P.-V. Stock (p. 1-15).

I


Durtal résidait depuis plus de dix-huit mois déjà au Val des Saints. Las de Chartres où il s’était provisoirement fixé, harcelé par des appétences déréglées de cloître, il était parti pour l’abbaye de Solesmes.

Recommandé au supérieur de ce monastère par l’abbé Plomb, un des vicaires de la cathédrale de Chartres, qui connaissait le Révérendissime de longue date, il avait été aimablement reçu, était resté, à diverses reprises, plus de quinze jours, dans ce couvent et il en était toujours revenu plus mal à l’aise, plus incertain qu’avant. Il retrouvait avec allégresse ses vieux amis, l’abbé Gévresin et sa gouvernante, Mme Bavoil, réintégrait avec un soupir de soulagement son logis et le même phénomène se produisait ; il était peu à peu ressaisi par le souvenir de cette existence conventuelle qui s’écartait complètement de celle qu’il avait autrefois vécue à la Trappe.

Ce n’était plus, en effet, la règle de fer des Cisterciens, le silence perpétuel, les jeûnes complets, le maigre ininterrompu, le coucher, tout habillé, dans un dortoir, le lever à deux heures, en pleine nuit, le travail de l’industrie ou le labeur de la terre ; les Bénédictins pouvaient parler, usaient, certains jours, d’aliments gras, couchaient déshabillés, chacun, dans sa cellule, se levaient à quatre heures, se livraient à des travaux intellectuels, besognaient beaucoup plus dans les bibliothèques que dans les comptoirs de marchandises ou dans les champs.

La règle de saint Benoît, si inflexible chez les moines blancs, s’était adoucie chez les moines noirs ; elle s’était aisément pliée aux besoins dissemblables des deux Ordres dont le but n’était pas, en effet, le même.

Les Trappistes étaient plus spécialement préposés aux œuvres de la mortification et de la pénitence et les Bénédictins, proprement dits, au service divin des louanges ; les uns, avaient, en conséquence, sous l’impulsion de saint Bernard, aggravé la règle dans ce qu’elle a de plus strict et de plus dur ; les autres, au contraire, avaient adopté, en les assouplissant, les dispositions si accortes et si indulgentes qu’elle recèle.

Le séjour des retraitants et des hôtes se ressentait forcément de cette différence ; autant la réception à la Trappe avait été taciturne et austère lorsque, pour la première fois, Durtal l’avait visitée, — il y avait déjà de cela dix ans, — afin de se convertir ; autant l’accueil à Solesmes, où il était allé dans le dessein de tâter sa vocation, avait été et disert et clément.

Il avait profité, chez les Bénédictins, du côté bon enfant de leurs observances ; une liberté presque entière lui avait été laissée pour se lever, pour se promener, pour suivre les offices ; il mangeait avec les religieux et non plus, ainsi que chez les Cisterciens, dans une salle à part ; il n’était plus admis sur la lisière de la communauté et en marge du cloître, mais bien au dedans, vivant avec les pères, causant et travaillant avec eux. Les devoirs de l’hospitalité, si expressément recommandés par le Patriarche, étaient vraiment exécutés à la lettre par les moines noirs.

Ce caractère paternel lui souriait, dès qu’il était de retour à Chartres ; avec le temps, la vision de Solesmes se décantait, s’idéalisait à mesure qu’elle devenait plus lointaine.

Il n’y a que Solesmes ! se criait-il ; la seule vie monastique possible pour moi est là !

Et cependant, il devait se rappeler que, chaque fois qu’il avait quitté l’abbaye et qu’il s’était assis dans la voiture qui le menait à la gare de Sablé, il avait respiré, tel qu’un homme qu’on allège d’un insupportable poids, et qu’aussitôt installé dans le train, il se disait : mon Dieu quelle veine ! Me voici libre ! — et, sans cesse, pourtant, il regrettait cette gêne d’être chez les autres, cette délivrance d’heures tracées, sans amusements inopinés, sans tintouins prévus.

Il parvenait difficilement à analyser ces jeux d’impressions, ces volte-faces de sentiments. Oui, certes, s’affirmait-il, Solesmes est en France unique ; l’art religieux y resplendit comme nulle part ; le chant y est mûr à point, les offices s’y célèbrent avec une imperfectible pompe ; nulle part aussi, je n’approcherai d’un Abbé de l’envergure de Dom Delatte et de paléographes musicaux plus ingénieux et plus savants que Dom Mocquereau et que Dom Cagin, j’ajouterai encore de moines plus serviables et plus avenants ; oui, mais…

Mais quoi ? et alors, en fait de réponse, c’était un recul de tout son être, une sorte de répulsion instinctive devant ce couvent dont la façade splendidement illuminée, rendait, par contraste, les communs non éclairés qui en dépendaient, plus noirs ; et il s’avançait avec précaution, de même qu’un chat qui flaire un logis qu’il ne connaît point, prêt à détaler, à la moindre alerte.

Et cela ne rime néanmoins à rien, convenait-il ; je n’ai pas l’ombre d’une preuve que l’intérieur du cloître soit d’un autre style d’âme que celui de la façade ; c’est étrange, ce qui se passe en moi.

Voyons, raisonnons, qu’est-ce qui me déplaît ? — et il se répondait : tout et rien ; — cependant certaines remarques se détachaient en lumière, venaient en avant sur le décor de l’abbaye. D’abord, la grandeur de ce monastère et cette armée de profès et de novices qui lui enlèvent ce côté intime et charmant que possède un moins imposant reclusage, la Trappe de Notre-Dame de l’Âtre, par exemple. Nécessairement, avec ses immenses bâtiments et la foule des religieux qui les encombrent, Solesmes prend une allure de caserne. Il semble que l’on marche aux offices ainsi qu’à une parade, que l’Abbé est un général entouré de l’état-major de son Chapitre et que les autres ne sont plus que de pauvres troubades. Non, on ne serait jamais à l’aise et l’on ne serait jamais sûr non plus du lendemain, si l’on appartenait à cette garnison religieuse qui a, je ne sais quoi d’inquiet, de craintif, de toujours sur ses gardes ; et, en effet, un beau matin, l’on peut, si l’on a cessé de plaire, être expédié, comme un simple colis, au loin, à destination d’un autre cloître.

Puis, qui dira la tristesse de ces récréations, de ces conversations surveillées et inévitablement mornes, l’agacement produit, à la longue, par le manque de cette solitude, si délicieuse à la Trappe et qui est impraticable à Solesmes, où il n’existe ni étangs, ni bois, où le jardin est plat et dénudé, sans un tournant, sans une fin d’allée où l’on puisse se recueillir, à l’abri des regards, sans témoin, seul ?

Très bien, reprenait-il, mais, pour être juste, il me faut avouer maintenant que si j’excepte la question du site — et encore, sauf moi, tous l’admirent — mes autres griefs sont dépourvus de sens. Comment, en effet, réaliser l’ensemble de Solesmes, la solennité de ses offices et la gloire de ses chants, sans cette masse serrée de moines ? Comment, sans une poigne de fer, conduire une armée de près de cent hommes dont les caractères différents, à force de se frotter, s’échauffent ? Il est donc indispensable que la discipline soit aussi rigoureuse, plus même, dans un monastère que dans un camp ; enfin il faut bien aider les autres couvents de la congrégation, plus indigents en sujets, en leur envoyant ceux qui leur manquent, ou un maître des cérémonies, ou un préchantre, ou un infirmier, le spécialiste, en un mot, dont ils ont besoin.

Que ces exils soient redoutés par les résidants de Solesmes, cela prouve qu’ils se trouvent bien dans leur abbaye et n’est-ce pas le meilleur éloge qu’on en puisse faire ? en tout cas, ces départs sont, la plupart du temps, moins des disgrâces que des prêts de maison à maison, nécessités par l’intérêt même de l’Ordre.

Quant à cette répugnance que je ressens à vivre dans cette foule toujours en mouvement, un père auquel j’en parlais très franchement, m’a judicieusement répondu : où serait le mérite si l’on ne souffrait d’être roulé, tel qu’un galet, sur la plage d’un grand cloître ?

Bien oui, je ne dis pas, mais n’empêche que j’aime mieux autre chose…

Et Durtal réfléchissait et se sortait alors des arguments plus valides, des raisons plus péremptoires pour se justifier ses appréhensions.

À supposer, se disait-il, que le père abbé me laisse fabriquer mes livres en paix et consente à ne point s’immiscer dans des questions de littérature, — et il est si large d’esprit qu’il admettrait sans nul doute cette dispense-cela ne servirait de rien car je serais absolument incapable d’écrire un livre dans cette abbaye.

L’expérience, je l’ai tentée, à diverses reprises ; les matinées et les après-midi, coupées par les offices, y rendent tout travail d’art impossible. Cette vie, divisée en petites tranches, peut être excellente pour colliger des matériaux et assembler des notes, mais pour œuvrer des pages, non.

Et il se remémorait de désolantes heures où, s’échappant d’un office, il voulait s’atteler sur un chapitre et le découragement le prenait à l’idée que lorsqu’il commencerait d’être en train, il faudrait quitter sa cellule et regagner la chapelle pour un autre office et il concluait : le cloître est utile pour préparer un ouvrage, mais il sied de l’exécuter dehors !

Puis qu’est-ce que l’on entend par l’oblature ? Jamais il n’avait pu obtenir une réponse claire. Cela dépend du bon vouloir du père abbé et cela peut par conséquent changer selon les monastères ; mais ce n’est pas sérieux ! l’oblature Bénédictine existait déjà au huitième siècle ; elle est régie par des règlements séculaires ; où sont-ils ? Personne n’a l’air de le savoir.

Le bon vouloir d’un père Abbé ! Mais c’est se livrer, pieds et poings liés, à un homme que l’on ne connaît que par ouï-dire, en somme : et pour peu que celui dans le couvent duquel on s’internerait, fût ou vieux et borné, ou jeune et impérieux et versatile, ce serait pis que d’être moine ! — car le moine est au moins défendu par des ordonnances précises que son supérieur ne peut enfreindre. — Enfin, quelle situation mitoyenne, ni chair ni poisson, que celle de l’oblat en clôture ! Intermédiaire entre les pères et les frères lais, il aurait toute chance de n’être accepté, ni par les uns, ni par les autres.

L’oblature en robe dans une abbaye n’est donc pas enviable.

Ah ! et puis, il y aura toujours l’atmosphère lourde et raréfiée du cloître ; non, ce n’est décidément pas mon affaire. Ce qu’il se l’était répétée fois, cette phrase ! et il n’en retournait pas moins à Solesmes, car aussitôt réinstallé à Chartres, la nostalgie le repossédait de l’office divin, de ces journées justement très bien scindées par la liturgie pour ramener l’âme vers Dieu, pour empêcher ceux qui ne travaillent point, de trop voguer à la dérive.

Il avait, à Chartres, le soir, l’impression qu’il n’avait pas prié, qu’il avait dilapidé son temps ; et la hantise des chants entendus lui revenant par bribes à la mémoire entretenait son désir de les écouter encore, attisait, avec le souvenir de splendides offices, le regret de les avoir perdus.

Jamais il n’avait si bien compris la nécessité de la prière en commun, de la prière liturgique, de cette prière dont l’église a déterminé le moment et arrêté le texte. Il se disait que tout est dans les psaumes, les allégresses et les contritions, les adorations et les transes ; que leurs versets s’adaptent à tous les états d’âme, répondent à tous les besoins. Il se rendait compte de la puissance de ces suppliques agissant par elles-mêmes, par la vertu de l’inspiration divine qu’elles recèlent, par ce fait qu’elles sont celles que le fils formula, pour être offertes à son père par ses fidèles préfigures. Maintenant qu’il en était privé, il éprouvait une défaillance de tout son être, une impression d’implacable découragement, d’accablant ennui.

— Eh oui, disait-il à son confesseur l’abbé Gévresin, eh oui, je suis obsédé par les vieux phantasmes ; je me suis inoculé le savoureux poison de la liturgie et je l’ai dans le sang de l’âme et je ne l’élimine point. Je suis le morphinomane de l’office ; c’est stupide ce que je vous raconte, mais c’est ainsi !

— Et l’abbé de Solesmes, que pense-t-il de ces hésitations ? Demandait le vieux prêtre.

— Dom Delatte a des yeux qui rient et une bouche qui se plisse en une moue un peu dédaigneuse, lorsqu’il écoute le récit de mes inconstances. Peut-être croit-il qu’il y a de la tentation dans mon cas, comme je l’ai cru moi-même, longtemps.

— Et moi aussi, fit l’abbé Gévresin.

— Mais vous ne le pensez plus ! Rappelez-vous combien nous avons imploré la vierge de sous-terre pour être éclairés ; et chaque fois que je retournais à Solesmes, l’impression était la même et encore, non ; elle s’aggravait d’une aversion irraisonnée, d’un recul. Ce n’était, à coup sûr, ni un indice de vocation, ni une invite…

Il y a bien, poursuivit Durtal après un silence, le terrible argument de quelques durs-à-cuire du bon Dieu : la raison vous atteste que la vie monastique est supérieure à toute autre existence, il n’est point besoin d’en savoir plus ; cela suffit ; vous devez donc vous engager dans cette voie et avoir assez de volonté pour subir les désillusions qu’elle ménage et les sacrifices qu’elle exige.

Évidemment, cette théorie est d’un étiage surélevé ; elle suppose une générosité exceptionnelle d’âme, un abandon complet de sa personne, une foi à toute épreuve, une fermeté de caractère et une endurance vraiment rares.

Mais, c’est se jeter à l’eau pour l’amour de Dieu et l’obliger ainsi à vous repêcher !

C’est aussi placer la charrue avant les bœufs ; c’est mettre Notre Seigneur après et non avant ; c’est nier la vocation, la touche divine, l’impulsion, l’attrait ; c’est s’obéir sans attendre l’appel du Christ auquel on prétend infliger ses vues !

Je ne m’y frotterais point ; d’ailleurs, je n’ai point été mené par ma mère la vierge, de la sorte.

— Et vous n’avez pas tort de ne point vouloir tenter le seigneur, dit l’abbé ; mais plaçons la question, s’il vous plaît, sur un autre terrain. Rien ne vous oblige à revêtir la robe de l’oblature et à vous séquestrer dans un cloître ; vous pouvez loger au dehors et suivre les offices.

Je vous l’ai déjà déclaré, cette solution est la seule qui vous convienne ; vous avez franchi l’âge des leurres ; vous avez trop acquis l’habitude d’observer pour que le côte à côte continu des religieux vous soit bon ; vous discerneriez trop vite les déchets qu’ils décèlent ; vivez près d’eux et non chez eux. L’opinion du public sur les moines va d’un extrême à l’autre et ces deux extrêmes sont aussi fous. Les uns se les imaginent, selon une gravure en couleur que vous connaissez, joufflus et rebondis, tenant, d’une main, un pâté et serrant, de l’autre, contre leur cœur, une bouteille clissée d’osier, et rien n’est plus inexact, rien n’est plus bête ; les autres se les figurent angéliques, planant au-dessus du monde, et c’est non moins inexact et non moins bête. La vérité est qu’ils sont des hommes, valant mieux que la plupart des laïques, mais enfin des hommes, soumis par conséquent à toutes les faiblesses, lorsqu’ils ne sont pas absolument des saints ; et dame…

Non, je reviens à mes moutons, la prudence consiste à adopter un moyen terme, à vous faire oblat, hors et dans les alentours du cloître, à Solesmes.

— À Solesmes, non. Il n’y a pas une maison habitable à louer ; l’abbé Plomb, qui y est allé, le sait ; du reste Solesmes est un trou ; l’existence sans la vie claustrale y serait horrible, car il n’y a même pas de promenades où l’on puisse vaguer, l’été, à l’ombre. Ajoutez que la ville la plus proche, Sablé, est un bourg de dernier acabit ; et la lenteur des trains pour gagner de là Le Mans et Paris ! Non, à Solesmes, il n’y a pas de milieu, l’abbaye ou rien.

— Fixez-vous auprès d’un autre monastère, dans une contrée plus avenante et d’accès plus facile, en Bourgogne, par exemple, à ce Val des Saints dont vous a parlé l’abbé Plomb.

— Dame, ce serait à voir.

Et à la longue, cela avait fini par être vu. L’un des pères de cette abbaye était passé par Chartres et descendu chez l’abbé Plomb qui l’avait aussitôt abouché avec Durtal.

Ils étaient façonnés pour s’entendre.

Dom Felletin était un moine de plus de soixante-cinq ans, mais si souple et si jeune ! Grand et robuste, le sang à fleur de peau et piquant les joues, ainsi que des pelures d’abricots, de points cramoisis ; le nez protubérant et remuant, lorsque le visage s’égayait, du bout ; les yeux bleu clair et les lèvres fortes, ce religieux effluait autour de lui la piété tranquille, la joie de l’âme saine et renoncée, de l’âme qui sent bon. Plein d’enthousiasme pour son ordre, épris de liturgie et de mystique, il rêvait à des groupes d’oblats formant une communauté autour de la sienne.

Il bondit, pour ainsi dire, sur Durtal ; et toutes les questions se résolvaient, comme par enchantement, avec lui. Il y avait justement à louer, à compte avantageux, près du monastère, une maison agrémentée d’un vieux jardin ; et il vantait le côté paterne de son abbaye, la probité des offices. Évidemment, disait-il, vous ne retrouverez pas chez nous l’art raffiné de Solesmes ; nous n’avons pas un père Mocquereau pour diriger le chœur ; mais enfin, les messes sont tout de même bien chantées, et les cérémonies sont, vous le verrez, magnifiques ; enfin, à deux pas du Val des Saints, vous avez une ville pleine d’œuvres du Moyen-Age et d’antiques églises et une ville, — ce qui ne gâte rien, — très vivante, et pourvue de toutes les ressources modernes, Dijon !

Et Durtal, conquis par la rondeur de ce père, avait effectué une retraite de quinze jours dans son couvent et, sur les conseils mêmes de l’abbé, il avait loué la maison et le jardin proches du cloître.

Et l’existence y avait été, en effet, très douce.

L’abbaye était familiale et sans ce côté de foule et de sourde panique qui l’avait tant gêné à Solesmes ; c’était un peu, au Val des Saints, l’excès contraire, la trop grande liberté laissée à chacun, mais ce n’était pas à Durtal, qui en profitait, à se plaindre. Dom Anthime Bernard, l’abbé, était un vieillard de près de quatre-vingts ans, d’une sainteté reconnue, et, en dépit d’incessants tracas, d’une bienveillance attentive et d’une gaieté toujours neuve. Il accueillit Durtal, à bras ouverts, lui déclara, au bout d’un mois, qu’il était chez lui au monastère, et pour bien lui affirmer que cette assurance n’était pas vaine, il lui remit une clef de la clôture. Il est vrai qu’en dehors même de l’amitié qui le lia bientôt à quelques-uns des habitants de ce reclusage, Durtal pouvait se prévaloir de sa situation exceptionnelle de postulant, puis de novice oblat ; elle l’introduisait, en effet, de plain-pied, dans l’ordre dont il devait, lorsque le temps de sa probation serait terminé, faire partie.

La question si obscure de l’oblature s’était en effet presque aussitôt posée ; mais s’il ne l’avait pas clairement résolue, l’abbé l’avait au moins tranchée par une solution de simple bon sens.

— Commencez votre noviciat, avait-il dit à Durtal, nous délibérerons après. Il sera d’un an et un jour, comme celui des moines ; vous suivrez, pendant cette année, les cours de liturgie de Dom Felletin et serez assidu aux offices. D’ici là, nous aurons bien découvert des renseignements et des textes que vous étudierez, vous-même, avec le maître des novices.

Et Durtal ayant accepté cette combinaison, toutes les fêtes servaient de prétextes pour l’inviter à dîner au monastère.

Le travail, les offices, les causeries, les recherches à la bibliothèque du cloître qui contenait près de trente mille volumes l’occupaient suffisamment pour qu’il ne pût s’ennuyer. Puis, certains jours où l’existence lui paraissait un peu lourd il prenait le tain pour Dijon ; d’autres fois, il se plaisait à rêvasser dans le jardin, dont une partie était restée, malgré les objurgations du jardinier, en friche ; et c’était une poussée d’herbes folles, de fleurs sauvages venues d’on ne sait où ; et Durtal s’amusait de ce fouillis de végétations, se bornant à arracher les orties et les ronces, les plantes hostiles, prêtes à étouffer les autres ; et il songeait, au printemps, à élaguer tout de même une partie de ces intruses pour organiser à leur place un jardin liturgique et un petit clos médicinal copié sur celui que Walhafrid Strabo avait autrefois planté dans les dépendances de son couvent.

Une seule chose laissait à désirer dans la solitude de son refuge, le service. La mère Vergognat, une paysanne du hameau, sa bonne, était au-dessous de tout. Indolente et soiffarde, elle aggravait la pitoyable qualité des comestibles par sa façon déréglée de les cuire ; elle ignorait la modération, opérait de telle sorte que l’on s’empêtrait les dents dans de la gélatine ou qu’on se les ébranlait, en mâchant du bois. Durtal avait adopté le parti — ne pouvant faire autrement d’ailleurs — d’offrir au seigneur, en expiation de ses vieux péchés, la pénitentielle misère de ces plats, quand il apprenait, par un télégramme, la mort subite de l’abbé Gévresin. Il s’était jeté, affolé, dans le rapide pour Paris, avait de là gagné chartres et revu, une dernière fois, sur son lit de mort, l’homme qu’il avait peut-être le plus aimé. Il avait séjourné, quelques jours dans cette ville, et, — voyant que l’abbé Plomb, un de leurs amis communs, ne pouvait recueillir la servante du défunt, Mme Bavoil, parce qu’il avait depuis six mois, appelé sa tante auprès de lui pour diriger sa maison, — il avait offert à la brave femme de l’emmener au Val des Saints, en qualité de gouvernante et d’amie.

Il était reparti de Chartres sans réponse précise, car elle ne savait à quoi se déterminer ; puis, quelques semaines après son retour en Bourgogne, il avait reçu une lettre d’elle lui annonçant son arrivée.

Il était allé la chercher à la gare de Dijon ; il s’attendait bien à une descente de chemin de fer cocasse, car Mme Bavoil était dépourvue de tout préjugé en matière de toilette et elle ne pouvait se rendre compte de l’étrangeté de son fourniment, mais elle le stupéfia quand même, lorsqu’il l’aperçut, s’agitant dans le cadre de la portière, coiffée d’un fabuleux bonnet à ruches noires et brandissant un parapluie cœur de cendre ; puis, elle descendit du wagon, traînant après elle un cabas en tapisserie entre les deux pattes duquel passait le goulot décapsulé d’un litre et ce fut, aux bagages, la risée des équipes, débarquant une malle bizarre qui tenait du buffet et du sarcophage, quelque chose de long et d’énorme et aussi d’on ne savait quoi de velu, car lorsqu’on l’examinait de près, l’on constatait que des poils de porc se dressaient sur le couvercle, poussaient en de larges bandes dans les plaques fatiguées du bois.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? s’écria-t-il avec effroi.

— Mais, mon linge et mes effets, répliqua-t-elle tranquillement.

Et, tandis qu’un peu honteux, il confiait ce ridicule monument aux employés de la gare, elle souffla, puisa dans sa poche un mouchoir grand comme une nappe et quadrillé sur un fond nankin de filets bistre et elle épousseta le crucifix de fer blanc qui ballottait, au bout d’une chaîne, sur son corsage.

— Voulez-vous manger ou boire quelque chose ? Nous avons le temps, proposa Durtal.

— Vous plaisantez ! — et elle avait extrait du cabas un croûton de pain et sorti son litre d’eau, à moitié vide. J’ai mangé et bu en route, en voici la preuve — et, placidement, elle s’était versé le reste de l’eau sur les mains qu’elle secouait à coups de bras, sur le quai, pour les sécher.

— Maintenant, je suis à vous, notre ami, avait-elle dit. — Et Durtal s’en doutait avec un peu d’ennui — l’arrivée au Val des Saints avait été bruyante. Les paysans regardaient, ébahis, sur le pas de leurs portes, cette petite femme, grêle et noire, qui gesticulait et s’arrêtait pour embrasser les enfants, leur demander leurs noms et leur âge et les bénir, en leur dessinant avec le pouce une croix sur le front.