L’Italie d’hier/TPaysage d’hiver de la banlieue de Florence

Charpentier & Fasquelle (p. 151-155).

PAYSAGE D'HIVER DE LA BANLIEUE DE FLORENCE

Un soleil au rayonnement éblouissamment clair, des ombres portées ayant la cernée d’une tache d’encre sur du papier ; dans un air sec, pas le voile, pas la gaze flottante d’une vapeur, et pas de fuite de plans, et pas de lignes perdues, effacées, brouillées, et pas d’horizon défaillant : — une silhouette des choses, âpre, crue, brutale.

Au loin un amphithéâtre de collines, comme découpées à l’emporte-pièce sur un azur profond, immobile, solide, pareil à un mur d’outre-mer. Tout près, une campagne mamelonnée, bondissante, où sur une terre de cendre, la verdure grise de poussière des oliviers a des lumières d’argent bruni, qui, des oliviers vont jouer, comme dessus des verdures de zinc, sur les massifs d’arbres verts, les haies d’un lierre sombre, les cactus jaillissant des fissures de vieux murs. Et là, dans ce bain de lumière aiguë, en la montée et la descente de ces petits chemins, tout le long, bordés de noirs cyprès, à un détour, l'œil du promeneur imaginatif a, parfois, comme l’illusion d’entrevoir, une seconde, le chaperon rouge du poète florentin, cherchant les beaux et grands vers italiens de sa Divine Comédie. Cette cour du grand-duc Léopold II est si bourgeoise, si aimablement bourgeoise, qu’elle a donné trois idées à notre compagnon de voyage, Louis Passy : la première, d’y aller en parapluie, la seconde d’y prendre ostensiblement des notes sur un calepin, et la troisième, aujourd’hui, où nous sommes à la veille de partir, d’y mettre des cartes, avec P. P. C.

Un repère pour constater l’âge des vieux tableaux italiens : l’écartement des yeux[1]. De Cimabué à la Renaissance, les yeux vont, de maître en maître, en s’éloignant du nez, perdent le caractéristique du rapprochement byzantin, regagnent les tempes, et finissent par revenir chez le Corrège et chez André del Sarte, à la place où les mettaient l’Art et la Beauté antiques.

Comme je développais, assez éloquemment, des idées, sur les points de rapprochement entre nations, des races latines, et des sympathies, que ces points de rapprochement devaient amener entre les Italiens et les Français, mon interlocuteur toscan, un avocat très distingué, eut une espèce de rire muet, légèrement ironique, et après un silence, me jeta ces paroles : « Monsieur, je crains bien, qu’à ce sujet, vous ayez des illusions… de complètes illusions… Du reste, l’expérience vous est facile à faire… et vous pouvez vous convaincre, dans le premier salon venu d’ici, où il y aura un Français et un Anglais, que l’Italien ira, instinctivement, à l’Anglais. »

Et ce rire muet, et ces paroles de l’avocat toscan, me remettaient tout à coup en mémoire, ce que raconte le bailli Grosley de la gallophobie, dans je ne sais plus quelle ville d’Italie, au dix-huitième siècle, d’un aubergiste maître de poste, chez lequel il logeait : un vieillard impotent, confiné au coin de son feu, et passant la journée à souhaiter au voyageur français et à ses domestiques, la rabbia, le canchero, dans une verbosité haineuse, tout à fait amusante.

Au fond, un charmant et désirable endroit de la terre à habiter que cette ville de Florence, où une journée d’hiver n’est pas plus froide qu’une nuit d’été, à Paris, où il y a un chemin de fer qui ne va guère plus loin que là, où on peut encore voir l’heure à l’horloge du vieux Palais, où les truffes sont au prix des pommes de terre, où il y a des camélias dans les lieux, où l’enseigne de la grande marchande de modes est en français, où un jeune homme ruiné ailleurs, rien qu’avec les 6000 livres de rente qui lui restent, peut avoir en compagnie de la ballerine, dont les romans de Paul de Kock gratifient le misérable petit capitaliste parisien de ces temps-là, — peut avoir un cheval.

En cette ville bénie, tout semble arrangé pour le bonheur de tous, si bien que toutes les jolies femmes peuvent espérer de danser une fois, dans l’année, avec l’héritier présomptif, si bien que le comique du grand théâtre a la chance de faire rire les petits enfants et les grandes personnes, si bien que le clergé a l’esprit de se contenter d’expliquer au peuple les quatorze manières d’accommoder la morue salée, en carême. Oui, un petit peuple si doux, que les officiers y mangent plus de crème fouettée que tout autre part ; si poli, que les marchands de tabac vous disent merci, quand vous entrez allumer chez eux un cigare ; si ennemi du changement, que lorsque la viande est payée trop cher par les bouchers, ils la vendent à faux poids, au su et au gré des acheteurs souriants ; si sobre, que c’est la ville, où les chiens se nourrissent de pain tout sec.

  1. C’est le mode d’expertise pour la fixation de la date des peintures italiennes anonymes, adoptée par le sénateur Morelli, depuis la publication de cette note, dans Idées et Sensations.