L’Italie après un an de guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 5-50).
L’ITALIE
APRÈS UN AN DE GUERRE

I
UN PEUPLE SOUS LES ARMES

Que ceux qui ont vu l’Italie avant la guerre, qui ne lui ont demandé que des émotions esthétiques, qui s’y sont promenés comme dans un musée et comme dans un lieu de plaisir, que ceux-là ne s’y aventurent pas aujourd’hui : ils ne la reconnaîtraient plus. Ils n’y trouveraient que le spectacle austère d’un peuple tout entier sous les armes.

Qu’on y arrive par Vintimille ou par Modane, l’impression est la même. Par-delà la frontière, le décor guerrier continue celui de chez nous : tunnels gardés militairement, stations envahies par des uniformes de toutes armes, où tranche le gris-vert de la tenue de campagne. Continuellement, sur les grandes lignes, on croise des convois de munitions, obus empilés, affûts et caissons, canons à longue portée amarrés sur des prolonges, escadrons de chevaux et de mulets, qui, par les ouvertures des wagons de marchandises, vous regardent de leurs grands yeux apeurés. Trains militaires bondés de soldats et d’officiers, qui se déversent incessamment sur le front et les garnisons de la zone de guerre ; wagons de toutes classes, où l’on mange, où l’on dort, comme on peut, où la discipline, en dépit de la presse et de l’encombrement, réussit à sauvegarder l’ordre et la tenue, où toute une jeunesse ardente reste grave et recueillie dans le sentiment du devoir si proche, malgré l’air de fête qui accompagne les départs, malgré les musiques guerrières, les guirlandes et les bouquets à rubans tricolores qui fleurissent les portières… Ce tumulte belliqueux s’apaise dans l’immuable sérénité des campagnes. On traverse les vastes plaines fécondes du Piémont et de la Lombardie : les femmes remplacent les hommes dans les champs. Elles ont fait les labours et les semailles. Les voici qui râtellent les foins coupés par les vieux, en attendant la moisson d’août. Dans les gares importantes, des buvettes et des buffets pour les soldats sont installés sur les quais. Les salles d’attente sont transformées en postes de secours pour les blessés. Infirmières drapées de blanc, la croix rouge au front ; serveuses en jupe de toile beige, qui s’activent à la descente du train, la cafetière ou la théière à la main. Là-bas, sur les lignes de garage, des sleepings de trains de luxe, des wagons-restaurans des grands express internationaux sont devenus des ambulances provisoires et des réfectoires roulans pour le service de santé. Les dîneurs en smoking d’autrefois sont remplacés par des majors en blouses de clinique… A l’arrivée, aux abords des stations, c’est un grouillement perpétuel de soldats qui vont partir. Scènes d’adieux et d’exhortations. J’ai vu des messieurs en cheveux blancs embrasser de jeunes recrues, après leur avoir adressé des paroles patriotiques, à la romaine. Des jeunes filles, qui se faufilaient à travers les groupes, glissaient dans la main des troupiers des médailles pieuses, des images du Sacré-Cœur, des paquets de cigarettes et des boites de chocolat…

Évidemment, dans les grandes villes maritimes et commerçantes, comme Gênes ou Naples, l’activité guerrière est moins perceptible au premier abord. Elle se perd un peu dans l’habituel mouvement du transit et des affaires. Mais ce mouvement lui-même est commandé presque exclusivement par les nécessités de la défense nationale. Pour peu qu’on regarde dans les rues, sur les quais, tout y rappelle la guerre : les dockers militarisés qui se pressent aux abords des manutentions et des usines ; les ouvriers des services techniques ou des services auxiliaires, chacun avec leurs brassards et leurs insignes particuliers ; les receveuses des tramways qui, dans un grand nombre de villes, ont remplacé les hommes et qui arborent crânement sur leurs chignons la coiffure masculine, une sorte de bonnet de police en soie noire, agrémenté de la cocarde rouge, verte et blanche. Sur les murs, des affiches placardées par l’autorité militaire rappellent les graves soucis de l’heure présente : ce sont des prescriptions et des recommandations pratiques, en cas d’attaque aérienne. On se dit que Milan a été bombardé et que Gênes n’en est pas très loin. C’est pourquoi toutes les précautions ont été prises. L’illumination nocturne est, partout, singulièrement restreinte. Les vitres des réverbères sont peintes en bleu, ce qui donne une petite lumière mystérieuse, infiniment moins lugubre que celle de nos becs de gaz coiffés de leurs sinistres abat-jour.

Dans les villes voisines de la frontière, l’obscurité est à peu près complète. A Milan, on chemine à tâtons le long des canaux déserts, où se reflète mélancoliquement la petite flamme couleur de pervenche d’un falot lointain. Sur la place du Dôme, la galerie Victor-Emmanuel, qui est le véritable forum de la grande cité industrielle, s’ouvre comme une bouche d’ombre, où l’on distingue vaguement les remous de la foule nocturne, obstinée à venir y faire les cent pas coutumiers et à s’entasser aux devantures des cafés masqués de tentures sombres. Au dehors, l’énorme nef de la cathédrale dresse sa mâture géante, émerge fantastiquement des ténèbres du parvis, où les fanaux bleus des tramways, dans leur circulation incessante, se croisent et se poursuivent comme des vols de lucioles dans un soir d’été. Pendant le jour, des ronflemens de moteurs font vibrer tout l’espace. Les avions montent la garde. Leurs escadrilles sillonnent, au-dessus de la ville, toutes les avenues célestes. Parfois un dirigeable passe, évolue majestueusement sur les pinacles du Dôme ; puis il vire brusquement et se perd, en semant sur la cohue des badauds de petits papiers multicolores. Le soir, à l’hôtel, c’est encore au bourdonnement des hélices aériennes que l’on s’endort, rideaux tirés et persiennes closes ; car les règlemens de police sont draconiens, et les mauvais oiseaux d’Autriche sont là tout près, derrière la crête des Alpes, de partout visibles.

A Rome même, où il semble que l’on soit à l’abri de leurs incursions, le spectacle nocturne est à peu près le même. Sauf le Corso où l’animation se concentre et où l’on discute les nouvelles, jusqu’à une heure avancée, devant le café Aragno, la Ville Éternelle est plongée dans l’ombre. J’ajoute qu’elle y gagne un charme merveilleux et que jamais elle ne m’a paru plus majestueuse ni plus belle. A la lueur crépusculaire des petites flammes azurées reflétées dans le lit du fleuve, la solitude des quais du Tibre est un enchantement. Au-delà du Vélabre, le désert commence. Silence profond, rompu, de loin en loin, par le grincement brutal d’un tramway qui s’engouffre dans les ténèbres ; et puis, tout à coup, après une pause délicieuse à l’oreille, des trilles éperdus de rossignols, — les rossignols qui fêtent le printemps romain dans les cyprès du Palatin et du Janicule. Le cœur repris par toutes les poésies des jours heureux, par toutes les nostalgies d’autrefois, on écoule la divine musique… Et soudain, venu on ne sait d’où, le hululement de la chouette brise le charme et ramène la pensée superstitieuse à l’obsession des deuils possibles. Mais devant cette ville qui supporte le poids de tant de siècles et qui a triomphé de tant de désastres, on ne veut pas y songer un instant. On se sent plein de sécurité et de confiance. On sort d’un entretien tout frémissant de foi patriotique. On vient d’écouter un discours, où, de nouveau, dans un langage magnifique, se sont affirmés les espoirs de la jeune Italie. On marche dans la nuit splendide, et, à mesure que la ville développe devant vous les masses enténébrées de ses beautés millénaires, on en comprend davantage le prix. Parce qu’une menace confuse plane sur elle, toute cette beauté prend quelque chose de tragique et de hautain, qui défie la destinée. C’est un trésor qu’il faut défendre une fois de plus contre le Barbare, et, après tout ce qu’on a vu, tout ce qu’on vient d’entendre, on est sûr que les petits-fils sauront garder le dépôt des ancêtres.

Ah ! le temps est bien passé des contemplations esthétiques, des méditations chateaubrianesques sur la mélancolie des ruines ! La fête est finie, ou plutôt, — espérons-le fermement, — elle est interrompue. A Naples même, la ville de joie, on sent tout le poids des pensées sévères qui occupent l’âme italienne. Les figurans de la bacchanale cosmopolite sont dispersés sur tous les champs de bataille de l’Europe. Le vrai visage de la ville, qu’ils offusquaient par leurs gesticulations factices, se montre à nu : il est grave, il est sérieux comme dans tout le reste de l’Italie. La plupart des hôtels sont fermés. Pour beaucoup de ces établissemens, dont la clientèle était surtout allemande et anglaise, la guerre a été un véritable désastre. L’aspect même des rues, cet aspect bigarré, brillant et lumineux, s’est modifié. Comme partout, l’éclairage nocturne est voilé. Plus de promeneurs exotiques sur la Mergellina, plus d’équipages ni d’automobiles, en longues files ininterrompues, sur la montée du Pausilippe. Les mandolinistes eux-mêmes ont à peu près disparu : ils sont au front, ou dans les casernes de la Péninsule. Ce sont des orgues de Barbarie qui jouent la Marseillaise ou l’hymne de Mameli.

Mais c’est surtout dans les mille détails de la vie privée que l’on éprouve les effets de la guerre, en Italie. Je dirai même qu’on s’en aperçoit peut-être plus que chez nous. Une sage et stricte économie préside à la distribution des vivres. D’un bout à l’autre du pays, riches et pauvres sont au régime du pain de seigle. Le vin tend à devenir une boisson de luxe, le sucré est rationné, les menus sont spartiates : dans la plupart des hôtels, ils se réduisent à deux plats. Et tout a renchéri dans des proportions beaucoup plus considérables qu’en France, depuis le charbon de terre jusqu’au prix des voitures de place. Malgré cela, le gouvernement, les associations charitables ne cessent de faire appel à la générosité publique, ou de grever les budgets domestiques. A chaque coin de rue, jusque dans les tramways et dans les couloirs des wagons, des sébiles sont tendues : pour les blessés, pour les mutilés, pour les couchages militaires, pour les Maisons du soldat…

Ainsi nos sacrifices et nos privations sont partagés par nos voisins. Il faut le répéter bien haut, non par satisfaction égoïste, mais pour trouver dans l’épreuve commune de nouveaux motifs de concorde et de fraternité. Ce qui réjouit surtout le Français qui passe en Italie, c’est la tenue excellente de la nation tout entière, une tenue vraiment digne de respect et d’admiration. On sent que, chez tous, du plus grand au plus humble, les volontés sont raidies dans un effort unique, dans une détermination inébranlable, et que la nation est prête à tout. Comme chez nous, on accepte le devoir, tout le devoir, sans forfanterie, ni enthousiasme factice, avec une dignité ferme et résolue. Mais on Italie, dans cette terre classique de la beauté et de la joie, peut-être y met-on une grâce unique, qui est vraiment le fruit particulier de ce sol béni. Je me souviens d’avoir assisté, dans le hall de mon hôtel, aux adieux d’un sous-lieutenant imberbe à sa fiancée. C’était un officier-aviateur. Il partait pour le front. Il allait exécuter, là-bas, son premier vol de guerre : il le disait, il en était tout tremblant de fierté et d’allégresse : son premier vol !… Des jeunes filles l’entouraient, le félicitaient, lui criaient : « Au revoir ! Bonne chance ! » Cela me rappelait le jeune torero qui, pour la première fois, revêt « l’habit de lumière » et qui vient se montrer aux dames avant d’affronter, dans l’arène, la brute furieuse. Lui, très élégant et très cérémonieux, il s’inclinait, saluait comme pour une visite ordinaire. Et, soudain, brusquant la scène, il baisa la main de sa fiancée, — une superbe Triestine aux grands yeux de velours, — il lui tendit un bouquet de roses et d’œillets, — fragile souvenir, — et, joyeux, léger, impatient de prendre son vol, il s’en alla vers la gloire et vers la mort…


On respire donc, en Italie, la même atmosphère que chez nous. La physionomie du pays, l’état des âmes, tout est pareil. Pourtant, sitôt qu’on a passé la frontière, on s’aperçoit qu’il y a quelque chose de plus que cette similitude imposée aux deux nations par des circonstances analogues : une réelle, une profonde et de plus en plus consciente sympathie réciproque. Quelle différence avec ce qu’on remarque ailleurs, chez des neutres, fussent-ils nos plus proches parens intellectuels et même nos consanguins ! Je ne voudrais désobliger aucun de nos voisins. Mais, si amis qu’ils nous puissent être, on se heurte toujours, chez eux, à une réserve un peu défiante, à une sorte de quant-à-soi un peu égoïste. C’est comme une peur d’être envahi, ne fût-ce que par l’amabilité française. Ici, non seulement on ne se défend pas, mais on va généreusement au-devant de vous. Tout de suite, tête et cœur, on se trouve à l’unisson. Évidemment, dans l’arrière-fond des consciences, il y a bien encore des points obscurs ou délicats, sur lesquels on s’expliquera plus tard. Mais, dès le seuil, on se livre de part et d’autre, on se sent en confiance et en communion.

Qu’il n’en ait pas toujours été ainsi et que l’ennemi commun n’ait que trop exploité nos bisbilles, nous pouvons, Italiens et Français, en battre notre coulpe. En revanche, depuis l’agression brutale de l’Allemagne, on peut dire que la fraternité latine s’est refaite spontanément. Nos voisins ont tremblé pour nous, ils ont ressenti une grande part de nos angoisses au lendemain de Charleroi. Ils se sont réjouis de notre victoire après la bataille de la Marne. En même temps qu’une joie fraternelle, ç’a été, pour eux, — il faut bien l’avouer, — une réconfortante surprise. Les scandales qui s’étaient produits en France avant la guerre, et surtout certain procès retentissant nous avaient fait tomber très bas dans l’opinion italienne. On nous croyait finis. Et voilà qu’au contraire l’épreuve suprême devenait, pour nous, une véritable résurrection. Depuis Verdun principalement, l’estime grandissante de nos voisins s’est changée en la plus unanime admiration. La Commission des parlementaires italiens, qui récemment a visité notre pays, est revenue émerveillée de son voyage au front. L’un d’eux, le sénateur Maggiorino Ferraris, l’éminent directeur de la Nuova Anlologia, me disait combien il avait été frappé de l’altitude si digne et si fière de notre Paris, — un Paris renouvelé, purifié de toutes les lies et de toutes les lèpres cosmopolites, — et aussi quelle impression de force et de sécurité lui avaient laissée nos travaux de défense autour de Verdun et l’ensemble de notre organisation :

— Après la Marne, me disait-il, les pessimistes pouvaient croire que c’était là une réussite désespérée, une victoire sans lendemain. Mais maintenant il n’y a plus moyen de douter. Une résistance contre laquelle se brisent, depuis deux ans, les assauts les plus furieux et les plus formidables qu’on ait vus, apparaît bien comme inébranlable…

Un député catholique, qui, autrefois, n’était pas tendre pour la France, a tenu à exprimer publiquement, dans une conférence très applaudie, son revirement d’opinion. Il a fait amende honorable au Paris nouveau et il a exalté l’héroïque résistance de la France entière. Ces sentimens de haute admiration chez les parlementaires deviennent de l’enthousiasme chez les gens du peuple qui connaissent, ou qui ont seulement traversé notre pays depuis la guerre. Outre des ouvriers, j’ai pu interroger quelques-uns des carabiniers royaux, qui, dernièrement, sont venus à Paris, avec leur musique, pour le concert du Trocadéro. Les exclamations les plus chaleureuses, les épithètes les plus superlatives ont accueilli mes questions :

— Paris !… Votre immense métropole ! Prodigieux ! Admirable ! Nous n’oublierons jamais cette réception ! Nous avons été traités comme des souverains ! Ah ! que vos gardes républicains viennent à Rome ! Ils verront comme ils seront reçus !

Cette neuve et ardente sympathie fait que nous nous comprenons mieux, que nous sommes plus justes les uns pour les autres, — que, réciproquement, nous voyons nos défauts avec des yeux moins prévenus.

Une chose, dès l’abord, nous charme chez nos voisins, non pas comme une découverte, mais comme un don merveilleux, auquel les circonstances donnent un prix plus grand : leur intelligence si complexe, si brillante et si souple. Une discussion avec un Italien, même de moyenne culture, est un véritable régal intellectuel. Quelle subtile entente des nuances ! Plus je discutais avec eux, plus je m’en ébahissais. Quels chatoiemens, quelle opulence de colorations déploie devant vous une conscience italienne ! Nul n’a plus qu’eux le sentiment du pour et du contre. Nul ne pousse plus loin l’horreur des distinctions brutales, des affirmations tranchantes. Un écrivain catholique, à qui je proposais des conclusions peut-être un peu trop pressantes, me disait :

— Pour vous, il y a le oui, ou le non. Pour nous, il y a les raisons que voici en faveur du oui, et les raisons que voilà en faveur du non !

Cette intelligence si prudente, si avisée, si positive, si pratique, — si essentiellement politique, — ne peut pas dégénérer en sophistique maladive. Ce qui nous étonne le plus, chez les Italiens, c’est leur bel équilibre mental. La logique, chez eux, n’abolit jamais le sentiment. Ce sont des passionnés lucides. Ils s’émeuvent, s’exaltent, se précipitent avec fougue sur l’objet de leur amour ou de leur aversion, mais leur jugement reste libre. L’exaltation une fois tombée, la sévère raison revient compléter ou corriger les intuitions tumultueuses du sentiment. Un riche fond de santé et de vigueur physiques les empêche de verser dans les rêveries décadentes et malsaines, dans les mièvreries et les raffinemens morbides du dilettantisme, ennemi de l’action. J’avais en quelque sorte la vision immédiate de cette psychologie, en écoutant tel écrivain en renom, tel chef de parti, tel professeur d’université. Dans les yeux bruns, et comme voilés d’une buée chaude, de l’interlocuteur, on sentait jaillir toutes fus sources de la vie animale. Poil noir et dru, prunelles dorées et profil de bouc,

Faune, ayant de la terre encore à ses sabots, il bondissait d’un pied leste sur l’échelle de la dialectique ; il se révélait théoricien de vaste culture, penseur hardi, orateur disert, styliste amoureux de belles formes. Très certainement, ils sont plus près que nous de la nature, et cette nature intacte leur permet de porter sans plier tout le poids de la pensée moderne.

Fils d’un peuple fécond, dont la prolification s’accroît d’année en année, sobres et endurans, indemnes d’alcoolisme, ils capitalisent ainsi et ils décuplent progressivement les réserves et les forces de leur jeunesse. C’est cela qui frappe d’abord : l’Italie est un peuple jeune et par conséquent riche d’avenir. J’avais continuellement l’obsession de cette jeunesse, tandis que je visitais, à Sampierdarena, les chantiers de constructions métallurgiques. Les ingénieurs, qui m’accompagnaient, étaient tous des adolescens. L’un d’eux me disait : — « Le plus âgé d’entre nous n’a pas vingt-cinq ans ! » — Je songeais aux compagnons de Bonaparte, aux jeunes lieutenans de l’armée d’Egypte. Enthousiastes, prêts à l’action, dévorés du désir de jouer un grand rôle dans le monde, tels ils m’apparurent. Même dans le peuple, dont l’éducation civique est encore si incomplète, même chez les émigrés, isolés de la mère patrie, chez tous ces humbles travailleurs agricoles que j’ai rencontrés dans notre Afrique française et dans les pays du Levant, j’ai constaté un sentiment très vif de la dignité nationale et surtout une extraordinaire solidarité de race.

Si, comme je l’espère, une grande tâche attend, demain, les nations latines, nous pouvons compter que nous trouverons en eux, non seulement des associés, mais des émules, des stimulateurs et des créateurs d’énergie.


Ce large courant de sympathie, — sympathie peut-être inattendue au lendemain de dissentimens pénibles, autant qu’involontaires, qui sont encore dans toutes les mémoires, — ce courant ne s’est pas créé précisément tout seul sous la menace de la ruée germanique. Italiens et Français, beaucoup ont pensé qu’il ne suffisait pas de l’indication brutale des circonstances pour céder à cet entraînement. Certains même avaient prévenu, préparé peut-être les événemens. Ils ont cru qu’il était de leur devoir de faire collaborer les puissances obscures du sentiment et les vieux instincts de famille avec les intérêts immédiats des deux nations, de façon que le rapprochement s’opérât de part et d’autre en pleine conscience et comme à la lumière d’une évidence irrésistible. A des degrés divers, chacun à sa place et dans la mesure de son influence, ces Français et ces Italiens ont bien servi leur pays. Au début d’une étude sur l’état actuel de l’opinion en Italie, il serait injuste de ne pas proclamer bien haut la part qu’ils ont prise à son heureuse direction. D’ailleurs, ces compatriotes et ces amis de la France sont forcément les premiers interlocuteurs qu’un Français, qui passe les Alpes, rencontre sur son chemin. C’est ce que j’appellerai les bonnes figures du seuil. Il convient de les saluer, en le franchissant, et de leur dire notre reconnaissance.

D’abord, notre ambassadeur à Rome, M. Camille Barrère, qui, parmi les magnificences du Palais Farnèse et en face d’une très ancienne et très pointilleuse aristocratie, sait représenter, avec la plus fine et la plus élégante distinction, un grand État démocratique. L’œuvre de réconciliation, poursuivie par lui avec prudence et ténacité pendant de longues années, échappe à la compétence d’un simple passant. On ne peut que constater le résultat obtenu et s’en réjouir, en s’inclinant devant celui qui a le plus contribué à dissiper les malentendus entre les deux pays et à faciliter leur nouvel accord. Parmi ceux qui l’y ont aidé, on m’excusera si, au mépris de toutes les distances protocolaires, ma pensée va tout de suite au-devant de mon vieux camarade, Jean Carrère, à qui son ascendant personnel a pu donner, à Rome, une situation, que son titre de correspondant d’un grand journal parisien et même son talent d’écrivain n’auraient pas suffi à lui conquérir. Carrère est un Italien d’adoption. Originaire de notre Midi, il a ces manières ondoyantes, ces souplesses et ces caresses de parole qui le font reconnaître immédiatement comme un frère par nos voisins. Avec cela, des momens d’éloquence et de lyrisme, un don d’entraînement verbal qui agit, au premier contact, sur les foules de là-bas. Je ne sais s’il a reçu officiellement le droit de cité, mais il est très certainement persona grata auprès du Peuple romain. Une promenade avec Carrère dans les rues de Rome est une véritable marche triomphale. Je n’exagère rien. Au lendemain de l’expédition de Libye, on lui a décerné au moins deux fois les honneurs du triomphe. Il y est d’ailleurs habitué de longue date. Je me souviens encore des ovations joyeuses, qui, au temps de notre jeunesse, en Provence, ou dans sa Gascogne natale, accueillaient ses vibrans discours de propagande régionaliste. Mais, chez lui, ce rôle décoratif se double d’un autre plus discret et non moins efficace. En des circonstances difficiles, son action persuasive a obtenu de la presse locale un concours des plus utiles à la cause des Alliés ; et, à de certains tournans critiques, en des momens de trouble et d’hésitation, il a su provoquer, d’accord avec ses amis italiens, des gestes décisifs.

Je n’ai pas la prétention de nommer ici tous ceux qui, pour nous ou avec nous, ont mené le bon combat, soit du côté des nôtres, soit du côté de nos amis d’Italie. Je suis obligé de me borner. Pourtant, entre ces derniers, il en est un, qu’il est impossible d’omettre ; qui, par ses origines, son éducation, ses sympathies, est un vivant trait d’union entre nos deux pays, homme de cœur et de haut raffinement intellectuel, figure aussi parisienne que romaine, à laquelle chacun songe, dès qu’il s’agit d’entente cordiale entre la France et l’Italie. Il n’est pas un Français, ayant passé par Rome, qui ne devance ma pensée et ne prononce aussitôt le nom du comte Joseph Primoli. Qui ne le connaît ?… Pour peu qu’il appartienne au monde proprement dit, ou à celui des lettres ou des arts, quel est celui d’entre nous qui n’a pas traversé les salons de l’Avenue du Trocadéro, ou de la Via Zanardelli ? Qui n’a été l’hôte du Palais Primoli, cette somptueuse demeure familiale, à la fois musée et bibliothèque, où notre littérature occupe des territoires privilégiés, où s’accumulent les autographes de nos grands écrivains, de Flaubert à Bourget, où se pressent, à côté de mille richesses d’art, de précieuses reliques napoléoniennes ? Depuis la guerre, personne, à Rome, n’a plaidé plus chaleureusement notre cause que le maître de cet admirable logis. Pendant les premières semaines de la bataille de Verdun, je l’ai vu angoissé dans l’attente des communiqués français, et néanmoins prompt à combattre les défaillances ou les scepticismes de son entourage, courant d’un bout de la ville à l’autre pour propager les bonnes nouvelles ; et je l’ai vu pleurer, devant des auditoires assez tièdes, en exaltant la vaillance de nos soldats.

Par ses relations, le comte Primoli est à même d’exercer une réelle influence dans les milieux aristocratiques romains ; et, par ses liens de famille, comme descendant des Bonaparte, il touche à la maison de Savoie. C’est un des familiers de la Reine mère. Je doute qu’il ait eu beaucoup à faire pour la convertir. Dès les premiers événemens de la guerre, les sentimens de Sa Majesté la reine Marguerite se sont manifestés avec une courageuse franchise. D’abord, son âme de Latine s’est révoltée contre les atrocités tudesques, contre les dévastations monstrueuses accomplies par les modernes Vandales. Ensuite, elle est trop dévouée à l’avenir de son pays, pour n’avoir pas compris aussitôt de quel côté l’intérêt vital de l’Italie devait la faire pencher. Et c’est pourquoi elle peut être mise au tout premier rang parmi les amis de la France.

Depuis son grand deuil, la reine Marguerite vit retirée dans son palais du Pincio, se défendant scrupuleusement de s’immiscer dans les choses de la politique. Pourtant, jusque-là, nulle n’avait été plus complètement reine, nulle n’avait porté le diadème avec une grâce plus souveraine, et, souvent aussi, avec plus de sagesse et de bon conseil. Mais, du fond de sa retraite, on peut dire qu’elle règne toujours, par son autorité morale et par la vénération qu’elle inspire universellement, jusque dans les milieux populaires. Et ainsi les sentimens bien connus de la Reine mère ont pu être d’un grand poids sur la partie réfractaire de l’opinion.

Comme beaucoup de nos compatriotes, j’ai eu l’honneur d’approcher d’Elle. On ne me demandera pas, j’espère, à propos de cette entrevue, des détails qui ne seraient guère que de pure curiosité. On sait quelle réserve et quelle discrétion président généralement à des entretiens de ce genre. Si j’y fais allusion c’est uniquement parce que la faveur accordée s’adressait beaucoup plus à mon pays qu’à moi-même. La noble simplicité de l’accueil est si parfaite qu’on oublie la Reine et qu’on ne voit plus que la femme qui a cruellement souffert. Son beau visage porte tous les stigmates de la douleur. On s’incline avec respect devant cette grande infortune, on se laisse aller au charme d’une conversation, que la Reine, par une sorte de coquetterie féminine, veut maintenir exclusivement sur le terrain littéraire. Comme le sont toutes les Italiennes de haut rang, elle se révèle non seulement très cultivée, mais érudite. Elle passe avec aisance de la littérature ecclésiastique au siècle de saint Augustin, à la littérature française la plus contemporaine. La Revue des Deux Mondes n’a pas de lectrice plus assidue ni plus fidèle. Et elle prend prétexte de ses admirations intellectuelles, pour faire remarquer que les écrivains français et les écrivains italiens ont été les premiers messagers de paix et comme les ambassadeurs de la concorde fraternelle entre les deux nations.

Dans ce recensement sommaire des amitiés françaises en Italie, comment ne pas songer, en effet, à tous les écrivains de l’autre côté des Alpes, qui, longtemps d’avance, ont préparé l’accord nouveau ; et, parmi eux, à celui qui, à la fin d’un discours désormais historique, proposait à la foule d’acclamer la reine Marguerite, grand cœur italien ; à celui que la France peut considérer presque comme une de ses gloires, et qui domine les autres de toute la hauteur de son génie et de son héroïsme civique, — à Gabriele d’Annunzio ?…


Des suffrages comme ceux-là peuvent nous rendre fiers, parce qu’ils manifestent d’une façon éclatante l’état général de l’opinion. Cette prépondérance des interventionnistes, comme on appelle, en Italie, les partisans de la guerre contre les Empires centraux, — c’est là le point capital. Ailleurs, dans certains pays neutres, on s’est amusé à dresser des listes de francophiles, — jeu extrêmement dangereux : car à une liste s’oppose immédiatement une contre-liste beaucoup plus empanachée. Jeu inutile aussi : quand on entre dans une chambre, on n’a pas besoin de thermomètre pour savoir s’il y fait froid ou s’il y fait chaud. Cela se sent dès la porte. Or, en Italie, il est trop sensible qu’il fait chaud pour nous. Une fois qu’on a été enveloppé par cette chaude atmosphère de sympathie, on ne s’inquiète pas, si l’on constate que, dans tel ou tel recoin du logis, la température est plus basse.

On n’en a point l’impression dès l’abord. L’effort patriotique parait entraîner toute la masse de la nation. Dans la presse, pas une note discordante. Et cependant, l’opinion, tout en étant à peu près unanime dans sa volonté de poursuivre la guerre, trahit bien des nuancés et même des diversités. La chose qui nous surprend le plus, nous autres Français, c’est qu’il y ait encore, en Italie, des germanophiles et, — Dieu leur pardonne ! — des austrophiles. Mais ne craignons pas de l’avouer ! Nos ennemis n’en peuvent tirer contre nous aucun avantage. Il convient même de mettre en pleine lumière ces petites divergences, pour éviter, dans l’avenir, des malentendus ou des surprises. Du moment que l’entente s’impose à nos voisins, aussi bien qu’à nous, comme une nécessité vitale et inéluctable, toutes les intrigues de nos adversaires, tendant à profiter de ces divergences, ne réussiront pas à l’ébranler. Leurs tentatives maladroites ne feraient qu’exciter davantage contre eux la majorité interventionniste et même provoquer des froissemens irréparables dans les milieux restreints qu’ils cherchent à conquérir ou à garder dans leur clientèle.

Encore une fois, n’ayons pas peur de le dire : il est trop certain qu’une partie du clergé, toute une catégorie d’intellectuels, — principalement parmi les universitaires, — d’officiers en retraite, de hauts fonctionnaires, de parlementaires, d’industriels et de commerçans, d’hommes de banque et d’hommes d’affaires, qu’une minorité, en somme très restreinte, conserve, après un an de guerre, des inclinations plus ou moins secrètes pour l’Allemagne. Mais ce n’est qu’une minorité honteuse. Pour bien comprendre cet état d’esprit, il faut se rappeler ce que les Italiens ne cessent de nous répéter : c’est que l’Italie n’a pas été attaquée, ni envahie comme la France, et que « l’union sacrée » n’a pas pu s’y produire spontanément, comme chez nous, sous la menace de l’étranger. Ils nous font observer d’ailleurs que cette union sacrée nous a coûté cher et que, pour qu’elle se produisît, pour fermer la bouche à nos pacifistes et à nos socialistes, il a fallu laisser violer notre frontière. En outre, on ne doit pas oublier quel prestige l’Allemagne exerçait, en Italie, avant la guerre, et cela dans tous les domaines de l’activité nationale. Comme l’écrit Guglielmo Ferrero, dans son beau livre, La guerre européenne : « Tout le monde, en Italie, était devenu germanophile. » L’Allemand pénétrait partout. On s’accorde même à reconnaître, chez nos voisins, que cette invasion fut momentanément bienfaisante. Aujourd’hui qu’on s’évertue à purger la fameuse Banca commerciale de toutes ses infiltrations germaniques, un nationaliste fervent n’hésite pas à proclamer que cette institution rendit des services à son heure : « Les Italiens intelligens, dit Enrico Corradini, se rendent compte de tout le bien que la Banque commerciale nous a fait, en s’établissant en Italie, avec sa direction allemande. Ce fut même parce que cette direction était allemande qu’elle fit un grand bien. Sans cela, la Banque commerciale aurait été une banque comme toutes les autres, — une banque de type démodé… Mais cette direction allemande portait la tare de son origine : elle était allemande et, dans le secret de son cœur, elle travaillait pour des fins allemandes. Elle n’était un agent de l’évolution italienne que dans la mesure où elle était un agent de l’expansion germanique. Ainsi procèdent toujours les peuples conquérans, qui communiquent leurs progrès à autrui, non par altruisme, mais par égoïsme. Il ne s’agit pas de les condamner, ou de les exalter de ce chef, mais de les payer avec leur propre monnaie : profiter d’eux, éventer leur jeu au moment opportun, et, à la première occasion, les mettre à la porte. »

Cette « mise à la porte » est devenue, aujourd’hui, le mot d’ordre de quiconque, en Italie, a le souci de l’avenir national. On s’est aperçu à temps que le pays allait être pris dans le filet germanique. Néanmoins, il est clair qu’on ne peut pas rompre du jour au lendemain toutes les mailles d’un réseau si longuement et si ingénieusement tissé. Et c’est ce qui explique que, l’année dernière, à pareille époque, la déclaration de guerre à l’Autriche n’ait été en somme, — et contrairement à ce que l’on croit chez nous, — que l’œuvre d’une minorité, d’une élite recrutée dans tous les partis. Hallucinés par notre imagerie révolutionnaire, nous nous représentons toujours des foules hurlantes, drapeau rouge en tête, allant cerner dans leurs palais les rois ou les gouvernans, et les sommant, le revolver au poing, de ratifier le bon plaisir du peuple souverain. En réalité, dit Guglielmo Ferrero, « les masses, sauf quelques exceptions, sont restées étrangères à l’agitation interventionniste. » C’est l’élite qui, à Rome, à Milan, à Gênes, a fini par les émouvoir et par provoquer, çà et là, d’imposantes manifestations populaires.

Toutefois, il est hors de doute que, dans les couches profondes de la nation, le sentiment général était on ne peut plus favorable à la cause des Alliés. Paysans et ouvriers, surtout ceux qui avaient travaillé en France, tous repoussaient avec horreur l’idée de combattre notre pays. C’est pourquoi la neutralité, proclamée par l’Italie, dès les premières hostilités, fut un véritable soulagement de la conscience publique. Ensuite, la pitié pour les malheurs de la Belgique, puis pour ceux de la Serbie, cette pitié tout instinctive contribua extraordinairement à développer et à exaspérer la haine contre le Tédesque, autrichien ou allemand. On ne dira jamais assez quel adjuvant fut, pour l’effort interventionniste, la violation des petits États, de la Belgique surtout. Les discours enflammés des députés belges qui parcouraient le pays, les Lorand, les Mélot, les Destrée, déchaînaient partout une indignation qui ne pouvait pas tarder à se traduire en hostilité déclarée. L’éloquence même était inutile : il suffisait d’être Belge pour conquérir le cœur des foules. Maeterlinck n’avait qu’à se montrer pour susciter de frénétiques ovations. On me contait qu’à Milan il fut littéralement couvert de fleurs. Lui, avec sa dévotion d’homme du Nord pour les fleurs comme pour les arbres, il se détournait modestement, dans la crainte de les écraser. Et, comme on en jetait toujours, ce triomphateur malgré lui ne savait plus où poser le pied…

Auparavant, après la bataille de Charleroi, on avait eu peur de se trouver seuls en face du colosse germanique victorieux. Puis, après la victoire de la Marne, la constatation qu’il n’était pas invincible fit rebondir soudain le sentiment national. Les moins clairvoyans comprirent alors que, seule, une intervention contre les Empires centraux pouvait sauver les destinées de l’Italie. Néanmoins, le risque était grand pour un pays qui ne s’était pas préparé à la guerre. Dans une lourde angoisse, on attendit la décision du gouvernement. Mais, dès qu’elle fut connue, tout le monde accepta le fait accompli. Sans exception, tous les partis décidèrent qu’ils feraient jusqu’au bout leur devoir patriotique. Évidemment, plusieurs se réservèrent, dans leur conscience, le droit de juger et de se prononcer plus tard sur l’opportunité et l’utilité de cette guerre. Telles furent leurs dispositions du début. Mais, maintenant que la menace autrichienne est plus prochaine et que le développement logique de la guerre impose à l’Italie des obligations de plus en plus strictes et pressantes, toute arrière-pensée tend à s’évanouir devant la nécessité de s’engager à fond. Et ainsi, malgré les réserves encore affirmées ou sous-entendues par certains partis, on peut dire que, pratiquement, l’unité de l’effort national est réalisée, et que l’intensité de cet effort ne cesse de s’accroître.


Où l’accord se manifeste avec la plus complète franchise, en même temps que l’adhésion la plus généreuse au programme des Alliés, c’est, naturellement, chez nos amis de la première heure, — tous ces démocrates et ces radicaux de gouvernement, qui collaborèrent si énergiquement à l’intervention. Ce groupe est loin d’être homogène, puisqu’il comprend, avec des monarchistes de gauche, des républicains et des socialistes indépendans, ou, comme on les appelle en Italie, des évolutionnistes, enfin tous ceux qui croient pouvoir réaliser par la royauté les aspirations pratiques de la démocratie.

Quelles que soient ses convictions personnelles, le Français qui traverse ces milieux y rencontre l’accueil le plus cordial, pour ne pas dire le plus fraternel. Il y retrouve l’air de son pays. L’éducation est française, comme les tendances, les préférences intellectuelles et littéraires, les idées, le vocabulaire, et même la rhétorique. On y entend les formules auxquelles nous ont habitués nos journaux : « triomphe du Droit et de la Justice, combat pour la Liberté et la Civilisation, destruction du militarisme prussien, sauvegarde des nationalités. » On y admire et on y cite avec prédilection nos grands auteurs républicains, Victor Hugo, Michelet, Anatole France. Sortis presque tous de la moyenne bourgeoisie, avocats, journalistes, médecins ou professeurs, tous ces démocrates italiens sont volontiers grandiloquens, ils parlent, ils écrivent, ils se répandent en articles, en discours et en conférences. S’ils sont des professionnels, des spécialistes de la science et de l’érudition, ils vous montrent, preuves en main, qu’ils n’ont pas attendu la guerre, pour secouer le joug de la culture allemande. Si ce sont des hommes politiques, ils vous chargent les mains de brochures, où, longtemps avant la tourmente actuelle, ils dénonçaient le péril allemand et l’équivoque de la Triplice. S’ils sont militaires, — et beaucoup d’entre eux ont été mobilisés, — ils se piquent avant tout d’être des intellectuels.

J’ai eu l’occasion de m’entretenir plusieurs fois avec des officiers de territoriale, qui allaient rejoindre leurs corps dans le Trentin, la partie la plus exposée du front. Fendant ces derniers soirs, qui étaient, pour eux, de véritables veillées d’armes, ils mettaient une sorte de crânerie à ne parler que de sujets littéraires, philosophiques ou sociaux. L’un d’eux, grand amateur d’Horace, nous déclamait le Carmen sæculare ou l’Ode à la République : O navis, referent in mare te novi fluctus… Il me semblait ressaisir là quelque chose de ce qui fut l’âme de nos armées de l’An II, l’esprit qui animait nos officiers de ce temps-là, jeunes bourgeois transformés en guerriers, aussi férus d’antiquité latine que de chimères républicaines. Depuis leur départ, j’ai reçu d’eux des lettres qui me prouvent que, malgré la rigueur de l’offensive autrichienne et les rudes épreuves endurées, leur foi patriotique n’a pas faibli. Au début de cette offensive, un de ces officiers m’écrivait : « Nous travaillons avec zèle et allégresse. Espérons que cet énorme effort aidera au triomphe du Droit et que la Latinité affirmera encore une fois sa suprématie sur la Force brutale. » Et, quelques jours après : « La lutte est dure, mais nous sommes soutenus par une foi immense, qui n’a d’égales que les atrocités d’un ennemi qui méconnaît les lois de la civilisation et qui foule aux pieds le droit des nations. » Dans ces phrases et d’autres pareilles, outre le bel élan de bravoure et de générosité, nos démocrates français peuvent admirer le style et les idées qui leur sont chers.

A côté de ces républicains selon notre formule traditionnelle, les radicaux monarchiques et les socialistes indépendans, qui se rattachent à leur groupe, paraissent non pas plus froids, mais plus circonspects. Ce sont gens de bon sens et d’esprit positif, ce qui ne les empêche pas d’être, à l’occasion, comme, par exemple, M. Bissolati, des orateurs de grande envolée. Ceux-là supputent les maux de la guerre, — cette guerre qu’ils ont voulue, — ils en envisagent courageusement toutes les conséquences. Ils vous disent que l’armée n’était pas prête, qu’on a dû tout improviser en quelques mois, et que, peut-être, en France, on ne rend pas suffisamment justice à ce difficile travail de préparation. Ils s’inquiètent de la situation qui va être faite à leur pays, au lendemain de la paix. Outre des attaches intellectuelles déjà anciennes, il va falloir rompre des relations financières, industrielles et commerciales, qui pourtant donnaient toute satisfaction à l’Italie. Il va falloir lui créer une nouvelle assiette économique : ce ne sera pas l’œuvre d’un jour ! Ils considèrent aussi les difficultés intérieures, qui, à l’heure qu’il est, requièrent toujours la plus grande attention. Si vous témoignez devant eux quelque étonnement de ce que l’Italie n’ait pas encore déclaré la guerre à l’Allemagne, ils vous répondent : « La raison en est bien simple. D’abord, cette guerre est déclarée de fait, puisque notre action militaire est étroitement liée à celle des Alliés. Ensuite, remarquez que l’Allemagne ne nous a pas attaqués la première. Prendre la responsabilité de l’agression, nous charger d’un nouvel ennemi, c’est fournir des argumens aux partis qui, dans notre pays, font encore des réserves sur l’opportunité de notre intervention. Ces partis, pour l’instant, marchent avec nous. Est-il d’une bonne politique de nous les aliéner, au moment où nous avons besoin de tout leur concours ? » Si, après cela, vous insinuez qu’une coopération de l’armée italienne sur tous les fronts serait peut-être un bien, ils invoquent les mêmes motifs d’ordre intérieur : « Supposez, disent-ils, qu’un fléchissement se produise sur notre front à nous, vous nous exposez aux criailleries de ces partis, qui ne manqueraient pas de nous accuser d’avoir affaibli criminellement nos frontières ! » Il convient d’avouer que les événemens de ces dernières semaines semblent justifier leur prudence.

Ces hommes avisés songent donc à tout cela, ils s’appliquent à prévoir toutes les éventualités fâcheuses. Néanmoins, ils se battent, comme les autres, pour des idées. Je sais bien ce que l’on peut arguer contre eux : qu’ils ménagent leurs adversaires par ambition politique, que certains d’entre eux, comme les socialistes, cherchent à entrer dans le ministère et à exercer leur action sur le gouvernement. L’essentiel pour nous, c’est qu’ils comptent parmi les partisans les plus résolus de la guerre. A eux, comme à leurs journaux, revient la part prépondérante dans l’intervention italienne. Outre des raisons matérielles, des raisons doctrinales les y ont poussés. Ils savent trop quel danger de mort le triomphe germanique ferait courir aux idées libérales, non seulement dans leur pays, mais dans le monde entier. En tout cas, et quels que soient les mobiles auxquels ils obéissent, nous pouvons saluer en eux nos plus fermes soutiens.


Justement à cause de cette communauté doctrinale avec nos démocrates, un autre groupe, non moins partisan de la guerre à outrance, se livre à des critiques acerbes contre les démocrates italiens. Les nationalistes, — car ce sont eux dont il s’agit, — les tournent volontiers en ridicule, en les appelant « des Français honoraires. » Un de leurs plus brillans et vigoureux polémistes, Francesco Coppola, écrivait récemment dans l’Idea nazionale : « Il était naturel que les partis démocratiques italiens, qui tiraient leurs origines et leur décalogue idéologique de la Révolution française, et qui voyaient dans la république radicale-socialiste de nos voisins le prototype et le modèle de leurs réalisations hypothétiques, sentissent leur fortune liée à celle de la France. Sous son nom, c’étaient eux-mêmes qu’ils défendaient et qu’ils exaltaient… A ceux-là, la guerre européenne, avant même qu’elle fût déclarée, apparut naturellement sous l’angle visuel français, — comme un nouveau duel franco-prussien, multiplié par l’Europe : un nouvel épisode de l’éternel conflit entre la Civilisation et la Barbarie, entre le Bien et le Mal, entre la Lumière et les Ténèbres, entre le Marduk et le Tiamât du mythe babylonien, un conflit jugé a priori. Ils voulurent la neutralité italienne, non point parce que les nécessités historiques de l’Italie le voulaient ainsi, — ils ne les connaissaient pas plus qu’ils n’en avaient souci, — mais parce que l’idée de combattre contre « notre chère France de Quatre-vingt-neuf » leur apparaissait comme une monstruosité et comme un parricide. Ils ont voulu l’intervention de l’Italie, non point parce que les nécessités dynamiques de notre avenir l’exigeaient, — mais parce qu’il fallait à tout prix recouvrer la parfaite moralité et le souverain Bien de l’alliance française, parce que, surtout, il fallait, à n’importe quel prix, sauver la France, non seulement la France, comme synonyme de la Civilisation, de la Liberté, de la Justice, du Progrès, mais purement et simplement en tant que France, c’est-à-dire comme leur patrie honoraire. »

Et l’irascible adversaire concluait ainsi son réquisitoire : « Aujourd’hui, s’ils demandent encore quelque chose, c’est une plus vaste action de l’Italie, au sens français, belge ou serbe du mot, et jamais au sens italien. Pour eux, l’Italie se confond et s’annule dans la Quadruplice, si bien qu’une victoire sur le front français ou sur le front italien leur semble « parfaitement équivalente. » Et ils nous reprochent, à nous, de parler, en ce moment, à nos alliés de France, le nécessaire langage de la nécessaire sincérité, grâce à laquelle seulement notre solidarité peut être durable. Eh bien ! ce sont eux, précisément, qui, par leur silence italien et leur soumission française, ont tout fait pour déprécier notre guerre et notre droit aux yeux de nos Alliés et pour affermir les Français dans leur équivoque originelle, dans leur conviction sommaire que toute la guerre de la Quadruplice n’est pas autre chose que la guerre française multipliée par quatre. Ce sont eux, finalement, qui perpétuent de la sorte l’incompréhension française, laquelle peut être, aujourd’hui, également pernicieuse pour les deux nations… »

Cette diatribe, que j’ai tenu à citer tout au long, malgré ce qu’elle a d’évidemment injuste et de passionné, cette diatribe nous touche d’assez près, pour que nous accordions aux revendications des nationalistes italiens une attention, que réclameraient déjà leur talent et l’originalité de leurs théories.

Des amis me disent : « Mais ces nationalistes ne représentent qu’une fraction infime de l’opinion. C’est un parti tout récent, qui s’est déjà disqualifié par ses excentricités et ses intempérances de langage, et qui n’a d’ailleurs aucune influence. » — Tel n’est pas précisément mon avis. J’ai pu constater que leurs idées, même violemment combattues, finissent par influencer leurs adversaires et qu’elles s’infiltrent peu à peu jusque dans les programmes gouvernementaux. D’ailleurs, eux-mêmes se font gloire de leur impopularité : ils se vantent de leur petit nombre, tant ils sont assurés d’être une élite, et tant ils ont de confiance dans la solidité comme dans l’avenir de leurs principes. Leur organe, l’Idea nazionale, est peut-être, de tous les journaux d’Italie, le plus intéressant à lire, le plus nourri de faits et d’idées. Ce sont des logiciens et des disputeurs intrépides, très cultivés, très munis d’érudition, de science historique, économique et sociale. Ils se piquent surtout d’être les meilleurs interprètes de l’âme et des aspirations nationales : en quoi ils me paraissent un peu sujets à caution. Au début de la guerre, en raisonneurs conséquens avec leurs principes, n’ont-ils pas réclamé que l’Italie marchât avec ses Alliés de la Triplice ? C’était se méprendre complètement sur le sentiment populaire : il est vrai qu’ils, le distinguent du sentiment national. Mais le peuple n’en est pas moins la nation, et que faire sans lui ? De sorte que ces logiciens admirables rappellent, à de certains égards, ce fameux chien de chasse, qui détenait toutes les qualités requises chez un animal de ce genre, mais qui n’avait pas de nez.

Ces restrictions faites, si nous voulons bien comprendre leur attitude vis-à-vis de la France, il me paraît indispensable, auparavant, de dire quelques mots de leurs théories. Ces théories, j’ai eu la bonne fortune de me les entendre exposer et commenter par l’un d’eux, qui est un écrivain politique de premier ordre, — Enrico Corradini. Nous étions voisins, à Rome, à l’Hôtel d’Angleterre, vieux logis qui garde toujours un reflet de son antique splendeur, ayant vu passer dans ses murs tant d’illustrations, depuis le Pape Pie IX et Dom Pedro, roi de Portugal et des Algarves, jusqu’à Ferdinand Brunetière, pèlerin et conférencier. Et si je songe à Brunetière, ici, c’est surtout parce que Corradini me le rappelait de façon frappante par son éloquence abrupte, sa dialectique, son intransigeance âpre et passionnée. Nous nous retrouvions, comme en terrain neutre, dans la chambre de Jules Destrée, l’éminent député de Charleroi, et il était assez plaisant de voir ce socialiste s’interposer, en conciliateur, entre nos deux impérialismes.

D’abord, le nationalisme italien se différencie essentiellement du nôtre, dès son point de départ : il se défend de toute attache avec le passé, ce qui se comprend sans peine, l’Italie n’ayant point, comme nous, de tradition monarchique. Il n’est l’esclave d’aucun parti politique. Il se vante de les dominer tous. Et il se moque également du régionalisme, cher à Charles Maurras, qui est d’ailleurs très admiré de ces théoriciens. Essentiellement, et dans l’intérêt exclusif de la nation, les nationalistes italiens sont des étatistes. Peu leur importe la forme du gouvernement, pourvu que l’État soit très fort. Ils acceptent d’être monarchistes, si la monarchie veut bien obéir à ce qu’ils appellent « les nécessités dynamiques de l’Italie » et travailler uniquement à la grandeur de la nation : « Ou le nationalisme, dit Corradini, a une âme étatiste, ou il n’en a aucune. Proclamons que l’État libéral, l’État démocratique, l’État social, sont des dégénérescences de l’État. Celui-ci peut donner la liberté, accueillir la démocratie, réaliser même le socialisme ; mais, en tant qu’il est État, il ne peut être qu’un État qui ne tolère pas de qualificatif, hormis un seul : celui de national. »

Ceci posé, ce que Corradini et ses amis nous reprochent le plus, à nous autres Français, c’est de ne pas comprendre assez que l’Italie, à son tour, est devenue une nation, — et une nation qui à les plus grandes ambitions nationales. Ils nous reprochent aussi de trop ignorer le développement intérieur de l’Italie contemporaine : en quoi ils sont d’accord avec tous les Italiens. Et, si nous nous plaignons des excès de leur impérialisme, ils nous rétorquent que nous sommes nous-mêmes, et sans le savoir, des impérialistes impénitens. Comment et en quoi ? Un autre nationaliste, Francesco Coppola, va nous l’expliquer : « La France, dit-il, constituée., organisée et développée dans son unité matérielle, politique et spirituelle, a été, pendant huit siècles, la première nation de l’Europe… Une histoire comme la sienne éduque inévitablement, dans un peuple, un sentiment hyperbolique et égocentrique de sa propre supériorité. Les Français se sont accoutumés peu à peu à considérer la France, non seulement comme la nation privilégiée, non seulement comme la Nation par excellence, mais comme un univers clos, parfait et indépendant en soi. A l’exemple des anciens Hellènes, ils ont fini naturellement par diviser le monde en deux moitiés, la France et la non-France, c’est-à-dire, d’une part, une humanité accomplie et parfaite, digne de toute étude et de tout amour, et, de l’autre, une humanité hybride, pâle copie de la première et cataloguée en deux grandes catégories : « francophile » et « anti française, » d’ailleurs entièrement dépourvue d’intérêt. Et ainsi, uniquement occupés à cultiver, à fouiller, à creuser le sol de leur propre patrie, les Français en sont arrivés à ne plus regarder que rarement et distraitement par-dessus leurs frontières, plutôt pour chercher à l’étranger un repos intellectuel, des jouissances d’esthètes, des émotions exotiques, qu’une connaissance vraie, sérieuse, intéressée des nations étrangères, qui, en fin de compte, n’en valaient pas la peine. De sorte que jamais peuple n’a eu à la fois une plus grande conscience mondiale abstraite et une plus pauvre conscience mondiale concrète… »

C’est ce que, pour ma part, j’essaie de démontrer, depuis bientôt vingt ans, à mes compatriotes. Faut-il en conclure que les Italiens nous ignorent autant qu’ils nous reprochent de les ignorer ? En tout cas, le récent livre de Jacques Bainville[1], dont un chapitre important a paru ici même, a pu prouver à leurs nationalistes les plus susceptibles que non seulement, en France, on connaît, mais qu’on favorise fraternellement toutes les aspirations légitimes de l’Italie.

Mais il ne leur suffit pas d’une reconnaissance platonique et sommaire ; ils tiennent à préciser, comme ils disent, « les nécessités historiques » et « les nécessités dynamiques » de leur pays. Ils veulent en amorcer dès maintenant la réalisation. Ils revendiquent l’hégémonie dans l’Adriatique et la liberté d’expansion dans la Méditerranée orientale. Ils nous somment de choisir entre eux et les Grecs et aussi les Slaves balkaniques. Qu’on ne vienne pas leur parler d’un jugo-slavisme, ou d’un panhellénisme ridicules ! Ils réclament le Dodécanèse, la région d’Adana, peut-être Smyrne et l’Asie Mineure. Que ne réclament-ils point ? La vastità romana, l’immensité romaine, est leur idéal.

Hâtons-nous d’ajouter que, ces « droits italiens » une fois affirmés comme imprescriptibles, ils se déclarent résolument et sans restriction nos alliés. Ils préconisent même une alliance durable, qui devra subsister après la guerre, tant qu’elle sera compatible avec l’intérêt de l’Italie. Pour le moment, ils font appel à toutes les énergies belliqueuses de la nation ; ils exigent une action militaire de plus en plus étendue et de plus en plus intense. Ils réprouvent toute hésitation et toute arrière-pensée. Personne ne flagelle plus impitoyablement, dans les milieux politiques ou administratifs, les négligences, les faiblesses et les compromissions. Quoi qu’on en puisse penser, il est certain que ce petit groupe, très remuant et très actif, a une conscience extraordinairement aiguë des ressources actuelles et des destinées futures de la jeune Italie : secrètement, ces farouches patriotes ont des complices dans la nation entière, dont ils flattent les appétits d’expansion et de conquête. Peut-être seulement sont-ils un peu trop pressés. Dans leur ardent désir de grandeur nationale, ils suppriment en imagination les obstacles, les lacunes et les insuffisances du moment, et ils traversent au vol les espaces qui les séparent encore de l’avenir.


C’est de quoi ils sont blâmés par leurs intimes adversaires, les libéraux, les gens de juste milieu. Ceux-ci dénoncent la mégalomanie des nationalistes. Ils s’irritent contre un zèle trop bouillant, qui risque de tout compromettre avant l’heure.

Pour eux, ils sont beaucoup moins affirmatifs, beaucoup moins tranchans et aussi beaucoup moins embrassans dans leurs revendications. Ils admettent qu’il convient de faire sa part à la Serbie et même à la Grèce, et ils prévoient toutes les difficultés que rencontrerait l’italianisation complète de la Dalmatie. Mais il n’y en a pas un qui ne pose en principe que l’Italie doit avoir la maîtrise de l’Adriatique. Pour tous les Italiens, c’est là un dogme intangible. Cependant l’Autriche, leur plus dangereuse rivale, est toujours debout. Si ridicule que puisse paraître un panhellénisme actuellement réduit à l’impuissance, il n’en est pas moins aussi tenace, aussi intraitable et démesuré dans ses ambitions que le nationalisme italien. Enfin la Serbie, même vaincue, cherche naturellement à se refaire, à assurer ses conditions d’existence, lesquelles exigent un débouché maritime. Que de difficultés encore ! Il faut bien en tenir compte. D’autre part, en Orient et dans la Méditerranée orientale, quelle va être, au lendemain de la guerre, l’attitude de la Russie, supposée victorieuse, et même celle de l’Angleterre ? Les modérés italiens se préoccupent de tout cela. Les « nécessités historiques et dynamiques » de leur pays restent toujours présentes à leur esprit, mais elles reculent au second plan devant les nécessités actuelles. Avant de se partager la peau de l’ours, il faut l’abattre. L’Italie ne peut pas se flatter d’en venir à bout toute seule, par une guerre qui ne serait que « sa guerre. » Le concours de tous les Alliés contre l’ennemi commun lui est indispensable. Avec la France, particulièrement, l’union s’impose.

Non seulement, ils en demeurent d’accord, mais ils sont les premiers à réclamer une coopération toujours plus intime et plus amicale des deux pays. Seulement, là encore, ils ont la claire vision des difficultés de la tâche, ils sentent qu’il y faudra beaucoup de temps, et aussi beaucoup de tact, beaucoup de persévérance et une extraordinaire bonne volonté de part et d’autre. L’un d’eux me citait des articles de M. Maggiorino Ferraris parus dans la Nuova Antologia, au lendemain de l’intervention italienne, et où l’auteur préconisait, entre la France et l’Italie, « la coopération militaire non seulement pour le matériel de guerre, mais pour l’unité d’action sur les champs de bataille, — la coopération diplomatique vis-à-vis des États restés neutres jusqu’ici, — la coopération économique entre les Alliés, pour faire face aux énormes dépenses de la guerre, pour en réparer promptement les conséquences désastreuses, pour assurer la prospérité des pays qui, ensemble, auront conquis la victoire. » Et il me disait : « Tout cela est juste, au fond, tout cela est excellent. Mais n’allons pas si vite en besogne ! Ne demandons pas ce que personne ne peut nous donner et que nous devrons conquérir par les armes, si nous voulons l’avoir. Commençons par de simples accords diplomatiques et financiers sur des points précis ! Par exemple, pour raffermir notre confiance réciproque, pour écarter tout malentendu, tout sujet de conflit dans l’avenir, pourquoi la France se refuserait-elle à faire ce que proposait récemment M. Gabriel Hanotaux, dans un article du Figaro, — ce qu’elle a fait, en 1914, avec l’Angleterre, — une convention délimitant notre zone d’influence en Méditerranée, dans le Levant et en Afrique ?… Voilà pour l’avenir ! Pour le présent, la question du fret, celle du change monétaire, celle de la taxe des charbons sont, pour nous, des questions vitales, qu’il faut résoudre au plus vite et au mieux de notre intérêt, qui, dans l’occurrence, est l’intérêt commun. Après cela, au lendemain de la paix, nous aurons beaucoup à faire, pour accorder notre activité économique avec la vôtre. Songez que l’Italie est un pays agricole, comme la France, donc sa concurrente. Jusqu’ici, pour les produits de notre sol, l’Allemagne a été notre principale cliente. Il va falloir détourner notre exportation vers l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, peut-être les pays Scandinaves. Pour cela, nous devrons passer par la France : un abaissement des tarifs douaniers, des communications moins coûteuses et plus rapides, surtout pour les primeurs et les denrées périssables, vont être nécessaires… Autre question non moins délicate : notre immigration ouvrière se dirigeait, pour une notable part, vers l’Allemagne. À présent, elle devra se rabattre sur votre pays, d’autant plus qu’il faudra combler, après la guerre, les vides de votre main-d’œuvre. Dans ces conditions, il me paraît difficile, pour vous, d’éluder un remaniement de votre législation du travail. Nos ouvriers, soutenus par nos syndicats socialistes, voudront être traités sur le même pied que les vôtres : égalité des droits, égalité des salaires : tout cela ne sera pas commode et ne se fera pas du jour au lendemain !… »

Évidemment, voilà bien des réserves. Les plus belles protestations sentimentales ne les supprimeront point. Mais, si réels que soient les obstacles, la volonté d’en triompher est aussi ferme cher nos voisins que chez nous. En ce qui concerne les libéraux italiens, nous en avons une première preuve dans leurs sympathies très chaleureuses pour la France : rien de plus naturel, étant donnée leur orientation politique. Ce sont aussi des sympathies raisonnées, qui se fondent sur l’estime et même sur l’admiration. Ils proclament que, de toutes les nations belligérantes, la nôtre est la plus durement éprouvée, celle qui supporte le poids le plus lourd. Ils calculent que nos pertes en hommes, tout en étant beaucoup moins élevées que celles de l’ennemi, sont encore très considérables par rapport au chiffre de notre population, et que nos dépenses de guerre sont les plus fortes. En outre, ils constatent que nos plus riches provinces ont été dévastées ou envahies. Mais ils ont confiance dans notre avenir. Ils disent bien haut que notre attitude depuis la guerre nous a valu, dans le monde entier, un immense accroissement de prestige moral. Ils espèrent, après la paix, un relèvement de notre natalité et, par ailleurs, — Dieu les entende ! — une diminution de l’indiscipline syndicaliste et du parasitisme socialiste, en d’autres termes une réforme des mœurs et de la morale publique[2]. Enfin, ils estiment que, lors des règlemens de comptes, nous aurons droit à des compensations proportionnées à l’étendue de nos sacrifices.

A l’égard de la guerre elle-même, n’oublions pas qu’ils la soutiennent avec non moins de zèle que les nationalistes. Ils ont été des premiers à comprendre que l’indépendance politique de l’Italie exigeait son entrée en lice à côté des Alliés. Le plus important organe libéral, le Corriere della Sera, fut, pendant des mois, l’ardent propagateur du mouvement interventionniste, — et cela sans jactance, sans emballement, mais avec fermeté, décision, intelligence très nette des nécessités du moment, comme des problèmes de l’avenir.


On peut affirmer que ces sentimens représentent ceux de la nation tout entière. Tels sont du moins ceux de la très grande majorité. Quand on s’est bien convaincu de cette unanimité de l’ensemble, on n’attache plus qu’une très médiocre importance aux partis dissidens, qui voudraient retenir ou arrêter l’Italie dans la voie où elle s’est engagée.

Parmi ces groupes qui font bande à part, celui des socialistes se montre le plus irréductible dans sa résistance et son parti pris d’obstruction. Mais entendons-nous bien : il ne s’agit ici que des socialistes officiels, comme ils s’intitulent en Italie, c’est-à-dire des socialistes selon la formule allemande, des orthodoxes de l’Internationale. Il est cependant hors de doute que leur propagande et leur organisation ont fait, chez nos voisins, des progrès considérables. Il faut s’en affliger pour eux comme pour nous. Les progrès du socialisme sont une grande cause de faiblesse nationale. Après nos désastres de 1870, Renan écrivait, avec une singulière perspicacité, que la principale raison de l’affaiblissement de la France, comme de l’Angleterre, c’est que les questions sociales y avaient pris le pas sur les questions nationales. Et, en logicien impitoyable, il prophétisait que les nations socialistes, énervées et désarmées par l’unique souci du bien-être matériel, étaient destinées à devenir la proie de l’Allemagne. Heureusement que nous nous sommes ressaisis à temps et nos socialistes avec nous. Quant à leurs coreligionnaires d’Italie, si nous devons juger leur attitude scandaleusement contraire aux intérêts de leur pays, avouons du moins qu’elle est conforme à leurs principes. Théoriquement, ils sont hostiles à la guerre, à celle-ci comme à toutes les autres. Et ils font remarquer que le cas de légitime défense ne peut pas être invoqué pour l’Italie, attendu qu’elle n’a pas été provoquée, ou du moins attaquée ouvertement.

Dès les origines du conflit européen, ils ont réédité leurs lieux communs et leurs habituelles déclamations pacifistes. Ils ont eu le courage d’imprimer que, pour un prolétaire, il est indifférent d’être italien, chinois, ou allemand. Bien plus, tandis qu’une minorité socialiste, même après l’invasion de la Belgique et de la France, après Reims et Louvain, continuait à se laisser éblouir par le prestige germanique, les polémistes du parti se livraient à une campagne de dénigrement et d’insinuations perfides contre nous et nos Alliés : « Je veux espérer, écrit Guglielmo Ferrero, que les influences allemandes ont été entièrement étrangères a la campagne acharnée et venimeuse faite par le journal officiel du parti socialiste, pour démontrer que tous les belligérans devaient être également exécrés, que la France et l’Angleterre combattaient pour des intérêts capitalistes et des appétits de conquête, aussi bien que l’Allemagne. » A la Chambre, le 20 mai de l’année dernière, lors de la déclaration de guerre à l’Autriche, M. Turati, personnalité éminente du socialisme officiel, refusa de voter la loi accordant pleins pouvoirs au gouvernement pour toute la durée de la campagne. Le surlendemain 22, la direction du parti socialiste italien publiait un manifeste, adressé aux prolétaires du pays, qui se terminait par ces mots : « A bas la guerre ! Vive l’Internationale ! »

Cependant, il est juste de reconnaître d’abord que la majorité des officiels n’a pas cessé de manifester ses sympathies pour l’Entente, et ensuite que leurs chefs, se retranchant dans un abstentionnisme paradoxal, n’ont rien fait pour entraver la mobilisation : pas d’excitation à la grève générale, au sabotage des voies ferrées et des munitions ! Beaucoup même, touchés par la mobilisation générale, acceptent d’accomplir strictement leur devoir militaire, mais sans enthousiasme et avec de perpétuelles restrictions de conscience. On les sent gênés dans leur attitude d’emprunt, tiraillés entre le souci de rester fidèles à leurs principes et la nécessité de suivre le mouvement national. J’avais demandé un entretien à l’un d’eux, maire d’une grande localité industrielle. Bien qu’il eût endossé l’uniforme, je le savais toujours en fonctions. Il se déroba par une lettre un peu sèche, où il était dit, en substance, qu’étant soldat, la discipline lui interdisait d’avoir aucune opinion sur l’actuel « imbroglio » de la situation politique internationale, mais que cela ne l’empêchait point de « souhaiter chaleureusement une pleine victoire aux armes de l’Entente, pour le Droit et la Liberté des nations. » C’était se tirer spirituellement d’embarras. Toutefois, j’avais de la peine à concilier la bénédiction finale avec les réticences du début.

Aujourd’hui même, alors que l’Italie s’engage de plus en plus dans la lutte, cette hostilité plus ou moins latente contre l’intervention ne semble point avoir faibli. En certaines villes, on m’assure que des municipalités socialistes s’abstiennent de participer à des œuvres de guerre, même lorsqu’elles sont purement de bienfaisance et d’assistance publique. Elles refusent de recevoir les parlementaires des pays alliés, même démocrates, s’ils viennent prêcher la résistance aux Empires centraux. Les populations, d’abord un peu déconcertées, en ont pris lestement leur parti : elles laissent bouder leurs élus. Néanmoins, ceux-ci ne restent pas inactifs dans leur isolement. Avant tout préoccupés de sauver leur situation parlementaire, ils songent dès maintenant à exploiter les mécontentemens que les maux inévitables de la guerre auront pu provoquer dans les campagnes, plus cruellement éprouvées que les villes. Ils se préparent une plate-forme électorale des plus commodes. Cependant, au milieu de ces petits manèges, leur conscience ne semble pas en repos. J’ai pu m’entretenir quelques instans avec un de leurs grands chefs. Je l’ai trouvé désemparé, angoissé, perplexe, vieilli et comme dépassé par les événemens. Par une sorte d’automatisme verbal, il continuait à réclamer la paix, — la paix à n’importe quel prix, — à développer les thèmes archaïques du cléricalisme et de la réaction : l’Italie, à l’en croire, serait encore enfoncée dans le Moyen Age. Allait-elle interrompre l’œuvre à peine commencée de son affranchissement ? Enfin, l’Europe, saignée aux quatre veines, allait-elle se suicider au profit de l’Amérique et du Japon ? Il me disait encore :

— On nous a trompés ! On nous assurait que l’intervention italienne devait mettre fin à cette abominable guerre, qu’elle entraînerait celle d’autres pays neutres et qu’ainsi tout serait bientôt terminé. Mais personne n’a bougé et les massacres s’éternisent !…

Que répondre à ces jérémiades, sinon que, si par hasard elles étaient écoulées, elles n’aboutiraient qu’à paralyser la défense nationale, et ainsi à faire le jeu du militarisme et du féodalisme prussiens, à renforcer tout ce « Moyen Age, » que, par une singulière perversion visuelle, on veut bien voir en Italie, alors qu’on néglige de le voir en Allemagne ? Le jugement le plus modéré que l’on puisse formuler sur une telle attitude, c’est que, au lendemain de la guerre, les socialistes officiels auront de terribles comptes à rendre devant l’opinion, ne fût-ce que pour leur abstention théorique, dans une guerre où l’indépendance de leur pays était engagée.


Il n’en est pas de même pour les catholiques, bien qu’au premier abord et pour un observateur superficiel leur ligne de conduite offre une certaine analogie avec celle des socialistes orthodoxes. Évidemment, ils éprouvent un peu d’embarras à mettre d’accord leurs actes d’aujourd’hui et leurs principes de toujours. Au fond, ils craignent de se compromettre politiquement, de trop pencher du côté des Alliés, de la France en particulier. Et pourtant, ils combattent ouvertement dans les rangs de l’Alliance, ils ne discutent pas sur le principe de l’intervention. Dès que le gouvernement la décida, ils s’inclinèrent devant sa décision avec une louable unanimité patriotique. Si leurs mouvemens ne sont pas absolument contradictoires, il faut avouer aussi qu’ils ne s’harmonisent pas très bien entre eux. Ils ont l’air de faire, ici, deux pas en avant, pour faire, ailleurs, deux pas en arrière. Ces marches et ces contremarches excitent les plaisanteries des socialistes officiels, qui s’en vont répétant que les catholiques sont « favorablement contraires à la guerre. » Et ainsi ils donnent à entendre que leurs adversaires sont en réalité avec eux.

Ce n’est là qu’un argument de presse ou de réunion publique. À y regarder de près, les positions des deux groupes sont très différentes. Mais, tout de suite, dans la catégorie qui nous occupe, il sied d’établir des distinctions et de bien préciser de quels catholiques il s’agit. Il va sans dire que la grande masse de la nation italienne est catholique, non pas seulement, comme chez nous, parce que la majorité de la population se range nominalement sous cette étiquette, mais parce qu’elle pratique sa religion, tout en étant très libérale et très tolérante, ou que, sans la pratiquer au sens rigoureux du mot, elle s’en montre très respectueuse et qu’elle y reste profondément attachée. Sans doute, elle se défend de tout cléricalisme, mais elle ne souffre pas qu’on porte atteinte aux traditions religieuses du pays. Est-il besoin de rappeler que, pour cette raison, une loi sur le divorce n’a jamais pu être promulguée en Italie ? Bien plus : un projet de loi sur « la précédence obligatoire du mariage civil, » qui, pourtant, ne blesse point les principes fondamentaux du catholicisme, a rencontré la même obstruction et pour les mêmes motifs confessionnels. Je me souviens, à ce sujet, d’une conversation déjà ancienne avec un magistrat italien, un président de tribunal civil. Comme il m’avait parlé très librement, ne se privant pas de critiquer, avec beaucoup de verve, certains abus ecclésiastiques, ridiculisant certains travers de telle façon que je pouvais prendre le change sur ses sentimens, il me dit tout à coup, d’un ton très sérieux, avec un accent de conviction profonde :

— Ne vous y trompez pas : je suis un homme de foi !

Or, tous ces hommes de foi, plus ou moins fervens, ou plus ou moins tièdes, ces catholiques pratiquans ou simplement attaches à la religion de leurs pères, toute cette grande masse italienne est, de cœur, avec nous contre le Tédesque. Non seulement leurs fils se battent, à l’heure qu’il est, sur le front du Trentin, contre l’ennemi héréditaire, mais ils répudient toute compromission avec les principes de la culture allemande.

Il ne s’agit donc pas, ici, du catholicisme italien proprement dit, mais d’un parti politique, à la vérité considérable, des catholiques organisés et militans. Encore, dans le clergé lui-même, convient-il de signaler un grand nombre de dissidences. Beaucoup de prêtres, qui sont des journalistes et des publicistes très distingués, comme l’abbé Vercesi, ou comme l’auteur de La Germania alla conquista dell’ Italia, l’abbé Giovanni Preziosi, comptent parmi nos amis les plus chauds et les adversaires les plus déterminés du germanisme sous toutes ses formes. Jusque dans les antichambres des archevêques et des cardinaux, j’ai été accueilli joyeusement par de jeunes vicaires, qui m’ont témoigné une francophilie aussi cordiale que démonstrative. Mais le fait est que tous ne leur ressemblent pas. Et toutefois, même en le reconnaissant, gardons-nous de rien exagérer. Ces catholiques italiens ont beau juger sévèrement la politique antireligieuse de notre gouvernement, ils conservent une très vive sympathie intellectuelle pour la France prise en bloc, la France historique, comme ils disent : ils savent trop les services qu’elle a rendus à l’Eglise. Et, de même que les catholiques espagnols, ils confessent, non sans admiration, que leur pays n’aurait pas supporté comme le nôtre les conséquences désastreuses de la loi de Séparation. Néanmoins, il est hors de doute aussi que nous ne sentons point, chez eux, l’élan spontané de leurs autres compatriotes, et que, d’eux à nous, en dehors des articles de croyance, la communion des idées et des sentimens n’est pas aussi complète qu’ailleurs.

Ce sont des gens calmes, prudens, méthodiques, qui se piquent avant tout d’esprit positif, et que, malgré leurs protestations amicales, je persiste à trouver un peu froids. L’art de tourner sa langue sept fois dans sa bouche a été porté par eux à un haut degré de perfection. Ils ont des silences lourds de blâme, ou inquiétans comme une nuée chargée de grêle et de frimas. Je ne pouvais m’empêcher de le leur dire : ce manque de chaleur étonne chez les disciples d’une religion fondée sur l’amour et la charité ; cette défiance à l’égard des idées généreuses, ce souci prédominant des « réalités » ne laissent pas que de surprendre chez les serviteurs de Celui qui a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde, » et qui a poussé jusqu’à la négation de ce monde transitoire l’affirmation de son Royaume idéal.

Mais je me hâte d’ajouter que, par leur supériorité intellectuelle, ils se placent immédiatement à la tête des partis politiques italiens. Avec les nationalistes, ce sont les plus cultivés, les plus originaux, les plus munis d’idées et les plus intéressans parmi ceux qui aspirent à diriger l’opinion. Les entretiens, que j’ai pu avoir avec quelques-uns d’entre eux, m’ont laissé une impression ineffaçable. C’est à la fois un charme et un grand profit que de les écouter. Ils discutent avec une abondance, une précision, une souplesse et un art admirables. Je songe, en écrivant ces lignes, à Ernesto Calligari, l’éloquent directeur du Cirtadino de Gênes, ou encore et surtout à Filippo Crispolti, une des personnalités les plus en vue du parti catholique, et qui, en maintes circonstances, a été le porte-voix autorisé du Vatican. Ce gentilhomme est non seulement un écrivain de race, qui joint à une extrême acuité d’esprit critique un sentiment très large de la nature et des grandes sources du lyrisme, mais un conférencier et un orateur qui domine de haut son auditoire. Nul ne m’a mieux expliqué et justifié l’attitude des catholiques italiens dans le conflit actuel. Tout ce que j’avais lu, observé ou entendu ailleurs prenait, à la clarté de ses commentaires, une signification nouvelle et moins paradoxale.

Il est certain qu’au début de la guerre, — en Italie autant qu’en Espagne, — il existait dans les milieux catholiques des préjugés très forts contre la France. La rupture de nos relations diplomatiques avec le Saint-Siège et notre loi de Séparation y avaient produit de tenaces ressentimens. L’hostilité non dissimulée de certains partis politiques français contre le catholicisme ne faisait qu’exaspérer ces rancunes. Et il faut bien le dire, ces rancunes des catholiques trouvaient un écho non seulement chez les libéraux italiens, mais même chez les démocrates et dans la grande majorité de la nation. J’ai entendu un ministre anticlérical réprouver, dans les termes les plus courtois, mais les plus catégoriques, le mauvais esprit qui anime nos sectaires. Des libres penseurs, comme le professeur Maffeo Pantaleoni, des Israélites comme Luigi Luzzatti, ont protesté devant moi contre leur intolérance. Quand donc nous déciderons-nous à renoncer à ce sectarisme borné, dont le pire inconvénient est de décourager les amitiés de nos voisins et de compromettre partout la vieille réputation libérale de la France ?

On comprend que, sous l’influence de ces griefs religieux, les catholiques italiens aient hésité d’abord à faire cause commune avec un gouvernement qu’ils considéraient comme leur pire ennemi. Ils ont craint aussi de travailler pour leur ennemi intérieur. La franc-maçonnerie italienne ayant été une des plus énergiques ouvrières de l’intervention, ils ne voulaient pas favoriser son jeu, se rendre en quelque sorte ses complices inconsciens. C’est pourquoi ils ont prêché la neutralité, mais sous cette réserve, toutefois, que, si le gouvernement estimait l’intervention nécessaire, ils ne lui marchanderaient pas leur concours. Il faut reconnaître qu’ils ont tenu loyalement leur parole. Mais, s’ils ont accepté la guerre avec une bonne volonté unanime, certains avec une belle ardeur patriotique, il est évident aussi qu’ils conservent encore, non pas précisément des arrière-pensées, mais des appréhensions, des préoccupations d’avenir. Comme les socialistes, ils ne dissimulent point leur souci de ménager l’électeur de demain. Sans doute, les populations des campagnes font preuve d’un magnifique esprit de sacrifice, mais n’est-il pas expédient de leur prouver qu’on a tout mis en œuvre pour leur épargner les privations, les deuils et les ruines de la guerre ? D’autre part, en tant que catholiques, ils se demandent s’il est bien conforme aux principes d’une religion qui s’affirme universelle, de diviser la catholicité en deux moitiés irréconciliables ? Ils s’inquiètent encore des problèmes sociaux, qui vont se poser au lendemain de la paix, et dont le plus important, à leurs yeux, est celui du désarmement. Pour l’obtenir, disent-ils, l’initiative des gouvernemens ne suffira pas : une pression intérieure très forte de l’opinion sera indispensable. Dans ces conditions, on aura besoin de l’appui non seulement des catholiques, mais aussi des socialistes allemands. N’est-il pas imprudent de se les aliéner d’une façon définitive et irrémédiable ?

Cet état d’esprit nous permet de saisir les raisons intimes de certaines réserves, et, pour tout dire, de certaine attitude défensive, qui, chez les catholiques italiens, déçoit et attriste un Français. Tout récemment, des personnes bien intentionnées conçurent le projet d’un rapprochement plus intime entre les catholiques des deux nations. Quoique ce projet d’union ne fût pas dirigé explicitement contre l’Allemagne, les circonstances actuelles lui donnaient forcément cette signification. On pouvait espérer néanmoins qu’il serait accueilli d’enthousiasme en Italie. En effet, des adhésions nombreuses ont déjà encouragé ce mouvement. Mais des gens bien placés pour sonder les dispositions des dirigeans m’assurent qu’il n’a aucune chance d’aboutir, et pour une raison bien simple, me disent-ils : « C’est qu’une ligue de ce genre est inutile. S’agit-il d’affirmer une même foi et de défendre d’identiques intérêts spirituels ? Mais cette ligue existe déjà dans le monde entier : c’est le catholicisme lui-même, qui n’est pas autre chose qu’une « Internationale sacrée. » S’agit-il d’affirmer, entre Italiens et Français, un même idéal politique et de défendre d’identiques intérêts matériels ? Mais cette alliance est réalisée, puisque l’Italie est l’alliée de la France. » Ce raisonnement géométrique ne manque pas d’élégance. Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’à travers toutes ces subtilités transparait trop évidemment le désir de ménager l’Allemagne, — et cela, pense-t-on, pour le plus grand bien de cette « Internationale sacrée » qu’est le catholicisme. Dernièrement encore, les catholiques militans, après avoir soutenu les nationalistes dans les luttes électorales et pactisé ouvertement avec eux, jugèrent à propos de les désavouer et, si j’ose dire, de les débarquer avec fracas. Un article de l’Osservatore romano les anathématisa, sous prétexte qu’ils « ont substitué à la lutte des classes la lutte entre les peuples, montrant clairement qu’entre les aspirations du socialisme et celles du nationalisme, il n’y a, en substance, qu’une diversité de limites et de proportions dans les tendances, également antisociales. » Voilà qui est clair ! Cependant, ces tendances des nationalistes étaient connues de longue date. Ils n’ont jamais fait mystère de leurs doctrines. Au contraire, on ne peut que leur reprocher la violence, à dessein hyperbolique, de leur propagande. Alors, faut-il soupçonner que la vraie raison de ce débarquement, c’est leur campagne nettement antiallemande et interventionniste ?

Quoi qu’il en soit, nous devons constater que cette fraction militante des catholiques italiens a vaillamment rempli tout son devoir national, elle aussi, depuis la déclaration de guerre. Les grandes familles du « monde noir » ont leurs fils aux armées, comme les autres. Tandis que les socialistes boudent et se tiennent à l’écart, les catholiques se montrent et prennent part à toutes les manifestations patriotiques. Les princesses romaines se multiplient dans les ouvroirs et dans les hôpitaux. Les prêtres militarisés arborent fièrement les insignes de leurs grades. Avec les étoiles d’argent au collet de leurs soutanes, ils s’en vont rejoindre leur poste sur le front des Alpes ou sur les cuirassés de l’Adriatique. Le seul regret qu’on puisse exprimer, c’est que, peut-être, ils n’aient pas suffisamment confiance dans la force et dans les ressources, comme dans la grandeur de leur pays. Mais la victoire, j’en suis sûr, leur donnera l’élan qui leur manque encore et dissipera tout le vague à l’âme qui voile la pureté de leurs intentions.


Il faut distinguer ces catholiques d’un petit monde à part, très isolé et très fermé, séparé du reste de la nation par des tendances et par des traditions séculaires, cependant très mêlé, puisqu’il est cosmopolite ou international, à la fois clérical et laïque, et que nous appellerons, si l’on veut, le « monde romain. » Justement parce qu’il est très contaminé d’élémens étrangers, le sentiment national italien ne peut pas y être très vif. Et, parce que nos ennemis y sont largement représentés, parce qu’il s’y trouve des Allemands, des Bavarois, des Autrichiens, comment s’étonner que les sympathies y soient assez rares pour la France et pour ses alliés ? De même que dans les autres milieux cosmopolites, soumis à toutes espèces d’influences plus ou moins occultes et souvent contradictoires, une opinion générale y est difficile à former. En tout cas, elle ne saurait y prendre la fermeté qu’elle a dans les milieux nationaux. Sous l’afflux quotidien des fausses nouvelles et des commérages venus de tous les coins du monde, la vérité est lente à s’y faire jour. En outre, l’habitude de discuter le pour et le contre, de peser lentement et avec défiance les témoignages les plus divers, finit par y engendrer une sorte de sophistique diamétralement opposée au but initial, qui est la distinction exacte et circonspecte du vrai. Enfin, tant d’intérêts divergens, tant dépassions hostiles et acharnées les unes contre les autres s’y entre-choquent en une mêlée continuelle, qu’on préfère les considérer en spectateurs amusés plutôt que de prendre parti entre les combattans. A tout le moins, on ne se presse pas d’intervenir et de se prononcer. Et, peu à peu, à force de temporiser, on en arrive au dilettantisme de l’inaction, et, parce qu’on se déclare étourdis par les criailleries incohérentes des adversaires, on se laisse aller à un scepticisme commode. On devient indifférens à tout ce qui n’est pas article de foi, et, comme me le disait un saint religieux, on perd, dans les choses humaines, la notion du bien et du mal.

L’intrigue germanique augmente encore ce désarroi des consciences. Tout est mis en œuvre : les flatteries, les promesses, les dons, « invincibles appâts ! » Qu’on se rappelle seulement la mission officieuse du prince de Bülow, et, pendant les mois qui ont précédé la déclaration de guerre italienne, quel lieu de délices et d’enchantemens était devenue la villa Malta. Aujourd’hui encore, l’indiscrète pression continue, si elle ne redouble pas d’intensité. À ces efforts obstinés de la propagande allemande, nous autres Français nous n’avons rien opposé jusqu’ici que de platoniques protestations. Nous nous plaignons que la vérité soit lente à pénétrer dans cet étrange pays. On m’assure qu’on ne demande qu’à nous y écouter. Le fait est que nous n’ouvrons pas la bouche, du moins officiellement. Nous n’avons même pas d’ambassadeur, non seulement pour défendre notre cause auprès du Souverain Pontife, mais pour arrêter, dans ces milieux mondains et cléricaux, l’avalanche de calomnies que nos ennemis ne cessent de précipiter contre nous. Seul, un personnage officiel pourrait organiser cette lutte de tous les instans contre le mensonge, par la diffusion méthodique des nouvelles et des idées, qui peuvent accroître en notre faveur la confiance et la sympathie. Et qu’on ne dise point que l’intérêt est médiocre pour nous ! La Rome catholique est un centre cosmopolite en relation avec le monde entier. Non seulement une foule d’étrangers viennent s’y faire une opinion, mais, par son magistère spirituel et moral, elle donne un mot d’ordre, qui est obéi par des millions de vivons. Cela vaut qu’on y réfléchisse. Si l’intérêt n’était pas considérable pour elle, comment s’expliquer que l’Allemagne, nation en grande majorité protestante, et d’ailleurs si positive et si pratique, remue terre et ciel pour conquérir l’amitié des milieux romains ? Aussi, les Allemands y tiennent-ils le haut du pavé ; ils y parlent en personnages consciens de leur force et de leur importance, tandis que la France y est humiliée. C’est cela qui nous attriste le plus, nous catholiques français, ne fût-ce que dans nos sentimens de patriotes, — cette diminution du prestige de la France aux yeux du catholicisme mondial. Courageusement, nos évêques essaient bien d’élever la voix. Mais la France n’est pas derrière eux. Tout est là. On les reçoit avec défiance et comme à regret, on les expédie comme des importuns. Sans défenseurs autorisés, ils sont obligés de souscrire à tout, de se résigner à la condition défavorable qui leur est faite. L’Allemagne, en cela, nous offre un exemple utile à méditer. Elle ne souffre pas que ses nationaux, quels qu’ils soient et à quelque confession qu’ils appartiennent, aient à baisser la tête n’importe où. Que ce soit à la cour du Pape, ou à celle du Mikado, un Français doit pouvoir parler librement et fièrement, comme il sied, quand on est le fils d’une telle patrie.

Je sais bien que les erreurs de notre politique antireligieuse sont, en grande partie, la cause de cette situation si préjudiciable à nos intérêts. Là, plus qu’ailleurs, on a gardé un long ressentiment de notre loi de Séparation, comme de notre loi sur les associations, avec leurs conséquences lamentables pour l’Église de France : la confiscation des biens et des établissemens ecclésiastiques, l’expulsion des Congrégations, la fermeture des écoles et d’une foule d’édifices destinés au culte ou à la bienfaisance. Je ne puis que répéter ici ce que j’ai déjà écrit dans mon enquête sur l’Espagne. Nos gouvernails, avec une intrépide ignorance du monde extérieur, ont pratiqué une politique de vase clos. Ils ne se sont pas demandé, avant de consommer la rupture avec l’Eglise, si ces procédés agressifs ne risquaient point de provoquer au dehors des répercussions fâcheuses et, pour commencer, s’ils n’allaient point nous mettre à des la majorité de nos voisins. Il est certain qu’à Rome ces procédés nous ont été particulièrement funestes et qu’ils nous y ont suscité des inimitiés très violentes et très agissantes. Dans tous les milieux conservateurs, ou même modérés, — et non pas seulement dans les milieux cléricaux, — on en vient à redouter notre esprit révolutionnaire. On s’y habitue à considérer la France comme un foyer d’anarchie, non pas seulement intellectuelle, mais politique et sociale. L’Allemagne, au contraire, apparaît comme la personnification de l’ordre et de la discipline. Par là, surtout, on essaie de justifier la suspicion et l’hostilité qu’on nous témoigne. Mais ces esprits timorés, qui nous font si rudement notre procès, ne semblent point s’inquiéter de savoir si le germanisme sous toutes ses formes ne constitue pas, pour la foi catholique, un pire danger que la libre-pensée française, et si l’attitude du protestantisme allemand à l’égard du catholicisme sera encore demain, après la victoire qu’ils supposent, ce qu’elle est aujourd’hui, en pleine incertitude de l’avenir. Et puis enfin, quand on se vante d’être catholique, il ne faudrait pas abuser de cet argument de l’ordre et de la discipline imposés par des gouvernemens à poigne. Pour des conducteurs d’âmes surtout, quel aveu d’impuissance ! On a donc bien peu de confiance dans ses vertus apostoliques, puisqu’on fait appel au despote et au soudard pour évangéliser les peuples ? On se sent donc incapables de faire régner l’ordre dans les âmes, puisqu’on attache un si haut prix à l’ordre extérieur, garanti par la potence, le canon et les baïonnettes ?…

Mais, en dépit de toutes les prudences même plausibles, de toutes les rancunes même légitimes, il y a une question de morale, à laquelle des catholiques, quels qu’ils soient, ne peuvent rester indifférens. On a beau se flatter d’être avant tout des diplomates et des politiques, on n’en est pas moins d’une Église, dont la principale mission est d’être, sur cette terre, la vivante incarnation de la vérité et de la justice. Elle est aussi le refuge des âmes libres. Sa religion est une religion de liberté, qui a commencé par revendiquer contre César les droits de la conscience individuelle. Des Chrétiens vont-ils s’efforcer de lui ôter ce haut caractère, en essayant de la solidariser avec des Empires de proie et de tyrannie, pour qui la religion n’est qu’un moyen plus sûr et plus efficace d’enrégimenter les peuples ? Enfin, une nation a inauguré dans le monde une guerre ignoble, qui est la négation de tout le progrès moral réalisé par dix-huit siècles de christianisme. Elle a fait litière du droit des gens et du droit de la guerre, tels que les avait établis l’enseignement des Pères et des Docteurs de l’Église. Elle a multiplié les atrocités sans excuse et les dévastations inutiles. Ces mêmes Chrétiens vont-ils absoudre la nation qui s’est rendue coupable de ces crimes ? N’auront-ils pas pour ses victimes, en attendant l’heure des justes réparations, au moins une parole de réconfort et de charité ? Toutes les arguties du monde n’y feront rien. L’opprobre d’une complicité honteuse pèsera sur eux. Jusqu’au jour du Jugement, la conscience universelle protestera que la Guerre allemande a été un monstrueux attentat contre toutes les lois divines et humaines…


Au-dessus de ces controverses, de ces disputes et de ces intrigues, plane la personnalité mystérieuse du Pape.

Une bonne moitié de la planète s’évertue à deviner, ou à conjecturer ses sentimens. On voudrait bien savoir ses préférences intimes. De pieuses gens nous assurent que, dans le secret de son cœur, il est tout avec nous. Et c’est là une consolation, dont nous sentons le prix. Mais, au fond, peu nous importent les pensées secrètes de Giacopo della Chiesa. Ce qui nous intéresse avant tout, c’est ce que pense le Père commun des fidèles, et, — justement parce qu’il est le Père commun des fidèles, — il n’en peut rien manifester.

Et pourtant, on ne se résigne point à ne pas savoir. À Rome surtout, le sujet des sympathies pontificales défraie toutes les conversations. À force d’en avoir les oreilles rebattues, certains finissent par s’en impatienter. Un prélat, homme d’esprit, nous disait, un jour : « De grâce ! laissez le Pape tranquille ! Il n’est plus un souverain temporel ! Alors, pourquoi voulez-vous le faire descendre dans la mêlée ? Pourquoi le sommer de prendre parti entre les belligérans ? D’abord, personne ne lui a demandé son avis, et si, par hasard, on le lui demandait, il est trop évident que la plus élémentaire prudence lui conseillerait de ne rien dire… Non, non, que le Saint-Père se tienne en repos dans son Vatican ! Laissez-le travailler en paix au bien des âmes et conduire son troupeau d’une houlette légère et paternelle ! » Évidemment, beaucoup de gens embarrassés seraient tentés d’arranger ainsi les choses. Mais ce n’est là qu’une boutade, une façon élégante de couper court à des bavardages de salon. Les choses ne sont pas si simples dans la réalité. On a beau faire et beau dire, nous ne pouvons pas laisser le Pape tranquille. Nous avons besoin de lui. Même chez nous, ceux qui répugnent le plus à engager, avec lui, l’entretien, seront forcés de l’aller chercher dans son Vatican. Au jour des règlemens de comptes, nous ne pouvons pas nous passer de son concours, si nous voulons résoudre, sans trop de désavantage, certaines questions de politique extérieure et, par exemple, la question toujours pendante du Protectorat français en Orient. Si nous y renoncions, ce ne pourrait être qu’au détriment de nos intérêts. Nous y perdrions toute une clientèle plusieurs fois séculaire, qui ne demande qu’à se rattacher plus étroitement à notre pays, peut-être même la possibilité de nouvelles acquisitions territoriales, en tout cas notre prestige de grande Puissance protectrice aux yeux du monde musulman. Mais, d’une façon générale, — bien que sa mission ait un caractère avant tout spirituel, — le Pontife romain est toujours obligé d’intervenir en faveur des intérêts matériels de l’Eglise, lesquels dépendent, en grande partie, des nations belligérantes. Alors commencent, pour lui, d’inextricables, de torturantes difficultés. Essayons plutôt de nous en rendre compte !

Que les circonstances actuelles, encore si troubles, si indécises, lui imposent une extrême réserve, c’est ce que tout le monde admettra. Ses préférences personnelles doivent rester, pour l’instant, impénétrables. En attendant, il ne peut qu’accorder aux victimes de cette horrible lutte des paroles de compassion et d’amour, s’interposer, s’il se peut, pour diminuer l’atrocité des méthodes de guerre, pour adoucir le sort des prisonniers et des blessés. Nous savons qu’il s’en occupe avec un zèle inlassable. Ce grand devoir accompli, peut-il aller au-delà ?

Après beaucoup de Français, j’ai pu franchir, moi aussi, le seuil des appartenions pontificaux. Le Saint-Père a bien voulu m’accueillir avec la plus flatteuse et la plus cordiale bonté. L’impression dominante que j’ai rapportée de cet entretien, c’est celle de l’angoisse perpétuelle où vit ce pasteur d’hommes. On sent qu’il assiste muet à un conflit terrible, où non seulement les intérêts matériels, mais les principes essentiels du christianisme sont engagés ; — et qu’il se désespère, et qu’il souffre cruellement de ne pouvoir agir selon son cœur et selon les vues de sa haute sagesse. Il doit attendre en silence le moment où son intervention ne risquera pas de produire une recrudescence de haines et d’horreurs, et peut-être des déchiremens irréparables.

Vraiment, quand on approche de cet homme, que son ministère met si haut au-dessus des passions et des rivalités nationales, il faut se dépouiller de ses sentimens individuels. J’en avais l’intuition particulièrement lucide, en montant les escaliers du Vatican, en traversant ces antichambres, où se pressent des visiteurs et des solliciteurs, venus de tous les pays du monde, pour apporter là leurs doléances, leurs récriminations, voire leurs conseils, et qui, tous, se disputent avec âpreté l’audience et la bienveillance pontificales. Et puis, quand on est arrivé tout en haut, dans la galerie aérienne qui précède le cabinet des Papes, quel coup d’œil sur les siècles et sur les plus sombres tragédies de l’histoire ! On comprend que celui qui habite un tel logis ne puisse considérer les choses sous l’angle habituel de notre vision. Rome est là tout entière sous ses pieds, avec ses ruines, avec les stigmates partout reconnaissables des catastrophes et des dévastations qu’elle a subies. Là-haut, par la porte Salaria, se sont rués les Goths d’Alaric ; ici, derrière les palais de Michel-Ange, ils ont arraché les tuiles d’or du Capitole ; plus bas, les Vandales de Genséric ont brisé les derniers marbres du Forum ; par cette brèche ont pénétré les reitres de Charles-Quint ; et, par cette autre porte, bien des Papes ont pris le chemin de l’exil. Du haut de son Vatican, la Papauté domine ce grand champ de bataille. Elle en a tant vu ! Elle a dû passer par tant d’épreuves et de vicissitudes ! Rien ne saurait plus la surprendre. Elle sait trop de quoi est capable la férocité humaine. C’est pourquoi, si douloureuse que soit cette heure, le spectacle toujours offert d’un tel passé atténue peut-être, chez celui qui résume en soi une si vieille tradition, les horreurs trop vives du présent. Avec cette longue patience, dont l’Eglise a le secret, il guette la minute opportune pour intervenir. Il se fait violence jusqu’au moment où il lui sera permis d’agir pour le plus grand bien de tous.

Quel sera son rôle, au jour de la paix ? On en discute dès maintenant, comme on discute son attitude actuelle. On se livre, à ce sujet, à toute espèce de commentaires, d’hypothèses et d’insinuations tendancieuses. Je ne me flatte pas d’être plus perspicace ni mieux renseigné que les autres. Je n’ai reçu aucunes confidences. Mais j’ai pu m’entretenir, à ce sujet, avec un personnage ; — il me dispensera de le nommer, — qui fut un ami d’enfance de Benoît XV et qui, aujourd’hui encore, est un de ses familiers. Si je me permets de répéter ce qu’il m’a dit, c’est que peut-être il le souhaitait ; que lui-même a déjà publié des considérations de ce genre, dans la presse catholique italienne, et qu’enfin les intentions qu’il prête au Saint-Père sont tout à l’honneur de celui-ci et ne peuvent que lui ramener, dans notre pays surtout, les esprits soupçonneux ou prévenus.

— Oui, me disait-il, le Pape se réserve ! Peut-être qu’aujourd’hui il ne peut pas faire grand bien, mais je suis sûr que, demain, il en peut faire et qu’il en fera beaucoup. Nul n’est plus désigné que lui pour offrir ses bons offices. Souverain sans royaume, ses ambitions personnelles ne peuvent porter ombrage à personne. L’important est qu’aucune des Puissances intéressées ne proteste contre son admission. Au fond, un accord sur cette question est moins difficile à réaliser qu’on ne le redoute. L’opinion italienne pressentie ne s’y montre point hostile[3], même dans les milieux à tendances démocratiques et nettement anticléricales, mais sous certaines réserves qu’il faudra bien accepter. Les autres Puissances n’ont aucune raison de ne pas suivre l’exemple de l’Italie, sauf peut-être la France. Se montrera-t-elle plus irréconciliable que les propres adversaires du pouvoir temporel ?… Notez d’ailleurs que cette intervention diplomatique est déjà commencée. Ne fût-ce que pour les échanges de prisonniers et de grands blessés, le Souverain Pontife ne cesse de négocier avec toutes les chancelleries européennes. Quand viendra l’heure de la paix, il est qualifié comme personne pour s’interposer entre les belligérans, puisque, grâce à sa réserve, il n’aura d’ennemis nulle part : ce jour-là, des indemnités de guerre, des réparations de dommages matériels, des restitutions de territoires devront être envisagées. Le Saint-Père voudrait s’employer à faciliter tout cela. Si des régions restent encore envahies, il voudrait en obtenir l’évacuation, sans nouvelles effusions de sang. Mais, quoi qu’il obtienne, on peut être sûr d’avance que son arbitrage s’inspirera de la plus stricte impartialité et du plus haut esprit de justice…

Il faut avouer que, si Benoît XV réussit à réaliser ce généreux programme, il s’acquerra des droits à la reconnaissance de tous les pays et qu’il aura rendu à la Papauté un incomparable prestige. En ce qui nous concerne, nous autres Français, l’essentiel, pour l’instant, c’est que les sympathies du Saint-Père à l’égard de la France ne sont pas douteuses ; c’est qu’il manifeste le plus grand désir de s’entendre avec elle ; et qu’enfin les directions pontificales ne sont pas en contradiction avec le patriotisme italien, et qu’elles ne contrarient point, chez nos voisins, le superbe effort de la défense nationale.


Ainsi, de quelque côté qu’on ausculte l’opinion italienne, on ne perçoit aucun motif d’inquiétude. A l’exception des socialistes officiels, les partis les plus puissans, ou les plus jeunes et les plus riches d’avenir sont bien résolus à poursuivre la lutte. Les autres s’associent de leur mieux à l’entraînement général, et, si, parfois, leur prudence pouvait nous paraître exagérée, leur dévouement absolu à l’intérêt de la patrie suffirait pour nous rassurer. Mais toutes ces nuances se fondent et s’harmonisent dans le sentiment populaire. On ne saurait trop le répéter : le peuple italien tout entier est avec nous.

Le dernier soir que je passai à Rome, je méditais sur les impressions diverses, souvent incohérentes de mon voyage. Et à mesure que j’évoquais les visages, que je me rappelais les voix entendues, je sentais toutes les dissonances s’affaiblir et s’accorder enfin en un concert unanime. C’était par un soir très doux du printemps. Je voulais saluer une dernière fois le Capitole, contempler encore les palais orangés découpant leurs nobles silhouettes sur l’azur velouté du ciel romain. La rampe majestueuse de l’Ara-Cœli était encombrée d’uniformes : culottes grises à liséré jaune de l’infanterie, chéchias écarlatés des bersagliers, éclatans comme de rouges coquelicots. Autour de la statue équestre de Marc-Aurèle, la main tendue en un geste d’apaisement, de protection et de bonté, des troupiers assis par terre fumaient leurs pipes, commentaient les lettres arrivées du pays, causaient de la femme et des enfans laissés au foyer. D’un pas rapide, des ouvriers, rentrant du travail, traversaient la place. Tout était calme et joyeux. Malgré la présence insolite de tant de soldats, l’image de la guerre semblait bien lointaine. Personne ne paraissait y songer. Soudain une voiture découverte passa. Flanquée de sa gouvernante, une petite princesse de la famille royale, très jolie et très sage, faisait sa promenade. On la reconnut. Des hommes se levèrent. Un mouvement de foule se porta vers elle. Les têtes se découvrirent, tandis que l’enfant, d’un petit geste de la main, répondait avec une grâce déjà souveraine. Elle disparut très vite.

Ce ne fut qu’un remous imperceptible, une minute d’agitation dans la béatitude de la flânerie. Déjà les bersagliers s’étaient rassis sous la statue du débonnaire Empereur, les femmes et les bambins s’accoudaient de nouveau à la balustrade de l’escalier, s’amusant à regarder, dans leurs cages, les deux animaux symboliques du Capitole : l’Aigle et la Louve. Un peu plus bas, des étrangers arrêtés devant la stèle de marbre, où sont gravées les strophes lyriques de Carducci, déchiffraient la fameuse invocation à la Rome antique :


……………………..
Et toi, de la Colline fatale, à travers le silencieux
Forum, tu tends tes bras marmoréens
A ta Fille libératrice,
Montrant les colonnes et les arcs de triomphe,
Les arcs de triomphe qui attendent de nouvelles victoires
Non plus de Rois, non plus de Césars,
Et non plus de chaînes attachant
Des bras humains sur des chars d’ivoire,
Mais le triomphe, ô Peuple d’Italie,
Sur l’Age noir, sur l’Age barbare,
Sur les Monstres, — par lequel, avec une sereine
Justice, tu affranchiras les nations.
O Italie, ô Rome, ce jour-là, dans l’air tranquille,
Le ciel tonnera sur le Forum, et des cantiques
De gloire, de gloire, de gloire
Courront dans l’azur infini.


Certes, parmi les soldats qui étaient là, nul ne se souciait de la stèle de marbre, aucun peut-être ne comprenait les vers de Carducci. Aucun de ceux qui devisaient tranquillement sous la statue de bronze ne voyait dans ce pacifique Imperator le vainqueur de l’énorme Germanie. Et les femmes arrêtées devant les deux bêtes de proie, suivant d’un œil curieux les évolutions de la Louve dans sa cage ou les sautillemens de l’Aigle sur son perchoir, ne devinaient que confusément leur caractère d’animaux sacrés. Mais je suis sûr que, dans tous les cœurs, l’appel à la gloire, lancé par le poète, avait des résonances profondes. Ils sont trop nombreux, trop vigoureux, trop environnés d’enfans, trop gonflés de jeune sève, pour n’avoir pas un frénétique appétit d’expansion et de conquête. Déjà ils se sont répandus sur tous les chemins du monde, en quête du pain et de l’or des nations. Demain, ils voudront davantage. Or, ces conquérans ont la haine des Monstres et des Barbares. Dans la lutte contre « l’Age noir, » ils savent qu’ils ont tout près d’eux des alliés et des frères d’armes. Ils se tournent vers nous avec confiance, avec l’infaillible pressentiment que nos destinées sont communes et que le partage des périls n’est que le prélude d’un autre partage plus intime…

Le soir tombait dans un ciel limpide, sans un nuage. Et, devant ce crépuscule, annonciateur d’une journée radieuse, où se dressait la magnificence des édifices couronnés de statues, je sentais non seulement resplendir dans la conscience italienne les affirmations fraternelles du présent, mais se lever les promesses de l’avenir, — l’idée de plus en plus impérieuse et précise de l’alliance définitive et de l’unité latine.


Louis BERTRAND.

  1. La Guerre et l’Italie, Paris, 1916 ; Arthème Fayard, éditeur.
  2. Cf., dans La Vita italiana du 15 avril 1916, un magistral article du professeur Maffeo Pantaleoni : Problemi italiani dopo la guerra.
  3. Cf. Nuova Antologia, 1er avril 1916 : « Comè è in quali limité il Papa può essere ammesso al congreasso della pace, » par Eugenio Valli.