L’Italia irredenta

L’Italia irredenta
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 481-516).
L’ITALIA IRREDENTA


I

L’unité de l’Italie, telle qu’elle est sortie, après une longue préparation, des quatre étapes qui, en moins d’une douzaine d’années, lui ont apporté la Lombardie, l’Italie du Centre et du Sud, la Vénétie, enfin Rome, a cependant laissé hors des frontières du jeune royaume certains territoires considérés comme italiens ; c’est « l’Italie qui n’est pas encore rachetée. » Aussi, ces temps derniers, lorsque l’on a discuté, dans les chancelleries ou dans la presse, l’hypothèse d’une intervention de l’Italie dans la guerre actuelle, a-t-on fréquemment envisagé comme un des motifs possibles de son intervention la délivrance des 750 000 Italiens sujets de l’Autriche, et, comme prix d’une victoire, les provinces de l’Istrie et du Trentin.

L’Italie est une trop grande puissance, les Italiens sont des diplomates trop avisés pour avoir besoin de conseils. Il appartient à eux seuls de peser les risques et d’examiner les avantages de l’attitude qu’ils croiront devoir observer dans la crise que l’Europe traverse. Mais peut-être le lecteur français prendra-t-il quelque intérêt à jeter un coup d’œil, à titre purement objectif, sur cette Italia irredenta dont il entend si souvent parler.

S’il pouvait, au lieu de la regarder par métaphore, parcourir cette région à pied et le bâton à la main, il y découvrirait quelques-uns des plus admirables spectacles de la nature. Au voyageur qui, sortant des neiges de l’Ortler, descend la route du Stelvio et se rend, par Méran et Botzen, au pays des Dolomites, de grandes joies sont réservées. Parmi des prairies pleines de fleurs, au-dessus des sapins et des mélèzes, se dressent brusquement d’énormes chaînes de rochers aux couleurs d’ocre et de sang. Plusieurs de ces montagnes, Marmolada, Monte Cristallo, Cima della Pala, Rosengarten, approchent ou dépassent trois mille mètres. Leurs sommets, aux formes de bastions, de dômes ou d’aiguilles, comme « les tours de Vajolet, » évoquent un décor d’opéra, l’embrasement de quelque fantastique Walhalla. A leurs pieds s’allongent des vallées étroites où s’abritent parfois de petits lacs aux eaux vertes, comme le Karersee, le Dürrensee et le lac de Misurina. Le massif montagneux, poussant au Sud ses contreforts jusqu’au lac de Garde, se prolonge à l’Est par les Alpes Juliennes, le pays du Titien, dont on peut découvrir le contour du haut des campaniles de Venise ; il surplombe l’extrémité de l’Adriatique, dominant la rade de Trieste et les cyprès de Miramar. Puis il étend dans la mer ses derniers soulèvemens par la presqu’île de l’Istrie. Tel est le domaine de l’Italia irredenta.

Je ne me permettrai pas de décider si, géographiquement, ce pays se rattache à l’Italie. La géographie est une personne bien complaisante pour les diplomates. A vrai dire, « les frontières naturelles » seront toujours discutables, car la nature ne s’est guère préoccupée de frontières. Entre le Tyrol allemand et le Tyrol italien ne s’élève pas une chaîne de montagnes unique pour les séparer ainsi qu’une barrière ininterrompue, mais une série de massifs et de vallées le plus souvent orientés du Nord au Sud et communiquant par des cols facilement accessibles. La ligne de démarcation que l’on tracerait de l’Est à l’Ouest, à mi-chemin de Botzen et de Trente, n’irait donc pas sans quelque arbitraire ; cependant on ne saurait imaginer de limites d’Etats plus artificielles que celles qui existent actuellement entre le Trentin et l’Italie. Pour aller, par exemple, de Toblach à Misurina et Cortina, en suivant la même vallée, il faut franchir deux fois des postes douaniers, et, plus au Sud, au lac de Garde, la frontière qui en coupe la partie supérieure ne parait pas établie moins arbitrairement.

Mais ce n’est pas seulement sur la géographie que se fondent les revendications des irrédentistes ; ils invoquent aussi la « nationalité » et l’histoire. La théorie des nationalités, qui, succédant à la théorie des frontières naturelles de la Révolution, inspira l’évolution politique de l’Europe dans la seconde moitié du dernier siècle, n’a toutefois jamais réussi à définir les signes auxquels se reconnaissait une nation. Est-ce le langage, la foi, la forme du crâne ou le désir de vivre sous un même gouvernement qui la constitue ? Sans doute, à elle seule, aucune de ces conditions ne suffit ; la nationalité consiste plutôt dans un composéde mille élémens divers que l’on sent plus qu’on ne peut les définir, et dont, pour nous Français, le premier demeure la volonté même d’un peuple. Nous verrons tout à l’heure comment les habitans du Trentin et de la côte autrichienne de l’Adriatique ont su conserver et défendre leur caractère d’ « italianité. »

Certes, à première vue, le caractère italien de ces deux régions ne saurait échapper au moins observateur des touristes. Après Botzen, — que l’on nomme aussi Bolzano, et que les irrédentistes ne revendiquent point, quoiqu’elle se pare déjà d’une douceur latine sous un ciel plus bleu, — tout le monde parle italien dans les petits villages du Trentin qui s’appellent Moena, Vigo di Fassa, Predazzo, Primiero, San Martino di Castrozza, Cortina d’Ampezzo, au pied des Dolomites. La capitale. Trente, construite sur l’Adige, parait trop vaste pour ses vingt-cinq mille habitans ; avec ses façades à fresque, ses palais de marbre, ses églises, elle ressemble comme une sœur aux cités de la Haute-Vénétie. C’est aussi l’Italie qu’évoquent Rovereto, entourée de vignobles, Arco et ses jardins de grenadiers et de lauriers-roses, Riva, étendant au bord du lac de Garde ses villas dominées par le bastion en ruines d’un château des Scaliger de Vérone.

La grande cité de Trieste rappelle les autres métropoles maritimes de la Péninsule, Gênes, Livourne ou Naples. En débarquant, on s’aperçoit à peine qu’on a traversé l’Adriatique. L’animation des rues, la foule qui vous coudoie, les enseignes des boutiques, la vie des cafés et des trattorie, tout est encore italien. Cependant, dès qu’on arrive aux faubourgs, les Italiens disparaissent devant les Slovènes. Sur le Littoral, tandis que l’arrière-pays est slave, l’italien demeure la langue des négocians, des marins, des pêcheurs. Fiume compte une colonie de 22 000 Italiens. Les petits villages reflètent dans l’Adriatique des campaniles semblables à ceux des îles vénètes. Pola, dont les temples et les arcs de triomphe attestent la grandeur romaine, possède aussi maints vestiges de la domination vénitienne, et, si nous suivons la côte, c’est toujours l’empreinte de Venise qui est restée gravée sur les villes dalmates, comme, aux portes de leurs murailles, la griffe du lion sur l’Evangile de Saint-Marc. Zara est fière de ses puits de bronze, à l’instar de ceux du Palais des Doges ; Sebenico, Spalato, pleine du souvenir de Dioclétien, conservent des monumens de la Sérénissime République.

C’est que les provinces du littoral comme le Trentin furent à plusieurs reprises terre italienne ; nous verrons même qu’un moment ils faillirent définitivement le redevenir.

Le Trentin semble prédestiné à servir de terrain de luttes entre les Italiens et les Allemands. De longues compétitions entre les Goths, les Lombards, les empereurs, les ducs de Bavière, remplissent le moyen âge. Le Tyrol fut acquis au XIVe siècle par les Habsbourg. L’évêque de Trente fut membre du Saint-Empire, à côté des évêques de Brixen et de Coire. Sécularisé en 1803, le Trentin septentrional fut, à la paix de Presbourg, donné par Napoléon à la Bavière avec le Tyrol autrichien ; la partie méridionale, incorporée à la Lombardie. Tandis que Brixen et Méran restaient à la Bavière, Bolzen et Trente devenaient italiennes, cette dernière comme chef-lieu du département du Haut-Adige. — C’étaient les patriarches d’Aquilée, les Vénitiens, les ducs de Carinthie, les margraves d’Istrie qui se disputaient la possession de Trieste. Tour à tour pillée par ses voisins, la cité invoqua l’appui germanique, et par le traité de Gratz, en 1382, se mit sous la protection des ducs d’Autriche, dont elle fut désormais « la ville très fidèle. » Mais Trieste, au point de vue économique, restait tributaire de Venise. Les flottes de la République demeuraient maîtresses de l’Adriatique, il golfo di Venezia, établissaient comptoirs et colonies dans les villes dalmates, jusqu’à Corfou, et, de là, cinglaient vers l’Orient, Au XVIIIe siècle seulement, alors que décline la prospérité de Venise, l’empereur Charles VI commence celle de Trieste en encourageant ses commerçans et ses armateurs. En 1803, Napoléon obligea l’Autriche à lui céder la côte de l’Adriatique, dont, à Campo-Formio, elle avait hérité de Venise. Ce fut le prix d’Austerlitz. En 1806, l’Istrie était proclamée Xe province du royaume d’Italie [1]. Ainsi, à Trieste, de même qu’à Trente, nous voyons dans Napoléon un précurseur des revendications irrédentistes.

Le Congrès de Vienne devait restaurer la domination des Habsbourg à Trieste, tandis que l’empereur d’Autriche, « comte princier du Tyrol, prince de Trente et de Brixen, » succédait à Trente aux évêques du Saint-Empire. Le Trentin continua donc à faire partie de la Confédération germanique, mais Trieste en resta exclue, et, lorsque le Cabinet de Vienne songea à l’y incorporer, ce fut le gouvernement français qui, dans un Mémorandum très net du 5 mars 1851, fit observer que « … adjoindre aux populations allemandes des populations slaves, hongroises, illyriennes, italiennes, au milieu desquelles elles seraient noyées, ce serait dénaturer la Confédération. » Comme le déclarait également l’ambassadeur de la Grande-Bretagne, il faudrait préalablement obtenir « le consentement et le concours formel de toutes les Puissances qui ont pris part au Traité général de Vienne du 9 juin 1815. »

Quand, avec l’aide des armes ou de la diplomatie de Napoléon III, le Piémont réussit à s’annexer les provinces italiennes de l’Autriche, peu s’en fallut que le Trentin et Trieste, après la Lombardie, ne fussent associés à la conquête de Venise.

Alors que le gouvernement de Victor-Emmanuel discutait, en avril 1866, sous les auspices de la France, les termes de l’alliance avec la Prusse destinée à lui donner la Vénétie, il eût voulu que la cession du Trentin fût également spécifiée. M. de Bismarck répondit « que, le Trentin faisant partie de la Confédération germanique, il lui était impossible de stipuler à l’avance cette session au profit de l’Italie, mais ce qui ne pourrait pas se faire avant la guerre pourrait parfaitement, disait-il, s’effectuer pendant ou après, surtout en adressant un appel aux populations. » Quoique les Italiens n’eussent pas été heureux dans leurs opérations militaires contre l’Autriche, Victor-Emmanuel télégraphiait à Napoléon III en vue des pourparlers d’une paix que Sadowa rendait probable : « Le territoire à réunir au Royaume devrait s’étendre aux frontières nécessaires à sa sécurité. Le Tyrol italien en ferait par conséquent partie. » (6 juillet.) Déjà, se hâtant d’occuper le pays avant l’ouverture des négociations, Garibaldi s’y avançait avec une armée de 38 000 hommes auxquels le général Khün ne pouvait en opposer que 15 000. Mais les Alpes du Trentin offraient de redoutables remparts à leurs défenseurs qui surent habilement les mettre à profit. Laissant des avant-postes aux extrêmes limites de la frontière, organisant des réserves tactiques pour les soutenir un peu en arrière sur les grandes routes qui, toutes, convergent vers Trente, le général Khün restait lui-même sous cette ville, conservant entre ses mains une masse de manœuvre prête à se porter rapidement sur le point menacé. Par cette ingénieuse répartition de ses forces, le général Khün se trouvait en mesure d’opposer des effectifs suffisans aux Garibaldiens, partout où ils se présenteraient. En effet, ces derniers furent repoussés le 3 juillet à Monte-Suello et à Vezza, puis défaits de nouveau à Cimengo et à Condino (19 juillet) quand ils tentèrent de reprendre l’offensive. Le combat contesté de Bezzeca (21 juillet) n’apporta aucun résultat décisif. Désireux de contraindre l’Autriche à céder le Trentin et même la Côte Adriatique, l’Istrie au moins, le gouvernement italien se décidait à poursuivre en même temps les opérations sur mer. On sait qu’elles non plus ne furent pas heureuses.

Cependant, même après Sadowa, le Cabinet de Berlin, qui n’était pas encore assuré de la paix et se sentait sous la menace possible de complications européennes, se gardait bien de décourager son allié ; l’agent de la Prusse, Usedom, lui faisait savoir le 20 juillet : «... Si l’Italie résiste à la pression de la France (en faveur de la paix), je suis, par mon gouvernement, autorisé confidentiellement et de façon précise à lui assurer : 1"... 2° la Prusse soutiendra fermement l’Italie ; si la guerre continue, elle appuiera sa revendication du Tyrol du Sud. »

Enhardi par ces assurances, Visconti-Venosta déclarait au prince Napoléon « que la perspective d’une paix ou même d’un armistice, sans que la possession du Trentin fût assurée à l’Italie, était impossible. » Une nouvelle armée, commandée par le général Medici, s’avançait vers Trente, tandis que le corps de Cialdini devait, par Trieste, marcher sur Vienne. On s’abandonnait ainsi, dans l’entourage de Victor-Emmanuel, aux plus vastes espoirs, quand on y apprit soudain la signature entre la Prusse et l’Autriche des préliminaires de Nickolsbourg.

Le gouvernement de Vienne se résignait à une paix peu onéreuse que l’intelligence supérieure de M. de Bismarck. sut imposer aux convoitises du roi Guillaume et de son état-major. L’intérêt de la Prusse n’était ni de rendre l’Autriche irréconciliable, ni de laisser à une intervention possible le temps de se produire. Sans doute, tant qu’il avait pu craindre la reprise des hostilités, M. de Bismarck encourageait les ardeurs italiennes. Mais il n’avait plus besoin maintenant d’assurer à son alliée la possession d’anciens territoires germaniques, et il songeait encore moins à supprimer entre elle et l’Autriche une cause de rivalités futures, dont il se réservait, à l’occasion, de profiter. N’avait-il pas obtenu de l’Italie tout ce qu’il en pouvait attendre, la « neutralisation » d’une armée autrichienne et du meilleur général de l’Empire ? Que lui importaient désormais les prétentions de Victor-Emmanuel ? Il s’en désintéressait ouvertement. M. de Moltke, avant de libérer les officiers autrichiens prisonniers, avait exigé d’eux le serment de ne plus porter les armes contre la Prusse, sans rien spécifier en ce qui concerne l’Italie.

Les Italiens, peu habitués à traiter avec le Cabinet de Berlin, se montrèrent douloureusement surpris de cette attitude [2]. Le roi Victor-Emmanuel se plaignit, menaça de continuer la guerre, et envoya le général Govone au camp prussien pour y porter ses doléances et ses revendications. Du moins, il exigeait l’armistice sur la base de l’uti possidetis, c’est-à-dire avec l’occupation du Trentin par les troupes de Garibaldi et de Medici. Mais M. de Bismarck ne laissait point ignorer qu’il ne soutiendrait pas ces prétentions, qu’il était résolu à s’en tenir à la lettre du traité d’alliance stipulant seulement la cession de la Vénétie. Se sentant libre désormais du côté de Berlin, le gouvernement autrichien opposa à l’Italie un refus formel. C’est en vain que l’inlassable générosité de Napoléon III intercédait à Vienne ; M. de Gramont répondait par télégramme : « La résolution de l’Autriche de repousser l’uti possidetis est irrévocable. » Néanmoins, en face de l’attitude menaçante des armées impériales, la situation de Garibaldi devenait critique, et La Marmora prit sur lui de faire évacuer le Trentin.

Jusqu’à la fin des pourparlers, le Cabinet de Florence s’efforça encore d’obtenir satisfaction.il télégraphiait le 29 juillet à son ambassadeur à Paris : « Le but peut-être le plus important de la négociation est une rectification des frontières de la Vénétie qui devraient être portées à l’Isonzo et à une ligne qui traverserait la vallée de l’Adige au Sud de Botzen et au Nord de Trente [3]. » Le lendemain, Nigra remettait à notre ministre des Affaires étrangères la note suivante : « La réunion du Trentin au royaume est essentielle pour l’Italie. Ce territoire appartient à la péninsule ethnographiquement, géographiquement, historiquement et militairement. L’Italie ne réclame même pas toute la partie du Tyrol italien qui fut annexée à l’ancien royaume d’Italie sous le nom de département du Haut-Adige. Ses demande » se bornent exclusivement aux populations italiennes... De la façon dont cette question sera résolue dépend en grande partie le rétablissement de rapports définitivement amicaux entre l’Italie et l’Autriche. »

Ces prétentions se heurtaient à un mauvais vouloir obstiné du gouvernement de François-Joseph. Celui-ci déclarait très haut qu’il préférait continuer la guerre plutôt que de céder une partie du Tyrol et de l’Istrie où ses troupes n’avaient connu que des succès. Ne pouvant songer à affronter seule une nouvelle guerre avec l’Autriche, l’Italie dut s’incliner ; le traité de paix (art. IV) stipula seulement que « la frontière du territoire cédé est déterminée par les confins administratifs actuels du royaume lombard-vénitien. » C’est aujourd’hui encore la frontière austro-italienne.

Ce traité fut accueilli par les Italiens sans enthousiasme. La guerre leur avait causé bien des déboires ; la paix non plus n’apportait pas tout ce qu’on en attendait. Lorsque la ratification du traité fut soumise à la Chambre, le député Cairoli exprima sa véhémente protestation contre l’abandon des frères italiens du Trentin et de l’Istrie.


II

La déception paraissait cruelle. Après la Lombardie, la Toscane, les Romagnes, Naples, la conquête de la Vénétie que l’on venait de réaliser, celle de Rome qui suivait bientôt, l’unité du Royaume était inachevée, puisque des terres italiennes restaient hors de ses frontières. Comme Crispi le reconnut un jour à la tribune, « les manifestations en faveur de l’Italia irredenta sont un douloureux héritage de la guerre de 1866 et de la paix conclue avec peu de prudence, et je dirai même avec peu d’habileté [4]. »

L’agitation irrédentiste voit ainsi survivre en elle, sous une forme atténuée, le mouvement vers l’unité nationale, né avec le Risorgimento aux environs de 1840 et qui se manifesta victorieusement en 1859, 1866 et 1870. Mais ce qu’on n’avait pas réussi en faveur de Milan et de Venise, « fara da se, » les reprendre de vive force et par ses propres forces à l’Autriche, pouvait-on songer à le tenter pour l’Istrie et le Trentin ? Puisque seule l’Italie n’était pas en mesure de les délivrer, il fallait attendre une occasion.

A la veille de la guerre de 1870, l’occasion parut se présenter. Lorsque les Cabinets de Paris, de Vienne et de Florence discutaient l’hypothèse d’une Triple Alliance défensive contre la Prusse (1868-1870), on reparla (mission du général Türr) de la cession bénévole du Trentin par le gouvernement de François-Joseph. Mais celui-ci se montra peu. disposé à céder gracieusement une partie de ses domaines héréditaires. Pour d’autres causes d’ailleurs, l’alliance envisagée ne fut pas conclue.

Quand, après la guerre russo-turque, les diplomates s’assemblèrent autour d’un tapis vert pour refaire une nouvelle carte d’Europe, beaucoup d’Italiens espérèrent que de cette distribution de territoires ils rapporteraient des terres « irredente, » au moins une rectification de frontières, peut-être le Trentin, abandonnés par l’Autriche comme compensation pour ses agrandissemens en Orient. Cette fois encore, ils furent déçus, et la diplomatie italienne ne joua au Congrès de Berlin qu’un rôle effacé.

De cette époque date, à vrai dire, l’agitation irrédentiste.

Le soir même du jour où le Congrès de Berlin décidait d’attribuer à titre de protectorat la Bosnie-Herzégovine à l’Autriche, commença la série des manifestations : à Venise, la foule, aux cris de : Viva il Trentino ! Viva Trieste ! Viva l’Istria ! brisa les vitres du consulat austro-hongrois. Durant quelques mois, dans toute la Péninsule, se succédèrent réunions, discours, proclamations, formation de ligues et de comités en faveur de l’Istrie et du Trentin.

Aux récriminations de ceux qui prétendaient que l’Italie n’avait su ni profiter d’une occasion historique pour compléter son unité, ni même obtenir les avantages territoriaux qui lui étaient dus afin de maintenir l’équilibre de ses forces et de celles de l’empire voisin, Zanardelli refusait de répondre à la tribune de la Chambre et faisait dire par ses journaux que l’occupation de la Bosnie -Herzégovine constituait une charge plutôt qu’un avantage.

Le 14 juillet 1878, la Société l’Italia Irredenta tint à Naples un grand meeting, sous la présidence du général Avezzana. On y lut des adresses venues de Trente et de Trieste et on acclama l’ordre du jour suivant : « Les intrigues ou les violences du Congrès de Berlin ne pouvant effacer les frontières tracées par la nature, l’Italie, forte de son droit et voulant sauvegarder sa dignité, proteste contre la politique extérieure du ministère et écrit sur les sommets des Alpes Rhétiques et Juliennes, sur les portes de Trieste et de Trente, la devise de l’audacieuse prudence latine : Quod subreptum erit ejus rei æxterna auctoritas esto. »

Des réunions semblables eurent lieu à Milan, Gênes, Florence, Bologne, Ravenne. Au meeting de Rome, présidé par Menotti Garibaldi, on vota un ordre du jour « condamnant la violation du principe des nationalités par les plénipotentiaires de Berlin. »

Cependant, comme le déclarait un sénateur italien dans une étude sur le Congrès <<ref> Un po di commenti sul Trattato di Berlino, par le sénateur Jacini, Roma, 1878. </ef>, « nul ne songeait à faire la guerre à l’Autriche pour le Trentin. » Mais cette agitation, tolérée par le gouvernement, et visant si directement le territoire d’un État voisin, risquait à elle seule de provoquer ce résultat. Déjà on affectait de croire à Vienne que le ministère Cairoli, reprenant la tradition de Cavour envers Naples et les États de l’Eglise, favorisait secrètement le mouvement irrédentiste, et l’Autriche massait des troupes sur la frontière. On semblait être à la veille d’une rupture.

Le prince de Bismarck, avec son habileté coutumière, sut admirablement tirer parti de cette situation. L’Autriche mise à sa merci par l’écrasement de la France, il avait réussi à lui faire oublier Sadowa et la perte de sa prépondérance en Allemagne par des conquêtes en Orient, l’opposant ainsi pour l’avenir comme rivale à la Russie, ce qui était un autre avantage. Après le Congrès de Berlin, les relations entre l’Autriche-Hongrie et l’empire allemand devinrent chaque jour plus intimes. En 1879, le prince se rendit à Vienne. Il avait préludé à cette visite par de longs entretiens à Gastein avec le nonce, calculés sans doute pour émouvoir le Quirinal. À Vienne, il alla voir tous les ambassadeurs, sauf un :

« Le seul ambassadeur, écrit Rafaële Cappelli, auquel M. de Bismarck ne rendit pas visite fut le nôtre. Il y avait pis : le comte Andrassy, causant avec le prince, lui avait dit que l’Autriche, incommodée par l’agitation irrédentiste, pourrait bien finir par déclarer la guerre à l’Italie. Il demandait si, dans ce cas, l’Allemagne s’opposerait à ce que l’Autriche reprît possession d’une partie des provinces perdues en 1859 et en 4866. M. de Bismarck avait hésité un instant, puis répondu : Non, nous n’y mettrons pas d’obstacles, l’Italie n’est pas de nos amis [5]. »

Le prince s’exprimait en des termes analogues devant l’ambassadeur de la République française, envers lequel il se montrait particulièrement aimable. L’ambassadeur lui ayant demandé s’il avait envisagé dans ses entretiens avec les ministres de François-Joseph l’éventualité d’une attaque de l’Autriche par l’Italie, voici, telle qu’elle est rapportée dans les souvenirs de M. de Chaudordy, la méprisante réponse que fit M. de Bismarck : « Si l’Italie était une puissance militaire redoutable, nous aurions eu peut-être à nous en préoccuper, mais j’aurais craint de blesser l’Autriche en lui offrant une protection contre une agression de son voisin subalpin. »

Les rapports entre l’Italie et l’empire austro-hongrois devenaient de plus en plus tendus. Cependant, les manifestations irrédentistes continuaient. Aux funérailles du général Avezzana, député, président de la Ligue l’Italia irredenta, des bannières de Trente et de Trieste, avec des inscriptions hostiles à l’Autriche furent arborées ; l’irritation s’accrut à Vienne. Le gouvernement austro-hongrois massait de nouvelles troupes à la frontière italienne, et, interrogé, son ambassadeur se bornait à répondre : « L’Autriche prend ses précautions contre toutes les éventualités possibles. » Les journaux officieux de Vienne représentaient les premières manœuvres qui venaient d’avoir lieu dans le Tyrol comme « un avertissement. »

Ainsi l’Italie, isolée en Europe, — les relations avec le gouvernement français étaient alors peu cordiales, — se sentait exposée par l’agitation irrédentiste aux représailles autrichiennes. Le moment était venu où, la situation ne pouvant se prolonger, il fallait choisir entre des rapports corrects avec l’empire voisin ou l’hostilité déclarée. Au printemps de 1880, de grands débats eurent lieu à la Chambre italienne, afin de décider quelle devait être désormais la politique extérieure du royaume.

« De bons rapports avec l’Autriche-Hongrie sont plus importans pour nous qu’une rectification de frontière, » constatait le député Marselli, et du reste, ajoutait-il, « aucun Etat ne voudra entretenir des relations d’amitié avec nous, si nous nous montrons peu fidèles aux traités et toujours assoiffés de nouvelles conquêtes. Nous risquons ainsi de compromettre, pour l’Italie non rachetée, l’Italie rachetée. » Visconti-Venosta précisait : « Qui veut la fin, veut les moyens. Le premier est de réprimer l’agitation irrédentiste, » inconciliable avec un rapprochement entre les deux États. Et, pour le démontrer, il lut à la tribune les statuts dans lesquels la Société l’Italia irredenta exposait son programme. Minghetti dénonçait aussi ces associations irresponsables, avec leurs comités secrets. Tolérer une semblable propagande, c’était la guerre. « Et la guerre avec l’Autriche, personne n’en veut, même parmi les membres de l’Italia irredenta, » reconnaissait le député de la gauche Bovio, « quoique d’autre part, ajoutait-il comme restriction, nous n’acceptions pas de renoncer à nos espérances d’avenir. »

Cependant, l’Italie hésitait. La Droite, la Cour, inclinaient vers une entente avec les deux empires de l’Europe centrale, maintenant alliés. Les partis de gauche, où se retrouvaient beaucoup de survivans des luttes de l’Indépendance, conservaient la haine des anciens oppresseurs. Au Parlement et dans la presse, on continuait à discuter la question des relations avec l’Autriche.

« Avant tout, écrivait M. Sonnino dans la Rassegna Settimanale du 29 mai 1881, il faut mettre avec résolution à l’écart la question de l’Italia irredenta. La possession de Trieste, dans la situation actuelle de l’empire austro-hongrois, est de la plus haute importance pour lui, et il lutterait à outrance plutôt que d’y renoncer. De plus, c’est le port le mieux situé pour tout le commerce germanique. Sa population est mixte, comme toute celle qui avoisine notre frontière orientale. Revendiquer Trieste comme un droit serait une exagération du principe des nationalités... Trente, au contraire, est sans conteste terre italienne et compléterait notre système défensif sans avoir pour l’Autriche l’importance de Trieste. Mais nos intérêts dans le Trentin sont trop médiocres en comparaison de ceux que représente pour nous une amitié sincère avec l’Autriche [6]. »

L’occupation de la Tunisie, en attirant sur la France l’irritation italienne, devait orienter définitivement la politique du Cabinet de Rome vers une entente avec les empires germaniques. Comme on l’a dit souvent, ne pouvant vivre en amis avec l’Autriche, les Italiens devinrent ses alliés, combinaison élégante, conforme à l’ingéniosité de la race, presque imposée d’ailleurs, comme nous l’avons vu, par les nécessités du moment, et que le génie du prince de Bismarck n’avait pas peu contribué à faire prévaloir.

Mais cette alliance devait être troublée par bien des orages auxquels nous retrouverons le plus souvent une origine irrédentiste.

Dès le lendemain de la conclusion de la Triple Alliance, un étudiant de Trieste, membre de la Société l’Italia irredenta, se sacrifia à la cause de l’irrédentisme en préparant contre la personne de l’empereur François-Joseph un attentat visiblement inspiré par le souvenir de celui d’Orsini. Arrêté, condamné, Oberdank rédigea, comme son modèle, un testament politique qui fut publié le jour de sa pendaison. « Au premier cri d’alarme, la jeunesse d’Italie accourra... pour chasser à jamais de Trieste et de Trente l’étranger haï, qui depuis longtemps nous menace et nous opprime. Oh ! que mon acte puisse conduire l’Italie à la guerre contre l’ennemi !... Indépendans d’abord, libres ensuite, frères d’Italie, vengez Trieste et vengez-vous ! » Ce langage, qui rappelait celui du Risorgimento et des libéraux de 1848, joint au côté dramatique d’une affaire bien faite pour frapper les imaginations, devait avoir en Italie un retentissement considérable. Oberdank y fut salué comme un martyr. Victor Hugo avait signé une supplique à François-Joseph pour obtenir sa grâce. Le poète Carducci écrivait :

« Guillaume Oberdank nous jette sa vie et nous crie : « Voici le gage, l’Istrie est à l’Italie. » Nous répondons : « Oberdank, nous acceptons, à la vie et à la mort. Nous reprîmes Rome au Pape. Nous reprendrons Trieste à l’Empereur, à cet Empereur des pendus. »

Défenseurs de la Triple Alliance, Depretis, puis Crispi, réprimèrent les manifestations irrédentistes ; ils interdirent les cérémonies en l’honneur d’Oberdank, les comités pour Trente et Trieste furent dissous, le cri : Evviva Trieste italiana ! puni par les tribunaux ; à la revendication des terres italiennes possédées par l’Autriche, Crispi opposait, dans un discours à Florence, la théorie des zones grises qui doivent séparer les frontières des grands Etats, et même il fit révoquer son collègue, le ministre des Finances Seismit Doda, pour avoir, dans un banquet, écouté sans protester un toast irrédentiste.


III

Découragées par ces mesures, les manifestations se firent plus rares, puis, pendant une quinzaine d’années, cessèrent à peu près complètement. Ce fut dans les provinces « irredente » que le mouvement se continua. Car, pour qu’il disparût, il aurait fallu que l’administration austro-hongroise modifiât ses procédés de gouvernement et sa nature même. Au contraire, l’Autriche, désormais exclue de la péninsule, mais conservant encore sous sa domination les Italiens du Trentin et de l’Istrie, devait être naturellement peu disposée a la bienveillance envers une population qui lui avait causé, durant le dernier quart de siècle, tant de déboires. Or, ces élémens italiens, peu nombreux, par suite d’autant moins à ménager, se trouvaient en contact avec une nationalité rivale, allemande dans le Tyrol, slave sur la Côte adriatique. Les autorités impériales ne manquèrent pas de favoriser ces dernières aux dépens des Italiens. Ainsi le mouvement irrédentiste revêtit le caractères d’hostilités quotidiennes contre l’élément allemand dans le Trentin, contre l’élément slave en Istrie, et, dans chacune des deux provinces, d’une lutte contre l’administration autrichienne.

Le Tyrol compte un peu plus d’un million d’habitans, dont les deux cinquièmes, de langue italienne, sont localisés dans le Sud. La partie méridionale du Trentin, avec 360 000 Italiens environ, se trouve liée administrativement à la partie septentrionale, peuplée exclusivement d’Allemands. La première revendication des Italiens du Trentin ou Tridentini fut le droit de s’administrer eux-mêmes et de ne plus recevoir la loi d’une majorité étrangère. Ils demandèrent, à défaut d’une Diète locale, au moins une Chambre séparée à la Diète d’Innspruck ; leurs députés se firent élire sur le programme de l’ « autonomie ; » durant plusieurs années, ils s’abstinrent même systématiquement d’aller occuper leurs sièges à Innspruck, refusant par avance de s’associer aux décisions d’une assemblée résolue, disaient-ils, à ne jamais prendre leurs intérêts en considération.

Les revendications politiques des « Tridentin! » n’ont qu’un but : obtenir, par une autonomie plus ou moins large, les moyens de conserver intacts leurs caractères nationaux, leurs usages, leur langue, et de se défendre contre l’invasion d’élémens étrangers. Or, ce n’est pas seulement par les huit ou dix mille Allemands déjà établis dans le Trentin, ni même par les Allemands d’Innspruck ou de Vienne, que les Italiens du Tyrol méridional se sentent menacés dans le maintien de leur nationalité propre. Ils sont exposés, eux aussi, à devenir les victimes de la poussée pangermaniste. Les professeurs des bords de l’Elbe ou de la Sprée, si experts à invoquer les textes historiques, se souviennent que Trente a fait partie du Saint-Empire et de la Confédération germanique. Durant ces vingt dernières années, les habitans du Trentin ont assisté dans leur pays à une progressive pénétration allemande. Allemands les grands hôtels qui se fondent dans les admirables paysages des Dolomites, allemands leur personnel comme leur architecture, allemands les refuges établis sur les sommets, allemandes les inscriptions qui indiquent les sentiers aux pentes des montagnes, — et placées là non seulement par le Club alpin de Vienne, mais par les Clubs de Leipzig ou de Dresde : — toute la population qui, chaque été, envahit le pays, est allemande. Les touristes aux complets vert-pomme et aux feutres surmontés de l’edelweiss paraissent échappés d’un album de Hansi. Cette invasion pacifique irrite d’autant plus les Italiens du Trentin que les Allemands y ajoutent, comme toujours, leur insolence et l’affectation d’une culture prétendue supérieure. Il y a quelques années, une bande de touristes teutons, sous la conduite d’un certain professeur Meyer, pangermaniste notoire, fut reçue dans un village à coups de pierre, et ses membres obligés de se réfugier à la gare la plus proche, couverts de sang et quelques-uns sérieusement blessés.

La propagande en faveur de la langue allemande inquiète surtout les habitans du Trentin, puisque la langue italienne demeure le symbole de leur nationalité. Le Schulverein, d’autres sociétés de Berlin ou de Hambourg fondent des écoles, des asiles, et alors se produisent mille petits incidens, dont l’un, pris au hasard dans un grand journal de Trieste, suffira à donner l’exemple :

« Nous avons annoncé en son temps l’établissement imminent d’un asile allemand à San Sebastiano de Folgoria. Afin d’écarter cette menace, le curé de l’endroit, don Giovanni Cosser, a commencé à recueillir les souscriptions pour la construction d’un asile italien. Il est arrivé que la noble idée du digne prêtre — (le Piccolo ne s’exprimerait pas ainsi s’il s’agissait de certains religieux croates !) — a trouvé des ennemis dans quelques renégats de l’endroit, vendus aux pangermanistes de Botzen et d’Innspruck, lesquels se sont livrés à de violentes manifestations aux cris de : « A bas les prêtres ! Mort aux Italiens ! A bas la Ligue nationale ! »

La rivalité entre les deux nationalités est si ardente dans le Tyrol que les incidens se succèdent pour ainsi dire quotidiennement : arrestations ou destitutions de fonctionnaires trop favorables à la cause italienne, grèves générales pour des prétextes politiques à Trente et à Rovereto, défense signifiée aux habitans du Trentin de se rendre à des fêtes à Brescia, etc. L’année dernière, le Corriere della Sera, dont on connaît cependant la modération, fut interdit dans le Trentin pour avoir publié une enquête sur la situation des Italiens dans les provinces de l’Autriche.

A Trieste, la lutte pour la défense de l’ « italianité » revêt le même caractère qu’à Trente. Comme les habitans du Trentin réclamaient leur autonomie, les Triestins exigent le maintien, sinon l’extension de leurs libertés municipales. Pour donner une idée de la nature, — et de la forme, — de leurs revendications, il suffira de citer les deux principaux épisodes où, en 1906 et en 1913, elles ont trouvé l’occasion de se manifester.

En 1906, un rescrit du gouvernement impérial ayant enlevé à la municipalité de Trieste, pour les remettre à l’administration autrichienne, les attribution ? qui lui avaient été conférées par le Statut civique de 1850 (préparation des listes électorales, surveillance des écoles, etc.), ces mesures eurent leur écho à la Chambre de Vienne. (Séance du 13 février 1906.) Voici comment le député Pitacco les commenta :

« Les causes qui ont déterminé la dernière décision du gouvernement résident dans sa constante hostilité envers nous, dans sa profonde aversion pour Trieste et pour tous les Italiens qui professent ouvertement leur sentiment national. » Et le député Mazorana s’écrie : « L’on traite Trieste comme un pays conquis ! » Le député de Capodistria, Bennati, s’efforça de tracer « un résume de toute la longue histoire de douleur du peuple italien dans cet Etat. Pour le faire, ajouta-t-il, je devrais énumérer une série interminable d’injustices, de mesures iniques prises par le gouvernement en vue de notre ruine. Je pourrais démontrer que nos intérêts les plus vitaux ont été systématiquement négligés, que l’on a toujours brisé nos plus légitimes aspirations nationales... Vous avez tenté d’abord de nous germaniser ; mais l’expérience n’a pas réussi, et, après bien des années d’inutiles efforts, un gouverneur de Trieste, rapportant au gouvernement l’insuccès de la tentative, écrivait ceci : « Je me trouve dans un pays qui me semble absolument italien ; ce peuple finira par se persuader qu’il est italien, au plus grand dommage de l’Etat. » Et alors vous avez imaginé un autre système, la slavizzazione ; ne pouvant nous rendre Allemands, vous avez voulu nous faire Slaves... Nous avons donc des raisons justifiées pour expliquer le mécontentement qui croit chaque jour parmi nous envers un ordre de choses devenu désormais insupportable. C’est un cri de révolte qui s’échappe violemment de l’âme nationale contre des outrages répétés, contre les ignobles tentatives pour la faire souffrir : Trieste n’est plus la ville très fidèle. » Et Bennati continuait en montrant « aux 800 000 Italiens, menacés dans leur existence nationale, la mère patrie dont ils ont été séparés. » Il y eut un tumulte dans la salle quand le député Pitacco déclara que les tentatives pour détruire les libertés de Trieste et l’hostilité témoignée aux Italiens à Trente comme en Istrie signifiaient « que l’on prévoyait une mobilisation contre l’Etat qui est le plus voisin des cités dénommées, c’est-à-dire le royaume d’Italie. »

On voit avec quelle énergie et sur quel ton les Triestins défendent leurs privilèges politiques ou administratifs. L’an dernier, un décret du lieutenant général a soulevé une émotion analogue. Ce décret déclarait exclus de tout emploi public les étrangers n’ayant pas acquis la nationalité autrichienne. La mesure prise par M. de Hohenlohe frappait un grand nombre d’employés des services de la ville (eaux, gaz, etc.), qui se trouvaient être exclusivement des Italiens non naturalisés. Mais comment les Triestins pourraient-ils faire triompher leurs réclamations ? Ils demeurent désarmés en face de l’administration impériale, à moins que Rome n’intervienne en leur faveur. Sur ce terrain, la conversation est singulièrement délicate entre les deux Cabinets, et nous aurons bientôt à considérer l’influence que devaient exercer sur les rapports des gouvernemens alliés les revendications des Italiens sujets de l’Autriche.

Comme leurs privilèges politiques, les Triestins entendent défendre leur culture nationale. A Trieste, les Italiens indigènes sont environ cent vingt mille, auxquels il faut ajouter une trentaine de mille Italiens immigrés inscrits au Consulat Royal, alors que les Slaves, Croates, Slovènes sont seulement vingt-cinq mille, habitant surtout la banlieue, et qu’on ne compte que douze mille Allemands [7]. Les Italiens occupent les situations les plus importantes dans le commerce, les affaires, les professions libérales. Possédant avec le nombre la fortune et l’instruction, ils seraient volontiers enclins à considérer le petit peuple slave ainsi que les Hongrois regardent les Roumains, ou les Allemands les Tchèques, c’est-à-dire comme une race quelque peu inférieure et des sujets naturels.

Jusqu’à ces dernières années, l’italien et l’allemand étaient les seules langues en usage dans les administrations, les tribunaux, les services des postes. La suprématie de leur langue demeurant une des conditions du maintien de leur propre prépondérance, les Italiens de l’Istrie s’insurgèrent contre toute atteinte qui pourrait la menacer. Cependant l’instruction se répand parmi les Slaves. En vingt ans, le nombre de leurs écoles a doublé. Mais l’inauguration de chacune d’elles a été marquée par des manifestations hostiles faites aux cris de Evviva Trieste italiana ! (Bagarres en 1807 à Capodistria, en 1899 lors de l’érection d’un collège croate à Pisino.) En 1895, l’administration autrichienne ayant admis la langue slave sur un pied d’égalité avec l’italien dans certains actes publics, nouvelles manifestations. En 1899, le Conseil municipal de Trieste vote à l’unanimité la pose solennelle, dans la salle des réunions, d’une plaque de marbre portant l’inscription suivante :

« Le 15 janvier 1899, les Députés et les Maires de l’Istrie et du Frioul Oriental, réunis dans cette salle, ont affirmé, à l’encontre des récentes prétentions d’autres races, le caractère italien indélébile depuis mille ans de la région comprise entre les Alpes Juliennes et la mer. »

La même année, un congrès réuni à Trieste pour préconiser l’établissement dans cette ville d’une Université italienne protestait contre la création de nouvelles écoles slaves, du collège serbo-croate de Pisino, contre l’admission éventuelle du slovène dans les tribunaux, les administrations et les églises. Car la rivalité entre Italiens et Slaves revêtait même un caractère religieux. Les Italiens ne suffisant pas à assurer le recrutement du clergé, il fallait faire appel à des prêtres slaves du littoral, de Dalmatie ou de Carniole ; ceux-ci considéraient les Italiens avec défiance, et favorisaient naturellement les Slaves à leurs dépens. Mais si les évêques intervenaient pour imposer la neutralité à leurs trop ardens subordonnés, les Slaves menaçaient de se faire orthodoxes [8]. Et, comme dans toute l’Europe orientale, se posait encore la question de savoir quelle serait la langue liturgique, puisque le curé, avec l’approbation de son évêque, peut choisir pour prêcher l’italien ou le slovène.

Jusqu’à ces dernières années, le parti libéral, qui est en réalité le parti irrédentiste, demeurait assez fort et assez uni pour faire passer à Trieste tous ses candidats aux élections municipales. Dans la banlieue seulement l’élément slave réussissait à élire des représentans. Chose qui surprendra ceux qui ne connaissent pas les procédés de l’administration Impériale et Royale, le Gouvernement favorisait aux dépens des libéraux irrédentistes les socialistes et leur journal Il Lavoratore désavoué à plusieurs reprises par l’Avanti [9] et le parti socialiste italien. Toute division profite aux maîtres de Vienne ; il semble qu’Italiens et Slaves aient fini par s’en rendre compte, car leurs relations sont aujourd’hui sensiblement plus cordiales, et même, à certaines occasions, on a vu se former une coalition italo-slave contre les Allemands.

Sur la côte de l’Adriatique, où les Italiens sont en minorité, ils ont dû également en venir à un accord avec les Slaves. Déjà la province de Goritz compte presque deux fois plus d’habitans slaves que d’Italiens ; à mesure que l’on descend de Trieste vers Cattaro, la proportion devient plus faible encore, et dès que l’on s’enfonce à l’intérieur du pays, l’élément italien disparaît. D’une première croisière en Dalmatie, j’avais rapporté le souvenir de villes prospères et pleines de fleurs, favorisées par la nature et le commerce, où hôteliers, négocians, matelots, tout le monde parlait italien. Impression superficielle, car, deux ans plus tard, j’ai parcouru de nouveau la même côte, cette fois en automobile [10], et j’ai trouvé un pays pierreux et désolé, où nul des villageois, des paysans et des bergers rencontrés sur les routes ne comprenait un mot d’italien. Les irrédentistes le reconnaissent :

« Il ne faut pas se faire illusion, dit Pellegrini, sur la véritable situation de l’élément italien en Dalmatie : on trouve sur la côte et dans toutes les îles des oasis italiennes, mais l’intérieur du pays est slave. Slaves et Italiens doivent marcher d’accord, c’est la condition même de l’avenir de l’italianité, la langue italienne demeurant la langue de la culture, des affaires, du commerce. Mais il n’y a pas de place pour l’Allemand [11]. »

Les sentimens italiens sont entretenus par plusieurs importans journaux comme l’Indipendente et surtout Il Piccolo de Trieste. Ces feuilles affectent de considérer comme étrangers les événemens qui, dans la double monarchie, ne les concernent pas directement ; en fait de questions politiques, sociales, littéraires, elles semblent ne relever que de la Péninsule, donnent en première page les nouvelles de Rome, les comptes rendus des Chambres italiennes. Elles ont parfois maille à partir avec les autorités impériales qui les ont suspendues à plusieurs reprises. Les habitans de Trente et de Trieste s’intéressent de même aux événemens du royaume : ils prirent le deuil à l’occasion de la mort du roi Humbert, — la ville de Trieste télégraphia « à son Roi ; » — lors des tremblemens de terre de Calabre, les municipalités votèrent des subventions aux victimes, etc.

Ainsi, dans le Sud-Tyrol comme le long du littoral, les revendications sont analogues : ce que demandent les Italiens sujets des Habsbourg, c’est le droit de conserver la situation prépondérante de leur culture et de leur langue. Ils luttent (c pour la défense de l’italianité. » Ils veulent leur autonomie, des écoles, enfin, si c’est possible, une Université. Car aux articles essentiels du programme irrédentiste, — autonomie du Tyrol Méridional, libertés municipales de Trieste, défense contre le Germain ou le Slave, — est venue s’ajouter une nouvelle « question, » celle de la création d’une Université italienne à Trieste.

Lorsque l’Autriche possédait encore la Vénétie, ses sujets italiens désireux de poursuivre leurs études se rendaient à l’Université de Padoue. Depuis 1866, s’ils veulent compléter leur culture scientifique ou obtenir les diplômes nécessaires à l’exercice de certaines professions, ils doivent aller s’établir dans une ville étrangère et y suivre un enseignement dans une langue qui n’est pas la leur.

Il y a une dizaine d’années (1903-1904), las d’attendre la réalisation de vagues promesses, les étudians italiens d’Innspruck organisèrent des cours libres, mais le jour où M. de Gubernatis voulut prononcer sa leçon sur Pétrarque, il en fut violemment empêché par les étudians allemands. Les rixes sanglantes se prolongèrent dans la rue. Les élèves des universités prussiennes ne manquèrent pas d’envoyer à leurs camarades autrichiens des adresses de félicitation exaltant le germanisme [12].

M. de Koerber, par mesure de conciliation, institua une Faculté de Droit italienne indépendante à Innspruck. Elle fut saccagée par les Allemands le jour où elle s’ouvrit. Devant l’émeute, la mesure fut rapportée. Le gouvernement proposa alors de transférer la Faculté à Rovereto (mars 1905). Les députés italiens au Reichsrath adoptèrent la proposition et en réclamèrent la discussion immédiate. Mais, tandis que les Allemands désireux de germaniser le Tyrol du Sud étaient opposés au projet, les Italiens se montraient de leur côté peu satisfaits du choix de Rovereto, charmante petite ville mieux faite pour enchanter le séjour d’un amateur de la nature que d’un étudiant ; c’est Trieste, la grande cité italienne, métropole de leur nationalité dans l’Empire, qu’ils exigeaient comme siège de la future Faculté. Et même une Faculté de Droit paraissait bien peu de chose, alors qu’on demandait toute une Université, centre d’études et de propagande intellectuelle, — sinon politique, — précisément ce que le gouvernement de Vienne voulait éviter. Le 8 août 1905, les étudians du Trentin votèrent une adresse, réclamant la création d’une Université italienne à Trieste et préconisant le « boycottage » de la Faculté de Droit de Rovereto, accompagnée d’un blâme aux députés italiens du Reichsrath. Ceux-ci s’inclinèrent ; le 18 septembre 1905, ils protestèrent solennellement contre le choix de Rovereto et prirent pour devise « Trieste ou rien. » Ce fut « rien, » car le gouvernement, aussi peu désireux d’aboutir à une solution que de prononcer un non possumus catégorique, a depuis près de dix ans admirablement réussi à égarer l’insoluble problème de l’Université italienne dans tous les méandres de la procédure parlementaire. En 1909, on reparlait officiellement de créer une Faculté de droit italienne. En février 1911, la Chambre autrichienne votait l’établissement provisoire d’une Faculté de droit à Vienne ; en février 1913, la Commission du budget adoptait une proposition du gouvernement en vue de créer une Faculté des Sciences politiques à Trieste.

En attendant la lointaine exécution de ces projets, — par lesquels le gouvernement manifestait son désir de donner une apparence de satisfaction aux vœux irrédentistes plutôt que sa ferme volonté de les réaliser, — les étudians italiens du Trentin et de l’Istrie devaient continuer à fréquenter les Universités autrichiennes, et leurs rapports n’allaient pas sans difficultés avec leurs « camarades » allemands : discussions, rixes, coups, blessures et morts, arrestations et emprisonnemens, aux chants de la Wacht am Rhein, à laquelle répondent la Marche Royale et l’Hymne à Garibaldi, telle fut leur histoire de 1904 à 1914, aussi bien aux Universités de Vienne ou de Gratz qu’à Innspruck.

Ainsi que le constatait dès 1905 à la Diète de Dalmatie le député Salvi, dans un discours contre la germanisation de l’enseignement :

« Notre nation a parlé dans ses réunions, dans ses journaux... Notre jeunesse a versé à notre cause les documens humains les plus typiques et les plus conformes au caractère de l’Etat autrichien : le sang et la prison » et il concluait : « Toute la pesante érudition allemande nous est antipathique, nous pouvons l’absorber, non l’assimiler... Notre province lie indissolublement ses traditions en fait de culture au beau pays d’Italie... »


IV

Comment les Italiens de la Péninsule eussent-ils pu se désintéresser de la lutte que leurs frères du Trentin et de l’Istrie poursuivaient pour le maintien de leur existence nationale, la défense de leurs libertés politiques, de leur langue et de leur culture ?

Découragé, ainsi que nous l’avons vu, par les mesures énergiques qui, sous les ministères Depretis et Crispi, suivirent la conclusion de la Triple-Alliance, le mouvement irrédentiste sembla disparaître, — ou plutôt il se transforma. Abandonnant son caractère politique et les revendications territoriales, ainsi que les manifestations violentes, qui, tolérées de 1878 à 1882, avaient failli provoquer une rupture entre l’Italie et l’Autriche, l’irrédentisme limita désormais son programme au maintien et à l’extension de la civilisation italienne dans les provinces de la Double Monarchie. C’est à cette œuvre, qualifiée sous le terme vague et plastique de « défense de l’italianité, » que se consacrèrent plusieurs associations, d’abord la Ligue nationale, puis surtout la société Dante Alighieri. Cette dernière association, fondée sur le modèle de l’Alliance Française, du Schulverein allemand et des Sociétés slaves de Russie, reconnue en 1893 par le gouvernement italien, se propose de répandre dans le monde, du Levant à l’Amérique du Sud, la langue et la pensée italiennes. Mais avant d’apprendre l’italien à ceux qui l’ignorent, il importe d’empêcher que ceux qui le savent l’oublient, c’est-à-dire de défendre la culture italienne dans les provinces irrédentistes. « Afin, comme le déclare un des manifestes de la Société, qu’il n’arrive pas qu’un jour, au moment où retourneront à l’Italie les régions qui lui appartiennent au point de vue géographique et ethnographique, mais qui en sont aujourd’hui politiquement détachées, elles ne lui fassent retour moins italiennes que lorsqu’elles en furent séparées. »

Cependant les années passaient, et les Italiens étaient obligés de s’apercevoir qu’elles n’apportaient aucune des satisfactions qu’ils attendaient de la Triple Alliance. Non seulement, comme nous l’avons vu, les Tridentini et les Triestins n’étaient pas traités par le gouvernement de Vienne avec plus d’égards, mais l’Autriche, libre désormais du côté de l’Italie, appuyée sur l’Allemagne, poursuivait, sans se soucier des intérêts italiens, son expansion par l’Adriatique vers l’Orient.

Entre les mains de l’empire austro-hongrois, Trieste devenait pour l’Europe centrale ce qu’est Hambourg pour l’Allemagne du Nord, le débouché d’une immense région industrielle, commerciale, agricole. Grâce au réseau ferré, amélioré sans cesse, qui l’unit à Vienne parle Semmering, à Munich par la ligne de la Tauern, Trieste attire à elle le commerce non seulement de l’Autriche-Hongrie, mais de la Bavière, de l’Allemagne du Sud, et de la Suisse, qui se dirigeait autrefois par le Brenner sur l’Italie. Elle ferait même concurrence, dit-on[13], par la ligne de l’Arlberg, au Gothard et au port de Gênes. Pour aller de Londres en Egypte, Trieste est aujourd’hui la voie la plus rapide et la plus confortable. Venise doit renoncer à lutter contre sa rivale. Les beaux paquebots du Lloyd ont remplacé les galères de la Sérénissime République sur la mer que l’on nommait jadis il golfo di Venezia.

« La politique que nous suivons dans l’Adriatique, dont nous nous sommes fait pour ainsi dire chasser, est-elle une politique nationale italienne[14] ? » se demandait déjà mélancoliquement le député Imbriani à la Chambre italienne le 25 mai 1896. Comme le constatait en 1901, dans ses études sur l’avenir maritime de Venise, M. Manfroni, le voyageur qui, du littoral méditerranéen de la Péninsule remonte par Tarente et Ancône la rive Adriatique, « se croirait transporté des rues populeuses d’une grande ville dans les allées sombres et désertes d’une nécropole[15]. » Même au sujet de la Méditerranée, la Triple Alliance n’apportait à l’Italie, vis-à-vis de l’Angleterre ou de la France, aucune sécurité. « Cette Triple Alliance a-t-elle vraiment protégé les intérêts de l’équilibre dans la Méditerranée ? Quelles sont pour l’avenir les garanties que la Triplice nous donne en ce qui concerne cette mer où réside l’existence même de l’Italie ? » demandait à la Chambre (13 décembre 1899) M. de Martino, ancien sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. L’Italie s’apercevait de ce que lui avait coûté, financièrement et économiquement, l’association triplicienne. L’évolution de la politique européenne contribuait d’ailleurs, autant que le souci légitime de ses propres intérêts, à écarter insensiblement le Cabinet de Rome des deux Empires germaniques, — accords commerciaux avec la France, arrangemens pour les affaires de Tunisie, mariage du prince héritier et d’une princesse monténégrine, rapprochement avec la Russie, caractérisé par l’échange de visites entre les souverains [16]. La rivalité de l’Italie et de l’Autriche se précisait en Albanie (débats à la Chambre italienne, 1901). Mais a mesure que les relations entre les deux pays devenaient ainsi de plus en plus froides, on assistait peu à peu à une renaissance de l’agitation irrédentiste.

Dès 1899, acceptant la présidence de la « Ligue Nationale irrédentiste, » Ricciotti Garibaldi écrivait : « Non seulement j’accepte, mais je vous remercie. Vous me permettez de prendre ma part d’une œuvre sainte, abandonnée depuis si longtemps, à la honte du peuple italien ; j’entends par là que l’unité de notre patrie n’est pas encore terminée et qu’elle le sera seulement lorsque le drapeau italien flottera sur Trieste et sur Trente. »

En décembre 1900, le journaliste Borghetti, directeur du journal de Trente l’AIto Adige, ayant été expulsé par le gouvernement autrichien, l’affaire fut portée à la tribune de la Chambre italienne. A l’occasion d’un autre incident (inauguration du buste d’un poète italien interdite à Trente), un député apprécia en ces termes l’attitude des deux pays : « En face de la Puissance alliée, l’Italie ne doit pas se comporter comme le clown du cirque qui se confond sans cesse en courbettes et en révérences pour recevoir d’un autre clown des camouflets et des gifles [17]. » En 1901, le député Barzilaï interpella parce que le cri « Vive l’Italie ! » était puni comme séditieux à Trieste, et le député Campi, dans cette même séance, déclara : « Nous conservons toujours au fond du cœur le souvenir et l’amour des autres Italiens qui ne sont pas encore réunis à la Patrie. »

L’Irrédentisme, dominant la question de l’alliance austro-italienne, va continuer ainsi à se trouver mêlé à la politique générale de l’Europe.

C’était pour le gouvernement italien une tradition, imposée par sa situation géographique, consacrée par l’histoire, d’entretenir des rapports d’amitié avec la Grande-Bretagne. Or les relations de cette dernière Puissance avec l’Allemagne se refroidissaient ouvertement et on pouvait prévoir qu’un jour viendrait où il faudrait choisir entre Londres et Berlin. L’évolution qui entraînait l’Italie vers la France et l’Angleterre, réconciliées désormais (avril 1904), ne devait pas manquer de favoriser le renouveau de l’agitation irrédentiste. En 1904, au moment du voyage à Rome du Président Loubet, les parlementaires français recevaient un album avec des vues de Trieste et des villes de l’Istrie, et la dédicace suivante aux anciens alliés de 1859 : « Trieste, souffrant sous le joug de l’Autriche, vous envoie son salut italien, dans l’espérance inébranlable que pour elle aussi finira par resplendir de toute sa lumière le soleil victorieux des plaines lombardes. »

L’année suivante, nouvelle manifestation, tombée cette fois du siège même du Président de la Chambre. Le 30 juillet 1905, M. Marcora, prononçant l’éloge funèbre du député Ettore Socci, évoqua le souvenir des luttes qu’il « avait soutenues avec Garibaldi dans notre Trentin. » Ces derniers mots furent couverts d’applaudissemens. Du Tyrol, de l’Istrie, comme de toute la Péninsule, les irrédentistes adressèrent des télégrammes de remerciemens pour Il Trentino nostro. Plusieurs autres petits froissemens, provoqués par l’irrédentisme, viennent aigrir encore les relations entre les deux Puissances alliées, incidens de frontière dans le Trentin, au Mont Toraro (1904), à la Cima Dodici, au Mont Mandirolo un peu plus tard.

Les rapports devinrent si tendus que les gouvernemens commencèrent à prendre des précautions militaires : en 4903, eurent lieu d’importantes manœuvres autrichiennes en Istrie auxquelles répondirent les manœuvres des corps italiens d’Udine, de Trévise et de Bellune. En 1905, le Cabinet de Rome demanda un premier crédit de 200 millions « pour fortifier la frontière Nord de l’Italie et pour protéger dans l’Adriatique les intérêts italiens ; » à partir de 1906, sous l’impulsion de l’amiral Bettolo, il organisa le front de mer et les défenses de Venise. De son côté, l’Autriche, profitant des défaites russes en Mandchourie, faisait passer ses régi mens de Moravie dans le Pusterthal, concentrait des troupes dans le Tyrol et y créait même des formations nouvelles. La flotte autrichienne, vigoureusement entraînée, ne demeurait pas non plus inactive dans l’Adriatique ; n’alla-t-elle pas un jour où elle procédait, selon son habitude, à des exercices de tir en vue des côtes d’Italie, jusqu’à simuler une attaque de l’importante ligne ferrée Bologne-Ancône-Brindisi qui longe la mer, à la vive émotion des riverains ? De Vienne, les gazettes de l’Etat-major, Revue du Cercle Militaire, Danzers Armée Zeitung, annoncent qu’une explication avec l’Italie n’est plus qu’une question de temps ; la Neue Freie Presse déclare que « le haut commandement doit compter avec des complications du côté de l’Italie ou des Balkans plutôt que sur des opérations à la frontière russe. » (1906-1908.) Aussi lorsque B. Pellegrini, ancien secrétaire de Zanardelli, publia une étude sur les rapports austro-italiens, intitula-t-il son ouvrage Verso la Guerra ?

On se croirait presque reporté aux années orageuses de 1878-1882, quand, chaque jour, l’agitation irrédentiste menaçait de faire éclater la guerre entre les deux pays. Mais, hier comme alors, les gouvernemens, à Vienne cette fois autant qu’à Rome, demeurent opposés à une rupture. Le gouvernement italien, ne se jugeant pas en mesure d’affronter un conflit, se rend compte de l’impossibilité de conserver, en dehors de l’alliance, des rapports corrects avec son puissant voisin. L’alliée de Berlin, trop heureuse de jouer le rôle d’arbitre, est là d’ailleurs pour brandir à propos « le péril autrichien. » M. de Bulow, dans son discours au Reichstag de novembre 1906, lui montre « les dangers de faire sortir l’Italie du port paisible de la Triplice, » — elle qui vient de passer si difficilement les écueils d’Algésiras.

... « Si l’Italie et l’Autriche n’étaient pas alliées, ajoute-t-il, « leurs relations pourraient bien devenir tendues. » Le gouvernement italien le sait mieux que personne, aussi s’efforce-t-il de verser un peu de cordialité dans l’alliance. Entre les Cabinets de Rome et de Vienne, les relations affectent d’être amicales ; les ministres se visitent périodiquement au Semmering, à Desio, à Pise ou à Abbazzia ; à la suite de ces entrevues, un communiqué annonce au monde que les hommes d’Etat ont examiné dans une complète communauté d’esprit les différentes questions qui se posent en Europe, et que le plus parfait accord règne au sein de la Triple Alliance. Si l’on y fait une allusion à l’irrédentisme, c’est pour déclarer qu’il n’existe plus.

Mais, par un singulier hasard, les ministres ne se sont pas encore séparés que l’irrédentisme vient généralement leur rappeler son existence. Le 3 septembre 1908, au moment d’une nouvelle rencontre du comte d’Ærenthal et de M. Tittoni, les Slovènes de Trieste attaquent des Italiens et blessent le consul d’Italie à coups de pierre. Les autorités autrichiennes expulsent le comte Foscari pour avoir envoyé un télégramme entaché d’irrédentisme à Gabriele d’Annunzio lors de la représentation de la Nave, d’où vive émotion en Italie ; nouvelles protestations parce qu’un officier de l’armée royale, le major Sutto, était puni par ses chefs pour avoir publié une carte où Trieste et Trente étaient qualifiés de « pays non encore restitués à l’Italie. » Sensation plus considérable lorsqu’on dut frapper un commandant de corps d’armée, le général Asinari, qui, à Brescia, remettant un drapeau à ses troupes, avait prononcé les paroles suivantes : « Tournez vos regards vers cette frontière de l’Est, au delà de laquelle il y a des frères italiens qui attendent impatiemment l’heure de la délivrance. De cette caserne se déploient à vos yeux les collines baignées du sang de nos martyrs et plus loin des terres italiennes irredente à libérer... » (1909.)

La même année, un professeur de l’Université de Bologne tenait aux étudians assemblés un discours aussi belliqueux que le général à ses soldats : « Vous devez vous préparer en silence à la guerre contre l’Autriche, comme le Japon s’est préparé a la guerre contre la Russie ; le devoir d’honneur de la jeune génération italienne est de rendre à la mère patrie tous les territoires qui on sont séparés. »

Les journaux de Milan dénoncent les préparatifs militaires poursuivis secrètement par l’Autriche, les parcs d’artillerie lourde organisés à Trente, les bateaux d(5moiitables dissimulés à Riva. Et les incidens irrédentistes se succèdent. En 1909, une réunion a lieu à Vérone u pour conserver au lac de Garde son caractère italien. » La Société autrichienne Danubius ayant projeté d’organiser sur le lac un nouveau service de bateaux à vapeur, les Italiens annoncent déjà que ces paquebots seront préparés pour recevoir des canons. Aux fêtes du Centenaire d’Andréas Hofer à Innspruck, nouvelles rixes entre Allemands et étudians italiens, avec leur accompagnement traditionnel Die Wachtam Rhein et l’Hymne à Garibaldi. En 1911, manifestations irrédentistes à la Chambre italienne, parce qu’une représentation théâtrale organisée par la Société Trente et Trieste a été interdite à Florence. A Trieste, les Slovènes manifestent devant le consulat d’Italie et crient : « A bas l’Italie ! Vive Trieste ! A bas les irrédentistes ! » (3 sept. 1909). Expulsion des ouvriers italiens du Lloyd (1909) des chantiers San Marco et de Monfalcone (1912). Sans parler de mille autres incidens venant quotidiennement mettre à une rude épreuve la bonne volonté réciproque des deux gouvernemens, et des manifestations qui, pour le moindre prétexte, se forment place Colonna devant le palais de l’ambassade d’Autriche, aux cris de : « Vive Trente et Trieste ! » aux accens da l’hymne célèbre : « Va-t’en d’Italie, étranger ! »

La tâche du ministre des Affaires étrangères de Victor-Emmanuel est singulièrement délicate : s’il désavoue les manifestations irrédentistes, ou s’il paraît se désintéresser du sort des Italiens molestés dans l’empire voisin, les députés, les journalistes d’opposition, qui, sans crainte des responsabilités, peuvent à bon compte faire montre de patriotisme, lui reprochent de sacrifier la dignité du pays. Sa situation est moins enviable encore quand il doit adressera Vienne des explications, sinon des excuses, à la suite de quelque incident retentissant, comme l’affaire Marcora (1905) : « Il a avili le prestige de l’Italie à l’extérieur en reniant les aspirations nationales, » écrivait le Secolo, et les députés de la Gauche dénonçaient « cette politique de vasselage par laquelle on compromet irrémédiablement l’avenir de l’Italie. » Quand, en 1904, à la suite des événemens d’Innspruck où tant d’étudians italiens furent blessés et emprisonnés, M. Tittoni dit à la tribune : « Je déplore l’événement, » les nationalistes s’indignèrent, estimant la protestation insuffisante. La question de l’Université de Trieste, au sujet de laquelle il avait espéré que les Italiens obtiendraient satisfaction, faillit même amener la retraite du ministre quelques années plus tard.

On doit reconnaître que l’allié autrichien ne lui facilite guère son rôle. Sans doute, le ministre impérial des Affaires étrangères, responsable de la politique extérieure de la double monarchie, demeure sincèrement désireux de conserver de bonnes relations avec la nation voisine ; mais il est impuissant à imposer ses vues aux fonctionnaires locaux du Trentin ou de l’Istrie, presque tous hostiles à l’élément italien. À Vienne même, beaucoup parmi ceux qui rêvaient de grande politique dans l’entourage de l’archiduc héritier, croyaient faire la cour aux Slaves du Sud en brimant les Italiens. Les catholiques, le parti chrétien-social regardaient sans bienveillance vers le Quirinal. Dans les milieux de la Cour comme dans l’armée, on avait l’habitude de parler de l’Italie avec une hauteur méprisante, d’envisager comme possible, comme désirable, comme nécessairement victorieuse, une campagne contre les anciens vaincus de 1849 et de 1866. Un député italien, M. Barzilaï, a produit à la tribune de la Chambre une brochure distribuée aux officiers de la nation alliée « pour qu’ils puissent se faire comprendre en Italie » et où l’on trouve des phrases comme celle-ci : « Halte-là, où sont les Italiens ? Dis la vérité ou tu seras fusillé. » L’amiral Montecuculli, commandant des flottes autrichiennes, ne manquait jamais une occasion d’évoquer dans de belliqueuses harangues le souvenir de la bataille de Lissa où les vieux navires de l’amiral Tegethoff réussirent à anéantir la flotte cuirassée de l’amiral Persano. L’attitude du généralissime des armées autrichiennes, Conrad von Hœtzendorf, qui préparait ouvertement une campagne contre l’Italie avec le consentement de l’archiduc François-Ferdinand, était si peu conciliable avec l’alliance que le comte d’Ærenthal dut faire momentanément disgracier cet officier.

Car les gouvernans responsables continuent à craindre une rupture. Après avoir visité la frontière qui les sépare et qui se hérisse chaque jour de nouveaux canons[18], les chefs d’état-major, les généraux Saletta et von Beck, ne manquent pas de s’adresser des télégrammes de bienvenue et des vœux. Le général Caneva, qui vient de commander en chef l’armée de Libye, se rend à Vienne, où après l’échange habituel de congratulations et de décorations, il déclare solennellement que « l’agitation irrédentiste a cessé d’exister en Italie. » Mais l’irrédentisme vient, une fois encore, de rappeler qu’il est dangereux de l’enterrer prématurément. Le général quitte Vienne, et l’on annonce que les décrets Hohenlohe, qui ont soulevé tant de colères à Trieste, vont être étendus au Trentin :

« L’accueil courtois et les honneurs rendus au général Caneva durant sa visite à Vienne, les promesses du comte Berchtold au duc d’Avarna, tout cela, après cette nouvelle, ce sont des choses n’ayant pas plus de valeur que des petits pains chauds, » déclare le Giornale d’Italia, organe de M. Sonnino. La Tribuna constate que « la politique du comte Hohenlohe tend à annuler l’élément italien sur tout le littoral de l’Adriatique ; les Italiens peuvent-ils encourager et fortifier cette politique par leur alliance ? » — « Vaut-il la peine de conserver la Triplice dans le seul dessein d’exalter la nationalité allemande, d’opprimer l’Italie et de favoriser l’invasion des rivages de l’Adriatique par les Slaves et les Allemands ? » se demandait déjà, sept ans plus tôt, le député Brunialti.

Les deux États ont sans doute des motifs de rivalité plus pro- fonds que l’Italia irredenta. Tout les oppose et les divise, du lac de Garde jusqu’aux montagnes d’Albanie, le passé et le présent, la géographie et l’histoire. Mais le différend pour Trente et Trieste y ajoute un élément sentimental bien propre à émouvoir l’âme populaire ; cause permanente de frictions, ainsi que le reconnaissait dans le Neues Wiener Tagblatt M. de Grabmayr (déc. 1910), « l’irrédentisme est le point faible de la Triplice. » Comme nous avons eu l’occasion de le constater, malgré la volonté des gouvernemens, il se charge de faire éclater par une foule d’incidens imprévus ce qu’il y a de paradoxal dans l’alliance de deux Puissances qui constituent bien, si jamais le terme a trouvé son application, des ennemis héréditaires. Car, sans même parler des terres « irredente, » peut-on évoquer un épisode de l’histoire du jeune royaume, célébrer un anniversaire, inaugurer un monument, sans qu’une allusion s’impose aux luttes soutenues contre l’Autriche et à leurs victimes ? Et de l’autre côté des Alpes ou sur la rive opposée de la mer, si le vieil empire des Habsbourg veut se complaire aux images d’un des rares succès remportés au cours du dernier siècle, n’est-ce pas dans les souvenirs des guerres de la péninsule qu’il doit les chercher nécessairement ? Novare [19], Custozza, Lissa, Radetsky, Tegethoff...


V

Arrivé au terme de cette étude, nous pouvons essayer de porter un jugement d’ensemble sur l’histoire de l’irrédentisme.

Depuis 1866, à aucun moment, sans doute, l’Italie n’a songé à attaquer seule l’Autriche pour « racheter » le Trentin et l’Istrie. Il est trop évident qu’elle ne se sentait pas en mesure de le faire avec des chances de succès. Elle a d’abord espéré obtenir d’une occasion un règlement amiable ; contre son attente, les deux derniers bouleversemens de l’Europe, la crise franco-allemande de 1870 et la guerre russo-turque, auxquels elle avait assisté en spectatrice, ne le lui ont pas apporté. Presque contrainte de s’allier aux empires germaniques par les dangers auxquels l’exposait l’agitation irrédentiste, l’Italie a ensuite compté recevoir spontanément de l’Autriche alliée des concessions en faveur des sujets italiens de la Double Monarchie. Là encore elle a été déçue : autonomie du Trentin, libertés municipales de Trieste, maintien de la culture et de la langue, octroi d’une Université, sur aucun de ces points elle n’a jamais réussi à obtenir d’autres satisfactions que des promesses. Il n’est pas d’histoire plus décevante que celle des revendications irrédentistes de 1866 à 1914.

Et comment aurait-il pu en être autrement ? L’Autriche peut-elle se résoudre, sans y être contrainte par la force, à faire droit aux revendications autonomistes de l’Italia irredenta ? Il est trop évident que toute province autonome de la monarchie évoluera naturellement vers l’indépendance complète ou l’annexion aux Etats voisins, comme le firent, dans l’empire ottoman, les Principautés Moldo-Valaques, la Serbie, la Bulgarie, la Roumélie. On ne saurait reprocher à l’Autriche de ne pas consentir d’elle-même à devenir un nouvel Homme Malade. Si Vienne avait octroyé aux habitans du Trentin et de l’Istrie les libertés politiques, les garanties qu’ils demandaient pour leur culture et leur langue, aussitôt Tchèques, Roumains, Bosniaques, auraient exigé les mêmes privilèges ; dès que les Italiens parlaient d’une Université italienne à Trieste, les Slovènes réclamaient déjà la leur à Laybach. L’Autriche peut-elle d’ailleurs accepter qu’il s’établisse à Trieste un centre d’études, sans doute, mais aussi, inévitablement, de propagande politique et d’agitation séparatiste ?

Après avoir sommairement parcouru l’histoire des revendications irrédentistes dans le passé, si nous essayons de prévoir l’avenir qui leur est réservé, nous sommes ainsi obligés de constater qu’elles n’ont à espérer de la bonne volonté autrichienne aucune espèce de satisfaction.

Quant à une cession territoriale de l’Istrie et du Trentin, nous avons vu que l’Autriche s’y est refusée à l’époque du Congrès de Berlin comme à la veille de la crise de 1870, et même antérieurement, en 1866, malgré ses défaites en Bohême. L’empereur-roi peut-il se résigne : à abandonner bénévolement, sans l’avoir défendue par les armes, cette partie des domaines héréditaires de sa Maison ? Et d’ailleurs, il ne serait pas seul à en décider. Le Trentin a fait partie du Saint-Empire et de la Confédération germanique, dont le nouvel Empire d’Allemagne se considère comme le successeur et l’héritier éventuel. Le Parlement de Francfort ne proclamait-il pas jadis, dans un vote fameux, que « le peuple allemand frapperait de sa malédiction et des peines de haute trahison ceux qui compromettraient des territoires germaniques dans des négociations avec des Puissances étrangères ? » L’Allemagne unie, enivrée d’orgueil et de convoitises, ne se montrerait pas moins intransigeante.

Lorsque certains journaux annoncèrent que le prince de Bülow, se rendant à Rome, était chargé d’offrir le Trentin à l’Italie pour prix de sa neutralité, la Gazette de Cologne s’est empressée de démentir cette nouvelle dans un article officieux. Et si le Trentin devenait jamais, aux mains des empires germaniques, l’objet de quelque marchandage désespéré, on peut se demander ce que pèserait, après une victoire, le « chiffon de papier » arraché par les circonstances. En ce qui concerne Trieste, la situation est plus claire encore. Vers le Levant, la Mer-Noire, l’Egypte, le canal de Suez, les Indes et l’Extrême-Orient, cette ville est devenue le port naturel pour tout le trafic des Allemagnes : elles ne le laisseront pas volontairement échapper. Sans doute Trieste est italienne, mais les Allemands ne reconnaissent pas le droit des peuples et des nationalités ; ils ne connaissent que la force. Quelle raison auraient-ils par suite de tenir compte des désirs de l’Italie, si celle-ci n’est pas en mesure de les imposer ? Or, ils l’imaginent du moins : « L’Italie est trop pauvre, trop inhabile à la guerre, pour pouvoir entrer en concurrence avec nous. »

On ne conçoit donc point qu’aucune concession bénévole puisse être consentie jamais à l’Italie au sujet de l’Italia irredenta. Toute l’histoire que nous venons de parcourir le prouve bien. Et cependant cette histoire témoigne aussi du durable attachement des Italiens de l’empire austro-hongrois à leur culture, à leur « italianité, » comme l’étude des événemens, plus forts que la volonté des chefs d’Etats, démontre que, même si l’Italie pouvait toujours rester sourde à leurs plaintes et à leurs appels, sa situation géographique ne lui permettrait pas de se désintéresser de l’Istrie et du Trentin. Elle ne peut abandonner les colonies italiennes du littoral, installées dans des villes prospères, formant un absolu contraste avec les ports de la péninsule qui leur font face et qui sont si disgraciés par la nature. Elle se sent « chassée » de l’Adriatique, cette mer qui baigne pourtant la moitié de ses côtes. Enfin, la possession du Trentin entre les mains de l’Autriche crée pour elle un état d’insécurité insupportable.

Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour constater que le Trentin pénètre entre la Lombardie et la Vénétie « comme un coin : » l’expression se retrouve invariablement chez tous les géographes ou écrivains militaires qui ont parlé de cette région. Ainsi que le remarquait l’un d’eux, la frontière italo-autrichienne ressemble à un S couché, dont la base repose aux sources de l’Adda, la boucle s’avance entre Milan et Vérone, et le sommet enveloppe le territoire de Venise. Maîtres du Trentin, il est aussi aisé aux Autrichiens d’envahir le territoire italien que difficile aux Italiens de pénétrer en Autriche. Plus de sept routes divergentes permettent de déboucher de ce bastion du Tyrol, dont le défenseur, comme le fit si habilement le général Khün en 1866, peut de Trente se porter tour à tour sur chacun des points menacés. D’autre part, la présence dans les montagnes du Trentin de forces ennemies intactes rendrait très dangereuse, sinon impossible, la marche d’une armée italienne, voulant, comme le fit Bonaparte en 1797, mais seulement après avoir écrasé Wurmser et Alvinzy, s’élever par la Vénétie et le Frioul vers Vienne ; son flanc gauche serait exposé à être enfoncé, tandis qu’au contraire, protégées par des troupes gardant une expectative menaçante dans le Trentin, les masses autrichiennes peuvent, après avoir franchi l’Isonzo, s’avancer librement dans la large plaine d’alluvions entre les Alpes et la mer.

L’Autriche a su d’ailleurs rendre encore plus forte cette situation naturelle. « Entouré de forts cuirassés et de batteries casematées, Trente est devenu dans ces dernières années un camp retranché de premier ordre. » Les six forts Cevezzano, Bucco di Vêla, Matarello, Romagnano, San Rocco, Sopramonte, constitueraient un obstacle sérieux, même pour une artillerie lourde qu’il serait d’ailleurs malaisé d’amener à pied d’œuvre. D’autres points du Trentin, — notamment Riva, — ont été solidement fortifiés, et de nombreuses lignes stratégiques viennent faciliter les mouvemens de troupes à l’intérieur du pays. Le tracé de la frontière actuelle, tel qu’il a été établi en 1866, est aussi désavantageux pour l’Italie à l’Est qu’au Nord ; il laisse à l’Autriche, avec les deux rives de l’Isonzo, le libre passage du fleuve. L’offensive autrichienne menace l’Italie par le Trentin, par le Frioul oriental et aussi par l’Adriatique, car de Venise au canal d’Otrante il n’y a pas un port de guerre, comme du lac de Garde à la mer on ne trouve pas une place pour la retarder : « Elle menace Milan comme Vérone, comme Venise, comme Ancône et jusqu’à Bari. »

On conçoit donc que les Italiens ne puissent assister en spectateurs indifférens a la crise que l’Europe traverse. S’ils admettent un instant l’hypothèse d’une Autriche victorieuse, beaucoup disent dans les couloirs du Parlement, écrivent dans les grands journaux de Rome, de Milan et de Naples, que c’en serait fait alors de leurs espérances anciennes ; installé à Trente et à Trieste pour n’en plus jamais sortir, l’Empire des Habsbourg y formerait l’avant-garde de la Germanie, de même qu’en Albanie ou dans le Balkan, sa prépondérance ne laisserait plus de place à l’activité italienne.

Mais une victoire des Slaves pourrait n’être pas non plus sans danger pour l’Italie, si celle-ci, n’ayant pas pris part au conflit, ne se trouvait pas consultée au moment du définitif règlement de compte. Sans envisager la disparition totale de l’Autriche, qui ne serait probablement dans l’intérêt de personne, on peut prévoir, à la suite de cette guerre, une refonte de sa constitution, une redistribution de ses territoires, telles qu’on n’en a pas vu de plus considérables depuis les traités de Westphalie. De Cattaro à Raguse, jusqu’où s’étendra la grande Serbie de demain ? Sur quelles bases s’établira le nouvel Etat slave du Sud ? Quelle place laissera-t-il aux Italiens du littoral ? Quel sera le sort de Trieste, enveloppée par les Slovènes ?

Ainsi la question irrédentiste ne pouvait rester absente de la guerre actuelle. L’ambassadeur de Russie ne l’a-t-il pas officiellement indiqué en proposant de confier au gouvernement de Rome les Italiens faits prisonniers dans les régimens austro-hongrois ? Les Italiens d’Autriche ne se laissent pas oublier. Hier, raconte le Times du 29 octobre dernier, cinq mille jeunes Triestins ont quitté Trieste pour le front. Ils ont été conduits à la gare sous une forte escorte de police, la foule suivait dans un silence funèbre. Mais lorsque le train s’ébranla, un même cri s’échappa de toutes les poitrines : « Evviva Trieste Italiana ! » ce Vive Trente et Trieste ! » C’est aussi le cri qui a accueilli les déclarations de M. Salandra à la Chambre [20]. Cette année, les fêtes en souvenir de la mort d’Oberdank ont été célébrées avec un éclat qu’on ne connaissait plus...

Quelques semaines après la déclaration de la guerre, le grand journal libéral de Milan, il Secolo, a publié un dessin bien caractéristique : sur les eaux de l’Adriatique vogue une petite barque, battue par les flots, où est assis le marquis di San Giuliano, en grand costume d’ambassadeur, avec deux béquilles sur les genoux ; à la proue flotte un drapeau qui porte ce mot : Neutralita. Mais on voit à l’avant, dormant entre deux eaux, une énorme mine sur laquelle est écrit en grosses lettres : Irredentismo.

La souplesse sicilienne de l’éminent diplomate elle-même aurait-elle réussi à prolonger longtemps cette inquiétante navigation ? C’est aux Italiens qu’il appartient, les yeux fixés sur leur seul intérêt, de tenir la barre à travers les obstacles sournois et en profitant des occasions fugitives... La mine fera-t-elle sauter le frêle esquif ? Peut-être n’éclatera-t-elle jamais, mais il m’a semblé que le lecteur français pourrait trouver quelque profit à connaître l’existence de cet engin et l’histoire de sa fabrication.


JEAN POZZI.

  1. En 1808, Napoléon créa Cessières « duc d’Istrie » pour ses services rendus en Espagne.
  2. « Condotta piu indigna di quella che tenne la Prussia verso di noi dalla battaglia di Sadowa sino alla conclusione della pace non si potrebbe pensare, » écrit. Bonghi, Alleanza Prussania, IV. Sur la déloyauté de la Prusse, négociant avec l’Autriche en dehors de son alliée, Cf. également Ricasoli, Lettere et les Souvenirs de La Marmora.
  3. Recueils de Documens diplomatiques présentés au Parlement italien le 21 décembre 1866, p. 753.
  4. Discours du 15 mars 1880.
  5. La Politica estera del conte di Robilant, par le marquis Rafaële Cappelli, ancien secrétaire de M. de Robilant. Rome, 1897.
  6. Cité par Loiseau, l’Équilibre adriatique (1901), p. 32.
  7. Une statistique par nationalités est toujours difficile à établir, Celle-ci m’a été fournie à Trieste en 1906. Les chiffres donnés par M. Chéradame ou M. Loiseau diffèrent sensiblement.
  8. Loiseau, loc. cit., p., 54.
  9. Avanti ! 15 lévrier 1906.
  10. Il n’est d’ailleurs guère possible de visiter le pays autrement, car, comme le notait un industriel autrichien, M. Neustadtl, « l’Abyssinie même possède un réseau ferré plus perfectionné que la Dalmatie dont la capitale, Zara, résidence du Gouvernement, n’a encore jamais entendu le sifflet d’une locomotive. » Concentrant tous ses soins sur la région maritime, l’Autriche-Hongrie a complètement négligé de mettre en valeur l’arrière-pays.
  11. Pellegrini, Verso la guerra, p. 224.
  12. Per l’Universita italiana à Trieste. Enquête publiée par les soins du Cercle Trentin (éd. Trêves, Milan, 1904). Lire en particulier les réponses de Fogazzaro et Hortis.
  13. Strini, l’Arlberg e il porto di Genova. — Loiseau, l’Équilibre Adriatique, p. 100.
  14. « Vi pare forse… che la politica che seguiamo nell Adriatico dove si lasciamo conculcare giornalmente e donde ci siamo fatti quasi cacciare, sia una politica nazionale italiana ? »
  15. Cité par Loiseau, loc. cit., p. 86.
  16. Les journaux italiens firent remarquer que, lors du voyage de Victor-Emmanuel en Russie, le seul ambassadeur absent de Pétersbourg fut le représentant de l’Autriche : sur l’ordre de son gouvernement, le baron d’Ærenthal était parti la veille de l’arrivée du souverain. (Corriere della Sera, 12 juillet 1902.) Les Italiens n’oublient pas non plus que l’empereur d’Autriche n’a jamais consenti à rendre à Rome la visite que leur roi avait faite jadis à Vienne.
  17. « Cadiamo che, di fronte alla potenza alleata, l’Italia non si comporti corne quel clown della pantomima che si sbraccia di continua in inchini e riverenze per ricevere da un altro clown pizzicotti e ceffoni. » (Interpellation du député Fradeletto.)
  18. Sur la couverture d’un journal satirique, deux officiers autrichiens causent : » Est-il vrai qu’on construise encore de nouvelles fortifications dans le Sud-Tyrol ? » demande l’un, et l’autre répond : — « Mais oui, c’est pour fortifier la Triplice ! »
  19. Le nom de cette défaite italienne, donné à un navire de la flotte alliée, souleva de vives protestations en Italie.
  20. « L’Italie a le devoir de ne pas laisser passer le moment de revendiquer ses frontières naturelles. » (Ordre du jour voté par le Parti radical le 15 septembre dernier.)