L’Islam et son avenir
Au moment où la Grande Guerre a éclaté, les trois quarts des musulmans vivaient sous la domination ou sous la protection de la Grande-Bretagne, de la France, de la Hollande, de la Russie, de l’Italie et de la Grèce. L’un des résultats, et non le moindre, de la victoire des Alliés, fut d’étendre cette mainmise aux pays islamiques qui jouissaient encore d’une souveraineté d’ailleurs affaiblie par le contrôle ou l’ingérence des Puissances européennes ou de certaines d’entre elles.
Les traités de Paris et de Sèvres ont reconnu le protectorat proclamé le 18 décembre 1914 par la Grande-Bretagne sur l’Egypte, et le second de ces traités a resserré dans des frontières exiguës le territoire ottoman sur lequel le sultan de Constantinople ne devait exercer qu’un pouvoir parcimonieusement mesuré et surveillé de près. Un an auparavant, l’accord anglo-persan du 9 avril 1919 avait remis à l’Angleterre l’armée et les finances de la Perse. A cette époque, on pouvait dire que la totalité des peuples organisés conformément aux règles du droit islamique ne pourraient désormais les suivre que dans la mesure fixée par les États occidentaux auxquels ils étaient assujettis. Cette conquête du monde musulman sera-t-elle durable ? On peut se le demander. Le gouvernement britannique s’est déclaré prêt à renoncer, sous certaines conditions, à son protectorat de si récente origine sur l’Egypte, la Perse a dénoncé la convention de 1919, le traité de Sèvres attend encore la ratification des Puissances alliées, et l’on prévoit qu’il recevra d’importants amendements. Déjà la lutte soutenue par le gouvernement d’Angora a eu pour premier résultat l’évacuation amiable ou forcée de territoires occupés en Asie-Mineure par les troupes françaises ou grecques. Suivant toute vraisemblance, la Turquie gardera une bonne partie de ce qui lui a été enlevé.
Il y a de sérieuses raisons de croire que le mouvement nationaliste ne restera pas confiné en Perse, en Turquie et en Egypte.
La guerre n’a pas changé que la face du monde, elle a remué les cœurs, mis les esprits en fermentation et rendu conscients des sentiments jusque-là obscurément éprouvés.
Depuis vingt ou trente ans, la mentalité des musulmans s’est transformée à vue d’œil. Le courant de la civilisation occidentale par lequel ils sont de plus en plus rapidement entraînés, les a imbus d’aspirations nouvelles. Cette terrible épreuve a révélé chez les mahométans sujets français un loyalisme dont ils ignoraient eux-mêmes la force. On sait quels ont été leur dévouement et leur courage. La majeure partie des troupes anglaises et françaises qui ont mis, — avec quelle intrépidité, — l’armée turque et celle de l’émir Feyçal en déroute, se composaient de musulmans hindous ou africains.
La loi du 4 février 1919, qui, entre autres concessions, attribue à de nombreuses catégories de musulmans algériens le droit de réclamer la qualité de citoyen, a été un premier gage de notre reconnaissance.
L’idée nationale, longtemps obscurcie par celle de la communauté islamique, s’est manifestée en Egypte, dans l’Indoustan et l’Afghanistan où elle a provoqué des troubles graves. Les meneurs de ce mouvement revendiquent pour leur pays, les uns l’indépendance complète, les autres une autonomie assurée par des institutions représentatives. Ce qu’il offre de plus remarquable c’est qu’aucune tendance religieuse ne s’y est mêlée et que les chefs de toutes les communautés religieuses non islamiques y ont participé en union étroite avec les musulmans. En Egypte, on a vu des prêtres prêcher dans les mosquées sur le patriotisme, des cheikhs, traiter le même sujet du haut de la chaire d’une église, et les fidèles de tous les cultes prononcer le même jour, à la même heure, la même prière pour demander la libération de leur pays. De telles manifestations auraient été naguère inconcevables. Elles semblent maintenant, toutes naturelles. De plus en plus l’antique conception islamique de la société et de la loi, qui n’a d’ailleurs jamais été appliquée que partiellement et avec toutes sortes de tempéraments, devient une pure théorie dont l’influence sur la conduite ne cesse de s’affaiblir. Cette évolution est bien loin d’être achevée et il importe, avant de décrire ses tendances et de rechercher l’avenir des sociétés islamiques, d’exposer les principes essentiels de la doctrine qui leur a si longtemps servi d’armature et qui inspire encore certaines de leurs institutions.
L’Islam est à la fois une religion et une société, plus exactement c’est une société créée et constituée au moyen de règles précises, minutieuses, strictes, immuables, contenues dans une doctrine révélée dont elle a pour fin de maintenir et de propager les dogmes et les lois. Abstraction faite des sectes mystérieusement enfermées dans un cercle étroit de zélateurs, c’est là un caractère que l’on ne trouve dans aucune des religions professées dans les autres sociétés extra-orientales telles que le bouddhisme, l’hindouisme, la parsisme, la taoïsme, le fétichisme sous ses diverses formes et qui consistent en un mélange de dogmes et de pratiques rituelles, de prohibitions, de préceptes moraux, tous plus ou moins inconsistants, sans action efficace sur la vie publique, opposant peu de résistance aux institutions européennes et se conciliant sans difficultés avec la notion de la patrie territoriale, avec celle d’une loi ou d’un pouvoir social temporel d’origine humaine. Bien différent du christianisme dont le droit canonique ne se présente guère comme un droit véritable, c’est-à-dire comme un ensemble de règles positives et pratiques, obligatoires à l’exclusion de toute autre disposition, que pour ce qui concerne la formation et la dissolution du mariage et s’accommode de toutes les formes de gouvernement, l’islamisme ne se renferme pas dans la sphère supraterrestre de la vie spirituelle ; il ne sépare pas, ainsi que les religions chrétiennes le font plus ou moins complètement, les brefs commandements qu’elles déclarent obligatoires, des préceptes nombreux, contingents, variables qu’elles laissent aux législations civiles le soin d’édicter ; il prétend régler minutieusement toute existence, diriger de près les intelligences et la volonté des fidèles, en un mot façonner et maintenir l’humanité conformément au plan divin.
Plus encore qu’une dogmatique, c’est une législation qui s’applique à tous les actes de la vie et dont les détenteurs de l’autorité publique ont pour devoir d’imposer l’observation en administrant et en gouvernant conformément à ses dispositions.
Cette religion ignore la liturgie et les sacrements. En fait de culte, elle ne connaît, officiellement tout au moins, que la réunion du vendredi qui ne comporte aucun office, mais seulement une sorte de sermon et une prière publique à peine plus solennelle que les prières privées quotidiennes. Les relations entre l’homme et Dieu prennent la forme d’ablutions, et d’oraisons faites suivant des paroles et des gestes minutieusement fixés, toutes manifestations extérieures qui ne requièrent l’intervention d’aucun ministre revêtu d’un pouvoir mystique. Elle n’a jamais conçu l’idée du prêtre, instrument du culte, sacrificateur, canal de la grâce divine, directeur spirituel des âmes.
Les muezzins sont chargés de convoquer a la prière, les imans ou cheikhs ont la garde des mosquées et des établissements pieux, les chefs de confréries (tourouk) jouissent d’une certaine autorité sur leurs confrères. Mais les fonctions toutes pratiques des uns et des autres ne leur confèrent aucun droit à la présidence de la prière, elle peut être assumée par n’importe quel fidèle majeur et suffisamment expérimenté. La circoncision, qui forme comme l’initiation islamique, peut être accomplie par n’importe quel barbier. Si des cadis ou d’autres fonctionnaires constatent le mariage, ils le font en leur qualité de témoins privilégiés, délégués par l’autorité civile.
En l’absence de tout sacerdoce, le dogme et la loi sont conservés et déclarés par les ulema, c’est-à-dire les savants qualifiés par leur connaissance des sciences religieuses pour être les gardiens et les interprètes de la tradition qui résulte de l’accord de grands docteurs. Dans les cas douteux, les fidèles s’adressent à eux et en obtiennent des solutions toujours appuyées sur le Coran, la tradition prophétique, et conformes aux enseignements d’une des quatre écoles juridiques orthodoxes. Dans le cadre rigide de cette doctrine, tous les rapports sociaux ont trouvé place : dispositions de droit privé, règles de procédure et de droit pénal, régime fiscal, droit public. Les hommes qu’elle relie font partie de la même communauté, non seulement juridique, mais politique, leur patrie commune c’est l’Islam. Et voici, dans ses grandes lignes, l’organisation politique qui en résulte.
Tous les Musulmans, sans distinction de race ni d’origine, forment une nation constituée par leur foi et par leur loi communes ; au-dessous d’eux et sur le même territoire, d’autres nations, soumises par la conquête, sont constituées elles aussi par un culte commun, dont les conquérants musulmans tolèrent l’exercice, elles jouissent de la plus large autonomie sous l’autorité de chefs religieux responsables du paiement de certains impôts exigibles de leurs ouailles ainsi que du maintien de l’ordre parmi elles. Pour gouverner l’Empire, un khalife, descendant et vicaire du Prophète, dispose du pouvoir public, sans autre limitation que celles tracées par la loi islamique dont il est le défenseur et le gardien. Des chefs, également musulmans délégués du khalife, révocables ad nutum, administrent les provinces. Enfin des étrangers, entendons par là des mécréants originaires de pays non soumis à l’Islam avec lesquels le khalife a conclu des traités qui autorisent leur établissement dans les limites de ses possessions, ont la faculté d’être jugés et administrés suivant leurs coutumes nationales par des magistrats à eux.
Une vérité et une loi d’institution divine par lesquelles toutes les actions sont réglées, une organisation sociale dont la raison et la fin sont de maintenir la profession de cette vérité et l’observation de cette loi, l’une et l’autre suffisamment accessibles pour pouvoir être dégagées sans le secours de prêtres investis d’une autorité surnaturelle, telle est la conception fondamentale de l’Islam, bien digne de respect et d’admiration par sa noble simplicité et par son élévation.
Ce n’est pas seulement cette intime fusion du spirituel et du temporel et la nature dogmatique du droit privé ou public qui distinguent la société islamique des autres sociétés extra-occidentales, c’est aussi l’autorité souveraine de la loi à laquelle le chef suprême de la communauté, ainsi que tous ses subordonnés, est étroitement soumis sans qu’il puisse s’en affranchir davantage que le dernier de ses sujets, c’est l’égalité de tous les croyants devant elle, c’est enfin le sentiment de fraternité qui les unit et que leur inspire la commune obéissance à la volonté de Dieu. Ces caractères expliquent l’ancienne grandeur de la civilisation musulmane et leur affaiblissement est une des causes de son déclin.
Du fait que le credo musulman impose aux fidèles de se conformer à la législation et à l’ordre social qu’il prescrit, il résulte que la liberté d’action d’un Etat européen en possession de territoires occupés par des mahométans subit des restrictions et des tempéraments, faute desquels il risquerait de violer les consciences et de provoquer des résistances. Pour légiférer et administrer dans un tel pays, il doit tenir plus ou moins compte du droit islamique, il ne saurait toutefois s’abstenir de travailler au progrès de la population en la faisant bénéficier dans la plus large mesure possible de l’organisation et des institutions occidentales. De ces deux obligations contraires mais nullement inconciliables, le gouvernement français a suivi presque exclusivement la première avec un scrupule peut-être excessif. Nos sujets musulmans ont conservé leurs chefs et leurs cadis. En Algérie, dans certains territoires, dits de commandement, ils sont réglés exclusivement par le droit islamique ; ailleurs l’application leur en est faite par les cadis, pour ce qui a trait au mariage, aux rapports de famille, aux successions et même au régime des biens. On a longtemps tiré prétexte de ce statut spécial pour les exclure de la vie politique, les livrer au bon plaisir de l’administration sous un régime d’inquisition et de police draconien et arbitraire, qui n’est heureusement plus qu’un souvenir et même pour se dispenser de leur enseigner le français.
Les publicistes et les coloniaux qui se sont attachés à justifier cette politique n’ont pas donné seulement des raisons d’opportunité, ils ont développé des considérations tirées d’une vue superficielle et inexacte de l’islamisme. A les entendre, cette religion est immuable, impénétrable, irréductible dans sa rigide unité. Ses prescriptions précises, minutieuses, strictes, réfractaires à tout amendement, ne sauraient s’adapter aux exigences de la vie moderne dont elles contredisent les principes. On ne pourrait y toucher que pour les abroger. Comment tolérer la haine des incroyants, l’esclavage, la polygamie, la répudiation, l’interdiction du prêt à intérêt et tant d’autres règles dogmatiques tout aussi inadmissibles, imposées sans faculté d’ameublement ? Enchaînés par leur orgueil et leur fatalisme, ses fidèles, qui descendent pour la plupart de races traditionalistes et fanatiques, ne se résigneraient jamais sincèrement à vivre sur le pied d’égalité avec les incroyants. Etroitement unis de cœur, quel que soit leur pays, par leur communauté de foi, de langage, d’aspiration, de haines, rapprochés par la pratique du pèlerinage et par les menées ténébreuses de leurs confréries aux ramifications multiples, ils forment, sans distinction d’origine ou de sujétion, une seule nation qui guette patiemment le moment favorable pour déclarer la guerre sainte, devoir sacré du croyant au même titre que le jeune, le pèlerinage ou l’aumône. Inutile dès lors de chercher à nous assimiler ces hommes, en les pénétrant de nos conceptions dont leurs croyances ne supportent pas le contact et en les appelant à partager nos droits civiques et politiques que leurs préjugés inébranlables et leurs institutions indestructibles les rendraient incapables d’exercer.
Maintenons-les donc hors d’état de nous nuire tout en nous efforçant d’améliorer leur situation matérielle et en respectant les institutions auxquelles ils sont si attachés ; comme tout ce qui a cessé d’évoluer, leur organisation finira bien, tôt ou tard, par mourir de décrépitude et, dégagés de ses entraves, les musulmans se mettront peu à peu à marcher à notre suite dans la voie du progrès.
Ces idées ont servi de matière à une littérature très abondante. Pour en faire justice, il suffit de les confronter avec les faits. Prétendre que le caractère révélé de la doctrine musulmane la défend contre tout changement et interdit aux sociétés dont elle forme le lien de s’adapter aux conditions variables et changeantes de la vie, c’est montrer qu’on ignore entièrement le passé et le présent de l’Islam et des civilisations qui en sont issues.
Observons tout d’abord cette religion dans l’espace. Elle ne cesse de s’étendre et de gagner des adeptes. Tandis qu’elle perdait son domaine territorial et que ses conquêtes lui étaient successivement enlevées, ceux de ses fidèles dont le pays passait sous la domination d’un Etat européen lui restaient inébranlablement attachés et elle conquérait sans relâche de nouvelles âmes. On peut même dire que bon nombre des musulmans actuels, dont le total varie entre 175 et 250 millions suivant les statistiques [1], sont de date récente.
Les missionnaires catholiques ont toujours adopté pour principe de conduite de limiter leur apostolat aux chrétiens schismatiques orientaux et aux païens, ce qui ne les empêche pas d’exercer, par leurs œuvres de bienfaisance et d’instruction, une influence très efficace et très heureuse sur les musulmans. Leurs concurrents protestants au contraire s’efforcent d’évangéliser ces derniers avec un insuccès dont témoignent les innombrables ouvrages, rapports et statistiques qu’ils publient sur leurs travaux. Si l’on met en regard, d’un côté, la liste interminable des missions anglaises, américaines, allemandes qui fonctionnent dans les pays islamiques et des œuvres de toutes sortes qu’elles entretiennent à grands frais [2] ; de l’autre, les quelques milliers de conversions plus ou moins sincères et durables que dénombrent leurs statistiques, on ne sait s’il faut admirer ou déplorer tant de travail, d’argent, de zèle et de dévouement perdus.
Les mêmes documents constatent le succès de la propagande musulmane en comparaison de laquelle celle des missionnaires donne des résultats bien modestes et parfois précaires.
L’Islam conquiert rapidement l’Afrique, « il s’y est annexé d’immenses régions qui avaient toujours vécu en dehors de son influence [3]. » En Abyssinie, il gagne du terrain tous les jours, grâce à la condition sociale supérieure des Arabes qui le professent et à l’enseignement qu’ils donnent dans leurs écoles.
Les Abyssins l’embrassent pour éviter les jeûnes rigoureux que leur clergé maintient sans rémission [4]. Dans le Bengale et la Malaisie, il est en continuelle avance. « Des quatre millions d’habitants de Sumatra, trois millions et demi le professent. Leur conversion s’est faite automatiquement par l’instrument des commerçants venus des colonies arabes de la côte de Calabar et de Coromandel qui ont commencé à s’installer sur la côte orientale de Sumatra à partir du XIVe siècle[5]. » En Russie, les mollahs se montrent partout et multiplient les conversions, non seulement chez les païens tels que les Voliaks, les Vogols et les Tchérémis à l’Ouest de l’Oural, mais aussi chez bon nombre de chrétiens. Il agissent avec le même succès en Sibérie[6]. « L’expansion de l’Islam n’est nulle part aussi rapide qu’en Chine, excepté peut-être dans l’Afrique occidentale. Depuis la dernière révolte, la propagande directe n’est plus guère possible, le gouvernement ne la tolérerait pas. Mais il suffit souvent de la simple juxtaposition des éléments islamique et bouddhiste : ce dernier ne tarde pas à être absorbé comme le furent les Juifs chinois surtout au « XVIIe siècle et les Ouigouzs nestoriens, surtout au moyen âge[7]. »
Les causes diverses et multiples de ce mouvement sont religieuses, sociales, politiques. La croyance et la discipline que prescrit l’Islamisme, tout en étant de beaucoup supérieures à celles qui constituent non seulement les cultes païens, mais même le bouddhisme ou le taoïsme sous leur forme dégénérée, n’offrent pas aux sauvages ou aux demi-civilisés un idéal trop élevé. Le plus souvent même les nouveaux convertis les ignorent presque entièrement. Le credo auquel il leur suffit d’adhérer pour devenir musulmans se réduit à l’affirmation de l’unité de Dieu, de la mission de Mahomet et d’une vie future dont les joies sont aussi séduisantes que faciles à imaginer. L’essentiel dans leur profession de foi est l’agrégation à la communauté islamique et l’intention solennellement manifestée de vivre en communion d’aspiration avec ses membres. Si cette religion a des docteurs qui l’ont approfondie et enrichie peu à peu de dogmes et de mystères dont la grande masse des croyants ignore l’existence, elle n’a pas de prêtres, le prosélytisme est exercé par tous les fidèles qui s’en croient capables, et chaque trafiquant se double d’un propagateur de la foi. A cette armée de catéchistes bénévoles que les conversions grossissent chaque jour, les missions chrétiennes n’opposent qu’un nombre tout à fait insuffisant de prêtres, pour la plupart européens et que tout sépare des populations qu’ils s’efforcent de convertir aux vérités peu accessibles à ces esprits frustes de leur credo : caractère sacerdotal, origine, mentalité ; célibat quand il s’agit de prêtres catholiques. Moins hardis que les premiers apôtres, les missionnaires ne se résolvent que très rarement, et sans doute ont-ils pour cela d’excellentes raisons, à ordonner des indigènes et même à s’en adjoindre en qualités de catéchistes. Les divergences dogmatiques qui les séparent, suivant la confession à laquelle ils appartiennent, les rivalités, les controverses et les luttes qu’elles entraînent font ressortir l’unité au moins relative de l’Islam.
En Afrique les confréries de derviches, au premier rang desquelles il faut placer les Kadriyas, les Tidjaniyas, les Senoussis, et leurs centres ou zaouias sont des foyers très puissants de prosélytisme, mais une des causes extérieures les plus efficaces de cette expansion est le progrès de la colonisation. Grâce à l’ordre, à la tranquillité, aux facilités de communications qui en sont les effets, les trafiquants arabes et les agents des zaouias se sont multipliés et ont de nouvelles facilités pour exercer leur apostolat. Fait curieux, ils trouvent généralement auprès des fonctionnaires et des officiers européens une faveur et un appui qui inspirent aux missionnaires d’incessantes récriminations pas toujours exagérées. Les raisons de cette politique ne sont pas difficiles à déduire.
L’Islam est une force organisée avec laquelle il faut compter et sur laquelle on peut s’appuyer : les musulmans sont en général plus instruits et ont un rang social plus élevé que les autres indigènes, aussi les employés subalternes des services coloniaux sont-ils recrutés parmi eux et ne manquent-ils pas de favoriser leurs coreligionnaires. Il en est de même du personnel enseignant, de sorte que la langue scolaire est celle du Coran. Le droit islamique étant plus facile à connaître que les usages locaux, les juges ont une tendance à en faire application à tous les indigènes ; et il résulte de cette pratique un grand prestige pour la religion dont ce droit est un des éléments. C’est ainsi que les dispositions de la législation islamique furent longtemps en Algérie imposées aux Kabyles et aux Mozabites. « Les décrets du 22 mai 1905 et du 29 janvier 1907 qui ont constitué des tribunaux musulmans à Saint-Louis et dans d’autres localités, obligent les magistrats à établir, en matière musulmane, leurs sentences sur la loi coranique. L’application de ce texte a provoqué des protestations au Sénégal et plus spécialement à Dakar où la majorité de la population connue sous le nom de Lebous est régie par des coutumes particulières [8]. »
Les missionnaires et les ulema musulmans savent au contraire se plier aux habitudes et aux préjugés du milieu religieux dans lequel ils agissent et y adapter leur dogmatique et leur rituel ; ils laissent leurs adeptes assister aux fêtes populaires et vénérer les saints du pays et les objets réputés sacrés. Parmi les populations ignorantes de la Malaisie et de l’Afrique les cheikhs rédigent des talismans ou des amulettes, pratiquent la magie, l’astrologie, la divination. Dans l’Indoustan, certains convertis, ont conservé leurs castes. Beaucoup continuent à observer les superstitions locales [9]. En Chine, les musulmans suivent le culte des ancêtres et, lorsqu’ils sont fonctionnaires ou officiers de l’armée, pratiquent certains rites de la religion officielle et offrent les sacrifices qu’elle prescrit.
Nous en avons assez dit pour montrer la force d’expansion, la faculté d’assimilation et d’adaptation au milieu, grâce auxquelles ont été réalisés les grands et rapides progrès que nous venons de décrire. Toutes ces qualités prouvent que l’islamisme n’est point la religion invariable, inadaptable par sa nature, déchue, atrophiée, figée dans un étroit formalisme qu’on nous a souvent dépeinte. C’est la constatation qui va se dégager du tableau schématique de l’évolution de sa doctrine et de ses institutions.
Sans parler des hérésies qui ont commencé à foisonner après la mort de Mahomet, dont la plus ancienne le chiisme est devenue en Perse religion d’État et dont quelques-unes, le ouahabisme, le babisme ou le bahaïsme, sont d’origine récente, la dogmatique et le droit orthodoxes ne sont point, comme on parait le supposer, sortis d’un seul jet de la révélation coranique, ils se sont formés graduellement sous l’action de vives controverses et de luttes sanglantes.
L’interprétation juridique du Coran et de la tradition prophétique s’est dégagée la première ; la spéculation dogmatique n’a pris son essor qu’assez longtemps après, pour lutter contre les dissidents qui menaçaient l’unité religieuse. La nécessité de donner une organisation et des lois aux pays conquis fit naître et se développer très rapidement un système juridique aussi remarquable par son originalité que par sa richesse. Les légistes auteurs de cette construction en trouvèrent les matériaux dans le Coran, dans les paroles et la conduite du Prophète, dans les décisions de ses compagnons ; ils la mirent en œuvre au moyen d’une dialectique très souple et très libre en tenant compte des coutumes locales dont l’intervention plus ou moins prédominante a été l’origine des écoles juridiques entre lesquelles se répartissent les musulmans.
Le Prophète avait dit : « Les miens ne s’uniront jamais dans l’erreur, » et « la variété des opinions est une miséricorde d’Allah. » Ces deux paroles justifient la diversité des règles juridiques et liturgiques ainsi que la conception de l’accord doctrinal (idjma) de l’Islam dans les questions controversées.
L’idjma a toléré la spéculation même hardie et laissé le dogme évoluer, mais il sait prévenir les abus de cette liberté ; il a permis aux opinions nouvelles de se manifester, à charge par celles-ci d’obtenir sa ratification lorsqu’elles eurent pris corps. Le culte et l’intercession des saints, la vénération pour leurs tombeaux, le mysticisme (soufisme) et les pratiques spirituelles qu’il inspire aux confréries de derviches paraissent opposés à l’esprit du monothéisme coranique, qui n’admet aucun intermédiaire entre Allah et les croyants. L’idjma les a légitimés en se fondant sur la coutume et Je silence des docteurs [10]. On lui doit la reconnaissance officielle des six recueils canoniques du hadith (traditions prophétiques) et celle des quatre écoles juridiques caractérisées respectivement par leur rituel et leurs dispositions légales.
C’est ainsi que le monde musulman est régi, suivant les régions, par quatre législations, toutes pareillement orthodoxes, au moins aussi différentes que le droit italien et le droit français. Elles furent élaborées durant les trois premiers siècles de l’hégire par plusieurs générations de jurisconsultes d’autorité inégale. Ces docteurs ont exprimé leurs déductions sous forme soit de traités doctrinaux, soit de consultations (fetouas). L’importance des juristes des deux premiers siècles est immense, puis, vers le IXe siècle de notre ère, suivant une expression qui est devenue banale et qui a revêtu en quelque sorte la force d’un dogme, « la porte de l’effort législatif fut close » et les juristes n’eurent plus qu’à utiliser les travaux de leurs grands devanciers, qu’ils ne pouvaient songer à égaler et grâce auxquels toutes les parties de droit avaient été réglées. Il a été souvent question ces dernières années de rouvrir cette porte et d’adapter le droit islamique aux besoins de la vie moderne.
Tout au moins est-il loisible au souverain de compléter les dispositions de ce droit d’accord avec les représentants des ulema sur les points qu’elles ont laissés dans l’ombre, il ne dispose pas du pouvoir législatif, mais le pouvoir réglementaire lui appartient et il l’exerce en édictant des règlements (qanouns) sous le contrôle du cheikh ul-islam, chef des docteurs de la loi. Tel fut l’instrument de toutes les réformes réalisées dans l’empire ottoman au cours du dernier siècle.
Ces changements suivirent de près la renaissance religieuse et la rénovation de l’esprit public, provoquée par la réaction ouahabite, grâce auxquelles fut vraisemblablement prolongée de plus de cent ans l’existence de l’empire ottoman, en pleine décadence au XVIIIe siècle et dont les hommes d’Etat européens prévoyaient alors la chute imminente.
Qu’une réforme fût nécessaire lors de l’avènement du sultan Mahmoud en 1808, c’est ce que reconnaissaient même les Turcs les plus attachés aux anciens usages. Organisé pour la conquête et tirant ses principales ressources de la victoire, l’empire des Osmanlis avait dû se résigner à vivre en subissant défaites sur défaites. Les Etats européens, à la force desquels il ne songeait même pas à résister, entretenaient maintenant des relations actives et suivies avec le Levant. En éveillant de nouvelles idées, en communiquant de nouveaux besoins, leur contact faisait ressortir et rendait plus choquant par la comparaison le despotisme incohérent et désordonné qui régnait dans les possessions ottomanes. Les deux causes principales de ce désordre et de cette anarchie étaient, d’une part, l’abandon ou plutôt l’oubli de la loi religieuse, de la coutume et des règlements qui la complétaient ; d’autre part, l’impuissance de celles des règles encore en vigueur de cette législation, mal servie par ses interprètes ignorants et bornés, à satisfaire les besoins nouvellement nés des relations avec l’Europe. La même nécessité se faisait sentir en Egypte où Mehemet Ali venait de s’emparer du pouvoir. Une fois la nécessité de la réforme admise, deux méthodes s’offraient pour l’accomplir. Restaurer les institutions depuis longtemps déchues et déformées en les transformant dans la mesure que le progrès exigeait, de façon à en tirer une organisation sociale à la fois traditionnelle et moderne apte à rendre le peuple ottoman aussi fort et aussi prospère que ses rivaux chrétiens, tout en lui laissant ce qui le distinguait d’eux. Le plan était séduisant autant qu’irréalisable. Son exécution aurait exigé le concours d’hommes exceptionnellement savants, capables et avisés. Où les aurait-on trouvés ? Elle nécessitait beaucoup de temps. Or le sultan et son vice-roi étaient tous les deux impatients. Ils choisirent l’autre voie qui leur parut plus claire, plus accessible, plus sûre, en tous cas, plus rapide. Ils empruntèrent à l’Europe ou plutôt à la France, certaines de ses institutions et copièrent partiellement son organisation. C’est sur son modèle que l’armée, l’administration et la législation turques et égyptiennes ont été transformées.
En Turquie furent promulgués successivement de 1850 à 1864 un code de commerce, un règlement sur la compétence et l’organisation des tribunaux de commerce, des codes de procédure commerciale et de commerce maritime, de nombreuses lois organiques sur la propriété foncière, l’administration des provinces et de la capitale, la nationalité, la police, l’instruction publique, etc., le tout emprunté, souvent sans aucun changement, à la législation française. L’Egypte s’est également, entre 1850 et 1883, approprié avec quelques modifications les codes français qui y sont interprétés suivant la jurisprudence de nos tribunaux, non par les cadis, mais par des juges civils. Seul le droit de la famille y est resté musulman.
Le résultat de ces innovations a été de séculariser dans une large mesure l’Etat et de remplacer une grande partie de la législation issue du Coran et de la tradition par des dispositions toutes contraires, telles que celles qui réglementent et sanctionnent le prêt à intérêt en le rendant licite même pour les musulmans. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ces réformes dont la mise en œuvre a pourtant été faite avec beaucoup de négligence par des hommes qui n’y étaient nullement préparés, c’est la facilité avec laquelle elles ont été acceptées et la faveur que leur application a rencontrée. De même le rétablissement en 1908 de la constitution ottomane, qui proclamait, entre autres choses, « l’égalité de tous devant la loi et devant l’impôt, » fut accueillie avec enthousiasme, même dans le milieu religieux.
Pendant que cette œuvre se poursuivait, les Puissances européennes organisaient les Indes, l’Algérie, la Malaisie, le Turkestan, par la même méthode de superposition de leurs institutions et de juxtaposition de leurs législations, sans rencontrer aucune difficulté.
En Turquie, la réforme produisit des résultats médiocres parce qu’elle y fut mal exécutée. En Egypte, son succès dépassa les espérances ; l’amélioration dont elle fut la cause apparaît avec une telle évidence que tous les Egyptiens s’applaudissent de l’avoir réalisée et parlent volontiers d’en généraliser les bienfaits, en achevant la sécularisation de leurs lois et de leurs juridictions [11]. L’exemple de ce pays si prospère et si civilisé, dont 95 pour 100 des habitants sont des musulmans, est la meilleure réponse que l’on puisse faire à ceux qui croient les peuples islamiques inaptes au progrès. Coptes et musulmans, en complète harmonie, y mènent le même genre de vie, et rien ne distingue sa classe dirigeante de celle des pays d’Europe, à laquelle elle n’est inférieure ni par l’instruction, ni par la culture. L’esclavage et la polygamie n’y sont plus guère qu’à l’état de souvenir, le commerce et le crédit y sont prospères sous leurs formes les plus perfectionnées, sans être gênés par la prohibition que la loi religieuse fait du prêt à intérêt ; tous les cultes y sont pratiqués et toutes les opinions religieuses y sont exprimées sans aucune restriction, avec une liberté que certains Etats européens pourraient envier. Il y a près de cinquante ans, le khédive Ismaïl disait : « Mon pays n’est plus en Afrique, il fait partie de l’Europe. » Ce mot, prononcé un peu prématurément par un homme qui a tant fait pour qu’il devînt une vérité, est maintenant d’une parfaite exactitude.
La transformation des mœurs n’a pas été moins grande dans ce pays que celle des institutions. Quiconque a droit ou simplement prétend au titre d’effendi, s’habille et se loge à l’européenne ; les prescriptions religieuses relatives à l’alimentation sont de moins en moins observées. Plus encore que celle des hommes, la condition des femmes musulmanes a changé, en même temps que leur mentalité se transformait. Sous l’influence et des nouveaux usages et de l’instruction dont bénéficient maintenant même les jeunes filles de condition modeste, elles ont pris conscience de leurs droits et de leurs devoirs. Les relations entre époux, entre parents et enfants ont évolué avec la même rapidité que le milieu social. De la conception patriarcale du mariage et de la famille, il ne subsiste guère que quelques usages de bienséance.
La presse de langue arabe, turque, persane a été le principal véhicule des idées européennes ; elle a beaucoup fait pour développer chez ses lecteurs le goût de l’information précise et celui de la libre discussion. Les premiers journaux musulmans ont paru il y a moins de cent ans, sur le modèle de ceux d’Europe. Resté longtemps stationnaire, leur nombre s’accroît sans cesse depuis un quart de siècle. En Egypte, deux ou trois d’entre eux sont de très importants organes comparables aux grands périodiques européens [12]. A un degré inférieur, le cinématographe, qui déroule ses films dans les régions les plus reculées, joue le même rôle.
Changement bien plus important : le contact et l’exemple de l’Europe ont suggéré aux Orientaux les idées de l’Etat et de la patrie territoriale, qui sont l’âme des sociétés occidentales et que la société islamique est restée longtemps sans avoir conçues, tout au moins nettement. Sous la pression et à l’imitation des Puissances, le droit public que nous avons résumé dans les pages précédentes n’a cessé d’évoluer vers les idées occidentales.
Ce droit public avait pour principe fondamental la séparation, au point de vue administratif et juridique, des croyants et des infidèles soumis au même souverain musulman. Ces derniers vivaient sous l’autorité de leurs chefs religieux, en suivant leurs propres lois ; ils étaient astreints au paiement de deux impôts spéciaux : la capitation et le tribut foncier ; la forme et la couleur de leurs vêtements, l’extérieur de leurs maisons, leur attitude en présence des musulmans étaient réglementés de façon à les maintenir dans une situation inférieure et subordonnée.
Le rescrit (Hatti Chérif) lu à Constantinople le 3 novembre 1839, dans un appareil imposant, du haut du kiosque de Gulkhané en présence du Sultan qu’entourait le corps diplomatique, les hauts dignitaires, les ulema et une députation des communautés chrétiennes et israélites, fit une première brèche à ces principes en attribuant aux infidèles les mêmes droits qu’aux musulmans « quant à leur vie, à leur honneur, et à leur fortune. » Ses dispositions furent développées et renforcées parle Hatti-Humayoum du 18 février 1856, par les lois qui en firent application et surtout par la constitution ottomane du 23 décembre 1876 et les lois organiques égyptiennes de 1883 et 1913, d’où résulte égalité complète de droits et d’obligations pour tous sans distinction de religion.
Sans doute une constitution ne vaut que par la manière dont elle est appliquée. Le seul fait que le nouvel ordre de choses a été accepté sans protestation et a reçu une réalisation partielle révèle un prodigieux changement.
L’idée de nationalité que la loi du 19 janvier 1869, applicable dans toutes les parties de l’empire ottoman, fit entrer dans ce droit public fut encore plus caractéristique de l’esprit nouveau et plus riche en conséquences que celle d’égalité. Auparavant tous les musulmans étaient considérés comme les sujets du souverain musulman du territoire où ils se trouvaient, quels que fussent leur origine et leur domicile. Théoriquement, tous les musulmans sont compatriotes, appartenant tous, quels que soient leur lieu de naissance, leur domicile bu leur race, à la communauté fondée par le prophète ; soumis à la souveraineté théorique de son khalife, ils jouissent des mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations partout. Que le monde islamique ait pu être partagé en souverainetés indépendantes du khalife, qu’il ait dû, à partir de 1258, se passer de khalife, ce sont là des faits anormaux, antijuridiques, qui n’avaient jamais été reconnus par les ulema ; que des populations islamiques fussent un jour gouvernées par des infidèles, ceux qui ont élaboré la doctrine orthodoxe n’ont même pas envisagé cette éventualité. La loi de 1869 admet toutes ces situations, elle en règle les conséquences en reproduisant les dispositions du Code français. Elle distingue l’allégeance de la religion. La qualité de musulman ne suffit plus à conférer celle de sujet du sultan. Désormais un musulman peut perdre la nationalité ottomane et acquérir une nationalité étrangère. Cette loi visait seulement à réprimer l’abus de naturalisations étrangères qu’obtenaient souvent à deniers comptants les sujets du sultan en vue de bénéficier de privilèges reconnus aux Européens par les Capitulations ; elle eut un effet beaucoup plus vaste : en distinguant nettement au moyen des circonstances matérielles de la naissance, de la filiation, du mariage..., les nationaux des étrangers, elle a donné une base juridique à la nation et un support au sentiment patriotique qui commençait déjà à devenir conscient.
Ce sentiment fut très longtemps masqué chez les musulmans par ceux de leur appartenance à la société islamique qui formait à leurs yeux un seul peuple, momentanément divisé, mais destiné tôt ou tard à être uni de nouveau sous la souveraineté du khalife et de leur supériorité sur leurs compatriotes infidèles groupés en communautés autonomes et dont les séparaient, autant que la religion, le genre de vie, la législation, les institutions et même la langue.
Ils ont conçu ou plutôt dégagé l’idée de patrie en la voyant réalisée en Occident. Elle s’est emparée de leurs esprits par sa beauté et aussi par la force qu’ils lui attribuaient. En Turquie, en Egypte, dans l’Inde britannique, elle s’est développée et affermie à mesure que le gouvernement, l’administration, la loi se sécularisaient et que s’effaçaient les différences qui séparaient les mœurs, les usages, la condition juridique des membres des diverses communautés religieuses.
Elle peut inspirer deux tendances différentes qui ont pour objectif, l’une, l’indépendance du pays, sa libération de l’ingérence et du contrôle de l’Etat européen par lequel il est dominé, c’est le but que visent les nationalistes égyptiens ; l’autre, le désir de jouir de tous les droits des citoyens de cet État et de participer avec eux sur un pied d’égalité à la vie politique, c’est l’ambition des Algériens, des Tunisiens et des Hindous.
L’écroulement de ce qui subsistait de l’Empire ottoman va faire disparaître le dernier obstacle qui arrêtait les progrès de l’idée nationale chez les musulmans. Tant que la Turquie a fait figure de Grande Puissance, ils pouvaient espérer son relèvement et croire au retour du « khalifat parfait, » l’âge d’or durant lequel tous les fidèles vécurent unis sous les quatre premiers successeurs du Prophète.
On sait avec quelle ténacité et quelle méthode Abdul Hamid s’est efforcé de refaire à son profit l’unité des musulmans en affirmant par mille moyens, les uns religieux, les autres politiques, ses prétentions au titre de khalife, que la constitution du 11/23 décembre 1875 fut le premier document officiel ottoman à lui reconnaître. Il a offert dans sa capitale un refuge aux mécontents contraints de quitter les colonies européennes. Ses émissaires, journalistes, cheikhs des confréries mystiques, agents de toute sorte, se sont répandus partout où il y a des musulmans. Il a multiplié les consulats ottomans et en a fait des centres de propagande. Comprenant tout le parti qu’il pouvait tirer de la presse arabe qui s’est si rapidement développée depuis une trentaine d’années, il a en Tunisie, en Egypte, dans les Indes, subventionné les journaux, encouragé et flatté leurs rédacteurs. La presse d’Europe elle-même n’a pas toujours, dit-on, échappé à ce travail de séduction. A l’intérieur de son empire, les agents de l’administration turque ont entrepris de convertir de gré ou de force à la doctrine islamique les fractions dissidentes de l’Islam : Nosairis, Druses, Ismailis, Yezidis. Ils leur ont bâti des mosquées et des écoles, imposé des cheikhs chargés de rectifier et de purifier leurs credos ; enfin, pour mieux les assimiler, ils ont soumis au service militaire ces populations qui en avaient toujours été exemptées.
Abdul Hamid s’est enfin attaché à placer à la Mecque le foyer du panislamisme, profitant des facilités qu’offrait à la diffusion de cette tendance unificatrice, la mise en contact, par le pèlerinage, des musulmans les plus zélés de toutes les régions de l’Islam. Le résultat de ces efforts a été non seulement de grandir le prestige de l’empire ottoman, mais d’en faire le centre des espoirs de tous les fidèles qu’attristait la décadence des sociétés islamiques. Parmi tant de pays musulmans profondément affaiblis, désorganisés, assujettis, ils virent en lui le seul Etat resté sinon puissant, tout au moins souverain et beaucoup le crurent capable de rendre à l’Islam sa force militaire et sa prospérité matérielle [13].
Une des raisons de la faveur que cette politique rencontra auprès des musulmans les plus éclairés c’est qu’ils y trouvèrent un aliment aux aspirations politiques souvent encore obscures et mal définies qui les travaillaient depuis longtemps d’une façon plus ou moins latente. Ils virent dans le mythe de la restauration du khalifat, une idée-force accessible aux esprits les plus incultes, bien faite pour unir tous les musulmans, remuer et soulever leur masse inerte en réveillant leur fanatisme assoupi et ils s’imaginèrent que le prestige du sultan de Constantinople, gardien des Lieux-Saints et prétendu héritier des khalifes de Bagdad, offrait un point d’appui solide à une réaction de l’Islam contre la pénétration politique, la mainmise économique et financière, l’envahissement scientifique de l’Occident. Après la chute d’Abdul Hamid, les Jeunes-Turcs continuèrent cette politique en la dépouillant de son caractère religieux ; certains publicistes de ce parti préconisèrent, sous le nom de panturcisme et de pantouranisme, la substitution du turc à toutes les autres langues parlées dans l’empire, y compris l’arabe, la suppression de l’autonomie traditionnelle dont y jouissent les communautés religieuses et de nombreuses peuplades ou tribus, enfin l’annexion à la Turquie de tous les musulmans supposés de race touranienne : russes, persans, etc., etc.. On sait que l’application de ce programme en Albanie et en Macédoine fut une des causes de la guerre balkanique.
Ces visées, parfaitement chimériques, ne pouvaient avoir d’autre effet que d’affaiblir le sentiment national chez les musulmans. L’effondrement de la Turquie les a réduites en poudre et, maintenant que cet obstacle est écarté, on peut espérer que l’idée de la patrie territoriale, dégagée de tout alliage religieux, va être conçue par tous les Orientaux comme elle l’est déjà par les Tunisiens et les Egyptiens.
Un des éléments de cette idée et de ce sentiment étant le désir d’établir ou de développer l’indépendance du pays, la haine des étrangers qui entravent cette indépendance les accompagne et les fortifie presque toujours et ils revêtent souvent une forme violente. Dans les colonies, ils ont pour premier résultat de rendre les indigènes moins maniables, plus susceptibles et plus rétifs. Cette tendance, incommode aux colons et aux administrateurs coloniaux, est pourtant non seulement naturelle et inéluctable, mais heureuse et désirable. Nous devrions donc nous efforcer d’encourager tout ce qui peut avoir pour effet d’élargir le cœur des sujets musulmans de nos possessions africaines dont beaucoup sont encore exclusivement attachés à leur famille, à leur tribu et à leur religion, pour y faire germer tout d’abord l’amour de leur pays, puis, dans une sphère supérieure, l’amour de la France. Pour cela, il faut se garder de les parquer dans leur vie sociale, mais au contraire, tout en respectant leurs habitudes et leurs coutumes, les intéresser à la gestion des affaires publiques, leur ouvrir le plus libéralement possible l’accès des fonctions et du pouvoir, de façon à en faire graduellement de véritables citoyens.
Tous ceux qui, ayant séjourné ou simplement voyagé dans le Levant, en Tunisie, et même en Algérie, sont entrés en relation avec les gens du pays, ont été frappés du prestige que notre civilisation exerce sur les musulmans, du goût qu’ils manifestent pour notre culture, de la faveur que trouvent auprès d’eux nos idées sans en excepter les plus récentes et les plus hardies et de ce que cependant ils restent inébranlablement attachés à leur religion, même quand ils négligent d’obéir à ses commandements. Certains d’entre eux déploient, il est vrai, une profonde érudition pour démontrer que toutes les institutions modernes sont, non seulement compatibles avec le Coran et la tradition, mais conformes à leur esprit et même prévues par eux.
Quoi qu’il en soit, des musulmans convaincus et dévots ne voient aucune difficulté à promulguer ou à appliquer en qualité de ministres, d’administrateurs, de juges ou d’avocats, des lois ou des règlements en contradiction avec leur législation religieuse. Il y a quelques années, l’Egypte avait pour cheikh-ul-islam un ancien conseiller à la cour d’appel qui, en cette qualité, avait rendu d’innombrables arrêts par lesquels il condamnait des débiteurs à payer les intérêts par eux promis. Un des plus savants ulema du Caire a publié deux volumes sur le commentaire du Code civil égyptien, lequel est la copie du Code Napoléon. La Tunisie pourrait fournir des faits analogues. Beaucoup de lettrés, particulièrement dans l’Indoustan, se disent héritiers des Motazélites, école théologique fondée au VIIIe siècle et qui disparut cinq cents ans plus tard sous le coup de la persécution. Leur programme a été développé dans plusieurs ouvrages par leur principal représentant, sir Syed Ameer Aly, qui fut juge à la Haute-Cour de Bombay. Ils visent à moderniser l’Islam et à rationaliser sa doctrine que, sans aucun souci de la vérité historique, ils prétendent ramener à ses origines.
Ces dispositions de la classe dirigeante montrent assez clairement quelle place la doctrine islamique occupe dans son âme et quelle action elle exerce sur son intelligence et sur sa volonté ; elles permettent de pronostiquer son avenir.
L’Islam peut être envisagé comme une religion, comme un système politique, juridique, économique et comme une culture.
En tant que religion, il a gardé une grande partie de son empire. Ceux qui la professent lui restent profondément attachés et le plus grand nombre d’entre eux la pratiquent régulièrement, font les cinq prières quotidiennes, la première aux lueurs de l’aube et passent toutes les journées du mois de ramadan sans prendre presque aucun aliment ni aucune boisson. Le pèlerinage dont l’accomplissement est pourtant laissé à l’appréciation des fidèles, groupe chaque année autour de la Kaaba des centaines de milliers de musulmans venus de toutes les régions du monde au prix de grandes fatigues, de fortes dépenses et parfois au péril de leur vie. Nous avons vu que, même dans les pays dont le souverain en fait profession et où il reste religion d’Etat, le domaine de sa législation ne cesse de se rétrécir et se réduit, dans l’Afrique du Nord et dans les Indes, aux relations de famille et aux successions. Le droit musulman est pourtant, dans toutes ses parties, une belle construction édifiée avec une logique subtile sur un plan très original durant les trois premiers siècles de l’hégire. C’est alors que les jurisconsultes, jugeant sans doute parfaite l’œuvre des fondateurs des quatre écoles de jurisprudence et de leurs premiers continuateurs, ont renoncé à la remanier et à l’adapter aux besoins de leur temps, pour limiter leur rôle à dégager, par un commentaire fidèle, l’opinion des grands maîtres d’autrefois.
La culture musulmane, qui brilla d’un si vif éclat, est maintenant chose du passé. Les poètes, les prosateurs, les philosophes, les théologiens qui florissaient à Mossoul, à Bagdad, à Damas, au Caire, en Sicile, en Espagne et dans le Maghreb, n’ont pas eu, depuis très longtemps, de successeurs ; bien pis, il est peu d’hommes instruits en dehors des uléma qui soient capables de les apprécier et même de les comprendre. Trop nombreux sont ceux d’entre eux qui parlent et écrivent fort bien le français, se tiennent au courant de notre production littéraire et qui ignorent à peu près complètement l’arabe classique.
La décadence de l’architecture et des arts décoratifs a été beaucoup moins soudaine et complète. Des monuments récents, mosquées, écoles, palais, fontaines, conçus et exécutés par des architectes et par des ouvriers indigènes, sont remarquables par la diversité des plans, l’élégance des proportions, la richesse de l’ornementation, la finesse des détails. On en peut dire autant de tout ce qui concerne l’ameublement, le vêtement et la parure. On trouvait naguère dans tous les pays musulmans d’innombrables artisans qui étaient de délicats artistes, et il existe encore en Perse, en Asie Mineure, en Syrie, en Egypte, au Maroc, quelques ouvriers d’art qui ont gardé, en même temps que les procédés traditionnels de leur métier, assez de goût et d’invention pour exécuter autre chose que des articles de bazar. Mais l’influence des modes européennes, l’engouement pour les bibelots importés et pour les antiquités les privent de travail. Eux-mêmes croient faire merveille en imitant gauchement la camelote européenne que recherchent les indigènes. Enfin leurs ouvrages ont perdu leur caractère depuis qu’ils sont fabriqués avec des matières premières manufacturées. Encore un peu de temps, on peut le craindre, et ils disparaîtront comme ont disparu les poètes, les conteurs et les philosophes.
Il est très difficile de remonter ce courant. Tout au moins les gouvernements et les administrations locales devraient-ils faire en sorte que les monuments officiels soient toujours construits, décorés, et, autant que possible, meublés dans le style qui fut déterminé par l’interdiction contenue dans le Coran, de reproduire les êtres animés et par la vie sociale menée à la grande époque dans les pays musulmans et qui est encore maintenant celui qui convient à leur climat et s’harmonise le mieux avec l’aspect de leurs localités. L’organisation de l’apprentissage, la réorganisation des corporations de métiers longtemps florissantes et dont les cadres subsistent encore, le développement des écoles professionnelles et des ateliers modèles qui fonctionnent déjà avec succès en Algérie, en Tunisie et en Egypte, auraient pour résultat de maintenir ou de reconstituer la classe des artisans et de faciliter la renaissance des arts plastiques.
On le voit, l’évolution si rapide, la transformation profonde que nous avons décrites n’ont point produit un bien sans mélange. S’il est heureux que l’Islam ait cessé d’absorber toute l’existence de ses fidèles et se réduise de plus en plus à les doter d’une foi et d’une morale, on peut regretter le déclin de la civilisation qu’il a engendrée et dont la rénovation enrichirait l’humanité. Il faut donc se garder de souhaiter l’européanisation totale des nations musulmanes. Que ces hommes se gardent de renoncer à ce qui fait leur originalité. Ils n’ont nullement besoin de manger, de se vêtir comme nous, de copier nos modes, de suivre nos engoûments, de prendre et de laisser en même temps que nous nos manies éphémères. Si la classe riche et le monde des fonctionnaires vivent presque entièrement à l’européenne, la masse des paysans, des ouvriers, des petits patrons, a conservé eu grande partie ses vieilles idées et ses anciens usages. Au-dessus d’elle, les ulema vivent et pensent comme pensaient et vivaient leurs prédécesseurs, il y a cinq ou six cents ans ; ils enseignent dans les medressehs aux milliers d’étudiants qui se pressent chaque jour autour de leurs chaires magistrales, en expliquant des commentaires qui datent pour la plupart du XIVe ou du XVe siècle, les sciences instrumentales et finales : grammaire, rhétorique, logique, exégèse coranique, théologie, droit..., dont ils conservent le précieux héritage pour en transmettre le dépôt [14].
Devenus uléma eux aussi après de longues années d’études et de nombreux examens, leurs disciples vivent à la campagne ou dans les quartiers indigènes des villes et exercent une grande influence sur les gens du peuple. Appartenant tous à des familles pauvres et de condition modeste, étroitement confinés dans leur milieu, ils ignoraient naguère tout de la vie moderne. On a compris il y a quelques années en Tunisie et en Egypte la nécessité d’ouvrir ces esprits aux idées et aux méthodes de notre temps. La Khaldounia, fondée dans le premier de ces pays pour développer l’instruction chez les musulmans, a organisé des cours de français et de science qui sont suivis avec beaucoup d’attention par les étudiants de la Grande Mosquée. Au Caire, des cours analogues sont faits depuis quelques années aux étudiants d’El Azhar dont beaucoup possèdent maintenant le français. Plusieurs d’entre eux suivent les cours de l’Université libre égyptienne.
L’École des cadis prépare d’une façon très pratique les cheikhs qui se destinent aux fonctions de juges musulmans en leur apprenant ce qu’il ne leur est plus possible d’ignorer. L’empressement, le zèle et la docilité avec lesquels ces jeunes gens ont toujours, dès le début, suivi cet enseignement sont aussi remarquables que les résultats rapides et brillants qu’ils obtiennent.
Le jour où, les universités musulmanes ayant été réformées et modernisées, les ulema, devenus des hommes de leur temps, posséderont les langues européennes, ne seront plus étrangers aux sciences exactes, étudieront l’histoire, la philologie, le droit comparé en observant les méthodes critiques, ce jour-là, qui n’est peut-être pas très éloigné de nous, la culture islamique sera enfin en voie de rénovation.
C’est également en instruisant nos sujets musulmans que nous les rapprocherons de nous et en ferons des citoyens. Sans parler de nos possessions de l’Afrique occidentale, il est déplorable que le nombre des enfants algériens et tunisiens auxquels le français est enseigné soit dérisoire et que celui des écoles qui leur sont ouvertes reste infime. Nul ne se préoccupe d’encourager les soldats indigènes à utiliser leur temps de service militaire pour apprendre notre langue. En même temps qu’elle, ces enfants et ces jeunes gens acquerraient les notions fondamentales de notre civilisation ; et ces nouvelles idées chasseraient les vieilles erreurs et les préjugés qui obscurcissent leurs esprits et immobilisent leurs volontés. Munis de cette clef, ils pourraient franchir l’étroite enceinte des croyances plus ou moins déformées, des dogmes et des préceptes souvent mal compris qui forment tout leur horizon intellectuel, nous rejoindre et marcher à nos côtés du même pas que nous. La seule raison qu’on ait donnée pour tenter de justifier la scandaleuse parcimonie des crédits alloués aux écoles indigènes est qu’elles ne répondraient à aucun besoin. Cette allégation, d’ailleurs invérifiable là où ces écoles n’existent pas, c’est-à-dire presque partout, est inexacte. Fût-elle vraie que nous n’en aurions pas moins pour devoir de mettre l’instruction à la portée de ces populations dont nous avons la garde, et qui payent très largement leur part d’impôt, en la leur présentant sous une forme pratique, assimilable, appropriée à leur mentalité, autant que possible technique et professionnelle, et en y ajoutant l’attrait de récompenses et d’avantages : prix et primes scolaires, etc. Plus encore que celle des garçons l’éducation des filles hâterait la transformation des sociétés musulmanes.
La condition des femmes qui résulte des relations entre époux telles qu’elles ont été fixées par la législation islamique et des droits exorbitants dont leurs maris disposent sur elles, voilà la différence essentielle qui sépare les familles musulmanes des nôtres. Cette différence s’est considérablement atténuée en Égypte et même en Turquie dans la classe riche et cultivée et ce progrès est dû pour une bonne part aux maisons d’enseignement, religieuses pour la plupart, si nombreuses et si prospères dans ces pays et qu’on y trouve même dans des localités éloignées. Ailleurs la complète ignorance, l’effacement pour ne pas dire la nullité, de la femme sont la principale cause, surtout chez les gens du peuple, de l’état social arriéré des musulmans. Pour que la femme musulmane, trop souvent jusqu’ici traitée comme une servante ou comme un instrument de plaisir, devienne pour son mari une compagne, pour ses enfants une éducatrice, il faut lui donner les connaissances et les qualités qui lui manquent. Le moyen le plus rapide et le plus pratique d’y parvenir est d’organiser des écoles ménagères, des cliniques, des ouvroirs, fixes ou ambulants, où elles apprendraient l’hygiène élémentaire et la tenue du ménage tout en perdant leurs préjugés et leurs préventions.
De tout ce que nous venons d’écrire, nous paraît résulter que la religion islamique, qui fait preuve d’une remarquable faculté de s’adapter aux mœurs et aux croyances des peuples chez lesquels elle s’implante, règle de moins en moins la vie profane de ses fidèles et tend à se confiner dans les limites de leur conscience individuelle, que les musulmans abandonnent leur genre de vie, changent leurs idées, leurs sentiments, leurs coutumes, pour adopter, parfois sans discernement, nos usages, prendre nos besoins, se soumettre à nos lois et à nos institutions, bref, évoluent vers la société occidentale qu’ils enrichiront d’une force immense encore incomplètement et imparfaitement utilisée.
Il y a près de soixante ans, Prévost-Paradol traçait dans les dernières pages de la France nouvelle le tableau d’une France africaine aussi riche et plus peuplée que la France métropolitaine dont, alors déjà, la population restait stationnaire, formant en étroite union avec elle, tout en jouissant d’une large autonomie, un empire français méditerranéen, solide et brillant alliage de deux races et de deux civilisations.
Cette prophétie est en voie de se réaliser. A l’heure présente, les possessions françaises d’Afrique comptent plus de 30 millions d’habitants. Elles ont, depuis une quinzaine d’années et spécialement pendant la guerre, réalisé des progrès merveilleux. Leur avenir est illimité. C’est là que la France dépeuplée, dévastée, appauvrie, doit fonder ses principaux espoirs. Son avenir de Grande Puissance dépend surtout de la politique qu’elle suivra à l’égard de ces populations pour la presque totalité musulmanes. Plus qu’aucun autre État, elle est donc intéressée à la juste et prompte solution du problème musulman.
- ↑ On trouvera ces statistiques dans les ouvrages suivants : The Statesman’s Yearbook, The Mohammedan World of to day. (Conférences faites au Caire sur le monde musulman), 1906, spécialement p. 281 à 295 ; Hartman, Der Islam, 1900, p. 179 à 183 ; S. Zwemer, Islam a challenge to faith, 2e éd., 1909, p. 156-167 et The desintegration of Islam, 1916, p. 113-118 ; Le Châtelier - Politique musulmane, 1910, et La Conquête du monde musulman, 1910 ; Montet : L’état présent et l’avenir de l’Islam, 1911, p. 5-9 ; Islam and missions, Reports of the Luchnow conferences, 1911, p. 11-21.
- ↑ On la trouvera dans La conquête du monde musulman, p. 267-325. Cf. L. Bonet-Maury. L’Islamisme et le christianisme en Afrique optimiste, p. 178-226.
- ↑ Wilson : Modern movements among Moslems, p. 103.
- ↑ K. Cederquist, Islam and Christianity in Abyssinia, the Meslem World, février 1912, p. 153-155 ; P. Marty, « L’Islam et l’Abyssinie, » Revue du Monde musulman, 1917-1918, p. 68. Sur les vicissitudes de l’Islamisme en Abyssinie jusqu’à ces dernières années, T. W. Arnold, The Preaching of Islam, 2e édition, p. 113-121.
- ↑ S. Simon, Islam in Sumatra, Mohammedan world of to day, p. 207.
- ↑ S. Wilson, Modern movements, p 105. T. W. Arnold, The Preaching of Islam, p. 249-255.
- ↑ P. Lammens. L’Islam en Chine. Revue de l’Orient Chrétien.
- ↑ Les Mourides au Sénégal, Rapport au gouverneur de l’Afrique occidentale, par E. Marty, Revue du monde musulman, 1913, p. 7.
- ↑ S. Wilson, Modern movements among Moslems, p. 33 et 45.
- ↑ L’étude de la mystique islamique et de ses principaux organes, les tourouk, ne saurait trouver place dans ce travail : elle nécessiterait de longs développements. La faveur avec laquelle elle est considérée et pratiquée par les uléma les plus orthodoxes est un nouvel et décisif argument en faveur de la compréhensivité et de la flexibilité de la doctrine islamique.
- ↑ P. Arminjon, Le Code civil et l’Egypte dans Le Code civil, livre du Centenaire, p. 735-765.
- ↑ On trouvera un tableau de la presse musulmane dans Montet : L’état présent et l’avenir de l’Islam, pp. 135-137, et dans Zwemer : The desintegration of Islam, pp. 134-160. Le premier de ces auteurs donne un total de mille journaux et périodiques musulmans, chiffre qui nous paraît inférieur à la réalité. Voir aussi Huart, Histoire de la littérature arabe.
- ↑ XX. Le Sultan de Constantinople et le khalifat. — Revue de Paris, 1er septembre 1916, p. 205.
- ↑ Sur l’enseignement dans les medressehs indigènes, Delphin : Fas, son université et l’enseignement supérieur musulman ; Snouke-Hurgronje, Mekka, 2e volume ; et P. Arminjon, l’Enseignement, la doctrine et la vie dans les universités musulmanes d’Egypte.