L’Italien ou le confessional des pénitents noirs
Traduction par Narcisse Fournier.
Michel Lévy frères (p. 138-148).
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l’épuisement de vos forces, car il y a sur la route une nombreuse troupe de pèlerins qui ne tardera pas à vous rattraper.

Cela dit, Vivaldi mit fin à l’entretien en donnant un coup d’éperon à son cheval. La contradiction qu’il avait remarquée, entre les plaintes de ces gens et l’agilité de leur marche, lui donnait fort à réfléchir ; mais les craintes des fugitifs se dissipèrent lorsqu’ils eurent quitté la grande route de Naples pour suivre un chemin assez peu fréquenté qui conduisait à l’ouest, du côté d’Aquila.


Le jour naissant découvrit aux voyageurs le lac de Celano qui baignait le pied des Apennins ; et Vivaldi jugea prudent de se diriger vers ce point qui se trouvait à égale distance de la grande route et du couvent de San Stefano. Ils traversèrent un terrain planté d’oliviers où des paysans qui travaillaient leur indiquèrent une route conduisant d’Aquila à Celano. En descendant dans la plaine, ils arrivèrent en vue d’une maisonnette ombragée par un bouquet d’amandiers. C’était une laiterie appartenant à quelques bergers qui de là veillaient sur leurs troupeaux. Le principal d’entre eux, vieillard vénérable, vint au-devant des étrangers et les conduisit dans la laiterie où l’on s’empressa de leur offrir de la crème, du fromage de lait de chèvre, du miel odorant et des figues sèches. Elena, plus accablée encore de ses inquiétudes que de ses fatigues, se retira après déjeuner. Vivaldi s’assit sur un banc devant la porte ; et Paolo, placé en sentinelle sous les amandiers, fit honneur à la collation en repassant en lui-même les divers incidents du voyage.

Quand Elena reparut, Vivaldi lui proposa de laisser passer la chaleur du jour avant de se remettre en route ; et, comme il la croyait pour l’instant à l’abri des atteintes de leurs persécuteurs, il renouvela ses instances sur le sujet qui lui tenait le plus à cœur, en lui démontrant tous les dangers auxquels elle continuerait d’être exposée si elle n’avait recours à la sainte protection du mariage. Pensive et abattue, Elena l’écoutait en silence. Elle convenait de la justesse de ses raisons, mais elle en revenait, comme toujours, au manque de délicatesse dont sa conscience aurait à souffrir si elle persistait à s’introduire de force dans une famille qui lui avait marqué tant de répugnance. Sans doute, la barbarie dont on avait fait montre à son endroit la dispensait-elle de toute générosité envers des ennemis si cruels ; mais elle ne pouvait se décider à prendre précipitamment un parti dont dépendait le sort de sa vie entière.

— Je m’en rapporte à vous, dit-elle à son amant : puis-je vous donner ma main, lorsque votre mère…

— Ah ! ne me parlez pas de ma mère ! interrompit Vivaldi. Ne me faites pas souvenir que son injustice et sa cruauté vous avaient réservé la plus horrible des destinées !

En parlant ainsi, Vivaldi marchait à grands pas, la figure contractée par une émotion douloureuse. Il revint quelques moments après s’asseoir auprès d’ Elena. Plus calme, il lui prit la main et lui dit d’un ton pénétré :

— Elena, vous savez à quel point vous m’êtes chère. Il y a longtemps déjà que vous m’avez promis, solennellement promis, en présence de celle qui n’est plus mais qui regarde d’en haut, que vous seriez à moi, vous qu’elle a léguée à mon amour !… Au nom de cette mémoire qui doit nous être sacrée, je vous conjure de ne pas m’abandonner à mon désespoir et de ne point céder à un trop juste ressentiment, en sacrifiant le fils à la cruelle politique de la mère ! Ni vous ni moi nous ne pouvons prévoir les pièges qui seront tendus sous nos pas dès que l’on apprendra que vous n’êtes plus à San Stefano. Si nous tardons à nous unir par des liens indissolubles, je sais, je sens que vous êtes à jamais perdue pour moi !…

Elena, vivement émue, fut pendant quelque temps hors d’état de répondre. Enfin, essuyant ses larmes, elle dit à Vivaldi :

— Le ressentiment, mon ami, ne peut avoir aucune part à ma résolution, mais la fierté insultée a des droits qu’elle ne saurait abjurer ; et peut-être les circonstances où je me trouve me font-elles une loi, si je veux me respecter moi-même, de renoncer à vous…

— Ciel ! interrompit Vivaldi en attachant sur elle un regard désolé. Renoncer à moi !… Dites, Elena, dites, est-ce possible ?…


— Hélas ! répondit-elle, je crains, en effet, de ne pas le pouvoir !

— Vous le craignez ! Ô Dieu ! dites-moi plutôt, dites-moi que vous espérez vous conserver à moi, et l’espérance alors renaîtra dans mon cœur !

La chaleur avec laquelle il s’exprimait fit sortir l’orpheline de la réserve qu’elle s’était imposée et, oubliant ses irrésolutions, elle lui dit avec un sourire d’une inexprimable douceur :

— Je ne veux me livrer ni à la crainte ni à l’espérance, et je ferai mieux de n’écouter que mon cœur ; car, j’ai beau dire, je crois que je ne pourrai jamais renoncer à vous. Non, je ne saurais supporter l’idée que vous doutiez de mon attachement, ne fût-ce qu’un instant ! Et comment pouvez-vous croire que je sois insensible au vôtre, que je sois capable d’oublier les périls que vous avez bravés pour m’arracher à ma prison, et d’abjurer tout sentiment de reconnaissance ?

— Ah ! voilà le mot cruel que je ne puis entendre ! s’écria Vivaldi. De la reconnaissance ! Je ne sais si je n’aimerais pas mieux votre haine que ce sentiment froid et raisonné qui prend le caractère du devoir.

— Ce mot a pour moi un sens bien différent que celui que vous y attachez, reprit Elena toujours souriante. Il comprend tout ce que l’affection peut avoir de tendre et de dévoué et, si c’est un devoir, l’obéissance qu’il entraîne est pleine de douceur.

— Ah ! chère Elena, répondit le jeune homme, j’en crois votre aimable sourire plus encore que votre explication ; mais, je vous en supplie, n’employez plus avec moi ce mot banal de reconnaissance ! Ma confiance s’affaiblit quand je l’entends prononcer.

Ils en étaient là de leur entretien quand Paolo survint avec un air de mystère.

— Monsieur, dit-il à voix basse, comme j’observais les environs de dessous ce couvert d’amandiers, qui croiriez-vous que j’ai vu descendre la côte qui est là-bas ? Les deux individus qui nous avaient rejoints après le passage du pont. Ils n’ont plus leurs manteaux, ce sont des carmes déchaussés. Oh ! je les ai bien reconnus, ils suivent nos traces peut-être ; j’ai idée que ce sont des capucins qui nous guettent.

— Je les aperçois en effet, dit Vivaldi qui s’était levé. Ils quittent la route et viennent de ce côté. Où est notre hôte ?

— Le voici, répondit Elena, cependant que le berger entrait.

— Mon bon ami, lui dit Vivaldi, je vous prie instamment de ne pas laisser entrer chez vous ces deux moines que vous voyez venir et de faire en sorte qu’ils ne sachent pas quels hôtes vous avez reçus : ils nous ont déjà inquiétés sur la route.

Et comme le paysan paraissait étonné, Paolo se hâta d’ajouter :

— Pour tout vous dire, mon ami, car mon maître est très discret, nous avons été obligés de nous tenir sur nos gardes quand nous les avons rencontrés. Sans cela nos poches auraient pu se retrouver plus légères. Ce sont des gens adroits et je crois, entre nous, que ce sont des bandits déguisés.

— Oh ! oh ! fit le paysan.

— Au surplus, poursuivit Paolo, l’habit qu’ils portent favorise leur entreprise, en ce temps de pèlerinage. Faites la sourde oreille s’ils vous demandent d’entrer chez vous ; sinon, après leur départ, vous pourriez bien trouver à l’étable quelques bêtes de moins.

Le vieux berger leva les mains et les yeux au ciel.

— Ce que c’est que le monde ! fit-il. Je vous remercie bien de votre avis ; ces gens-là ne passeront pas le seuil de ma porte. Et s’ils voulaient me maltraiter pour cela, vous viendriez à mon aide, n’est-ce pas ?

— N’en doutez pas mon ami, dit Vivaldi.

Et le berger sortit de la maison. Ils s’enfermèrent, et Paolo se hasarda à regarder au travers de la jalousie. Elena tremblante dit à voix basse à Vivaldi :

— J’ai peur. Si c’étaient de vrais pèlerins, leur route ne les mènerait pas dans ce pays désert. On les aura envoyés après nous, et ils auront été instruits par ceux que nous avons rencontrés du chemin que nous avons pris.

— Ce n’est guère probable, répondit Vivaldi. Cependant il est possible aussi que ce ne soient que des religieux retournant à quelque couvent situé sur le lac de Celano.

— Je n’entends ni ne vois rien, dit Paolo en quittant la jalousie.

Un moment après, ils entendirent la voix du vieux berger qui disait :

— Ils sont partis, vous pouvez ouvrir.

— Quel chemin ont-ils pris ? demanda Vivaldi en faisant entrer le vieillard.

— Je ne puis le dire, monsieur, car je les ai perdus de vue.

— Moi, dit Paolo hardiment, je les ai vus se diriger vers ce bois là-haut.

— Ce serait bien possible, répondit le berger.

— Et vous pouvez être sûr, reprit le valet en jetant un regard d’intelligence à son maître, qu’ils se tiennent cachés là pour quelque méchant dessein. Vous feriez bien d’envoyer quelqu’un les observer, car vos troupeaux pourraient se ressentir de ce mauvais voisinage.

— Pourtant, mon ami, reprit Vivaldi, n’ayez aucune crainte pour vous. Ces gens-là n’en veulent qu’à nous seuls, je vous en réponds. Mais, comme j’ai sujet de me défier d’eux et que je ne voudrais pas les retrouver sur ma route, je donnerai quelque chose à l’un de vos garçons s’il veut aller jusqu’au bois, du côté de Celano, et de s’assurer s’ils ne sont pas embusqués sur cette route.

Le vieillard y consentit et donna ses instructions à un jeune homme qui partit sur-le-champ et qui revint plus tôt qu’on ne l’attendait. Il n’apportait aucune nouvelle des deux carmes. Il les avait d’abord aperçus dans le bois, au bas d’un chemin creux ; il avait alors monté la côte, mais les avait perdus de vue.

Vivaldi, qui avait consulté Elena pour savoir s’ils devraient ou non continuer leur route, posa encore quelques questions au jeune berger ; puis, convaincu que les deux voyageurs n’avaient pas pris la route de Celano ou que, s’ils l’avaient prise, ils avaient déjà beaucoup d’avance, il proposa de partir et de marcher sans se presser.

— Nous n’avons rien à craindre de ces gens-là, ajouta-t-il. Ce que je crains plutôt, c’est que la nuit ne nous surprenne avant que nous soyons à Celano, car la route est montueuse et difficile, et nous ne la connaissons pas bien.

Elena ayant approuvé cette décision, ils prirent congé du vieillard qui leur donna quelques instructions sur la direction à suivre. Arrivés dans le chemin creux où le jeune garçon avait vu les carmes, l’orpheline promena de tous côtés des regards inquiets, tandis que Paolo, tantôt silencieux, tantôt chantant et sifflant pour s’étourdir, sondait de l’œil chaque buisson qui pouvait receler des gens mal intentionnés. La route, après avoir traversé la vallée, conduisait à des montagnes couvertes de troupeaux. Le soleil était près de se coucher lorsque, de la hauteur où nos voyageurs étaient parvenus, ils découvrirent le grand lac de Celano et l’amphithéâtre de montagnes qui l’environne.

Les voyageurs s’arrêtèrent pour admirer ce spectacle et faire reposer leurs chevaux. Les rayons du soleil, réfléchis sur une nappe d’eau de dix-huit à vingt lieues de pourtour, éclairaient les villes et les nombreux villages, les couvents et les églises qui décorent les bords du lac, les bigarrures variées que les diverses cultures donnent à la terre et les montagnes colorées de pourpre qui formaient le fond de ce riche paysage. Elena, malgré son inquiétude, était encore sensible à tant de beautés.

— Voyez, disait-elle à Vivaldi, le calme du rivage, le mouvement onduleux de ces eaux, qui semblent se trouver à l’étroit dans leur vaste bassin, et comme la grâce contraste partout ici avec la grandeur !


De son côté, Vivaldi montrait à sa compagne, sur une hauteur à l’ouest, l’Albe moderne, dominée par les ruines de son ancien château qui fut le tombeau de plusieurs princes dépouillés par Rome.

— C’est dans ces beaux lieux aussi, ajouta-t-il, qu’un empereur romain s’est transporté pour y jouir du spectacle le plus cruel. C’est ici que Claude donna une fête pour célébrer l’achèvement de l’aqueduc qui portait les eaux du lac de Celano à Rome. Un combat naval eut lieu sous ses yeux, où un grand nombre d’esclaves périrent pour son amusement. Ces eaux si pures furent teintées de sang humain et souillées de cadavres au milieu desquels flottaient triomphalement les galères dorées de l’empereur…

— Monsieur, dit Paolo, se hasardant à interrompre son maître, il me vient une idée. C’est que, pendant que nous sommes ici à admirer la nature et à parler de l’antiquité, nos deux carmes pourraient bien être dans quelque coin, prêts à tomber sur nous à l’improviste. Ne ferions-nous pas mieux d’avancer ?

— Tu as peut-être raison, dit Vivaldi, et nos chevaux sont en effet assez reposés.

Ils descendirent la montagne. Elena, silencieuse et abattue, se livrait à ses réflexions sur la gravité du parti qu’elle avait à prendre et dont dépendait toute sa destinée. Tandis que Vivaldi, qui l’observait, tremblait que cette réserve ne fût que l’effet d’une secrète indifférence. Cependant il s’abstint de laisser voir ses craintes et de renouveler ses instances jusqu’à ce qu’il eût placé l’orpheline dans un asile sûr, où elle se trouvât maîtresse d’accueillir ou de rejeter ses offres. Cette délicatesse était, sans qu’il s’en doutât, le moyen le plus sûr d’agir sur le cœur d’Elena. Ils arrivèrent à Celano avant la nuit close. Vivaldi, à la prière de sa compagne, alla s’informer dans la ville s’il y trouverait un couvent où elle pût être admise le soir même ; mais il apprit qu’il n’y avait dans Celano que deux communautés de femmes, toutes deux fermées aux étrangers. Cependant Paolo, qui avait pris des renseignements de son côté, vint leur dire que dans une petite ville à peu de distance, sur les bords du lac, il y avait un couvent de femmes très hospitalier. Cet endroit, moins fréquenté que Celano, était par cela même plus convenable. Vivaldi proposa de s’y rendre et la jeune fille y consentit, malgré sa fatigue. Ils suivirent les contours de la baie, et parvinrent bientôt à la ville qui consistait en une seule rue bordant le rivage du lac. Ils se firent conduire au couvent des ursulines. La tourière alla avertir l’abbesse pendant qu’Elena entrait au parloir et que Vivaldi attendait à la porte pour savoir si elle serait reçue. L’abbesse fit inviter Vivaldi à venir lui parler, lui dit qu’elle gardait la jeune fille et l’adressa lui-même à un couvent de bénédictins du voisinage. Il prit alors congé d’Elena, non sans un certain serrement de cœur, quoique les circonstances ne fussent pas alarmantes. Elle-même éprouva un sentiment d’abattement lorsqu’elle se trouva de nouveau seule au milieu de personnes étrangères. Les attentions de l’abbesse ne l’en purent distraire ; il lui sembla qu’elle était pour les sœurs un objet de curiosité, et elle se hâta de se dérober à leur examen en se retirant dans l’appartement qu’on lui avait préparé.

Vivaldi fut bien reçu par les bénédictins à qui leur situation isolée faisait mieux apprécier la visite d’un étranger. Sensibles aux attraits d’une conversation dont ils étaient habituellement privés, l’abbé et quelques religieux veillèrent assez tard avec le jeune homme. Lorsque enfin il se fut retiré dans sa chambre, de nouvelles pensées vinrent en foule l’assaillir. Il ne songea plus qu’au malheur affreux qui l’attendait s’il venait à perdre Elena. Maintenant qu’elle avait trouvé un asile, il n’avait plus de motif pour observer la réserve qu’elle semblait lui avoir imposée. Il se décida donc à revenir dès le lendemain avec elle sur le sujet qui occupait toute son âme, et à lui exposer de nouveau toutes les raisons qui pouvaient le décider à serrer promptement les liens de leur mariage. Il ne doutait pas d’ailleurs qu’il ne trouvât facilement un prêtre disposé à bénir cette union qui assurerait enfin son bonheur et celui d’Elena, en dépit des efforts acharnés de leurs ennemis.