P.-V. Stock (p. 354-385).

XIII

L’on avait fini de célébrer la fête de l’assomption ; l’office pontifical s’était, dès l’aube, développé dans la magnificence des chants, dans le va-et-vient solennel des mitres, dans la pompe des orfrois et l’église, devenue vide, effluait, mélangée à son odeur naturelle de tombe, le sédatif et le joyeux parfum des encens consumés et des cires mortes ; elle symbolisait assez bien ainsi le sépulcre d’où la vierge, ensevelie, s’éleva près de son fils, dans les senteurs célestes et les chants, gravissant, légère, en son corps glorieux, l’escalier déroulé des nuages, suivie par tout le cortège des anges et des saints, venus à sa rencontre.

La chaleur avait été, pendant cette journée, accablante. Après le salut, précédé de la procession solennelle instituée par Louis XIII en souvenir de la consécration de son royaume à la Madone, Durtal, de retour chez lui, s’était assis à l’ombre du grand cèdre, dans le jardin.

Là, il réfléchissait à cette festivité qui était pour lui la fête de la libération, de l’anodynie, la fête par excellence de Notre-Dame ; elle l’incitait à envisager la mère sous un aspect spécial, car elle remettait en avant, à propos d’elle, le terrible problème de la Douleur.

N’avait-elle pas, en effet, joué un rôle étrange — immense à la fois et limité dans la vie de la Vierge ?

Pour essayer de comprendre la raison d’être de cette effroyable bienfaitrice, de cette salutaire Euménide, il fallait remonter aux premiers âges du monde, entrer dans cet Eden où, dès qu’Adam eut connu le péché, la douleur surgit. Elle fut la première-née de l’œuvre de l’homme et elle le poursuivit depuis lors sur la terre, par delà le tombeau, jusqu’au seuil même du Paradis.

Elle fut la fille expiatrice de la désobéissance, celle que le baptême qui efface la faute originelle, n’arrêta pas. Elle ajouta à l’eau du sacrement l’eau des larmes ; elle nettoya les âmes, autant qu’elle le put, avec les deux substances empruntées au corps même de l’homme, l’eau et le sang.

Odieuse à tous et détestée, elle martyrisa les générations qui se succédèrent ; de père en fils, l’antiquité se repassa la haine et la peur de cette préposée aux œuvres divines, de cette tortionnaire, incompréhensible pour le paganisme qui en fit une déesse mauvaise, que les prières et les présents n’apaisaient pas.

Elle marcha sous le poids de la malédiction de l’humanité pendant des siècles ; lasse de ne suggérer, dans sa besogne réparatrice, que des colères et des huées, elle attendit, elle aussi, avec impatience la venue du messie qui devait la rédimer de son abominable renom et détruire ce stigmate exécré qu’elle portait sur elle.

Elle l’attendait comme le Rédempteur et aussi comme le fiancé qui lui était destiné depuis la chute et elle ré servait pour lui ses furies de ménade amoureuse, jusqu’alors réprimées, car elle ne pouvait distribuer depuis qu’elle remplissait sa mission de goule sainte et triste, que des tortures presque tolérables ; elle rapetissait ses désolantes caresses à la taille des gens ; elle ne se livrait pas, tout entière, à ces désespérés qui la repoussaient et l’injuriaient, alors même qu’ils ne la sentaient que rôder dans les alentours, sans trop s’approcher d’eux.

Elle ne fut vraiment l’amante magnifique qu’avec l’Homme-dieu. Sa capacité de souffrance dépassait ce qu’elle avait connu. Elle rampa vers lui, en cette nuit effrayante où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde, et elle s’exhaussa, dès qu’elle l’eût enlacé et devint grandiose. Elle était si terrible qu’il défaillit à son contact ; son agonie ce furent ses fiançailles à elle ; son signe d’alliance était, ainsi que celui des femmes, un anneau, mais un anneau énorme qui n’en avait plus que la forme et qui était en même temps qu’un symbole de mariage, un emblème de royauté, une couronne. Elle en ceignit la tête de l’époux, avant même que les juifs n’eussent tressé le diadème d’épines qu’elle avait commandé, et le front se cercla d’une sueur de rubis, se para d’une ferronnière en perles de sang.

Elle l’abreuva des seules blandices qu’elle pouvait verser, de tourments atroces et surhumains et, en épouse fidèle, elle s’attacha à lui et ne le quitta plus ; Marie, Magdeleine, les saintes femmes n’avaient pu marcher, à chaque instant, sur ses traces ; elle, l’accompagna au prétoire, chez Hérode, chez Pilate ; elle vérifia les lanières des fouets, elle rectifia l’enlacement des épines, elle alourdit le fer des marteaux, s’assura de l’amertume du fiel, aiguisa le fer de la lance, effila jalousement les pointes des clous.

Et quand le moment suprême des noces fut venu, alors que Marie, que Magdeleine, que saint Jean, se tenaient, en larmes, au pied de la croix, elle, comme la pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet et, de l’union de ces deux réprouvés de la terre, l’église naquit ; elle sortit en des flots de sang et d’eau du cœur victimal et ce fut fini ; le Christ, devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du Calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort.

Aussi décriée que le Messie, elle s’était élevée avec lui et elle avait, elle aussi, dominé du haut de la croix, le monde ; sa mission était entérinée et anoblie ; elle était dorénavant compréhensible pour les chrétiens et elle allait être jusqu’à la fin des âges aimée par des âmes qui la devaient appeler pour hâter l’expiation de leurs péchés et de ceux des autres, l’aimer en souvenir et en imitation de la Passion du Christ.

Elle avait eu barre sur le fils pendant quelques heures-onze, le chiffre de la transgression — si on les compte de l’arrivée au jardin des olives jusqu’au moment du trépas ; — sur la Mère, elle eut une plus longue prise.

Et c’est là où l’étrangeté de cette possession indue s’atteste.

La Vierge était la seule créature humaine dont elle n’avait pas logiquement le droit de s’éprendre. L’Immaculée Conception n’avait rien à démêler avec elle ; et, d’autre part, Marie n’ayant, durant son existence terrestre, jamais péché, se trouvait par cela même imperméable, dispensée de ses sévices compensateurs et de ses maux.

Il fallut donc pour qu’elle osât l’aborder une permission spéciale de Dieu et le consentement de la mère qui, pour se rendre plus semblable à son fils et coopérer, selon la mesure de ses moyens, à notre rédemption, accepta de compatir et d’endurer, sous la croix même, les affres souveraines du Dénouement.

Mais la Douleur n’eut point d’abord avec elle ses coudées franches. Sans doute, elle la marqua de son épreinte, au moment même où, répondant à l’ange Gabriel « Fiat », Marie aperçut, se détachant dans la lumière divine, l’arbre du golgotha ; mais cela fait, il lui fallut reculer et se tapir à distance. Elle vit de loin la nativité, mais elle ne put pénétrer dans la grotte de Bethléem ; ce ne fut que plus tard, alors que la fille de Joachim vint pour la présentation, au temple, que, sur le sésame prononcé par le prophète Siméon, elle bondit, de son embuscade, dans l’âme de la vierge et s’y implanta.

Depuis ce moment, elle y vécut comme chez elle. Elle était, pour parler vulgairement, entrée dans la place ; elle n’y était cependant point maîtresse absolue, car elle n’y résidait pas seule. La Joie cohabitait avec elle ; la présence de Jésus suffisait pour que l’âme de la mère débordât d’allégresse. Elle ne disposait donc que d’une part restreinte, que d’un pouvoir limité. Il en fut sans doute ainsi jusqu’à la trahison de l’Iscariote. Alors la Douleur prit sa revanche, elle s’avéra despotique, entière, et elle accabla si terriblement la madone que l’on put croire qu’elle avait épuisé la lie désolée du calice. Il n’en fut rien.

Si la douleur fulgurante, aiguë du crucifiement avait été précédée pour elle par la douleur lancinante, sournoise du jugement, elle fut encore suivie de la souffrance, dévorante, têtue, d’une autre attente, de celle de ce jour où elle rejoindrait enfin là-haut, loin de cette terre qui les avait tant honnis, son Fils.

Ce fut donc, en l’âme de la Vierge, comme une sorte de tryptique. La douleur prépotente, parvenue à l’état intense sur le panneau du milieu et de chaque côté, l’angoisse, le ténesme d’une attente ; les deux volets différant pourtant, en ce sens, que l’attente d’avant la crucifixion avait pour but la crainte et celle d’après, l’espoir.

La Vierge ne pouvait, au reste, se dédire. Elle avait accepté la lourde tâche que lui avait léguée Jésus, celle d’élever l’enfant née sur le lit de la croix. Elle la recueillit et, pendant vingt-quatre ans, dit saint Epiphane, pendant douze ans, affirment d’autres saints, elle veilla, ainsi qu’une douce aïeule, sur cet être débile que, nouvel Hérode, l’univers cherchait de toutes parts pour l’égorger ; elle forma la petite église, lui enseigna son métier de pêcheuse d’âmes ; elle fut la première nautonnière de cette barque qui commençait à gagner le large sur la mer du monde ; quand elle mourut, elle avait été Marthe et Marie ensemble ; elle avait réuni le privilège de la vie active et de la vie contemplative, ici-bas ; et c’est pourquoi, l’évangile de la messe du jour est justement emprunté au passage de saint Luc, racontant la visite du Christ dans la maison des deux sœurs.

Sa mission était donc terminée. Remise entre les mains de saint Pierre, l’église était assez grande pour voguer, sans touage, seule.

La Douleur qui ne s’était pas séparée de Marie, durant cette période, dut alors s’enfuir ; et, en effet, de même qu’elle avait été absente, au moment des couches de Notre-Dame, de même elle se retira lorsque l’instant de la mort fut venu. La vierge ne mourut, ni de vieillesse, ni de maladie ; elle fut emportée par la véhémence du pur amour ; et son visage fut si calme, si rayonnant, si heureux, qu’on appela son trépas la dormition.

Mais avant d’atteindre cette nuit tant souhaitée de l’éternelle délivrance, par quelles années de tourments et de désirs, elle passa ! Car étant femme et mère, comment n’aurait-elle pas convoité d’être enfin débarrassée de son corps qui, si glorieux qu’il fût d’avoir conçu dans ses flancs le sauveur, ne l’en attachait pas moins à la terre, ne l’empêchait pas moins de rejoindre son Fils !

Aussi, pour ceux qui l’aimèrent, quel bonheur ce fut de la savoir enfin exonérée de sa geôle charnelle, ressuscitée, telle que le Christ, couronnée, trônant, si simple et si bonne, loin de nos boues, dans les régions bienheureuses de la Jérusalem céleste, dans la béatitude sans fin des Empyrées !

Non, jamais, se disait Durtal, les naïfs transports du « Gaudeamus » n’avaient été si bien justifiés que dans cette messe de l’assomption où, dès le début, l’église, reconnaissante, s’éperdait de joie. Le bréviaire se répétait, comme pouvant à peine y croire, la triomphale nouvelle qu’il résumait, pour se la mieux attester, en une phrase claire et courte, celle de l’antienne de magnificat des deuxièmes vêpres : « Aujourd’hui, la Vierge Marie est montée dans les cieux ; réjouissez-vous car elle règne à jamais avec le Christ. »

Ah ! Seigneur, poursuivait Durtal, certainement lorsque j’invoque votre Mère, j’oublie à ce moment ses souffrances et ses liesses ; je ne vois plus qu’une mère à moi à qui je dis ce que je pense, à qui je raconte mes petites affaires, que je supplie de me tirer, moi et ceux auxquels je tiens, des mauvais pas ! Mais quand, sans avoir rien à lui demander, je songe à elle qui m’est si présente, si vivante, que je ne saurais vraiment passer deux heures sans me la remémorer, je me la figure toujours inquiète et tribulée ; je me l’imagine toujours sous l’aspect de Notre-Dame des larmes ! Que je la prenne de la présentation au Golgotha, je la vois, bien qu’elle ait la consolation de contempler votre présence visible et de vous adorer, pas heureuse. Le glaive de la compassion est là. Aujourd’hui, par un effort de volonté, j’arrive à la discerner autre ; si contente, malgré tout son dévouement et son amour du sacrifice, d’être enfin près de vous, à jamais sortie de peine, que je serais, s’il m’était possible de m’abstraire complètement de mes propres angoisses, vraiment joyeux. Oui, je me sentais allègre, en chantant le « Gaudeamus », en écoutant les offices que j’ai suivis de mon mieux ; moi, qui me disperse si facilement d’habitude, je n’ai été qu’avec vous, qu’avec elle dans cette journée de jubilation liturgique ; mais maintenant que les cierges sont éteints, que les chants se sont tus, que tout est retombé dans le noir, me voici réenvahi par une crue de chagrin, submergé par une marée de peines !

Le fait est que tout se gâte ; comment se désintéresser d’événements qui vont peut-être modifier, une fois de plus, ma vie ? Et si vous saviez, mon cher seigneur, ce que je suis las et, maintenant que j’ai trouvé un siège, ce que je voudrais y demeurer assis !

Il se ressouvenait, effaré, des menaces très rapprochées maintenant d’un Val des Saints vide. L’abbé avait loué près de Moerbeke, dans le pays de Waes, en Belgique, un château pour y loger ses moines et il avait résolu de ne pas attendre le deux octobre, époque assignée par la loi, comme dernier délai, pour s’y fixer. Il avait, dès sa rentrée dans son monastère, dépêché le père cellerier et le père hôtelier pour aller aménager les locaux, et aussitôt leur retour au Val des Saints, une première équipe devait être expédiée à Moerbeke pour prendre possession des lieux-et, peu à peu, le reste du couvent devait suivre. Ce n’était donc plus qu’une affaire de jours.

Les places vides des deux religieux dans le chœur lui rappelaient, dès qu’il pénétrait dans l’église, l’imminence de la fuite ; et il ne pouvait s’empêcher de sourire un peu amèrement, alors qu’avant la grand’messe, tous, profès et novices, persistaient à chanter les prières préservatrices de l’exil ; mais ils les chantaient sans entrain maintenant ; elles avaient été si mal accueillies, hélas !

Bientôt ils pourront substituer au psaume « Levavi oculos meos in montes » le 136e, le « Super flumina Babylonis », se disait-il, songeant que le séjour à l’étranger serait long et que la nostalgie et le manque d’argent y dissoudraient, sans doute, bien des communautés.

D’autre part, M. Lampre, devenu soucieux, paraissait beaucoup moins sûr que le p. Abbé laisserait plusieurs pères au Val des Saints, pour y continuer l’office et alors la question revenait sur l’eau de savoir s’il ne faudrait pas, à son tour, déguerpir.

Enfin, Mlle de Garambois pleurait et Mme Bavoil voyait tout en noir. Elle rêvait de cataclysmes, lisait maintenant, sans en perdre une ligne, les journaux qui annonçaient déjà le commencement de l’exode et reproduisaient le fragment d’une feuille belge, énumérant les propriétés achetées ou louées dans leur pays par les congrégations résolues à émigrer de France.

Et, fermant les yeux, elle soupirait : la vénérable Jeanne De Matel disait que les mamelles de la croix avaient été pleines de fiel pour le sauveur ; nous allons, à notre tour, en savourer la religieuse amertume. Bon Dieu, ce que ce gredin de gouvernement nous en aura fait voir !

Que j’aille au cloître ou que je reste ici, c’est un bain de tristesse dans lequel je trempe, murmura Durtal qui se représentait, une fois de plus, le bilan de ses peines. Se sentant des fourmis dans les jambes, il se leva de son banc et ambula dans les allées.

Quitter le Val des Saints, au moment même où ce jardin devient ombreux et s’affirme charmant, quelle déveine ! — et il regardait autour de lui ; — tous ces arbustes qu’il avait plantés fusaient en gerbes vertes, suaient de sève. Jamais les fleurs n’avaient été plus vivaces et plus belles. Les tournesols cernaient d’une crinière d’or leur grande tonsure monastique noire ; des roses, des gueules-de-loup de toutes nuances jaillissaient des parterres, débordaient sur les chemins ; les sureaux se tiquetaient de grains noirs, les briones de grains roses, les sorbiers de grains vermillon, les buissons ardents de grains de terre de sienne brûlée. Les capucines fulguraient, en grimpant aux arbres. Dans les fourrés du bois, les gaudes balançaient leurs cierges verts dont la mèche tirebouchonnait, en pendant ; un petit arbuste, le calycanthus qui, l’année d’avant, paraissait mort, avait repris et il était, au point de vue de la variété de ses parfums, bizarre. Son bois sentait le vernis et le poivre ; sa fleur, qui ressemblait à une grosse araignée couchée sur le dos, avec un ventre couleur de brique et des bouts de pattes couleur de citron, exhalait une odeur de camphre, et son fruit, d’un brun de jujube, épandait un relent de vieille futaille et de pomme.

— Mon pauvre calycanthus, fit Durtal, qui humait, en souriant, son arome, je crois que nous n’en avons plus pour bien longtemps à vivre ensemble, car plus ça va et moins je me reconnais le courage de végéter, sans offices et sans moines, ici. Tu n’es pas ce qu’on appelle un arbre bénéolent et aimable et Mme Bavoil te déteste, car elle te reproche d’être inutile et de puer. Je t’ai toujours défendu, mais le locataire qui me succédera sans doute en cet enclos, sera moins bénévole et tu risques fort d’être, un beau matin, arraché et incorporé, en compagnie de bois plus vulgaires, dans une bourrée de fagots secs ; tu seras alors, toi aussi, une victime des lois !

Tiens, Dom Felletin, fit-il ; il marcha au-devant du père-maître qui, l’apercevant, vint à sa rencontre.

— Quoi de neuf ?

— Rien.

— Le P. Abbé gardera-t-il des religieux dans le pays ? Je vous demande tout de suite cela, car cette question m’affole !

— Je l’ignore absolument et soyez sûr qu’à l’heure actuelle, le Révérendissime n’en sait, lui-même, rien. Pour être franc, je vous avouerai que la majorité du chapitre est hostile à ce projet, mais il se peut très bien que l’on soit obligé de l’adopter. Le château affermé en Belgique serait, paraît-il, insuffisant pour loger tous les moines. Il serait donc possible qu’en attendant qu’on pût l’agrandir, une petite colonie demeurât, pendant quelques mois encore, dans ce pays. En tout cas, il est d’ores et déjà convenu que, pour ne pas interrompre le service liturgique, deux ou trois des nôtres le continueront au Val des Saints et ils n’en partiront que lorsque les autres, arrivés à Moerbeke, auront recommencé l’office.

— Et alors ?

— Alors, la petite arrière-garde rejoindra le gros de la troupe.

— Et il ne me restera plus qu’à filer !

— Il est bien inutile de vous tourmenter d’avance ; s’il est nécessaire, comme je le crois, de bâtir une annexe au château que nous avons loué, vous avez du temps devant vous… le temps d’arrêter un plan et de se procurer de l’argent, le temps d’élever des constructions… bah ! Nous serons peut-être rentrés en France, avant ; les élections ne sont plus très éloignées et, après tout, il se peut qu’elles soient bonnes…

Durtal hocha la tête.

Ils firent quelques pas, sans parler, dans le jardin.

— Quelle fête est-ce demain ? fit enfin Durtal, pour rompre le silence et dire quelque chose.

— Saint Hyacinthe, confesseur non pontife — double — messe « Os justi » — rubans blancs, pour Mlle de Garembois, ajouta, en souriant le père.

— Puisque je vous tiens, j’ai bien envie de vous extraire un peu de votre technique. Imaginez que, pour oublier mes ennuis, je me suis plongé dans l’étude du bréviaire romain et du bréviaire monastique et que je sors de cette excursion, un tantinet ahuri.

Il me semble qu’à certains moments, je me suis promené dans de grandes pièces vides et dont les volets étaient fermés. Elles peuvent être hautes de plafond, mais vous savez, elles ne sont pas toujours claires.

— Pas claires ? Qu’est-ce qui vous embarrasse ?

— Mais l’incohérence que je rencontre, à chaque pas. D’abord, voyons, voulez-vous me démontrer pourquoi le saint Hyacinthe dont nous célébrons la fête, demain, est plutôt nanti de la messe « Os justi » que de la messe « Justus ut palma » qui figure également dans le vestiaire des seigneurs de sa condition et de son importance. Il en est de même, au reste, pour les confesseurs pontifes et les martyrs auxquels sont affectées des messes de rechange. Pourquoi l’une de préférence à l’autre ; quel est le motif qui détermine le choix ?

— Aucun, la plupart du temps ; ces messes de suppléance servent simplement à varier l’office, à nous permettre de ne pas toujours réciter les mêmes proses.

— Alors les attributions sont données au petit bonheur ?

— Si vous voulez.

— Autre chose, prenons le Romain et tenons-nous-y. Je n’en parle et je ne le discute, bien entendu, qu’au point de vue de l’histoire, de la littérature et de l’art. Or, voilà saint Bernard, saint Benoît, sainte Claire, sainte Térèse, saint Norbert, c’est-à-dire des fondateurs des plus grands ordres, ils n’ont pas de messes spéciales ; les trois premiers n’ont même point une oraison qui leur appartienne ; d’autres, au contraire, qui instaurèrent des instituts dont le développement fut souvent maigre, François Carracciolo, l’un des créateurs des clercs mineurs réguliers, Joseph émilien des somasques, Joseph Casalance des pauvres clercs réguliers de la mère de Dieu, pour en citer trois, possèdent chacun, une messe propre.

D’autres sont mitoyens et chevauchent entre deux selles ; ils ne détiennent pas de messe particulière, mais sont dotés d’une oraison, d’une secrète et d’une postcommunion qui leur sont personnelles ; exemple : sainte Angèle De Merici, sainte Françoise De Chantal, saint Bruno ; pourquoi ces dissemblances que rien ne légitime ?

— Tout cela dépend de l’époque et du moment où ils furent canonisés ; la liturgie est un terrain d’alluvions ; chaque siècle y joint un apport qui change selon l’esprit dont il est, lui-même, imbu. Il y a des périodes où les offices propres sont rares ; d’autres, en revanche où ils sont nombreux. Aucune règle immuable n’existe à ce sujet.

Veuillez bien maintenant remarquer ceci : les fondateurs d’Ordres que vous venez d’énumérer — et vous avez oublié saint François d’Assise et saint Dominique qui sont munis chacun d’une messe neuve, et saint Augustin qui, en sus d’une oraison, d’une secrète, d’une post-communion, est pourvu d’un verset différent de celui des autres docteurs, après l’alleluia — ne sont pas dénués d’un office spécial par le fait seul que cet office n’est pas inséré dans le Romain. Presque tous en ont un dans le missel et le bréviaire de leur congrégation ; tel saint Benoît qui, logé au romain dans les dépendances des abbés, habite un hôtel particulier chez nous.

Il ne faut point, du reste, en de semblables questions se contenter de la vision d’un seul bréviaire ; il sied, au contraire, de les considérer tous et alors une vue d’ensemble se forme ; avec les monastiques et les propres des divers diocèses, tout s’équilibre. Celui qui n’a pas découvert de place à un endroit, en trouve dans un autre ; la liturgie est une éternelle fête où une foule constamment plus nombreuse de saints afflue et la mère l’église est hospitalière, elle héberge chacun et l’installe où elle peut.

— Bien, mais encore à propos des messes et des communautés religieuses, comment justifier que deux franciscains : saint Jean De Capistran et saint Joseph De Cupertino aient, chacun, une messe entière, propre, et que leur frère en saint François, saint Bernardin de Sienne qui est, je présume, là-haut leur égal, ne dispose que d’un évangile et d’une oraison à part ?

Non, vous aurez beau dire, père, il y a du désordre dans le bâtiment. Expliquerez-vous comment un saint comme le pape Grégoire VII réside dans le meublé d’un Commun, alors que le jeune Louis De Gonzague est propriétaire d’un immeuble ? Me ferez-vous aussi connaître pourquoi la formule des grandes fêtes, le « gaudeamus », réservée à Notre-Dame du mont carmel, à sainte Anne, à la fête du rosaire, à l’assomption, à la toussaint, est également octroyée à sainte Agathe, à saint Thomas de Cantorbéry et à saint Josaphat. Pourquoi cet honneur à ces trois-là et pas aux autres ? Notez que nous avons affaire à de pauvres doubles et que cette distinction jure avec la faiblesse de leur grade. C’est le chapeau à plumes d’autruches du général sur un simple uniforme de lieutenant !

Le P. Felletin se mit à rire. — Je vous répondrai toujours la même chose, que c’est une question d’opportunité et une question de temps ; j’ajoute, pour ne rien omettre, que cela peut également être subordonné au plus ou moins d’influence de la congrégation ou du diocèse d’où le candidat sort. Tenez, prenez deux élus qui se suivent sur le calendrier et dont l’œuvre fut pareille, saint Vincent De Paul, fondateur des lazaristes et des sœurs de charité et saint Jérôme émilien, des somasques. Saint émilien qui précède saint Vincent d’un siècle, est dépositaire d’une messe spéciale et saint Vincent, pas ; on lui a seulement concédé, à la place de l’évangile ordinaire, celui de la fête de saint Marc. Pourquoi, me demanderez-vous encore, tout pour celui-ci et presque rien pour celui-là, alors que tous les deux sont classés sous le rite double ? Parce que, probablement, le vent soufflait dans une direction différente, au moment où le procès de canonisation de chacun d’eux fut instruit.

Non, il ne convient pas de chercher la petite fissure dans un édifice grandiose tel que celui de la liturgie, ses nefs sont magnifiques, mais quelques-unes de ses chapelles, bâties après coup, sont médiocres.

S’il y a de l’or pur, il peut y avoir aussi de la breloque et du zeste ; certaines messes du sanctoral sont des chefs-d’œuvre, d’autres sont plus ordinaires, si on les scrute, comme vous, au point de vue de l’art ; choisissez, par exemple, celle de saint Jean Damascène. Ce docteur eut, par suite des calomnies dont il fut victime, la main coupée et la sainte vierge la lui réajusta. Or, toute la messe, avec son introït, son épître, son graduel, son évangile, son offertoire, sa communion, ne cesse de faire allusion à ce miracle. C’est une messe à leit-motiv, vraiment délicieuse et très expertement tissée. Voyez également celle de saint Grégoire le thaumaturge ; celle-là ne lui est pas personnelle, car il la partage avec d’autres confesseurs pontifes, mais elle est enrichie pour lui d’un évangile distinct ; il y est question de la foi qui déplace les montagnes. Or, d’après ses historiens, ce célicole aurait justement obtenu par ses prières qu’une montagne qui le gênait pour construire une église, reculât. Discernez dès lors la raison d’être et l’habileté du choix.

En opposition à ces deux messes, examinez maintenant celle de saint Antoine ; c’est la messe habituelle des abbés, avec un autre évangile ; considérez-la de près, je vous prie.

Le bréviaire vous raconte que la vocation de ce solitaire fut déterminée par ces paroles de l’évangile « si vous voulez être parfaits, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres ». Il semblerait donc logique, puisqu’on ne lui conservait pas l’évangile du commun, qu’on lui départît celui-là ; et, pas du tout, on lui a dispensé celui des confesseurs non pontifes qui ne rime à rien de précis pour son cas.

Mais, pour un office plus ou moins bien composé, cent d’admirables ; et par ces trois spécimens que je viens de vous montrer, vous pouvez comprendre que certains justes prêtent, par leurs miracles, par les événements même singuliers de leur vie qu’il est utile de rappeler, à des offices particuliers que l’existence plus ordinaire, plus terne, si vous voulez, des autres, ne nécessite point.

Et puis, je vous le dis encore, le bréviaire est une sorte de géologie ecclésiale ; il est formé de couches plus ou moins anciennes et plus ou moins fortes et cela vous explique les côtés disparates qui s’y trouvent. Croyez-vous qu’une messe fabriquée de toutes pièces, de nos jours, en l’honneur d’un nouvel élu, sera écrite dans la même langue, et conçue de même que certaines parties de la messe des morts, que son offertoire, par exemple, qui remonte à l’ère première de la liturgie, à son terrain primaire, pour employer l’expression des géologues ?

Il faut donc prendre son parti des stratifications. Elles s’attestent, d’ailleurs, autant que dans la liturgie, dans le plain-chant où bien souvent des trames très antiques furent récemment brodées et remises à neuf, le tout, si expertement fondu, en son ensemble, qu’il est nécessaire de palper les dessous de la tapisserie pour reconnaître l’âge douteux des laines et la vieillesse prématurée des ors. Qu’importe, pourvu que l’œuvre soit belle ! Elle est un produit, une succession de l’art anonyme des temps ; tous les efforts ont convergé vers le même but, glorifier avec l’encens musical des neumes, Dieu !

Mais la question des discordances liturgiques ne gît point là. Depuis le temps que nous bavardons, nous n’avons fait que tourner autour, sans y entrer ; vos critiques, plus ou moins justifiées, ne sont rien en comparaison de celles qui préoccupent réellement ceux dont le métier est de réciter l’office ; celles-là sont autrement graves et elles ont été dernièrement résumées dans une brochure par Mgr Isoard, évêque d’Annecy.

La situation est telle :

D’une part, la crue des saints hausse et comme ils sont presque tous classés, à mesure qu’on les introduit dans la chapelle du calendrier, sous le degré du double, ils refoulent les saints antérieurs dont quelques-uns furent pourtant d’une autre taille qu’eux et qui n’ont été inscrits, dans les époques reculées, que sous le rite demi-double ou simple ; exemples : saint Georges, sainte Marguerite, saint édouard, sainte élisabeth de Portugal, saint Casimir, saint Henri, saint Alexis, saint Cosme et Damien, saint Marcel Pape, et combien d’autres !

Ceux-là n’ont, la plupart du temps, plus de messes et de vêpres et ils doivent se contenter d’une petite commémoraison à l’office d’un rival plus heureux.

En un mot, les nouveaux venus chassent les anciens. Saint Christophe, sainte Barbe, pour qui nos pères eurent tant de vénération, sont maintenant dépossédés de leurs antiques douaires et ils n’ont plus pour refuge que les églises dont ils sont les patrons. On les exile dans le propre des diocèses, avec défense, tant qu’il ne se produira pas une vacance dans les colonnes de l’ordo, d’en sortir.

D’autre part, cette armée de saints élevés à la dignité du « Double » repousse également les services de la férie et, avec ce système, des offices magnifiques du temps cèdent le pas aux messes ordinaires du commun ; l’on ne dit plus, des messes du dimanche, que les commémoraisons et l’évangile, et de même pour les vêpres ; l’on répète à satiété les mêmes psaumes et l’on finit par avoir les oreilles saturées par les éternelles antiennes de « l’Ecce sacerdos magnus » des confesseurs pontifes et du « Domine quinque talenta » des non pontifes. Ainsi que le fait justement observer Mgr Isoard, sur les cent cinquante chants dont se compose le psautier, l’on n’en débite plus habituellement qu’une trentaine.

Cette monotonie engendre la routine et la récitation du psautier devient, dans ces conditions, une endosse, une corvée.

— Il y a trop de saints ! s’exclama Durtal, en riant.

— Hélas ! Il n’y en aura jamais assez ! Mais une révision de leurs grades s’impose, une réforme qui rétablirait l’équilibre rompu, d’une part, entre les différentes catégories des célicoles et, de l’autre, entre les féries et les saints.

Ah dame, reprit le moine, après un silence, nous sommes loin du bref des temps primitifs. Pour ne pas remonter plus haut que Charlemagne, des mois tels que mars avaient deux fêtes et avril quatre ; d’autres, plus chargés, ainsi que janvier et août, en possédaient onze. Ce que les élus que l’on adule se sont multipliés depuis !

— Avouez, père, qu’il est tout de même drôle, lorsqu’on y songe, cet enrégimentement des saints. Ils sont soumis à une hiérarchie toute militaire ; pour eux, le protocole est implacable.

Il y a dans cette armée dont nous sommes la misérable troupe, des officiers de tous grades, des feld-maréchaux, des généraux, des colonels, des commandants et l’on descend jusqu’au pauvre sous-lieutenant inscrit sous le rite simple.

Les insignes des titres ce sont, tels que je les vois ici, les cierges allumés, qui varient de deux à six ; aux officiers supérieurs, l’adjonction du diacre, du sous-diacre et du maître des cérémonies, des quatre chantres, descendus au milieu du chœur, tous les quatre, vêtus de chapes, ou deux seulement, ou les quatre restés en coule ; c’est mesuré au compte-gouttes des préséances, c’est pesé au trébuchet des hommages ; deux cérémoniaires ! Il faut être saint Benoît et être pontificalement célébré pour qu’on emploie, en faveur d’un saint, une telle pompe !

Quant aux petits offices, deux bougies suffisent et pour les grand’messes un seul servant accompagne le prêtre ; et si, par hasard, les officiers inférieurs ont un bout de vêpres, ce sont vêpres noires et sèches ; on ne leur double pas l’antienne, le ton même des prières s’abaisse et se vulgarise ; on leur en donne pour leur condition et on le leur fait bien sentir !

Le malheur est que, comme vous le disiez tout à l’heure, les galons sont étrangement répartis, car ce ne sont pas les plus anciens et les plus révérés qui sont les plus élevés en grade.

Et cette question des hôtels particuliers, des offices spéciaux pour les uns, et des hôtels garnis des meublés du commun pour les autres, et cette bataille que vous nommez vous-même, en termes techniques, la concurrence, c’est-à-dire le conflit qui éclate à vêpres entre deux offices et qui fait qu’à rang égal, pour mettre tout le monde d’accord, on divise l’office en deux, on le panache, tel qu’une glace, à partir du Capitule !

— Ce n’est pas d’aujourd’hui que la réforme du bréviaire a été jugée nécessaire, répliqua Dom Felletin ; les siècles se sont repassé le souci de ces refontes. Lisez les institutions liturgiques de notre père Dom Guéranger et l’histoire du bréviaire romain de l’abbé Batiffol et vous verrez qu’il n’est guère d’époques où les réclamations du clergé n’aient été entendues à Rome.

Œuvre anonyme, produit, de même que le plain-chant, du génie et de la piété des âges, le romain avait atteint, à la fin du huitième siècle, une réelle perfection. Il se maintint, à peu près intact, jusqu’à la fin du douzième. Corrigé, au treizième, à l’usage des frères mineurs, par leur général le père Aimon, il fut répandu, par ses soins, dans tous les diocèses et il finit par abolir le texte pur. Or les modifications franciscaines étaient tout simplement lamentables. Elles bourraient l’office de phrases interpolées ou douteuses, l’encombraient d’histoires apocryphes ou inutiles, inauguraient ce système qui prévalut de sacrifier le temporal au personnel. Tel quel, cet office subsista jusqu’au seizième siècle. Alors le pape Clément VII voulut le remanier de fond en comble. Il s’adressa à un cardinal espagnol, appartenant, lui aussi, à l’ordre de saint François, et il sortit du travail de cette éminence ce qu’on appelle le bréviaire de Quignonez, une compilation hybride, sans queue ni tête, en dehors de toutes les traditions. On dut le subir, mais pas très longtemps, cette fois, car vingt-deux ans après qu’il eût été publié, un rescrit du pape Paul IV défendit qu’on le réimprimât.

Ce Souverain Pontife saisit le Concile de Trente d’un nouveau projet d’office canonial, mais il mourut et ce fut son successeur Pie V qui le reprit. Lui, entendait restaurer l’antique ordo et l’élaguer des proses parasites qui l’étouffaient ; il posait également en principe que l’on ne devait pas aisément recevoir des fêtes de nouveaux saints, de peur d’usurper la place réservée aux âges suivants et, quand le travail fut terminé, il le décréta obligatoire pour tous, décida qu’il ne pourrait jamais être changé et supprima d’un trait de plume les bréviaires datés de moins de deux cents ans.

Le sien n’était pas parfait, mais combien supérieur pourtant à ceux qu’il remplaçait ! Il avait au moins rétabli l’antiphonaire et le responsoral de l’époque de Charlemagne et reculé l’office des saints pour remettre en avant l’office du Temps.

Trente ans après, en dépit de la prohibition de Pie V de modifier en tout ou en partie, son œuvre, son successeur immédiat le pape Clément VIII, la jugeant incorrecte ou incomplète, la manipule et la rectifie à son tour ; et, agissant en sens inverse, il assure la prépondérance du sanctoral au détriment des féries ; ce que l’on avait gagné avec Pie V, on le perd avec Clément.

Voilà déjà pas mal de revisions du bréviaire. Ajoutons-en encore une d’Urbain VIII, au dix-septième siècle. Ce pape étant poète latin dota l’office de deux hymnes de sa composition, les hymnes de sainte Martine et de sainte élisabeth de Portugal ; deux séquences médiocres de plus ne tireraient pas à conséquence, mais ce qui fut pis, c’est qu’il ordonna de tripatouiller les antiennes et ce sont, hélas ! Ces retapages que le Romain chante encore !

L’histoire du bréviaire de Rome s’arrête là, car je ne compte pas diverses innovations récemment introduites dans la partie de la translation des fêtes ; elles ne touchent point, en effet, au cœur et à la vie même de l’office.

Quant à la liturgie gallicane, l’on peut, en examinant son ossature, la croire issue, en partie, des églises de l’orient. Elle fut, en somme, à ses débuts, une savoureuse mixture des rites du Levant et de Rome ; elle fut démantelée sous le règne de Pépin le bref, de Charlemagne surtout, qui, sur les instances du pape saint Adrien, propagea la liturgie romaine dans les Gaules.

Durant le Moyen-Age, elle s’augmenta d’hymnes admirables, de délicieux répons ; elle créa tout un ensemble de proses symboliques, broda sur la trame italienne les plus candides fleurs. Quand la bulle de Pie V fut promulguée, la liturgie française qui avait près de huit siècles d’existence était libre de ne pas agréer le bréviaire réformé de Rome. Elle l’accepta, par déférence. Les évêques détruisirent l’œuvre des artistes indigènes, brûlèrent, si l’on peut dire, leurs primitifs, n’en sauvèrent, en tout cas, que quelques-uns qu’ils enfermèrent dans la petite sacristie de leur propre diocésain. Seule, la métropole de Lyon conserva intact son dépôt et nous lui sommes redevables de pouvoir écouter, dans la vieille basilique de saint Jean, de très archaïques exorations et de très vénérables proses.

La perte des anciennes coutumes et la consomption des antiques prières furent, si nous ne nous plaçons qu’au point de vue de l’archéologie et de l’art, des actes de véritable sauvagerie, de pur vandalisme. Toute originalité disparut des offices.

— Oui, interrompit Durtal, ce fut quelque chose comme un rouleau compresseur qui aurait nivelé toutes les routes liturgiques de France !

— Enfin, reprit le moine, cet édifice fait de pièces et de morceaux dura, tant bien que mal, jusqu’au règne de Louis XIV. Alors, les idées gallicanes et jansénistes intervinrent et la démolition de la bâtisse, tant de fois réparée, fut résolue.

On abattit le bréviaire romain et on le reconstruisit sur de nouvelles bases.

Nous eûmes alors les œuvres de Harlay, de Noailles, de Vintimille. Ces prélats chambardèrent de fond en comble le psautier, n’admirent plus que des antiennes et des répons extraits des écritures : ils biffèrent les légendes des saints, amoindrirent le culte de la sainte vierge, évincèrent une série de fêtes, substituèrent aux anciennes hymnes des poésies de Coffin et de Santeuil. L’on enroba les hérésies de Jansénius dans le latin du paganisme. Le bréviaire parisien fut une sorte de manuel protestant que les jansénistes de Paris colportèrent dans la province.

Cela devint, au bout de peu de temps, dans les diocèses, une véritable pétaudière ; chacun se fabriqua un service à son usage, toutes les fantaisies furent permises. L’on vivait sous le régime du bon vouloir de l’ordinaire, quand Dom Guéranger parvint à ramener l’unité de la prière dans notre pays, en faisant adopter, une fois pour toutes, les rites de l’église de Rome.

À l’heure présente, la chrétienté est donc, — sauf les ordres religieux dont les offices avaient, ainsi que le nôtre, plus de deux cents ans, lorsque parut la bulle de Pie V, — assujettie au pouvoir du Romain tel que l’a accommodé, en le gâtant, Urbain VIII.

Il laisse fort à désirer, mais enfin, tel qu’il est, malgré l’incohérence que vous lui reprochez et j’ajouterai, moi, malgré le choix plus que médiocre de ses homélies et de ses leçons, il n’en présente pas moins un ample, un magnifique ensemble.

Il recèle des pièces de toute beauté ; songez aux messes pénitentielles du Carême et de l’Avent, à celles des quatre-temps, à la fête des palmes ; rappelez-vous l’office admirable de la Semaine Sainte et la messe des morts ; rappelez-vous les antiennes, les répons, les hymnes de l’Avent, du Carême, de la Passion, de Pâques, de la Pentecôte, de la Toussaint, de la Nativité et de l’Épiphanie ; songez aux matines, aux laudes, au merveilleux office des complies et convenez qu’il n’existe dans aucune littérature du monde d’aussi radieuses, d’aussi splendides pages !

— J’en conviens, père.

— Déclarons aussi, pour défendre ces pauvres saints qui empiètent si souvent sur les plates-bandes du Temporal, qu’ils sont, au point de vue liturgique — pour n’envisager que celui-là — bien utiles, car enfin, dans le cycle ecclésial, la vie du Christ s’écoule en six mois, pendant l’hiver et le printemps. À partir de la Pentecôte, durant l’été et l’automne, ce n’est plus que du remplissage et nos bons saints se groupent glorieusement, en masse, autour des grandes fêtes telles que l’Assomption, la Toussaint, la Dédicace des Églises. À propos de cette dédicace, lisez, dans le pontifical, la liturgie de la consécration d’une église ; vous trouverez, dans le texte de cette cérémonie, l’art du symbolisme porté à sa dernière puissance.

— Je l’ai lu et aussi le Pontifical des Vierges ; nous sommes du même avis, mon père ; le sublime est là ; mais c’est justement parce que j’adore la liturgie que je la voudrais sans taches et sans trous ; ce ne serait pas impossible, à obtenir pourtant, car le trésor de ses cassettes oubliées est immense. Il suffirait de l’ouvrir et de remplacer par les pièces de premier ordre que l’on en tirerait, les pannes dont le service divin s’encombre.

— Vous en parlez à votre aise, l’expérience est consommée et elle vous donne tort. Voyez ce que l’on a amendé de fois nos livres et rien n’est complet, rien n’est à point !

— Parce que les gens qui les ont révisés étaient sans doute des savants mais qu’ils n’étaient pas en même temps des artistes !

— Enfin, vous serez plus indulgent, j’espère, pour notre missel et notre bréviaire, à nous. Certes, il n’est pas exempt de reproches, mais vous avouerez qu’il est, dans ses grandes lignes, superbe. Moins chargé de fêtes adventices qui suppriment les offices des dimanches ou des féries, comme les fêtes de la sainte famille, de la prière au jardin des olives, de la sainte couronne, du saint suaire, des cinq plaies, de la lance et des clous, il a gardé une délectable saveur des anciens âges. Il a, le premier, recueilli les hymnes qui figurent maintenant dans le canon. C’est, en effet, saint Benoît qui inaugura l’insertion de proses ou séquences dans le corps des offices. Ses enfants ont su faire de l’eucologie chrétienne un florilège qui contient les plus beaux chants de saint Ambroise, de Prudence, de Sédulius, de Fortunat, de Paul Diacre, et d’autres poètes. Il n’a point, en tout cas, le vieux-neuf, les pièces ressemelées du romain…

— Ta, ta, ta, fit Durtal, en riant, vous trichez, père. Il a, lui aussi, notre hymnaire monastique, des poèmes façonnés en un prétentieux et bien mauvais latin ; et ils ne remontent pas à des époques très éloignées, ceux-là ! Ensuite, nous ressassons, autant que le Romain, l’incessante prose des confesseurs pontifes et non pontifes, « l’Iste Confessor » agrémenté sur tous les ordos des trois lettres M. T. V. pour les jours où il faut changer le troisième vers de la première strophe, parce que ces jours ne concordent pas avec la date même du décès du saint. Or, cette séquence anonyme, écrite en l’honneur de saint Martin, je crois, s’adapte fort mal au lot énorme des déicoles qu’elle encense. Elle fait allusion à des miracles opérés sur la tombe de saint Martin, à des guérisons, et nombre de pontifes et de non pontifes, auxquels on l’applique, n’ont effectué aucune cure, aucun prodige que je sache, après leur mort…

J’en reviens toujours à mes moutons, l’ancien répertoire de l’église regorge de pièces qui suppléeraient avantageusement, dans bien des cas, à celle-là.

Et il ne serait même pas nécessaire de chercher bien longtemps ; il n’y aurait qu’à ouvrir l’année liturgique de Dom Guéranger et le volume du chanoine Ulysse Chevalier sur la poésie liturgique du Moyen-Age, pour y découvrir des proses et des tropes d’un art autrement ingénu et d’une saveur autrement mystique que ceux de ces séquences passe-partout dont notre diurnal est plein.

— Voyons, à défaut de variété, confessez au moins que, dispensées des frelatages inventés par les chimistes d’Urbain VIII, nos hymnes sont authentiques et qu’elles fleurent bon le terroir où elles poussèrent et le siècle où elles naquirent.

— Oui ; j’ai confronté, du reste, les deux textes, le véridique et le sophistique, dans ce petit livre de l’abbé Albin que vous m’avez prêté, « la poésie du bréviaire ». Ce volume est, dans son genre, après les deux tomes un peu massifs de l’abbé Pimont, une merveille de clarté concise avec ses textes comparés, ses variantes, ses traductions françaises, anciennes et modernes, ses notes de métrique et d’histoire. Comment n’est-ce pas un Bénédictin qui a entrepris et réussi un pareil travail ?

— Bon, voici l’attaque qui tourne ! s’exclama en riant, le P. Felletin. Vous lâchez prise sur l’office, afin de vous jeter sur les moines.

— Pour cela, père, je ne vous laisserai jamais tranquille, car j’enrage, aimant les Bénédictins comme je les aime, de voir qu’ils se désintéressent des labeurs qui leur appartiennent. Et le ménologe de la famille de saint Benoît ? Il n’est pas d’institut religieux qui n’ait le sien ; voyez les franciscains, les Dominicains, les carmes, tous ont écrit des ouvrages où sont plus ou moins brièvement narrées les vies de leurs bienheureux et de leurs saints ; vous, rien ! — Et, à ce propos, tenez, votre bréviaire est-il assez incomplet ! Vous y célébrez à peine les fêtes de quelques-uns des vôtres ; et vos élues, vos saintes en « erte » telles qu’Austreberte, en « urge » telles que Walburge et Wéréburge, où sont-elles ?

— Si elles figuraient dans le propre de notre congrégation, vous nous reprocheriez de ne plus avoir d’office temporal, répliqua Dom Felletin. C’est justement parce que Notre Sanctoral personnel est peu chargé, que nous pouvons encore réciter l’office votif de la sainte vierge et de saint Benoît. Vous ne vous en plaignez pas, je pense ?

— Non, car ils sont d’un plain-chant ancien, très simple et vraiment exquis !

— Quant au ménologe, jadis Dom Onésime Menault, mort à Silos, commença une série de monographies Bénédictines ; une fois réunies, ces petites plaquettes auraient peut-être pu former un ou deux volumes de biographies curieuses pour l’histoire de notre ordre. Deux seulement parurent : la vie de saint Benoît d’Aniane et celle de saint Guilhem de Gellone. L’éditeur ne les vendit point et arrêta les frais.

Il est certain néanmoins que le ménologe dont vous parlez serait bien utile, mais il est trop tard pour nous y atteler ; ce n’est pas maintenant que nous allons vivre dans le désarroi hors de France qu’il faut songer à préparer des besognes de longue haleine…

Tous deux se turent. Ils étaient revenus au point de départ de leurs longues discussions, à l’exil et il était impossible qu’il en fut autrement, car ce départ était passé, chez tous, à l’état de hantise, d’idée fixe. Toute conversation même lointaine y ramenait.

— Bah, fit Durtal, qui sait ? il vous arrivera peut-être à l’étranger des novices studieux, aptes aux recherches et capables de les écrire ; plus les temps sont immondes et plus les vocations monastiques s’attestent.

Le moine hocha la tête.

— Sans doute, dit-il, mais ce qui m’inquiète, c’est cette agglomération de monastères réfugiés au même endroit. Si j’excepte Solesmes qui irait habiter dans l’île de Wight, les autres abbayes de la congrégation vont, toutes, se fixer, sauf celle de Marseille qui se rend en Italie, dans la Belgique et la Belgique n’est pas grande ! Saint Wandrille, saint Maur De Glanfeuil et le prieuré de sainte Anne de Kergonan auraient, si mes renseignements sont exacts, loué des maisons dans la province de Namur. Tous les trois sont, en somme, les uns sur les autres ; l’abbaye de Ligugé s’installerait, de son côté, un peu plus haut, dans le Limbourg, le prieuré de Wisques dans le Hainaut et nous, dans la Flandre Orientale.

Nous ne pouvons que nous étouffer, dans un espace aussi restreint ; mais ce qui est pis, c’est qu’au-dessus de nous se dresse une imposante et une très belle abbaye belge, l’abbaye de Maredsous. Elle est célèbre et prospère et elle est dirigée par l’abbé Primat de l’Ordre.

Forcément nous serons écrasés par elle, car il est bien évident — même en tenant compte de la prédilection qu’un Français éprouvera toujours à vivre plutôt dans un milieu français que dans un milieu belge — que l’intérêt de tout postulant sera de faire sa probation dans une véritable abbaye, plutôt que dans le je ne sais quoi où nous allons, pêle-mêle, nous entasser. Il ne faut pas se le dissimuler, l’ambiance des lieux et le décor sont indispensables pour soutenir une vocation ; là, où il n’y a point de cloître, d’église véritable, de noviciat séparé, de cellules réelles, il y a déchet pour les âmes. Or, savez-vous qu’il est question de nous fabriquer là-bas une vague chapelle dans un petit salon ; c’est la mort des cérémonies solennelles, la dispersion de la liturgie privée de son cadre et c’est notre but, notre raison d’être même qui disparaît… Pourvu, mon Dieu, si l’exil dure, que nous ne finissions pas par nous effriter, par tomber de nous-mêmes, en poudre, dans la nostalgie, dans le marasme !

Durtal n’eut pas le courage de protester, car il n’augurait rien de bon du séjour de ses Bénédictins à l’étranger.

Le silence devenait pénible. Ce fut un soulagement quand, impatientée, Mme Bavoil vint dans le jardin leur rappeler qu’il était l’heure de s’en aller, chacun, dîner.