéon ; elles sont à joindre au groupe des trappistes, des trappistines, des Bénédictines sacramentines, car, elles aussi, se lèvent à deux heures pour chanter matines ; c’est un ordre de réparation qui suit les préceptes de saint Benoît dans leur rigueur la plus stricte ; elles ont le maigre perpétuel et sont déchaussées comme les clarisses, du premier mai jusqu’à la fête de l’exaltation de la sainte Croix.

Le frère de Chambéon jubilait en parlant de la dureté de ces ascétères. Ce vieux grognard du Bon Dieu qui se macérait de terrible façon était cependant doux et aimable ainsi qu’un homme qui ne souffre pas. Il était à son âge le plus jeune caractère du noviciat. Il prêchait d’exemple et mieux que les exhortations du maître des novices et du zélateur, sa bonhomie apaisait les petites querelles qui se produisaient forcément entre le parti « moine » et le parti « curé ». Il irradiait la paix autour de lui et tous étaient d’accord pour l’écouter, tel qu’un saint.

— Il serait curieux de savoir, reprit Durtal, si ces horaires liturgiques ont été combinés entre les divers ordres ou s’ils ont été organisés, je ne dis pas au hasard, car le hasard n’existe pas, mais par une décision de la providence qui se serait arrangée, lorsqu’elle a inspiré les ordonnances de chaque institut, pour que chacun choisisse une heure différente, afin de remplir le cadre.

— Ah ça ! s’écria Dom Felletin, nous l’ignorons. Il est difficile de croire à une entente préalable, car la naissance des congrégations n’a pas eu lieu, aux mêmes époques. Il faudrait admettre alors qu’après avoir pris connaissance des observances des ordres déjà nés, ceux qui se fondaient auraient repris la prière au moment où les autres la laissaient. C’est, après tout, possible ; mais la preuve de ce dessein, où est-elle ?

Le père Emonot qui avait tenu compagnie à l’un des curés invités, arriva sur ces entrefaites conduisant doucement par le bras le père Philigone Miné. Il se débattait, en pleine enfance.

Depuis qu’il était en cet état, il errait lentement dans les corridors et ne se trouvait content que parmi les moinillons. Il s’asseyait au milieu d’eux, ne causait pas, les regardait avec de bons yeux, rire.

Bien qu’il fût interdit aux pères de communiquer avec les novices, l’on tolérait cette infraction et, par charité, les petits le promenaient, quand il en manifestait l’envie, dans leur allée.

Il était d’ailleurs vénéré par tous. Son cas était extraordinaire. Ce doyen qui était un moine de la vieille roche, n’avait jamais, sa vie durant, manqué à un office ; depuis qu’il extravaguait, il continuait de s’y rendre, ne se dispensant même pas de celui de matines dont tous les malades sont cependant exempts. Quand le P. Abbé lui avait dit : père, vous êtes âgé et souffrant, vous pouvez ne vous lever qu’à cinq heures, il avait doucement hoché la tête, comprenant très bien le sens des paroles et il avait persisté à occuper sa stalle, avant que le psaume des paresseux ne fût récité.

Et ce n’était pas affaire d’habitude, de routine, comme on pouvait le croire : car, marchant à peine, il se levait maintenant plus tôt, afin de n’être pas en retard. Il calculait très exactement son temps et priait très bien à l’église. La raison, sombrée pour les choses humaines, demeurait intacte, alors qu’il s’agissait de louer Dieu.

Et il était touchant, ce vieillard, s’appuyant aux murs pour gagner l’église. On lui avait adjoint un convers, un brave frère, pour le soutenir et le servir ; mais il refusait ses soins, ne voulait être à charge à personne. Il tomba un beau matin, et se fendit le front. Alors le P. Abbé lui défendit, au nom de l’obéissance, de sortir de sa cellule, sans être accompagné ; il comprit, pleura et, tant qu’il fut seul, ne bougea plus.

Sa pharmacie qu’il l’avait tant intéressé lorsqu’il n’était pas dément, il ne la reconnaissait plus ; on l’y amena, un jour, pensant lui être agréable ; il la regarda, hébété, ne paraissant pas se rappeler qu’il avait, en cette cellule, encombrée de fioles, passé toute sa vie. La mémoire était morte ; dans les décombres de cette âme Dieu seul restait ; et de temps à autre, lorsqu’il était assis près des novices, il balbutiait quelques paroles que l’on ne comprenait pas. Croyant qu’il désirait quelque chose, on lui faisait patiemment répéter les mots, et l’on finissait par saisir qu’il parlait de Notre-seigneur et de la Sainte Vierge.

— Asseyez-vous, père, dit le frère Blanche qui l’installa sur un banc ; mettez-vous là, près de notre frère Durtal. Et, tout à coup, réveillé, le vieillard le scrutait d’un œil qui s’éclaircissait — et il secouait douloureusement la tête, le considérant avec une indicible pitié-puis il le fixait gaiement, avec un doux sourire.

Et comme tous, interdits, Durtal le premier, de ces jeux de physionomie lui demandaient : qu’y a-t-il, père ? Il retombait dans le mutisme de ses traits, incapable de s’exprimer plus.