L’Italie dans l’œuvre de Henri de Régnier

Louis Bertrand
L’Italie dans l’œuvre de Henri de Régnier
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 594-610).


L’ITALIE
DANS L’ŒUVRE DE M. HENRI DE RÉGNIER

Quiconque est un peu familier avec l’œuvre de M. Henri de Régnier, — je ne dis pas seulement l’œuvre romanesque, mais aussi poétique, l’œuvre entière, — a dû être frappé de la place considérable qu’y tient l’Italie, et non pas seulement celle des grands paysages, des villes et des ruines illustres avec tout leur passé d’art et de civilisation, mais aussi l’Italie d’aujourd’hui avec sa figuration humaine, ses hôtels, ses lieux de plaisir, ses vieux palais toujours habités, — une Italie moderne vue, sentie et conçue d’une certaine façon.

Sur seize ou dix-sept romans qu’a écrits, jusqu’à ce jour, l’auteur des Esquisses vénitiennes, il y en a au moins la moitié dont l’intrigue se développe dans l’Italie du présent ou du passé, qui lui empruntent leurs personnages comme leurs décors, et qui enfin attestent un véritable culte, un enthousiasme à la fois esthétique et sensuel pour le pays de Tiepolo, de Longhi et de Casanova. Une prédilection si persévérante, si heureusement et quelquefois si magnifiquement exprimée, ne peut pas être l’effet d’une rencontre fortuite. Elle a dans le tempérament et l’éducation de l’auteur, dans sa sensibilité la plus intime, des causes profondes qu’il vaut la peine de dégager. Et enfin, elle a une signification directe ou symbolique, elle comporte ou elle sous-entend une conception hautaine et douloureuse de la vie, qui, peut-être, n’a pas encore été suffisamment mise en lumière.


Je le dis sans la moindre intention de critique : M. Henri de Régnier est un homme du passé, ou plus exactement un écrivain dont l’imagination se tourne amoureusement vers le passé. C’est son droit, c’est le droit de tout écrivain et de tout artiste, aussi bien que de l’historien. Notre domaine doit être illimité. Nous sommes les maîtres du temps comme de l’espace. Tout ce qui fut est de la réalité, et c’est encore de la vie. Rien de plus étroit et de plus pédantesque que le vieux préjugé des naturalistes, subi encore par beaucoup de romanciers d’aujourd’hui, lesquels se renferment de parti pris dans le présent, pour ne pas dire dans l’instantané, et sont persuadés qu’on n’exprime bien que ce qui tombe sous les sens. M. Henri de Régnier est d’un tout autre sentiment. Il prétend sentir et voir le passé aussi bien et même mieux que l’actuel et l’immédiat. En tout cas, c’est au passé, — à un certain passé, — qu’il a donné son cœur. Il ne reprend pied dans le présent qu’autant qu’il y retrouve la trace ou le fantôme de ce passé qu’il aime. Le Passé vivant, — c’est-à-dire l’histoire continuant à vivre et à se promener dans le monde sous des masques nouveaux et tout contemporains, — tel est le titre d’un de ses romans les plus italiens. Ce pourrait être le titre général de toute son œuvre.

Dans ce passé, toujours brillant pour lui d’une fraîche nouveauté, le siècle qu’il préfère entre tous, c’est le XVIIIe : époque de décadence sans doute, de corruption intellectuelle et morale, — il l’avoue avec détachement, — mais époque réellement exquise, où jamais peut-être on n’a poussé plus loin le goût de la volupté et l’art de jouir de la vie, où les passions les plus violentes, contrariées et bridées par l’étiquette mondaine, sont parvenues à un degré de concentration, ont donné un bouquet encore inconnu. Mais surtout époque faite à souhait pour la délectation de tous les sens et principalement pour le plaisir des yeux, où une élite humaine réussit à vivre réellement en décor et en beauté...

Toutefois, il importe de le remarquer, si l’atmosphère morale, où s’épanouit M. Henri de Régnier, est surtout celle du XVIIIe siècle, son décor favori, — son grand décor, — serait plutôt celui du XVIIe siècle. Les jardins où se plaît le poète de la Cité des eaux, comme le romancier de la Double maîtresse, ce sont les jardins de Versailles, ou les parcs des vieux châteaux de province, avec leurs nobles futaies et leur belle ordonnance à la française. Quand il nous parle du Roi, des dragons ou des galères du Roi, c’est tout de suite à Louis XIV que nous pensons, à un puissant monarque portant, sur une vaste perruque, un large feutre empanaché, galonné d’or, doublé de soie incarnadine ou couleur d’aurore. M. Henri de Régnier a un goût vif, une sorte de vénération pour la perruque. Celle qu’il admire et célèbre, ce ne peut être que la glorieuse perruque louis-quatorzienne, et non le misérable petit catogan, qui fut de mode sous le règne du Bien-Aimé. Il la veut ample et monumentale, frisée, annelée et toisonnante, chaude et douillette, capable d’abriter en ses flancs une poule couveuse avec sa nichée de poussins : (voir La Double maîtresse). Et, de même, il lui faut, pour embellir les perspectives de ses jardins, les palais et les colonnades du grand siècle, les architectures, les statues, les jets d’eaux et les cascades, les ordonnances végétales selon le grand style de Le Nôtre et de Mansart. Sa beauté, c’est celle de la statuaire et de la peinture d’alors, au visage enflammé d’incarnat et encore avivé par le fard, aux jambes nues sous le cothurne strictement lacé, la taille prise dans une cuirasse de parade toute bosselée de figures en relief, les lourdes lanières de cuir battant contre la cuisse, le casque en tête sous un bouquet de plumes héroïques, avec un air de gloire et de magnificence et des yeux ardents de désir... Une fête nocturne dans des bosquets embrasés, parmi des vasques ruisselantes, des ifs lumineux et des trophées, telle est l’impression que laissent certains passages de ses poèmes ou de ses romans. Cet écrivain moderne a un sens singulier de la grandeur, — le même que les artistes décorateurs du XVIIe siècle, à qui ne messied point même une certaine emphase.

Et ainsi, — qu’on me permette de le dire en passant, — personne n’aura plus contribué que M. Henri de Régnier, — si ce n’est M. Pierre de Nolhac, ou M. Alphonse Bertrand, dans leurs savantes publications sur Versailles, — à ramener le public vers cette grande beauté si française du Grand Siècle. Autant qu’ils l’ont pu, ils auront sauvé, pour quelque temps encore, cette merveille unique, que composent les palais et les jardins du Roi-Soleil. Je ne leur reprocherai qu’une chose, c’est d’avoir été peut-être encore trop timides dans leur admiration, d’avoir encore trop respecté ou ménagé le goût bourgeois d’aujourd’hui pour l’art Pompadour et Marie-Antoinette. Comment oser préférer le Petit Trianon à l’élégant et magnifique chef-d’œuvre de marbre rose qu’est le Trianon de Mansart ? Y a-t-il au monde rien de plus beau que la façade du Palais vu du Tapis-Vert ou des rampes de l’Orangerie ? Quel buste du XVIIIe siècle, même le plus pétri de grâce et d’intelligence, peut soutenir la comparaison avec le Louis XIV de l’Œil-de-bœuf ?...

Mais il suffit de lire M. Henri de Régnier pour savoir que personne n’est plus sensible que lui à la splendeur de ce décor-là. Saluons avec lui ne fût-ce que la vision rapide que voici, surgie et encadrée, un instant, dans la portière d’un wagon ; « Par une éclaircie subite, se découvrait un spectacle admirable et fugitif. En cuirasse, les jambes nues, le profil sortant d’une vaste perruque, monté sur un cheval de marbre, un cavalier à la romaine galopait sur son piédestal. Il maîtrisait d’une main royale son coursier cabré vers la gloire. Derrière lui, au bout d’une étendue d’eau plate, dans un cadre de gazon, s’élevait une puissante terrasse. Elle surgissait, solide et massive, dans la brume et portait, isolé sur le ciel gris, un palais de magicien. Il ne semblait pas fait de pierre, mais d’une matière enchantée et composé d’une sorte de vapeur architecturale et sublime. Il se dressait souverain, grandiose et triste. C’était Versailles... »


Nous voilà bien loin de l’Italie, semble-t-il. Nous allons nous en écarter davantage encore, mais pour y revenir plus sûrement, — d’un esprit plus lucide et plus averti, — avec M. Henri de Régnier.

Si amoureux de Versailles, si grand décorateur qu’il soit, il n’aime point, au fond, le décor pour lui-même, pas plus qu’il n’aime pour eux-mêmes le XVIIe ou le XVIIIe siècle. Il est un sensuel et un voluptueux. Ce qu’il cherche en ce passé, c’est l’époque et le milieu où la volupté de vivre s’est le mieux épanouie, a été le moins contrariée. Les palais et les jardins de l’ancienne France lui offrent le décor approprié à l’existence qu’il rêve. Mais cette existence même, qu’il veut paisible avant tout, exempte du souci des affaires, de l’ambition et de la politique, abondante en félicités de toute sorte, surtout de félicités matérielles, il la trouve réalisée dans l’ancienne vie de château, l’heureuse vie provinciale du vieux temps, qui avec bien des agréments de la vie de cour, avait encore sur celle-ci l’avantage d’être infiniment plus confortable, plus calme, plus réglée, plus propice aux plaisirs à la fois solides, secrets et charmants.

Et ainsi ce Parisien d’adoption, ce mondain, est, dans le fond de son cœur, par une prédilection marquée, et aussi par l’influence persistante de l’éducation première, — un provincial, qui adore l’ancienne province française, toute une civilisation, évanouie sans doute aujourd’hui, mais dont il a pu saisir un reflet chez de vieux parents ou de vieux amis, qui en furent les contemporains. Comme Barbey d’Aurevilly, Henri de Régnier est Normand, c’est-à-dire qu’il nous vient d’une de nos provinces les plus conservatrices, une de celles qui non seulement ont le mieux gardé les vieux usages et les vieilles mœurs, mais qui sont les plus originales, les plus fortement caractérisées. Ainsi s’explique peut-être qu’il ait peint à merveille les hobereaux de l’ancien temps, tout comme Barbey. Il n’a pas eu besoin, comme l’auteur du Chevalier Destouches, de les voir de ses yeux. Par delà deux siècles révolus, il les rejoint à force de sympathie et de ferveur imaginative, il est leur ami, leur voisin de campagne, leur petit-fils ou leur cousin-germain. Quoiqu’il ne cache rien de leurs ridicules, de leurs vices, de leur brutalité, voire de leur grossièreté rustique dissimulée sous les belles manières ou les galants atours, on peut dire qu’il les aime, qu’il les peint avec l’amour du peintre pour un riche et beau modèle. Et cela sans nul retour offensif (comme chez Barbey) contre les mœurs ou les hommes de la France nouvelle. Aucune aigreur, aucune morgue, nul anathème jeté au présent : il l’ignore, voilà tout.

Et, à ce propos, il n’est sans doute point inutile de rappeler combien les romans de M. Henri de Régnier sont étrangers à la plupart des sujets qui passionnent les Français de ce temps : ni la question sociale, ni la question religieuse, ni le divorce, ni la repopulation, ni le régionalisme, ni quoi que ce soit qui touche à la politique, rien de tout cela n’a accès dans son œuvre. Cela semble ne pas exister pour lui. Il a encore rétréci le cercle où se meut la tragédie classique, même la tragédie racinienne, qui admet la politique et l’histoire. Pour lui, il n’y a que l’amour, ou la volupté. C’est son unique sujet. De même son univers ne contient que des palais, des châteaux, de beaux jardins, des salons, des bosquets et des kiosques, des grands seigneurs et des hobereaux, des soubrettes et des valets, généralement « fripons, » — enfin des hommes de loisirs et de culture, avec un peuple de serviteurs qui glissent ou qui papillonnent silencieusement autour d’eux, — des êtres passionnés pour qui la passion et le plaisir sont le tout de l’existence.

Encore une fois, je rappelle ce trait sans la moindre arrière-pensée de blâme. Le romancier est libre de se tailler un monde au gré de sa fantaisie, et, si par scrupule d’artiste attentif à la qualité de sa matière, à la pureté de la couleur et de la ligne, il rejette tels sujets comme impurs ou vulgaires, ou seulement comme contraires à son esthétique, on ne peut qu’approuver en lui une conscience si délicate, ou un si juste sentiment de ses limites.

Il faut se hâter d’ailleurs d’ajouter que, dans ce sujet volontairement restreint, Henri de Régnier a su découvrir des richesses insoupçonnées. Le cadre un peu fermé de ses châteaux et de ses jardins, de ses palais et de ses villes esthétiques, renferme un peuple de personnages, dont les silhouettes ou les âmes sont aussi vivantes que leurs costumes et leurs gestes sont pittoresques. A côté de ses grands seigneurs, de ses hobereaux, de ses comtesses d’Escarbagnas, il a des médecins, des apothicaires, des militaires, des abbés, des évêques, des comédiens, des courtisanes, qui toutes et tous portent la marque de leur temps et qui, cependant, semblent d’hier ou d’aujourd’hui, tellement le romancier les a dessinés avec amour. Il n’oublie même point, parmi eux, ceux qui paraissent les plus ternes et les plus incolores, de même qu’il n’oublie pas dans la description de ses gentilhommières, l’office, la cuisine, l’écurie, voire la garde-robe, ou encore l’herboristerie qu’emplit l’odeur fade des linges à compresses ou des simples desséchés. Il arrive même que ces personnages de physionomie ingrate prennent, à de certains moments, sous sa plume, un relief singulier et, par la magie du poète, se haussent presque jusqu’au mythe et jusqu’au symbole.

Tel est le vieux monsieur Le Mélier, ancien avocat au Parlement, qui, retiré à la campagne, n’a plus d’autre distraction que de juger des procès imaginaires, ou de jouer de la vielle pour lui tout seul. Un soir de fête rustique, on le trouve sur le pré, faisant danser les valets et les paysans... « C’était M. Le Mélier qui menait le branle. Grimpé sur un tonneau enrubanné et enguirlandé de lierre, le grave magistrat jouait de la vielle infatigablement. Il marquait la mesure du pied et de la tête, tandis qu’autour de lui les couples se trémoussaient, et, dans la nuit toute claire de flambeaux, on entendait sur le sol le bruit des sabots et des gros souliers se mêler dans l’air au grondement du bourdon et au nasillement de la niargue. Et M. Le Mélier ne cessa pas jusqu’au matin de faire se démener tout ce monde au son de sa bonne vielle de Gannat... »

Ainsi, le vieux conseiller, débarrassé de sa houppelande et de ses galoches habituelles, est devenu le vieillard Silène, à cheval sur son tonneau, au milieu de ses Ménades et de ses Ægypans. De même encore, dans la Pécheresse, ce petit libertin de La Péjaudie, juché, la flûte aux lèvres, sur un chariot de galériens, finit par évoquer le Satyre de Victor Hugo, dont le front touche les étoiles...

N’est-ce pas bien significatif, cette tendance du romancier-poète à mêler des images antiques au récit d’aventures toutes modernes, à pousser jusqu’au mythe gréco-latin des esquisses ou des portraits de personnages tirés des entrailles du vieux sol gaulois ? Des fantômes d’Italie et de Grèce semblent flotter à la lisière de ses parcs et de ses jardins à la française...


Et nous voici, par un détour nécessaire, au cœur de notre sujet.

Pour peu qu’on réfléchisse sur les considérations qui précèdent, la conclusion suivante s’impose : c’est parce que M. Henri de Régnier a profondément aimé cette France du passé, parce qu’il a été si provincial, si Normand, si Français du XVIIe et du XVIIIe siècle, — c’est pour cela qu’il a tant aimé l’Italie.

Il l’a aimée d’abord comme les Français de l’âge classique et encyclopédiste, — et pour les mêmes raisons. Il l’a aimée, au point de s’expatrier quelquefois et d’y élire domicile, à l’exemple d’un de ses héros les plus singuliers, cet énigmatique M. de Galandot, dont la silhouette falote traverse toute l’intrigue de la Double maîtresse : non pas seulement parce que le décor français qu’il préfère nous est venu directement d’Italie, mais parce que, nulle part plus que dans cette Italie du XVIIIe siècle, on n’a pratiqué ce culte épicurien et déjà romantique de l’amour pour l’amour, de la volupté pour la volupté. L’Italie prolonge pour lui la France galante et charmante du temps de Watteau, de Marivaux et de Boucher. Elle en est, en quelque sorte, l’achèvement et le couronnement. Rien de factice, et, en un certain sens, rien de romantique dans ce culte et cette prédilection. Je veux dire qu’il n’y entre rien de nostalgique ou d’exotique. Henri de Régnier n’a pas à revenir vers on ne sait quel Eldorado fantastique, quel Éden perdu ; il n’est pas l’étranger, le badaud qui s’extasie devant des spectacles insolites ou inconnus. En Italie, il se sent chez lui, comme en France. C’est le pays où il se trouve bien. Pressez-le un peu : il vous avouera que c’est celui où il se trouve le mieux.

Oui, il est chez lui, parce que, à ses yeux, l’Italie, c’est encore de la France, — une France plus chaude, plus colorée, plus violente aussi et plus dévergondée, mais d’une fantaisie ignorée chez nous. Ecoutez de quel accent il en parle à travers la confession d’un de ses personnages !... « L’Italie ! l’Italie ! Il l’avait vue dans les gouaches de Hubert Robert et dans les sanguines de Fragonard, avec ses ruines et ses palais, ses jardins et ses arcs de triomphe, ses fontaines et ses cyprès. Elle était venue à lui avec les fêtes vénitiennes de Watteau, avec ses comédiens et ses comédiennes, avec Colombine et Mezzetin, Pantalon et Scaramouche. Il l’avait retrouvée chez de Troy et Coypel. Le petit masque des bouffons de Bergame ne couvrait-il pas, de son demi-visage de taffetas, le sourire épicurien et voluptueux de la Régence ? N’avait-elle pas été, durant le siècle, les délices des amateurs et des numismates ? Il y avait suivi en pensée le comte de Caylus et l’abbé de Saint-Non. Il avait accompagné Jean-Jacques chez la Padoana. Il avait soupe à Venise, en carnaval, avec les sept rois de Candide... L’Italie, c’était l’abbé Galiani mimant dans les salons de Paris ses anecdotes napolitaines, sa perruque à la pomme de sa canne, — et Cagliostro éblouissant les dupes avec ses bijoux, ses plumets, ses carrosses et son jargon sicilien... »

Il est certain qu’à aucune époque les relations des deux pays n’ont été plus intimes qu’au XVIIIe siècle. Or, dans cette Italie, qui est de la France, — ou dans cette France, qui est de l’Italie, — Henri de Régnier va chercher instinctivement ce qui lui a plu dans sa province, ce qu’il a admiré dans son XVIIe ou son XVIIIe siècle natal. Et ce sera l’Italie du passé, — bien entendu.

De même que pour la France moderne, pratique et positive, il ignore tout, il veut tout ignorer de l’Italie contemporaine. On s’en est scandalisé, les Italiens surtout. Comme les Espagnols, comme les Grecs, les Arabes ou les Turcs eux-mêmes, ils sont furieux quand on a l’air de ne louer d’eux que leur passé, de considérer leurs pays comme des musées où tout est mort, catalogué et mis sous vitrine. Ils sont fiers de leur effort actuel et ils envahissent triomphalement l’avenir. Gabriele d’Annunzio, quand il célèbre l’Italie du moyen âge ou la Venise des Doges, y met surtout en lumière des exemples singuliers d’énergie, voire de férocité guerrière, des types de surhumanité qu’il propose à l’imitation de ses compatriotes. Ce qu’il exalte surtout dans sa Venise, c’est l’Italie de l’avenir, l’Italie maritime, la Maîtresse de la mer... Une telle façon de concevoir les choses est assurément aussi légitime qu’admirable. Celle de M. Henri de Régnier n’en est pas moins plausible. Et, s’il admet la première, comme je n’en saurais douter, il réclame la même indulgence pour la sienne. Dans son idée, et dans celle de son lecteur, l’Italie qu’il dépeint est aussi vivante, peut-être même davantage, que celle du présent. En tout cas, l’essentiel est qu’il la sente et qu’il nous la rende comme telle.

Et, à ce sujet, il n’est sans doute pas inopportun de rappeler ce qu’il faut entendre, ce que j’entends quant à moi, par la vie en art et en littérature. Certains critiques se sont appliqués à déformer ma pensée, en m’attribuant je ne sais quel culte orgiastique de la vie, — « la Vie, » par une Majuscule, — la vie à laquelle je sacrifierais tout : la raison, l’intelligence, le goût, la beauté et je ne sais quoi encore. J’admettrais en art les pires difformités, horreurs, anomalies, ou vulgarités, sous prétexte que cela existe, que cela est de la Vie...

Mais c’est confondre le vivant avec le réel, la vie avec la nature. La vie, pour moi, est déjà une pensée, un art, un ordre et une tradition. Choisir dans le réel ce qui vit, — et l’art est essentiellement un choix, — c’est choisir ce qui porte les marques mêmes de la vie : l’organique, l’ordonné, l’intelligible, l’harmonieux, le traditionnel. Tout le reste doit être écarté, passé sous silence, ou subordonné, comme voisin du non-être... Et la vie n’est pas enfermée dans l’instant qui passe. Elle totalise tout le passé, comme elle est grosse de tout l’avenir. Ainsi, tel héros du passé, dont l’action se perpétue et se perpétuera indéfiniment, — un Louis XIV, un Napoléon, — est beaucoup plus vivant que les plus agités de nos contemporains...

M. Henri de Régnier se rallie, j’en suis sûr, à cette conception de l’art. Du moins, l’Italie vivante qu’il aime et qu’il nous décrit est une Italie de choix, dont il a démêlé quelques traits essentiels, particulièrement dignes à ses yeux d’admiration et d’amour. Cela vit toujours, parce que c’est le meilleur, c’est ce qui subsiste et subsistera de tout l’effort d’une race et d’une civilisation. Il célébrera donc de l’Italie son éternel décor de beauté, ses fresques, ses tableaux, ses statues, ses architectures, toutes ces belles formes qui, depuis la Renaissance, ont servi de modèles à notre art, à nos châteaux de Loire et de Touraine, à nos Versailles et à nos villes parlementaires. Et puis, — et surtout, — la volupté, la passion tragique et contenue, rendue plus violente par cette contrariété même, ou bien l’irruption de l’instinct au milieu des mœurs les plus raffinées. Enfin, la simple douceur de vivre, — sous un beau ciel, parmi les créations les plus magnifiques de l’art, parmi des êtres joyeux, ardents, simples, et que nul préjugé n’embarrasse.


De l’Italie ainsi vue et conçue presque tous les aspects figurent dans l’œuvre romanesque ou poétique de M. Henri de Régnier. Ses livres composent une sorte de panorama des beautés voluptueuses et décoratives de la Péninsule. Il est à noter que l’Italie sévère, méditative ou mystique, celle de Dante, de Machiavel, de Pétrarque, — la Florence athénienne par exemple, — est à peine indiquée chez lui et qu’il n’y fréquente guère. A Rome même il néglige l’antiquaille, ou, s’il l’évoque un instant, c’est à la façon de Piranèse, ou tout simplement pour le plaisir d’écrire sur cet étrange paysagiste des phrases comme celles-ci : « Ses planches de monuments et de ruines sont admirables. Mais il nous a conservé aussi les visions de son sommeil et de ses rêves. Toute cette architecture devenait dans son esprit nocturne une sorte de cauchemar. Ses songes étaient hantés d’un entassement inouï de blocs, d’un enchevêtrement de colonnes, d’arcs de triomphe, de temples, de labyrinthes. Il s’en dégage de l’angoisse, de la terreur. On se perd à errer dans ces Forums de visionnaire, dans ces Colisées d’halluciné, en ces Catacombes de fou, dans le chaos vertigineux de cette apocalypse d’archéologue... »

Au fond, ce qui, dans la Ville Eternelle, attire Henri de Régnier, comme d’Annunzio, c’est la Rome papale de la Renaissance et de l’âge classique, celle des Médicis, des Barberini, des Lambertini, la Rome qu’il a esquissée dans la Double maîtresse : — la Trinité des monts, la Place d’Espagne, avec son escalier monumental, aux rampes fleurdelysées, présent de l’ambassadeur du Roi Très chrétien au Sénat et au Peuple romain, les fontaines aux beaux noms sonores comme leurs ondes perpétuelles, les jardins des villas, — et cette étonnante Place du Peuple, dont les chaudes colorations orangées et vermeilles sont une surprise et un émerveillement, — et Monte-Cavallo, avec ses colosses, son obélisque, les lances et les panaches neigeux de ses jets d’eau au clair de lune... Et la vie qu’on menait à Rome en ces siècles bénis et de tout repos : les chaises de poste des étrangers, les carrosses et les parasols écarlates des cardinaux. Et aussi la populace du Vélabre et des quais du Tibre : les matelots, les filles, les ruffians, les cicérones... Par-dessus tout, la volupté romaine : un sorbet ou un fruit dégusté sur une terrasse, à l’ombre d’une treille ou d’un figuier, par un après-midi de grand soleil...

Mais cette Rome elle-même, cette Rome cléricale et galante, est encore trop austère au gré d’Henri de Régnier. Il en est pareillement des petites villes ombriennes ou étrusques, comme cette Viterbe « aux placettes silencieuses, où coulent des fontaines en des vasques usées, où les maisons sombres et serrées regardent le passant avec une mine renfrognée, où les habitants portent la cape montagnarde et considèrent l’étranger avec une hautaine méfiance... » Le poète se borne à noter ces silhouettes entre deux trains. En revanche, à Naples, il se délecte et s’épanouit. Ce qui l’enthousiasme, c’est moins la Naples grouillante et trop commerçante d’aujourd’hui, que la Naples du XVIIIe siècle, — toujours, — celle de Casanova, ce type si pittoresque et si extraordinaire d’aventurier, en qui Henri de Régnier incarne l’idéal de certains de ses héros. Pour eux le chevalier de Seingalt représente tout ce qu’ils aiment et tout ce qu’ils auraient voulu être : le monde, les cours, les grandes villes de plaisir, le joueur, le séducteur, le coureur d’aventures, l’homme masqué qui évolue mystérieusement à travers tout un labyrinthe d’intrigues... Quelque part, l’un de ces personnages imagine de refaire pour son compte l’odyssée de Casanova, « de visiter Naples, Rome, Venise et les autres villes casanoviennes. » En tout cas, c’est par les yeux de l’irrésistible chevalier que M. Henri de Régnier se plait à voir Naples, — une Naples défunte, bien entendu : « L’imagines-tu avec ses rues étroites où s’agitait la cohue populaire, où se coudoyaient les coureurs et les laquais, les bouffons, les abbés et les soldats, tout un monde bariolé, vêtu d’habits brodés et d’oripeaux, de guenilles et d’uniformes, grouillant sous le soleil, se querellant, s’abordant, vociférant parmi les épluchures, la poussière, les odeurs, dans la fumée des cuisines, avec des cris, des jurons, des chants ? Les vois-tu... accoudés à ce balcon, au-dessus de la ville de péché, pleine de femmes, de courtisanes, de proxénètes, de castrats et de bardaches, au temps où les grands carrosses de cour roulaient sur les dalles plates et où venaient s’ancrer dans le port les rouges galères d’Espagne ?... »

Nous voyons tout cela, en effet, grâce au coup de baguette du magicien. Pourtant, le romancier a beau fouetter son imagination : la ville moderne offusque encore trop les fuyantes visions du passé où s’amuse sa fantaisie. De semblables froissements l’attendent dans les autres villes italiennes, sauf peut-être à Palerme, qu’il a décrite amoureusement. Où donc trouver une cité illustre, toute relevée d’art et de beauté, qui lui épargne ces contacts désagréables et qui, en même temps, lui offre ce qu’il cherche avec passion — l’Italie du XVIIe et du XVIIIe siècle toujours vivante, ou, pour reprendre le titre d’un de ses meilleurs romans, titre véritablement symbolique de son œuvre entière : Le passé vivant ?...

Or cette ville merveilleuse existe : Venise ! Pour Henri de Régnier, on peut même dire qu’il n’existe que Venise, — Venise et ses entours, sa campagne, ses canaux somnolents, ses villas patriciennes, peuplées de statues mythologiques, de grottes et de rocailles, ses petites villes aux nobles architectures palladiennes : Vérone, Bergame, Vicence, — Vicence qui lui a fourni le cadre de l’Illusion héroïque de Tito Bassi, — enfin tous ces brillants ou charmants satellites de la Cité anadyomène...


Venise ! Quelle gageure ! Y a-t-il, au monde, une ville, plus banalisée par les touristes, plus fatiguée par la description littéraire ! Comment rajeunir ce lieu commun descriptif et sentimental ? Comment découvrir du nouveau dans ce « déjà vu, » — qu’on a même trop vu ? M. Henri de Régnier l’a tenté, et il y a réussi. Pour lui, ce n’est plus une gageure, c’est la chose la plus naturelle du monde. Très simplement, sans embarras ni grands mots, — sans se mettre, comme on dit, en habit pour la circonstance, — il nous a dépeint une Venise neuve, marquée du moins à son empreinte personnelle, et qui, grâce à lui, est devenue un des châteaux de l’imagination, à côté de la Venise de Théophile Gautier, de Musset, de Barres, de Gabriele d’Annunzio.

D’abord, il l’a vue, comme Naples, à travers le mirage littéraire et romanesque des Mémoires de Casanova : ville des masques, du carnaval, des joueurs de pharaon, des parties tragiques en gondole, des mystères ensevelis dans les ténèbres des Plombs ou dans les eaux dormantes des petits canaux. Ecoutez-le nous parler de cette ville de rêve, pourtant plus réelle que beaucoup d’autres parce qu’elle vit immortellement dans tous les cœurs passionnés et dans toutes les imaginations sentimentales : « Nous ne manquions, dit un de ses héros, aucun des divertissements qu’offre la Ville Voluptueuse. Que d’heures avons-nous passées aux parloirs des couvents de nonnes, à regarder leurs guimpes entr’ouvertes et à écouter leur babil en goûtant des sucreries sèches et en buvant des sorbets ! Que de nuits employées, assis aux tables de pharaon, à perdre notre or, ou à gagner les sequins d’autrui ! Que de fois, au temps de carnaval, avons-nous parcouru la ville, en folâtrant et en gambadant ! Au sortir des mascarades, nos manteaux frôlaient les murs des rues étroites. Les étoiles pâlissaient à l’aube du ciel et, quand nous arrivions aux quais, l’air salin gonflait nos vêtements autour de nous, et nous sentions, sous nos masques peints, à nos visages échauffés, le souffle de sa caresse matinale... »

Les plaisirs de la Ville Enchantée, c’est d’abord ce que Henri de Régnier a vu de Venise. Et puis, comme son Tito Bassi, comédien à la tête exaltée, qui prend trop au sérieux les décors de théâtre, il s’est fait une raison. Il s’est résigné à constater que la fête galante est finie, les feux d’artifice et les lustres éteints. Ce passé délicieux est loin de nous. Il faut se contenter d’en recueillir pieusement les restes, de goûter ce qui en subsiste. En reste-t-il quelque chose, vraiment ?... Mon Dieu, oui ! presque tout ! Regardons bien ! il en reste Venise presque tout entière, non pas seulement celle des musées et des antiquaires, à la vie antique et toujours jeune, celle des gondoles et des lieux de flânerie, mais toute une Venise aristocratique et populaire, dont les types ont été consacrés à jamais par la Commedia dell’ arte.

La Comédie ! Les Italiens ! Le Carnaval de Venise ! Mots magiques qui faisaient perdre la tête à nos pères ! Dans toutes nos vieilles villes de province, il y a une place de la Comédie, dont le nom seul affola des générations de jeunes femmes, de jeunes gens et de militaires. La Comédie et le « Rendez-vous des officiers, » c’étaient les deux pôles des élégances citadines d’alors. Qu’on se rappelle, dans les Mémoires de Gœthe, l’arrivée des comédiens français à Francfort, la fièvre de plaisir et de frivolité que la seule présence de Mignon et de sa troupe communiquaient à ces honnêtes Allemands. Qu’on songe enfin à la vogue de la peinture de Watteau et de ses figures masquées. La mascarade, le masque répondent à des instincts profonds et permanents de l’âme humaine. Traverser la vie sous un voile ou sous un visage d’emprunt, la traverser sans y prendre part, en inconnu, en errant, en ne cueillant d’elle que ce qu’elle a de plus exquis ou de plus enivrant, c’est toujours, plus ou moins, le rêve secret de nous tous !... oui, de nous tous ! même des mystiques et des saints.

Henri de Régnier sent cela très profondément. Ainsi s’explique sa tendresse complaisante pour les marionnettes de bois ou de carton de la comédie italienne. Depuis Théophile Gautier, qui lésa célébrées avec plus de lyrique enthousiasme ?... « Oh ! l’amusante troupe qu’ils formaient, en leur assemblage bariolé !... Il y avait là Pantalon, avec son pourpoint de drap rouge et sa grande robe de drap noir, et, auprès de Pantalon, Brighella et Tartaglia : Brighella tout habillé de blanc et chamarré de passementeries vertes, avec son masque à moustaches, son escarcelle et son poignard ; Tartaglia, en drap vert, rayé de jaune, et portant sur le nez de grosses lunettes bleues. Il y avait là le noir Scaramouche à la figure enfarinée... et le blanc Pulcinello, masqué de noir sous son chapeau de feutre gris... et Rosaura et Giacometta, et Coraline à la jupe de soie verdâtre... et l’élégant Lélio, et Mezzetin et Arlequin et Colombine, Arlequin avec son masque, son serre-tête et sa mentonnière noire et qui arborait au chapeau une queue de lièvre et qui saluait gravement de la batte trois personnages du carnaval de Venise... tandis qu’au milieu d’eux un Centaure cambrait fièrement son torse d’homme barbu sur un corps de cheval aux sabots de corne... »

Mais ils vivent toujours, ces types ! M. de Henri de Régnier les retrouve sur les places et les placettes, au tournant de tous les calli de Venise ! Il entre dans un café, — et voici que surgit devant lui « un grand diable maigre et dégingandé, un vrai Vénitien du temps de la Sérénissime République, du temps de Gozzi et de Casanova... Il a le visage long et jaune, muni d’un grand nez dont se rapprochent deux yeux fureteurs et vifs et qui domine une bouche mince et sinueuse, à la fois bavarde et secrète. De ce visage il semble masqué. Cela lui donne une mine de comédie où il y a de la verve, de la finesse et du mystère... » Et cet étrange revenant, c’est le signor Tiberio Prentinaglia, antiquaire et guide à l’occasion, pour qui la plus moderne et la plus contemporaine Venise n’a point de secrets ! A côté de lui, passent, ou bien défilent dans sa boutique, des types de millionnaires ou de désœuvrés non moins modernes, en qui l’imagination sagace du romancier découvre et ressuscite les grands seigneurs étrangers ou les sénateurs vénitiens d’autrefois, — les amants qui, comme Candide, trament par les canaux leur désespoir d’amour, et qui, finalement abandonnés, se consolent à la façon de Pâquette et de Frère Giroflée, — la mort dans l’âme !...

Bien moins que cela suffit pour émouvoir l’évocateur, le charmer ou le contenter : la seule douceur de vivre dans une ville silencieuse, où tout caresse la fantaisie et les sens, où tout les exalte. Être simplement un citoyen de Venise, y être chez soi, y avoir dans sa poche la clé de son logis, cela comble tous ses désirs. Il n’aspire à rien de plus qu’à jouir d’une chambre ou deux, dans une vieille maison, sur un canal écarté et paisible, une vieille maison aux murs stuqués, aux plafonds peints de couleurs tendres ou éclatantes, aux meubles ventrus et surchargés d’applications et de dorures, avec un lustre de verre filé, un portrait masqué de Longhi, un buste ou un bibelot sur une commode, un écritoire, un plateau de laque, une coupe de Murano... Et puis, au sortir du vieux logis, s’en aller flâner chez l’antiquaire, boire un punch au kermès sur les banquettes de velours rouge du café Florian, en fumant un Virginia et en considérant, à travers la plaque de cristal qui le protège, le Chinois peint à fresque sur le mur... De là, s’en aller prendre le soleil et promener sa mélancolie dans quelque jardin minuscule et secret. Henri de Régnier connaît tous les jardins de la ville et de ses faubourgs. Il les a chantés et décrits en traits inoubliables. Rien qu’avec les pages qu’il leur a consacrées, on pourrait composer une anthologie pleine de couleurs, de lumière et de parfums, qui s’intitulerait : les Jardins de Venise.

Par-dessus toutes ces images brillantes flotte comme un voile d’illusion triste et douce... La lagune, à l’infini, se moire de toute la féerie de ses nuances ; au loin, le dôme de la Salute resplendit comme au bout d’une avenue triomphale. Les cloches de l’Ave Maria roulent sur l’eau morte leurs ondes sonores. C’est une minute délicieuse, presque divine. Et puis les mouvants tissus de reflets et de vapeurs se défont, pâlissent, s’évanouissent, la symphonie des cloches n’est plus qu’un murmure dans le vent. Devant le crépuscule qui tombe, les yeux assombris se tendent vers la splendeur éteinte, le cœur abandonné et vide sanglote et se désespère. Rien ne lui est plus, rien n’est plus... Rien n’est...


Cette impression finale que nous laisse l’Italie d’Henri de Régnier, elle rejoint l’impression de désenchantement et de nihilisme épicurien qui se dégage de son œuvre tout entière.

Ses amants de Venise, comme ses amants de Rome, ou périssent de maie mort, ou meurent sans gloire, à la façon du pauvre M. de Galandot, — ou bien, ce qui est pis, ils se résignent à la médiocrité, à l’esclavage, à une sorte d’infamie décente, pour sauvegarder au moins le misérable bien-être dont ils ne peuvent plus se passer. Les grandes amoureuses de ces aventures passionnelles font presque toutes le mariage d’argent avec le vieillard riche ou le quadragénaire maniaque et fortuné qui assure le yacht et l’automobile. Les amoureux ingénus, comme le naïf Pierrot épris de la perfide Colombine, sont habituellement assassinés par les amants ou les entreteneurs de ces dames. Dans le Passé vivant, le comte Ceschini, qui a rêvé d’être un aventurier héroïque et qui promène par le monde une tête de condottiere sans emploi, finit à Paris, loin de ses villas, de ses palais, de ses terres et de ses vassaux, dans l’esclavage d’une vieille maîtresse qui est une maîtresse-femme : Hercule en redingote aux pieds d’une Omphale sexagénaire et décrépite...

Si l’on songe à cette déception perpétuelle que le romancier inflige à ses personnages comme aux propres élans de son cœur et de sa fantaisie, une tristesse infinie vous pénètre. De tant d’excursions à travers un des plus beaux pays du monde, à travers les merveilles de l’art et les gloires du passé, qu’est-ce qu’il nous rapporte ? Qu’est-ce qu’il offre à notre avidité de voir et de savoir, de jouir et d’aimer sans fin ?... Quelque chose comme l’urne de bronze vert, qui, dans la Double maîtresse, reste seule à attester l’existence de l’infortuné et inconsistant M de Galandot. Ses héritiers l’ont placée dans un parc, au centre d’une colonnade, non point par une piété particulière à la mémoire du pauvre homme, mais parce que la mode du jour est aux urnes et aux sarcophages... « La colonnade élevait un demi-cercle de fûts à cannelures autour d’un socle de pierre en forme de tombeau, sur lequel reposait une grande urne de bronze vert, celle que M. de Galandot avait jadis trouvée près de la Porte Salaria et que l’abbé Hubertet avait léguée à François de Portebize. Parfois une colombe venait s’y percher un instant. On entendait, sur le métal, le grincement des pattes écailleuses ou le frottement du bec de corne. Puis l’oiseau s’envolait, et le vase restait seul debout... »

Cette urne solitaire, elle apparaît comme le symbole, non pas seulement de l’œuvre italienne, mais de toute l’œuvre douloureuse et splendide d’Henri de Régnier. Oui, c’est bien ainsi que nos neveux la verront : un beau vase de Versailles ou de la Villa Pamphili, vase de marbre ou de bronze, aux flancs duquel l’artiste a sculpté des nymphes et des satyres, des scènes de bacchanales, des triomphes de divinités, et qu’on a posé sur un hautain piédestal, au milieu d’une pelouse et d’une colonnade. Des statues et des architectures admirables, de grandes perspectives royales, peuplées de couples amoureux et de silhouettes héroïques, se groupent et s’ordonnent autour de l’urne altière, qui, de sa bouche béante vers l’azur, semble vouloir aspirer tout le ciel. Mais cette bouche est éternellement insatisfaite, ces larges flancs de marbre ou de bronze, sous les divines broderies des sculptures, ne recèlent qu’un peu de terreau noir et d’herbes sèches. Au cœur du beau vase, c’est un vide affreux.

Ce contraste entre le vide du dedans et les magnificences du dehors, entre la solitude de l’âme humaine, le néant de son effort et la folie de ses rêves, l’essor éperdu de son désir, c’est là une émotion d’art poignante et déchirante qu’aucun romancier et qu’aucun poète ne nous ont donnée avec plus d’acuité, d’intensité, — ni de splendeur, — que M. Henri de Régnier.


LOUIS BERTRAND.