P.-V. Stock (p. 136-171).

VI

Punition méritée de la gourmandise, dit Madame Bavoil, en riant.

— Je renonce aux graisserons, s’exclama Durtal, en déposant sur son assiette une sorte d’éponge émincée en tranches et dont on avait calciné les bords.

— C’est ma faute, avoua Mlle de Garambois, très déconfite. J’ai mal grillé les tartines, mais aussi il aurait fallu un autre pain que cette chiffe préparée par le boulanger du village !

Mme Bavoil enleva les décevants graisserons et apporta un gigot que Durtal se mit en devoir de découper.

— Votre petit vin lutine aimablement le goût, fit M. Lampre. On sent que le terroir qui le produit se rapproche de Beaune.

— N’est-ce pas ?

— Je n’ai point eu le temps d’aller à la grand’messe, reprit Mme Bavoil qui servit des pommes de terre à l’anglaise pour assister le gigot. Il n’est rien survenu de neuf ?

— Non ; si, pourtant ; mais l’événement est maigre ; le père Titourne est arrivé pendant l’introït et il a été forcé d’aller s’agenouiller devant l’autel jusqu’à ce que le père Abbé lui ait permis, en frappant avec son marteau sur le pupitre, de se relever et de lui expliquer les causes de son retard ; et il est probable que ses excuses n’ont pas été reconnues valables, car, au lieu de gagner sa stalle, il a occupé la dernière place, celle des retardataires, au chœur.

— Oh ! fit Durtal, le père Titourne qui est un peu toqué est coutumier du fait ; je confesse ma gaieté lorsque je vois ce grand diable qui a une calotte noire et une figure blême de pierrot, se précipiter, bride abattue, dans l’église. Il a une façon alors de secouer les manches de sa coule qui vole et l’entoure comme d’un tourbillon. L’on dirait d’un Debureau s’agitant dans un bain d’encre.

— Ce qu’il doit en subir des coulpes, celui-là !

— Comment cela ? demanda Mme Bavoil.

— Mais oui, deux fois par semaine, le lundi et le vendredi, chacun s’accuse devant le chapitre réuni des fautes commises contre la règle. Ces fautes sont, cela va de soi, légères. On se reproche de ne pas s’être courbé assez promptement au gloria des psaumes, d’avoir déchiré son vêtement ou renversé son encrier, vous voyez cela d’ici. Le Révérendissime inflige au délinquant une punition qui consiste généralement en une prière et en l’obligation de faire satisfaction au réfectoire, c’est-à-dire de venir s’agenouiller devant sa table où il l’immobilise plus ou moins longtemps, suivant la gravité du délit ; mais ici le bon père Abbé ne laisse pas ses enfants moisir sur le sol, car ils ont à peine fléchi le genou qu’il les autorise d’un signe à retourner s’asseoir.

— Et tous les moines sont soumis à ces punitions qui sont humiliantes lorsqu’on les subit devant les hôtes ?

— Tous, profès, novices, postulants, convers ; le prieur n’en est pas non plus dispensé et l’Abbé même, après que les religieux ont terminé leur coulpe au chapitre, s’excuse devant eux de ses manquements à la règle et en fournit les raisons.

— Une tranche de gigot, Monsieur Lampre. — Non ? Une pomme de terre alors ?

— Non, fit Mlle de Garambois répondant à un appel d’yeux de Durtal ; je me réserve pour le pâté que j’aperçois : donnez-moi, en attendant, la salade qui l’accompagne, afin que je la retourne.

Et lorsqu’ils furent arrivés au dessert, tandis qu’elle grignotait des gâteaux et des pains d’épices, Mlle de Garambois reprit :

— Ne nous pressons pas, car il nous faut attendre le père Felletin pour le café, et il n’est jamais en avance. Puisque nous avons du temps devant nous, monsieur mon frère, ce serait peut-être le cas de tenir la promesse que vous avez toujours éludée jusqu’alors, de nous exhiber les documents que vous possédez sur l’oblature. Apprenez-nous au moins ce qu’elle fut puisque nous ne savons ce qu’elle est.

— Mais c’est une conférence que vous me demandez là !

— Du tout, prenez vos notes qui sont rangées avec soin, j’en suis sûre ; lisez-les simplement et, ça nous suffira.

— Je veux bien, moi ; seulement je vous préviens qu’aucune chronologie rigoureuse et qu’aucune discipline attentive des séries n’existent dans ce déballage de matériaux. Vous me saisissez à l’improviste ; vous devez donc accepter, sans vous plaindre, l’incohérence probable de cette leçon.

— Entendu, à condition cependant que vous ne nous fassiez pas languir.

Durtal sortit et revint, au bout de quelques instants, avec une liasse de cahiers.

— Voyons, fit-il, par où commencer ? par ceci d’abord, n’est-ce pas, que l’oblature n’est nullement, comme on le croit, une invention Bénédictine. Elle a fructifié avant qu’elle ne fût implantée dans notre institut, chez les prémontrés, chez les Templiers, dans d’autres Ordres ; on pourrait affirmer qu’elle a été dans le sang du Moyen-Age, tant elle répondait au concept religieux de cette époque.

On la trouve, en tout cas, au sixième siècle, où Séverin, abbé d’Agaune, — l’un des deux saints de ce nom qui servent de patrons à la bonne église saint Séverin de Paris, — régit une sorte de communauté où hommes et femmes vivent dans des maisons séparées et mènent une existence quasi monastique, sans se lier par des vœux ; on la trouve également, au siècle suivant, instaurée par les règles de saint Isidore et de saint Fructueux. Ce dernier décrète que si un laïque se présente dans l’un de ses monastères avec sa femme et de petits enfants, il sera, lui et les siens, assujetti aux règles suivantes : ils seront, les uns et les autres, soumis à la juridiction de l’Abbé qui disposera de leurs biens ; ils n’auront, de leur côté, à se préoccuper ni du vivre, ni du vêtement. Il leur sera interdit de causer ensemble sans permission ; toutefois, les enfants pourront voir leurs parents quand ils voudront, jusqu’au moment où ils seront en âge d’être formés aux coutumes du cloître.

Ajoutons, toujours en guise de préface, que les oblats sont désignés dans les chroniques et les nécrologes monastiques sous les noms : « d’oblati, d’offerti, de dati, de donati, de familiares, de commissi, de paioti, de fratres conscripti, de monachi laïci » et que les documents que j’ai recueillis sur leur compte sont extraits des annales Bénédictines de Mabillon, des annales de Camaldule de Mittarelli, du glossaire de la basse et de la médiocre latinité de Du Cange, surtout d’un travail d’ensemble de Dom Ursmer Berlière, paru, en 1886 et 1887, dans le messager des fidèles, la petite Revue Bénédictine de Maredsous ; malheureusement, dans cette étude, dense et fouillée, la confusion est visible entre les oblats, les converts et les reclus ; et il est, en effet, difficile de les différencier, leur vie étant souvent identique et les textes usant parfois de termes qui s’appliquent indifféremment aux uns et aux autres ; et, de même pour les oblates désignées souvent sous les vocables « d’oblatae, de conversae, d’inclusae ».

Pour Cîteaux, j’ai découvert quelques indications spéciales dans Manrique et le nain, dans les annales d’Aiguebelle, dans l’état intérieur des abbayes cisterciennes, au treizième siècle, de d’Arbois de Jubainville ; j’ai déniché aussi des notes dans d’autres bouquins ; c’est une salade mais moins bien retournée que celle que Notre Sœur l’oblate vous a préparée tout à l’heure.

Ces précautions oratoires…

— C’est le mot ! interrompit Mlle de Garambois, en riant.

— Ces précautions oratoires prises, je vous déclarerai qu’il y eut deux sortes d’oblats.

Ceux qui habitaient dans le cloître et ceux qui habitaient dans ses alentours.

La législation cistercienne est à peu près muette sur les seconds ; elle ne s’occupe guère que des premiers et encore est-ce à la cantonade.

Elle appelait de préférence les oblats intérieurs des familiers pour les distinguer de ceux qui restaient dans le monde et n’étaient pas astreints au célibat. Ils recevaient avec la tonsure, un costume à peu près semblable à celui des moines, prêtaient vœu d’obéissance et ne pouvaient changer de maison, sans l’autorisation du père Abbé ; mais ce genre de vie bâtarde devint une cause de dissipation pour les cloîtres et le chapitre général de 1233 les astreignit aux trois vœux de religion comme les pères ; — et celui de 1293 les supprima. Ils ont été rétablis depuis ; — mais je me perds dans mes notes, poursuivit Durtal qui remuait ses paperasses. Je passe, nous les rechercherons plus tard, s’il le faut.

Chez les Bénédictins proprement dits, les renseignements sont nombreux mais combien de fois trop brefs ! Nous savons qu’à la fin du huitième siècle, saint Ludger endossa l’habit et la coule au mont Cassin et qu’il y demeura deux ans et demi, sans s’y attacher par aucune profession monastique ; le même cas se présente, le siècle suivant, à l’abbaye de Fulde. Gontran, le neveu de l’abbé Raban-Maur, bien qu’il ne fût pas lié par les vœux conventuels et qu’il ne fût par conséquent qu’un oblat ou un familier, fut chargé par son oncle de la direction d’un prieuré dépendant de l’abbaye — ce qui prouve, entre parenthèses, que les oblats n’étaient pas moins considérés, au point de vue religieux, que les profès, à cette époque.

Enfin, tout en mentionnant les abus qui résultaient de l’oblature de gens qui se réfugiaient dans les monastères pour échapper aux servitudes des armées, un capitulaire de Charlemagne autorisa les laïques à résider, en faisant donation de leurs biens, dans le cloître de saint Vincent de Volturne.

Au neuvième siècle, au synode d’Aix-la-Chapelle, saint Benoît d’Aniane tenta d’interdire l’entrée des oblats dans les ascétères, mais son avis ne prévalut pas, car nous voyons en ce même temps des laïques et des clercs séjourner, après avoir revêtu le froc, dans les agrégations du mont Cassin, de Fulde, de saint Gall ; et, dans cette dernière, l’oblature prospérait, régulière et nombreuse, cent ans après.

Mais ce fut surtout à partir du onzième siècle, qu’elle prit une incroyable extension. Quelle était l’existence de l’oblat dans les cloîtres ? Nous n’ignorons pas qu’il naquit avant le convers, mais sur la façon même dont il vécut, au milieu des pères, nous en sommes réduits à des bribes de documents.

À Hirschau, dans la forêt noire, cinquante oblats remplissaient le rôle qui fut plus tard dévolu aux convers. Ils aidaient à construire les bâtiments, à défricher, à moissonner, et soignaient les malades. Ils semblent bien avoir été les premiers frères-lais, les « converti, les barbati » des cloîtres ; puis, quand ces frères furent créés et organisés, ils durent commencer à occuper cette situation mitoyenne, entre les pères et les convers, qu’ils ont gardée.

Les oblats que l’on appelait « paioti » au quatorzième siècle, subissaient un noviciat de deux ans ; on ne leur accordait pas le titre de frère et ils conservaient le nom et la tenue qu’ils portaient dans le siècle ; ils ne s’engageaient que par les vœux de stabilité et d’obéissance et, de même que les convers, ils n’avaient place, ni au chapitre, ni au chœur. Par contre, ils étaient admis au réfectoire où ils détenaient une place à part et ils profitaient de toutes les immunités et de tous les privilèges de l’Ordre.

— Alors, ils n’avaient pas de costume ? Demanda Mlle de Garambois.

— Attendez, répliqua Durtal qui fouillait dans ses papiers. D’après cette note sur les paioti que j’ai tirée de l’histoire de l’abbaye de saint Denys de Mme Félicie d’Ayzac, ils n’avaient pas, en effet, de costume ; mais voici d’autres documents qui avèrent qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Dans son livre des coutumes de Cluny, Ulric voulut que les oblats fussent affublés d’une livrée spéciale et le concile de Bayeux, cité par Du Cange, exigea qu’ils eussent un signe distinctif sur leurs habits ; de son côté, Mittarelli, dans ses annales de Camaldule, pense que les oblates de cette branche de l’ordre Bénédictin, s’attifaient d’une tunique et d’un scapulaire blancs et d’un voile noir ; enfin, parmi les planches du dictionnaire des ordres monastiques d’Hélyot, figure un oblat Bénédictin en costume. Il est accoutré d’une robe plus courte que celle des religieux et couvert d’un capuchon qui n’attient pas au vêtement ainsi que celui des moines — en somme ce capuchon est un bonnet mais moins pointu que la coiffure des pères.

— Oui, mais dans cette congrégation d’Hirschau que vous signaliez tout à l’heure, les oblats ne dépouillaient pas la défroque séculière, dit M. Lampre, et ils n’arboraient pas, par conséquent, l’uniforme dont vous parlez.

— C’est un peu la bouteille à l’encre ; les coutumes ont changé suivant les abbayes et suivant les siècles. Il est évident aussi que les obligations des oblats dans les cloîtres varièrent, selon leur capacité et selon les âges ; le labeur manuel était réservé aux illettrés et les travaux intellectuels étaient au contraire destinés à ceux qui pouvaient rendre des services, comme traducteurs, comme copistes, comme écrivains ; le bon sens l’indique ; les uns étaient des pseudo-convers et les autres de pseudo-pères.

Plus tard, au seizième siècle, « les Déclarations de saint Maur » nous apprennent encore que chaque abbaye de fondation royale possédait un moine appelé « oblat ou lay » dont la nomination appartenait au roi. Il y envoyait généralement un vieux soldat infirme ou blessé ; ses fonctions consistaient à sonner les cloches, à balayer l’église, à en ouvrir et à en fermer les portes ; c’était un simple domestique ; l’abbaye lui assurait le vivre, le coucher et les nippes ou bien il recevait, à son choix, une pension montant de soixante à cent livres. Ce genre d’oblat disparut, en 1670, époque de la fondation de l’hôtel des invalides.

— Vous avez été les ancêtres des invalides ! s’exclama M. Lampre.

— Et des petits séminaristes aussi. La vieillesse et l’enfance, les deux extrêmes ; car le chapitre 59 de la Règle traite des enfants offerts par leurs parents aux cloîtres ; et, en effet, pendant des siècles, les Bénédictins ont élevé des petits oblats dans leurs maisons ; c’était une pépinière de futurs moines ; à l’heure actuelle, ce système est tombé en désuétude, dans notre pays ; mais il subsiste encore, à ma connaissance, dans une abbaye de l’obédience de Dom Guéranger, à saint Dominique de Silos en Espagne.

— C’est malheureux pour les cérémonies et surtout pour le chant de n’avoir plus de petits garçons dans les cloîtres, fit Mlle de Garambois.

— Évidemment, mais les pensionnats sont un sujet de dissipation et de bruit dans les monastères qui ont besoin de silence et de paix. Ce genre d’oblats n’ayant aucun rapport avec ceux qui nous intéressent, je ne m’y attarderai pas davantage et, pour en finir avec les autres, je note que l’oblature claustrale s’est continuée jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Nous rencontrons encore, à cette époque, des oblats au mont Cassin, à Subiaco, en Allemagne, en France, où ils furent supprimés avec les moines par la Révolution.

L’oblature a repris naissance avec Dom Guéranger lorsqu’il a rétabli, à Solesmes, l’Ordre Bénédictin.

À l’heure présente, les oblats vivant dans l’intérieur des couvents ont le choix entre endosser l’habit monastique et alors leur vie est la même que celle des pères, ou garder le vêtement séculier et alors leur existence est celle des retraitants et des hôtes. M. Cartier, qui a traduit sainte Catherine de Sienne et Cassien, écrit une vie de fra Angelico et de denses études sur l’art religieux, a demeuré de la sorte, en laïque, pendant des années, à Solesmes.

Voilà, grosso modo, les informations que j’ai recueillies sur les oblats de l’intérieur des cloîtres. Passons maintenant à la deuxième classe des affiliés, à ceux qui résidaient près ou dans les alentours des prieurés et des abbayes.

Cette classe peut se subdiviser en plusieurs séries.

Ceux qui prêtaient le serment d’obéissance et ne souscrivaient à aucune convention pécuniaire. — Ceux qui s’asservissaient au monastère, tout en restant dans leur famille et conservant la propriété et l’usage de leurs biens, à condition de payer un cens dont le taux était fixé par l’Abbé. — Ceux qui faisaient donation de leur avoir à l’abbaye qui le leur rendait à titre de bénéfice, ou leur en laissait l’usufruit, ou leur octroyait en échange la subsistance dans leur propre logis.

— Je m’y perds ! s’écria Mlle de Garambois.

— Mais non, écoutez ; il y avait ceux qui payaient et ceux qui ne payaient pas.

Pour ceux qui conservaient leur argent, ça va tout seul ; — pour les autres ce sont seulement les conditions qui varient ; les uns soldaient un impôt, les autres ne concédaient que la propriété de leur pécune tout en en gardant la jouissance, leur vie durant ; les autres ne donnaient d’une main que pour reprendre de l’autre ; les derniers enfin pratiquaient un échange et, ici, j’appelle votre attention sur ces contrats de réciprocité qui sont absolument les mêmes que ceux usités pour les reclus.

À Cîteaux, j’ai découvert un procédé différent encore ; les oblats mariés allouaient à l’abbaye qui les entretenait pendant leur existence, une sorte de pension de retraite, car leurs biens retournaient au monastère, moitié au décès du mari et moitié au décès de la femme.

La première catégorie de ces oblats extérieurs, de ceux qui ne signaient aucun engagement financier et n’étaient liés que par le vœu d’obéissance, fut la plus nombreuse aux onzième et douzième siècles. On note ces oblats de deux sexes installés près des principaux centres des congrégations de Cluny et d’Hirschau.

La seconde catégorie, celle des gens qui s’asservissaient moyennant un cens et en continuant à être domiciliés hors des clôtures, se nomma en termes vulgaires « les serfs des quatre deniers ». Le glossaire de Du Cange nous fournit des renseignements détaillés sur leur compte. Le rite de la cérémonie était une imitation de l’asservissement féodal.

Le postulant se présentait, nu-pieds, avec une corde quelconque, quand ce n’était pas celle de la cloche, enroulée autour du col ; il se plaçait sur la tête quatre deniers qu’il déposait ensuite avec ses armes sur l’autel ; et, prosterné devant l’Abbé, il lui jurait obéissance, les mains jointes entre les siennes ; les femmes abandonnaient d’habitude, en signe de féauté, un bijou sur l’autel ; et une charte contenant les raisons et les clauses de cette sujétion était ensuite classée dans les archives de l’abbaye.

En voici une transcrite par la petite Revue Bénédictine et extraite du cartulaire du cloître autrichien de Melck. Elle remonte au treizième siècle.

« Qu’il soit porté à la connaissance de tous les fidèles que les parents d’Adélaïde, entièrement libres et nobles et n’ayant jamais été attachés à aucun homme par les liens du service, se sont offerts à Dieu, à la sainte croix et à saint Pancrace, dont les reliques reposent dans ce monastère consacré en l’honneur des saints apôtres Pierre et Paul et de saint Coloman, martyr, sous l’abbé Conrad et son successeur Dom Réginald, à raison de payer un cens annuel de cinq deniers dans ce monastère ; à condition également de trouver auprès des saints susmentionnés une maison de refuge si jamais l’on tentait de les réduire en servage. Les témoins tant défunts que survivants sont inscrits dans le cartulaire dudit monastère. »

— Ce n’est plus quatre, c’est cinq deniers que ceux-là payent, remarqua M. Lampre.

— Oui, il est probable que les seigneurs et gens riches acceptaient l’augmentation de ce genre d’impôt ; les quatre deniers étaient sans doute le minimum exigé ; je le pense du moins. Je continue :

Parfois même des seigneurs affranchissaient leurs serfs, sous la réserve qu’ils acquitteraient une redevance à une abbaye.

Voici un modèle de cette sorte de charte ; — celle-là date du onzième siècle et provient du trésor des anecdotes de Bernard Pez.

« Adelard donne à l’abbaye de saint-Emmeran, à Ratisbonne, sa propre serve Théoburge avec ses deux fils Harold et Enold, à la condition que cette serve paiera, chaque année, la somme de douze deniers à l’autel de saint-Emmeran et ses deux fils, à la mort de leur mère, un cens annuel de six deniers. »

Quant à la troisième série, celle des bénéficiaires et des usufruitiers, elle paraît avoir été nombreuse et justifiée surtout par ceci, qu’en dehors même du désir de participer aux prières des moines, les oblats voulaient obtenir le droit de sépulture au cloître, après leur trépas.

Et les promesses des abbés à ces affiliés n’étaient pas vaines. La preuve est qu’au douzième siècle, entre les deux abbayes d’Admont et de Salzbourg, il fut convenu que dès que l’on aurait appris le décès d’un oblat dépendant de l’un ou de l’autre de ces couvents, on sonnerait le glas et on réciterait pour l’aide du défunt les six psaumes : Verba mea — Domine ne in furore — Dilexi — Credidi — De Profundis — Domine exaudi — puis l’oraison Dominicale, le verset « A porta inferi » et l’oraison « Absolve Domine » et cela pendant sept jours, consécutifs, sans préjudice d’une messe conventuelle et de six cierges brûlés pour le repos de son âme.

— Ah bien ! s’exclama M. Lampre, vous pouvez, sauf votre respect, vous taper, si vous vous imaginez que la congrégation de Solesmes reprendra en votre honneur ces us charitables d’antan !

Durtal rit.

— Nous n’en réclamons pas tant, n’est-ce pas, ma sœur l’oblate ?

— Pourquoi pas ? Cette coutume me semblerait à moi très naturelle ; mais avec tout cela, nous ne voyons pas bien quelles étaient, en dehors des taxes d’argent, les obligations de l’oblat.

— Elles ont varié suivant les monastères ; cependant une condition, sine qua non, figure sur toutes les cédules d’oblature, celle de l’obéissance.

— Et vous ne la formulez même point maintenant ! s’écria M. Lampre. Cette clause, la seule exigée, la seule dont on soit sûr, n’est même pas mentionnée sur vos rituels d’oblature ; non, je vous l’ai dit, lorsque vous m’avez demandé pourquoi, — moi qui suis un des plus anciens commensaux du Val des Saints, — je n’étais pas votre confrère en saint Benoît, l’oblature, telle que les moines contemporains la conçoivent, est une véritable blague !

— Oh ! protesta Mlle de Garambois.

— Parfaitement et retenez bien ceci, tous les deux : il n’y a rien à tenter avec les Bénédictins de France. Pour développer le rameau d’un ordre, il faut d’abord l’aimer et ensuite avoir l’esprit de prosélytisme. Les franciscains ont cela et leurs tertiaires sont pour eux de réels frères. La glorieuse paternité Bénédictine n’acceptera jamais que l’on se rapproche trop d’elle. Vous ne voulez pas me croire… vous verrez… vous verrez.

— Je poursuis, reprit Durtal, — qui ne jugea pas nécessaire de répondre ; — quelquefois, le vœu de chasteté était joint à celui de l’obéissance ; et remarquez que ces vœux étaient, ainsi que ceux des profès, perpétuels. Ceux qui s’en déliaient étaient envisagés tels que des renégats et pouvaient être contraints par les lois ecclésiastiques de rentrer sous l’obédience de leurs supérieurs. Ce cas s’est produit à l’abbaye de saint sauveur, à Schaffouse. Dudon, un oblat, — celui-là vivait dans l’intérieur de la maison, — rejeta, un beau jour l’oblature, reprit ses biens et quitta le cloître. L’Abbé en appela au pape Urbain II qui menaça Dudon de le retrancher de la communion des fidèles, s’il ne rétractait pas son apostasie et son sacrilège. Un synode fut réuni, sur les ordres de Sa Sainteté, à Constance, pour juger le coupable qui fut condamné à réintégrer l’abbaye, à restituer, sans esprit de retour, ses biens ; et il dut, en sus, accomplir la punition que lui infligea pour son crime le père Abbé. On n’y allait pas de main morte en ce temps-là !

— Oui, je sais que les oblats étaient considérés comme personnes ecclésiastiques par le droit canon, et qu’ils étaient dotés du privilège de l’exemption de l’ordinaire, dit M. Lampre. Et la liturgie de la prise d’habit et de la profession, avez-vous enfin déterré des renseignements sur elle ?

— Pas encore ; il résulte cependant du texte de Mittarelli que, chez les camaldules, les professions des oblats étaient souvent identiques à celles des moines, avec cette différence néanmoins que l’église ne les reconnaissait pas solennelles et indissolubles.

Ajoutons, pour achever ce déballage un tantinet incohérent de notes, que les oblats pouvaient être célibataires ou mariés, laïques ou prêtres ; que les oblats pouvaient dépendre d’un couvent de femmes et les oblates d’un couvent d’hommes. Là, les informations abondent. Pour indiquer une source, vous lirez, dans les annales de Mabillon, qu’un certain nombre d’oblats avait fait à l’abbesse de sainte Félicité, à Florence, promesse d’obéissance, de conversion des mœurs et de continence.

— Il ressort de tout cela, monsieur mon frère, que c’était chose fort sérieuse que l’oblature au Moyen-Age.

— Mais oui et les papes la tenaient en haute estime. Tenez, écoutez cette phrase d’une bulle d’Urbain II adressée à l’Abbé d’Hirschau : « L’Oblature ne mérite que des éloges et est digne d’être perpétuée par la raison qu’elle est une reproduction de l’état primitif de l’église. Nous l’approuvons donc, nous l’appelons un institut saint et catholique et nous la confirmons. »

Sa Sainteté Léon XIII n’a donc fait que répéter les éloges de son prédécesseur du onzième siècle lorsqu’il a, dans un bref rendu, le 17 juin 1898, sur la demande de Dom Hildebrand de Hemptinne, abbé de saint Anselme à Rome et primat de l’ordre de saint Benoît, prôné l’établissement des oblats Bénédictins et déclaré qu’il fallait l’aider et le propager.

Tels sont les documents que je possède sur la classe des oblats de l’extérieur ; j’ai vidé mon sac, Mademoiselle ma sœur ; ne m’en demandez pas plus.

— Mais si, parlez-moi plus spécialement des oblates ; vous pouvez bien penser que c’est à elles surtout que je m’intéresse.

— Vous en savez autant que moi puisque, je vous l’ai dit, aucune différence n’a existé entre elles et les oblats de l’autre sexe. — Allons, vous avez de la chance, poursuivit Durtal qui fouillait, en lui répondant, dans ses papiers. — Voici des extraits qui les concernent et que j’ai copiés à la bibliothèque de l’abbaye, dans les annales de Mabillon.

Dès le septième siècle, on trouve ces affiliés près des cénobies ; mais c’est surtout au dixième siècle, qu’elles abondent, à saint Alban, à saint Gall, surtout ; au onzième, elles s’attachent aux monastères de la Souabe, et, en France, elles foisonnent. À Flavigny, la mère de Guilbert, abbé de Nogent, se retira dans une cellule construite près de l’église ; à Verdun, la mère de saint Poppon de Stavelot et la bienheureuse Adelwine vinrent se fixer auprès du couvent de saint Vanne. Sainte Hiltrude résida près de l’abbaye de Liessies dont son frère Gondrade était l’abbé ; les deux sœurs de saint Guillaume habitèrent auprès de son monastère de Gellone. Les chroniques de saint Gall nous ont conservé les noms des Wiborade, des Richilde, des Wildegarde. Sainte Wiborade, la plus connue, se réfugia près de l’abbaye où son frère Hitton s’était fait moine ; elle apprenait le psautier, reliait les manuscrits et tissait les étoffes des bélamies et des robes. La mère du bienheureux Jean De Gorze, le réformateur des cloîtres de Lorraine, fut admise à loger dans un bâtiment contigu à la clôture dans laquelle était interné son fils ; elle recevait le vivre des religieux et s’occupait, de son côté, de coudre et de réparer les vêtures.

La plupart d’entre elles étaient oblates et recluses, à la fois, et si vous voulez mon avis net, eh bien, pour moi, plus j’y réfléchis et plus je suis convaincu que la première forme de l’oblature a été la réclusion ; et, ici, je suis en mesure de vous citer sans arrêt des noms : Walburge qui, avant d’avoir été abbesse à Juvigny, avait été l’une des oblates recluses de Verdun ; Cibeline, qui demeurait, dans les mêmes conditions, près de l’ascétère de saint Faron de Meaux et Hodierna près de celui de saint Arnoul, à Metz ; mais la litanie de ces pieuses femmes, Bénédictines ou séquestrées, serait dépourvue de profit.

— Il est, en effet, fort difficile, dit M. Lampre, de discerner celles des oblates qui furent recluses de celles qui ne le furent point.

— Pour la majeure partie, c’est impossible ; cependant, d’autres ne peuvent certainement figurer au nombre des prisonnières, par exemple Agnès, l’impératrice d’Allemagne, au onzième siècle, qui fit oblation au monastère de Fructuaria ; elle y passait ses journées dans la prière, confectionnait des habits pour les pauvres, soignait les malades et les visitait fréquemment. Puisqu’elle quittait son couvent pour remplir ces œuvres de miséricorde, elle n’était pas recluse.

En général, les oblates, qui étaient souvent des mères ou des sœurs de religieux désirant vivre auprès de leur fils ou de leur frère, lavaient et reprisaient le linge de la communauté, brodaient des ornements sacerdotaux, fabriquaient des hosties et d’aucunes pansaient les infirmes des environs. Elles se couvraient d’habitude de la robe monacale et d’un voile noir.

Autre note, continua Durtal, et toujours extraite de Mabillon. À Fontenelle, lors de l’invention du corps de saint Vulfran, les Bénédictins confièrent la garde de ses reliques à une dame qui avait renoncé au monde et revêtu un habit religieux.

— Savez-vous que c’est flatteur pour nous de compter parmi nos ancêtres une impératrice d’Allemagne, dit en souriant, Mlle de Garembois.

— Oh ! elle n’a pas été la seule ; elle a eu pour frères oblats de nombreux monarques. Louis Le Débonnaire fut oblat de saint Denys ; le roi Lothaire, de saint Martin de Metz ; Garcias, roi d’Aragon, de saint Sauveur de Leire ; le roi des germains Conrad, de saint Gall ; Alphonse, souverain de Castille, de Sahagun ; le roi de France, Louis Le Jeune, du monastère du christ de Cantorbéry ; le roi Saint Henri, votre patron, de saint Vanne de Verdun…

— C’était sans doute plus honorifique que réel, remarqua M. Lampre.

— C’est possible ; mais il n’en demeure pas moins acquis que l’oblature fut assez bien fréquentée ; du coup, c’est clos, la séance est levée ; je réemballe mes notes.

— Eh bien, et sainte Françoise Romaine, notre patronne, que vous avez oubliée ?

— Tiens, c’est vrai ; elle fut une grande sainte et une admirable visionnaire ; mais son œuvre, rattachée à la branche des olivétains, est un peu spéciale et n’a plus qu’un rapport déjà lointain avec les oblats vivant autour et dans l’intérieur d’un cloître.

Ses oblates, à elle, furent de véritables religieuses, menant la vie conventuelle et formant un ordre à part voué au traitement des grabataires. Vous en connaissez les règles ; elles sont encore suivies par les moniales de la tour des miroirs qui se sont perpétuées à Rome, depuis sa mort.

Quatre Carêmes par an ; hors ce temps, trois jours de la semaine mais seulement au dîner, permission d’user d’aliments gras. Jeûne les vendredis et samedis ; six heures de sommeil en tout ; elles ne sont pas cloîtrées et peuvent sortir pour distribuer des secours aux nécessiteux et aux alités, mais c’est toujours en voiture fermée ; elles ont conservé le vêtement des veuves, tel qu’il était au temps de la sainte ; elles pratiquent l’office divin et travaillent en cellule.

Mais j’y pense ; pourquoi, amoureuse comme vous l’êtes de l’oblature, n’êtes-vous pas entrée dans ce couvent ou, si vous jugiez le climat de l’Italie hostile, ne vous êtes-vous pas établie religieuse en France, où une congrégation similaire existe à Angers et à Paris « les Servantes des Pauvres, oblates régulières de saint Benoît »  ?

— Merci, moi, je suis de la communauté de Solesmes ; je n’ai rien à démêler avec ces ramilles entées sur le tronc de saint Benoît ; ce ne sont pas des Bénédictines proprement dites.

— Bah !

— Je vous fais compliment, ma nièce, fit ironiquement M. Lampre ; vous êtes une digne fille de l’agrégation de France. Hors d’elle, point de salut ; ne sont Bénédictins que ceux qui relèvent de Solesmes.

— Évidemment.

— Eh bien, et les Bénédictins de Jouarre qui ont restauré une abbaye d’une certaine célébrité et d’une certaine ancienneté, je pense, ce ne sont pas des Bénédictines ?

— Elles sont indépendantes, tiennent des classes, chantent mal l’office, ne sont pas dirigées par des pères Bénédictins. Ce n’est point cela.

— Et le prieuré des Bénédictines du Saint-Sacrement de la rue Monsieur, à Paris ?

— Ce sont des Sacramentines.

— Mais saperlotte ! s’exclama M. Lampre ; elles observent plus exactement la règle de saint benoît que vos jeunes Bénédictines ; elles ont le service de nuit, le maigre plus fréquent, et elles chantent le plain-chant, d’après la méthode de Dom Pothier, que voulez-vous de plus ?

— Rien, sinon que l’office divin n’est pas leur unique fonction ; tout est là.

— Voilà, dit M. Lampre s’adressant à Durtal, voilà les idées que ma nièce a rapportées de son séjour auprès des cloîtres !

Durtal riait de cette dispute entre l’oncle et la nièce ; ce n’était pas d’ailleurs la première à laquelle il assistait.

Toutes les fois qu’il s’agissait de l’ordre de saint Benoît, les querelles commençaient entre ces deux êtres, chacun finissant par exagérer ses opinions, pour exaspérer l’autre ; la vérité était que Mlle de Garambois rééditait, en les prenant au sérieux, les théories du père Titourne, ce toqué dont tout le monde se gaussait au Val des Saints ; de bonne fois, elle et lui, s’imaginaient rehausser le prestige de la congrégation de France, en rabaissant les autres.

— Avec ce système-là, s’écria M. Lampre, l’on en arriverait à refuser le droit d’endosser la coule noire aux Bénédictins de la pierre-qui-vire, qui ont été fondés, eux, par un saint ; et cependant les fils du p. Muard, rattachés à la congrégation du Mont-Cassin, suivent la primitive observance, s’éveillent dans la nuit pour les matines et les laudes, pratiquent l’abstinence par tous les temps ; leur régime est à peu près aussi dur que celui des trappes ; et, en outre de l’office divin, ils prêchent, ils défrichent les âmes dans le nouveau-monde ; ils sont, en un mot, les plus fidèles disciples de saint Benoît. N’est-ce pas vrai ?

— Oui, répondit Durtal ; mais je vous avoue que, personnellement, l’idéal surélevé de Dom Guéranger m’enchante. Je ne vois pas l’utilité pour les Bénédictins de prêcher et d’enseigner. Il y a des ordres particuliers, dont c’est la tâche ; d’autre part, des ordres pénitentiels figurent dans la lignée même de saint Benoît ; les moines noirs n’ont donc pas à faire double emploi avec eux. Dom Guéranger a limité leur mission et précisé leur but ; il les a marqués d’une empreinte originale, en les différenciant justement d’avec les autres instituts.

Sa conception de l’« Opus Dei », des messes, des heures canoniales exécutées avec art, célébrées en grande pompe, cette idée du luxe pour Dieu est, selon moi, très belle ; il siérait que les moines, chargés de la réaliser, fussent en même temps des artistes, des savants et des saints ; c’est beaucoup demander, je le sais ; mais enfin, en tenant même compte du déchet, l’œuvre n’en est pas moins magnifique !

— Voilà donc, s’écria Mlle de Garambois, quelqu’un qui rend justice à Dom Guéranger !

— On juge l’arbre par ses produits, répliqua M. Lampre. Qu’est-ce que la congrégation de France a donné ?

— Comment, ce qu’elle a donné ? Mais vous ne l’ignorez pas plus que moi ! Faut-il donc répéter que Dom Guéranger a restauré les études liturgiques, Dom Pothier le plain-chant, et Dom Pitra la symbolique, en réunissant son spicilège qui forme des volumes précieux pour quiconque veut comprendre l’âme et l’art du moyen-âge ; enfin il existe du père Le Bannier une traduction en un vieux français vraiment exquis des méditations de saint Bonaventure : c’est aussi fort, dans son genre, que les contes drolatiques de Balzac.

— Et maintenant ?

— Maintenant ! dame, je ne suppose pas pourtant que l’ordre soit à bout de sang. En tout cas, il peut revendiquer un maître livre, « le Traité de l’oraison » de Madame l’Abbesse de sainte Cécile ; rappelez-vous, entre autres inoubliables pages, celle où elle explique les degrés de la vie mystique par les phrases du pater, prises à rebours, c’est-à-dire en commençant par la dernière pour finir par la première. Un autre volume très bien renseigné, très lucide et, qui plus est, écrit dans une langue musclée, toute moderne « Le livre de la prière antique », par Dom Cabrol, prieur de Farnborough, est à citer aussi ; eh bien mais, il me semble que c’est déjà quelque chose !

— Mon cher, désirez-vous connaître mon opinion, eh bien, vous et ma nièce, vous n’êtes pas au fond des Bénédictins, vous êtes des Guérangistes !

— Tiens, voilà qu’on se dispute sur notre dos ! dit le père Felletin qui entra.

— Asseyez-vous, père.

— Et j’apporte le café, fit Mme Bavoil ; vrai, reprit-elle, s’adressant au moine, vous arrivez à temps. J’entends de ma cuisine ce que l’on peut appeler un chinage de vos frocs.

— Voyons, de quoi M. Lampre nous accuse-t-il encore ?

— De tout, répondit Mlle de Garambois. Il vous reproche de ne pas fournir de fruits, d’être dévorés par la superbe en vous croyant les seuls Bénédictins du monde ; il se plaint enfin que vous ne suiviez pas les règles du Patriarche.

— C’est bien des griefs à la fois. Les fruits ? Mais l’arbre ne fut point stérile, je pense ; vous n’avez qu’à ouvrir, pour vous en assurer, la bibliographie des Bénédictins de la congrégation de France, éditée par Dom Cabrol. — En histoire, vous trouverez les doctes et les patients ouvrages de Dom Chamart et de Dom De Fonneuve, — en hagiographie, des vies de sainte Cécile, de saint Hughes De Cluny, de sainte Françoise Romaine, de sainte Scholastique, de saint Josaphat, — dans le monasticum, les moines d’Orient de Dom Besse, — dans la liturgie, les savants articles de Dom Plaine, — dans la paléographie musicale, les travaux de Dom Mocquereau et de Dom Cagin, — dans la symbolique, les magistrales études de Dom Legeay.

— Oui, celles-là, je les connais, dit Durtal ; ces travaux sur le sens allégorique des écritures sont, en effet, médullaires et saisissants ; malheureusement, ils sont épars en des brochures et des tirés à part de revues ; aucun éditeur, pas même les cloîtres qui disposent d’une imprimerie, tels que Solesmes et Ligugé, n’ont eu le courage de les réunir et ce serait pourtant autrement glorieux pour la renommée de l’ordre que ces vies de saints dont vous parlez !

— La superbe ? reprit le père Felletin. Ne la confondez-vous pas avec l’esprit de corps qui est une fierté mal placée, injuste quelquefois, mais qui est issue de la solidarité de gens vivant ensemble, enfermés, et dont le champ de vision est fatalement restreint. Dans l’armée, le dragon s’estime supérieur au cavalier du train et le tringlot, parce qu’il monte à cheval, se juge fort au-dessus du fantassin. C’est inévitable ; il faut, pour faire aimer l’état sur lequel on dirige des néophytes, les persuader qu’il est le plus beau et le meilleur de tous. Ce n’est pas bien méchant, en somme.

— Non, et c’est inéluctable, dit Durtal. Il y a dans les Ordres, quels qu’il soient, un microscope spécial qui change les fétus en poutres. Un mot, un geste insignifiant, sans portée autre part, prend des proportions inquiétantes dans un cloître ; on rumine sur les actes les plus simples pour y loger des dessous ; la critique la plus bénigne, la plaisanterie la plus inoffensive, deviennent des attentats. Par contre, il suffit qu’un religieux produise une œuvre quelconque pour qu’aussitôt la gloire du clocher naisse. Il y a le grand homme de monastère, de même qu’il y a le grand homme de province ; c’est puéril et c’est touchant ; mais, vous le dites très bien, cela dérive de l’esprit de corps et d’une existence rétrécie et mal renseignée sur les alentours.

— Quant à ne pas suivre les préceptes de saint Benoît, poursuivit le moine qui sourit à la remarque de Durtal, cela est plus grave. En quoi, mon cher Monsieur Lampre, ne les suivons-nous pas ?

— C’est pourtant clair ; la règle de saint Benoît, ainsi que la plupart des règles des autres instituts d’ailleurs, se compose surtout d’avis généraux et de conseils. Les points, en dehors des prescriptions liturgiques qu’elle précise comme devant être strictement observés, sont plutôt rares. Or, ce sont ceux-là dont vous ne vous souciez guère. Ainsi, les moines doivent coucher tout habillés et en dortoir, ils doivent réciter matines, avant l’aube, ils doivent, sauf les malades et les infirmes, s’abstenir de la chair des quadrupèdes, par tous les temps — et vous couchez déshabillés et en cellules, vous récitez l’office après l’aurore et vous mangez de la viande.

— De quadrupède, s’écria Mlle de Garambois, mais alors la volaille qui n’a que deux pattes est permise !

— Il y a belle lurette, fit Dom Felletin, en souriant, que des accusations de ce genre ont été lancées contre nous. Sans parler de la querelle de saint Bernard et de Pierre Le Vénérable, à ce sujet, rappelez-vous que dans sa dissertation pour prouver que l’hémine de vin accordée par jour aux moines était de demi-setier, Dom Claude Lancelot, l’un des solitaires de Port-Royal, reprochait déjà aux Bénédictins du dix-septième siècle de tricher sur les heures des repas ; — ce que nous faisons, nous aussi, en carême ; et il déclare que l’on ne doit manger qu’après l’heure de vêpres, c’est-à-dire, le soir.

Or, les Trappistes, si rigoureux pour eux-mêmes, ne peuvent plus supporter cette abstinence. Il est, en effet, impossible de se tenir debout, de deux heures du matin, comme eux ou même de quatre heures, comme nous, sans prendre aucune collation jusqu’à quatre heures du soir ; la tête tourne et les détraquements d’estomac et les névralgies sévissent. Il a bien été nécessaire dès lors de frauder et de situer, en carême, les vêpres, avant midi, c’est-à-dire avant l’heure du repas ; et croyez bien que, malgré cet adoucissement, je dispense encore la plupart de mes novices du jeûne jusqu’à midi. Je leur concède, le matin, le frustulum ; ne fût-il que d’une goutte de café noir et d’une miette de pain, il suffit pour empêcher les vertiges et les migraines. Vous ne vous doutez pas combien, dans une existence, privée d’exercice, la santé se débilite surtout lorsque la nourriture est peu succulente, privée de viandes saignantes et alourdie par l’abus des farineux. À la fin du carême, où le pain même est mesuré et où personne ne mange à sa faim, les caractères sont changés. Tout le monde s’impatiente et s’énerve ; l’on pèche contre la charité à mesure que les austérités s’accroissent ; est-ce enviable ?

— Le rosbif lénifie l’âme et le poisson l’irrite ! Dit Durtal, en riant.

— Hélas ! Nous avons des corps débilités de pères en fils maintenant et leurs infirmités se répercutent sur le moral ; c’est une humiliation que le seigneur nous inflige ; il est donc prudent de ne point la négliger ; sinon alors, il n’y a plus qu’à renvoyer les meilleurs de nos sujets parce qu’ils ne peuvent résister aux jeûnes, ou à muer le monastère en hôpital !

Et puis, vous vous imaginez que les Bénédictins se nourrissent constamment de viandes et c’est absolument faux ; la vérité est que nous usons d’aliments gras, plusieurs fois la semaine, sauf en Carême et en Avent. Ajoutez à ces deux saisons, où nous sommes voués au maigre, les quatre-temps, les vigiles, la Semaine Sainte, d’autres fêtes et vous constaterez que nous pratiquons l’abstinence, les deux tiers de l’année, et endurons au moins une centaine de jeûnes.

En tous cas, ces atermoiements que voulut l’église, qui a également desserré les observances des fidèles, sont prévus par notre règle et amplement justifiés par l’affaiblissement des constitutions et par une vie sédentaire d’études qu’il serait impossible de mener avec un nutriment de légumes et d’eau.

Remarquez aussi que si je suis très large pour ceux de mes novices dont le tempérament est délicat, je le suis beaucoup moins pour les autres. Je laisse parfaitement le frère de Chambéon, ce trabucaire du bon Dieu, qui est doué d’une complexion de fer, jeûner tant qu’il veut, et éclabousser de sang les murs de sa cellule, tant il se frappe. Il n’en est pas moins joyeux et dispos, c’est parfait ; mais ce genre d’opérations, je l’interdirai toujours aux autres, tant qu’il ne me sera pas démontré qu’ils le subiraient sans dam.

— C’est le vendredi que vous vous fustigez, en récitant le miserere, avec la discipline ?

— Oui, et le mercredi aussi, dans les temps de pénitence ; et chacun est maître d’endosser le cilice, si sa santé le tolère. Nous ne sommes donc pas aussi exempts de macérations que paraît le croire M. Lampre.

Quant au système des cellules remplaçant les dortoirs dont parle la règle, il n’a nullement été innové par Dom Guéranger. Il existait déjà, au quinzième siècle, dans les congrégations de sainte Justine et de Valladolid et il s’est continué jusqu’à nos jours ; le dortoir présente d’ailleurs plus d’inconvénients que d’avantages et il en est de même du coucher, tout habillé ; les moines sont libres d’agir, à ce point de vue, comme bon leur semble ; cependant, pour ceux qui sont peu soigneux de leur personne, la malpropreté qui résulte du non déshabillage permet de désirer qu’on le proscrive ; enfin, vous voudrez bien observer qu’en ce qui concerne le changement d’heure des matines, il consiste en une simple transposition de l’horaire et que nous n’y gagnons pas une minute de repos de plus. Ceux qui se lèvent à deux heures de la nuit, ainsi que les cisterciens, se couchent à sept heures, en hiver et à huit en été, mais alors ils ont une heure de sieste, après midi. Nous, nous ne nous couchons guère avant neuf heures et nous sommes debout à quatre. Comptez et vous découvrirez que le sommeil est de sept heures, et qu’il est le même pour les uns et pour les autres.

Et puis, voyez-vous, pour juger équitablement la congrégation de Solesmes, il convient de se référer à ses origines. Dom Guéranger qui la fonda mourut à la peine, après s’être débattu, toute sa vie, dans des questions d’argent ; — et il fallait avoir l’âme robuste et gaie de ce moine pour ne jamais désespérer et poursuivre quand même son œuvre ! — Eh bien, quand il décéda, il n’était pas encore parvenu à façonner des religieux tels qu’il les concevait ; il ne réalisa son rêve qu’à l’abbaye des moniales de sainte-Cécile — et ce, grâce à Mme l’abbesse qu’il avait formée. — Il trépassa et son successeur Dom Couturier fut un homme excellent mais qui n’avait point l’empan du grand Abbé et les expulsions survinrent. Les Bénédictins vécurent dans le village, sans clôture, sans moule claustral possible. Dom Couturier disparut à son tour et, de par l’énergie et l’intelligence du nouvel abbé, Dom Delatte, les moines, rentrés dans leur monastère, reprirent un train de vie monastique.

Notez, en conséquence, les cahots des débuts, la situation des novices devenus profès, après une existence dispersée aux quatre coins d’un bourg, et avouez qu’après de telles épreuves, la congrégation de France ne s’en est tout de même pas trop mal tirée !

Il y eut un silence.

— Pardon de changer le thème de la conversation, reprit le père Felletin qui était devenu soudain grave ; mais vous m’avez troublé avec toutes vos discussions et j’oubliais que j’ai de fâcheuses nouvelles à vous annoncer.

— De fâcheuses nouvelles ?

— Oui, d’abord le père Philigone Miné a été frappé d’une attaque, ce matin ; le médecin de Dijon est venu ; il assure qu’il en réchappera mais que la tête, qui n’est déjà plus bien solide, y restera…

— Oh, le pauvre homme !

— Ensuite, le bruit court — et il est malheureusement sérieux — que le gouvernement va nous supprimer la cure du Val des Saints.

— Il va nommer un curé, ici !

— Oui.

— Mais, s’écria M. Lampre, l’église, qui est à la fois abbatiale et paroissiale, devra donc être scindée en deux : celle du curé, celle des moines ; c’est absurde !

— Hélas !

— Et le père Abbé que pense-t-il de cela ? demanda Durtal.

— Il est fort attristé, mais que voulez-vous qu’il fasse ? Il ne peut lutter contre la direction des cultes et contre l’Évêque !

— Ah ! l’Évêque est là-dedans !

— C’est-à-dire que, lui, subit aussi la volonté du gouvernement. Il n’aurait pas accompli ce changement de lui-même — il a la main forcée ; c’est du reste un homme âgé et infirme et qui ne veut pas d’ennuis.

— Vous savez, à propos, lança M. Lampre, le joli tour dont il fut victime, alors qu’il était encore grand vicaire dans une autre ville.

— Non.

— Un prêtre qui, à tort ou à raison, lui en voulait et l’accusait d’avoir trahi la cause des ordres religieux près du préfet, fit passer dans les journaux qui n’y virent que du feu un écho que reproduisit, à son tour, la presse de province, relatant que m. le vicaire général Triaurault venait d’être nommé évêque in partibus d’Haceldama.

— Le champ du traître, celui où Judas se pendit ! s’écria Mlle de Garambois.

— Le comique est qu’il reçut de nombreuses visites et de nombreuses cartes le félicitant de son élévation à l’épiscopat. Il faillit en crever de rage.

— Il n’y a que la haine sacerdotale pour effectuer de pareilles trouvailles, dit Durtal.

— Enfin, reprit le moine, voilà la nouvelle ; elle est, vous le voyez, pénible ; quel sera le modus vivendi établi entre le curé et les Bénédictins ? Je l’ignore. Quel sera le nouveau titulaire du Val des Saints ? Je n’en sais pas davantage ; la seule chose qui soit sûre, c’est que la nomination ne tardera pas.

— Père, dit Mme Bavoil qui venait de rentrer dans la salle à manger, est-ce que les paysans ne vont pas protester et défendre leurs moines ?

Le père Felletin se mit à rire.

— Écoutez ceci, Madame Bavoil ; ici, le père curé ne touche aucun traitement du Gouvernement ; c’est donc une économie pour les contribuables, et, d’autre part, il ne peut — notre règle l’interdit — profiter du casuel auquel tout curé a droit. Donc, on enterre et on marie les pauvres, gratis pro Deo, et l’argent touché des obsèques et des noces de gens qui eurent le moyen de payer, est mis de côté pour acheter du bois que l’on distribue, dès que l’hiver approche, aux indigents. Le paysan est donc privilégié dans ce village ; eh bien, il est si bête, si hostile aux religieux qu’il sera enchanté de leur voir enlever la cure ; pourquoi ? Il ne s’en doute même pas, ce ne sera que plus tard, alors qu’il s’apercevra que ce changement atteint sa bourse, qu’il comprendra la bêtise de sa joie.

Quant aux hobereaux, c’est pour eux un triomphe. Ils auront enfin un curé à eux, mais j’aime à croire que tant que nous serons là, l’on interdira au baron des atours et à sa famille de chanter de la musique profane dans notre église…

— C’est à savoir ! s’exclama Durtal ; — allons, une goutte de chartreuse, mademoiselle ma sœur, comment, vous refusez ?

— Vous êtes féroce ; je pleure, en buvant mon petit verre, tant c’est fort ; et elle accompagna cette plainte d’un sourire angélique, tout en achevant de laper la dernière larme.

— Nous traversons pour l’instant une période d’ennuis, reprit le père Felletin qui restait songeur.

— Qu’y a-t-il encore ?

— Il y a, il y a, que j’ai bien peur d’être obligé de renvoyer le plus intelligent de mes novices, le frère Sourche !

— Pourquoi ?

— À cause de ses idées, hélas ! — ce garçon est compréhensif et érudit, et, il est aussi obéissant et pieux ; il a toutes les qualités, mais il rayonne autour de lui l’agitation ; il m’effraie, à certains moments, alors que je le vois courir, soufflant comme une machine, dans les corridors ; c’est une nature exubérante et capable d’éclater si on la comprime. J’ai peur, en le gardant, qu’il ne devienne fou. D’autre part, expliquez cela, sa piété très réelle s’accorde avec un scepticisme qui déconcerte. Il est rationaliste dans les moelles ; il est de ces gens qui s’attellent sur un texte, avec l’idée que l’on n’est pas savant si l’on n’arrive à démontrer que ce texte est faux et il nie aussitôt qu’il y découvre des actes qui dépassent sa raison. Quand il est arrivé, ici, il était plein des lectures de mgr Duchesne, il citait à tout propos l’histoire de saint Bernard de l’abbé Vacandard. Il lui a soustrait plusieurs miracles ! s’écriait-il, avec admiration ; nous avons essayé de réagir, mais en pure perte. Or, ce novice trouble les autres avec ses aperçus équivoques et ses marchandages de l’au delà ; et j’estime que, dans l’intérêt même du noviciat, il serait dangereux de le conserver.

Malheureusement, il est sans position, sans fortune, et il serait cruel de le congédier sans avoir d’abord assuré son avenir. Il est décidé à ne pas rentrer dans le monde et persiste à vouloir devenir prêtre ; nous allons donc tâcher d’obtenir son admission dans un séminaire ; peut-être ses nouveaux maîtres réussiront-ils mieux que nous à le sauver de lui-même.

— Mais, dit Durtal, il ne déparera pas du tout le personnel des séminaires, car, vous n’ignorez point — et c’est là, le péril de l’heure actuelle — que les plus intelligents des élèves sont, tous, des rationalistes.

— Hélas ! fit le P. Felletin.

— Cette nouvelle génération, poursuivit Durtal, entend la foi à sa manière ; elle en accepte et elle en refuse ; elle n’a plus confiance dans les leçons de ses maîtres ; ces jeunes gens sont de ceux qui prennent les lanternes pour des vessies. Le respect humain, l’orgueil, le désir de ne pas paraître plus crédules que les impies, les détraquent. Tous ces gaillards-là ont lu Renan. Ils rêvent d’une religion sensée, raisonnable, ne choquant pas le bon sens du bourgeois par des miracles. Ne pouvant nier ceux des évangiles, car alors ils ne seraient plus catholiques, ils se rejettent sur ceux des saints et ils retournent, ils torturent, ils forcent les textes afin de tâcher de prouver que les témoins oculaires et que les écrivains qui les narrent, avaient tous la berlue ou étaient, tous, des imposteurs. Ah ! ça nous prépare un joli clergé ! — Et, ce qui est étrange et qui sera la caractéristique de notre époque, c’est ceci : un mouvement mystique se dessine actuellement chez les laïques et le mouvement inverse se produit chez les prêtres ; eux font à reculons le pas que nous, nous faisons en avant ; les rôles sont renversés. Il finira par n’y avoir aucune entente possible entre les pasteurs et les ouailles !

— Et ce mouvement gagnera les cloîtres, ajouta M. Lampre. Le frère Sourche n’est pas, croyez-le bien, un isolé ; celui-là est franc et se découvre ; d’autres, plus prudents, tairont ces idées jusqu’à ce qu’ils se sentent en nombre pour oser les exprimer ; un jour viendra où, pour manifester un esprit large et paraître érudit, un mauvais moine renchérira sur le système de démolissage de la nouvelle école. Nous avons déjà les partisans de la très libre exégèse, les abbés démocrates, nous finirons bien par avoir les frocards protestants !

— Que Dieu nous en préserve ! dit Dom Felletin.

— Un clergé et des religieux, sans mystique, quels troupeaux d’âmes mortes ! s’écria Durtal. Les moines ne seront plus alors que les conservateurs du musée des vieilles traditions et des vieilles formules et les prêtres que les commis de l’intendance céleste, que les employés préposés au bureau des Sacrements.

— Nous n’en sommes heureusement pas encore là, dit le P. Felletin, en se levant de table ; mais c’est égal, je ne puis m’empêcher de trembler quand j’envisage l’avenir. Qui sait ce que le seigneur nous prépare ?

— Et si la loi sur les associations ne passera pas ?

— Oh ! — et le maître des novices eut un geste d’incrédulité, en les quittant.

— Croyez-vous que ceux-là seront pris au dépourvu quand le parlement votera cette loi, dit Durtal.

— Les Bénédictins ! clama M. Lampre, ils s’imaginent que la France les connaît et serait désolée de les voir partir ! quelle illusion ! s’ils se doutaient combien ce malheureux pays, qui les ignore, se fiche qu’ils demeurent ou fuient, ils en béeraient !