L’Irréligion de l’avenir/Introduction

Félix Alcan (p. i-xxviii).


INTRODUCTION




I. — Fond sociologique de la religion. Sa définition. — II. — Lien de la religion avec l’esthétique et la morale. — III. — Désorganisation nécessaire de tout système de dogmes religieux : état d’« irréligion » vers lequel semble tendre l’esprit humain. — Sens exact dans lequel il faut entendre l’irréligion par rapport aux prétendues « religions de l’avenir. » — IV. — Valeur et utilité provisoire des religions ; leur insuffisance finale.


I. — Nous rencontrerons, le long de notre travail, bien des définitions différentes qu’on a données de la religion. Les unes sont empruntées surtout au point de vue physique, les autres au point de vue métaphysique, d’autres au côté moral, presque jamais au côté social. Et pourtant, si on y regarde de plus près, l’idée d’un lien de société entre l’homme et des puissances supérieures, mais plus ou moins semblables à lui, est précisément ce qui fait l’unité de toutes les conceptions religieuses. L’homme devient vraiment religieux, selon nous, quand il superpose à la société humaine où il vit une autre société plus puissante et plus élevée, une société universelle et pour ainsi dire cosmique. La sociabilité, dont on a fait un des traits du caractère humain, s’élargit alors et va jusqu’aux étoiles. Cette sociabilité est le fond durable du sentiment religieux, et l’on peut définir l’être religieux un être sociable non seulement avec tous les vivants que nous fait connaître l’expérience, mais avec des êtres de pensée dont il peuple le monde.

Que toute religion soit ainsi l’établissement d’un lien, d’abord mythique, plus tard mystique, rattachant l’homme aux forces de l’univers, puis à l’univers même, enfin au principe de l’univers, — c’est ce qui ressort de toutes les études religieuses ; mais, ce que nous voulons mettre en lumière, c’est la façon précise dont ce lien a été conçu. Or, on le verra mieux à la fin de cette recherche, le lien religieux a été conçu ex analogia societatis humanœ : on a d’abord étendu les relations des hommes entre eux, tantôt amis, tantôt ennemis, à l’explication des faits physiques et des forces naturelles, puis à l’explication métaphysique du monde, de sa production, de sa conservation, de son gouvernement ; enfin on a universalisé les lois sociologiques et on s’est représenté l’état de paix ou de guerre qui règne entre les hommes, entre les familles, les tribus, les nations, comme existant aussi entre les volontés qu’on plaçait sous les forces naturelles ou au delà de ces forces. Une sociologie mythique ou mystique, conçue comme contenant le secret de toutes choses, tel est, selon nous, le fond de toutes les religions. Celles-ci ne sont pas seulement de l’anthropomorphisme, d’autant plus que les animaux et les êtres fantastiques ont joué un rôle considérable dans les religions ; elles sont une extension universelle et imaginative de toutes les relations bonnes ou mauvaises qui peuvent exister entre des volontés, de tous les rapports sociaux de guerre ou de paix, de haine ou d’amitié, d’obéissance ou de révolte, de protection et d’autorité, de soumission, de crainte, de respect, de dévouement ou d’amour : la religion est un sociomorphisme universel. La société avec les animaux, la société avec les morts, la société avec les esprits, avec les bons et les mauvais génies, la société avec les forces de la nature, avec le principe suprême de la nature, ne sont que des formes diverses de cette sociologie universelle où les religions ont cherché la raison de toutes choses, aussi bien des faits physiques comme le tonnerre, la tempête, la maladie, la mort, que des relations métaphysiques, — origine et destinée, — ou des relations morales, — vertus, vices, loi et sanction.

Si donc nous étions obligé d’enfermer la théorie de ce livre dans une définition nécessairement étroite, nous dirions que la religion est une explication physique, métaphysique et morale de toutes choses par analogie avec la société humaine, sous une forme imaginative et symbolique. Elle est, en deux mots, une explication sociologique universelle, à forme mythique.

Pour justifier cette conception, passons en revue les définitions qu’on a essayées du sentiment religieux ; nous verrons qu’elles ont besoin d’être complétées l’une par l’autre, et toutes par le point de vue social.

Parmi ces définitions, celle qui a été peut-être le plus souvent adoptée dans ces derniers temps, avec des modifications diverses, par Strauss, par Pfleiderer, par Lotze, par M. Réville, c’est celle de Schleiermacher. Selon lui, l’essence de la religion consiste dans le sentiment que nous avons tous de notre dépendance absolue. Les puissances dont nous nous sentons ainsi dépendants, nous les nommons divinités. D’autre part, selon Feuerbach, l’origine, l’essence même de la religion, c’est le désir : si l’homme n’avait pas de besoins et de désirs, il n’aurait pas de dieux. Si la douleur et le mal n’existaient pas, dira plus tard M. de Hartmann, il n’y aurait pas de religion ; les dieux mêmes n’ont été dans l’histoire que les puissances dont l’homme croyait recevoir ce qu’il ne possède pas et voudrait posséder, dont il attendait la libération, le salut, la félicité. Les deux définitions de Schleiermacher et de Feuerbach prises à part sont incomplètes, et il est au moins nécessaire, comme le remarque Strauss, de les superposer. Le sentiment religieux est tout d’abord le sentiment d’une dépendance, mais ce sentiment de dépendance, pour donner vraiment naissance à la religion, doit provoquer de notre part une réaction, qui est le désir de délivrance. Sentir notre faiblesse, prendre conscience des déterminations de toute sorte qui limitent notre vie, puis désirer d’augmenter notre puissance sur nous-mêmes et sur les choses, élargir notre sphère d’action, reconquérir une indépendance relative en face des nécessités de toute sorte qui nous enveloppent, telle est la marche de l’esprit humain en face de l’univers.

Mais ici une objection se présente : la même marche semble suivie exactement par l’esprit pour l’établissement de la science. Dans la période scientifique, l’homme se sent aussi fortement dépendant que dans la période religieuse, et d’autre part ce sentiment de dépendance n’est pas accompagné d’une réaction moins vive dans la science que dans la religion : le savant et le croyant travaillent également à s’affranchir, mais par des moyens différents. Faut-il donc se contenter ici d’une définition tout extérieure et négative et dire avec M. Darmesteter : « La religion embrasse tout le savoir et tout le pouvoir non scientifique[1] » ? Un savoir non scientifique n’a guère de sens, et quant au pouvoir non scientifique, il faudrait le distinguer d’une manière positive du pouvoir que confère la science : or, si l’on s’en tient aux faits, le pouvoir de la religion c’est celui qu’on n’a réellement pas, tandis que le pouvoir de la science est celui qu’on possède et qu’on prouve. — On pourrait, il est vrai, faire intervenir dans la définition l’idée de croyance pour l’opposer à la certitude scientifique ; mais le savant, lui aussi, a ses croyances, ses préférences pour telle ou telle hypothèse cosmologique, qui pourtant ne sont pas proprement des croyances religieuses. La « foi » religieuse et morale, telle qu’elle s’affirme aujourd’hui en prétendant s’opposer à l’« hypothèse » scientifique, est une forme ultime et très complexe du sentiment religieux, que nous examinerons plus tard, mais qui ne peut rien nous révéler sur sa primitive origine.

Selon nous, c’est toujours au point de vue social qu’il en faut revenir. Le sentiment religieux commence là où le déterminisme mécanique paraît faire place dans le monde à une sorte de réciprocité morale et sociale, là où nous concevons un échange possible de sentiments et même de désirs, une sorte de sociabilité entre l’homme et les puissances cosmiques, quelles qu’elles soient. L’homme ne croit plus alors pouvoir exactement mesurer d’avance le contre-coup mécanique, le choc en retour d’une action, — par exemple d’un coup de hache donné à un arbre sacré ; — car, au lieu de considérer l’action brute, il lui faut désormais regarderaux sentiments ou aux intentions qu’elle exprime, et qui peuvent provoquer des sentiments favorables ou défavorables chez les dieux. Le sentiment religieux devient alors le sentiment de dépendance par rapport à des volontés que l’homme primitif place dans l’univers et qu’il suppose elles-mêmes pouvoir être affectées agréablement ou désagréablement par sa volonté propre. Le sentiment religieux n’est plus seulement le sentiment de la dépendance physique où nous nous trouvons par rapport à l’universalité des choses ; c’est surtout celui d’une dépendance psychique, morale et en définitive sociale Cette relation de dépendance a en effet deux extrémités, deux termes réciproques et solidaires : si elle rattache l’homme aux puissances de la nature, elle rattache celles-ci à l’homme ; l’homme a plus ou moins prise sur elles, il peut les blesser moralement, comme il peut en être lui-même frappé. Si l’homme est dans la main des dieux, il peut pourtant forcer cette main à s’ouvrir ou à se fermer. Les divinités mêmes dépendent donc de l’homme, peuvent de son fait souffrir ou jouir.

C’est seulement plus tard que cette idée de dépendance réciproque deviendra toute métaphysique : elle aboutira alors au concept de l’« absolu » et au sentiment d’adoration ou de pur « respect ».

Outre la conscience de notre dépendance et le besoin corrélatif de libération, nous trouvons encore dans le sentiment religieux l’expression d’un autre besoin social non moins important, celui d’affection, de tendresse, d’amour. Notre sensibilité, développée par l’instinct héréditaire de sociabilité et par l’élan même de notre imagination, déborde par delà ce monde, cherche une personne, une grande âme à qui elle puisse s’attacher, se confier. Nous éprouvons dans la joie le besoin de bénir quelqu’un, dans le malheur, celui de nous plaindre à quelqu’un, de gémir, de maudire même. Il est dur de se résigner à croire que nul ne nous entend, que nul ne sympathise de loin avec nous, que le fourmillement de l’univers est entouré d’une immense solitude. Dieu est l’ami toujours présent de la première et de la dernière heure, celui qui nous accompagne partout, que nous retrouverons là même où les autres ne peuvent nous suivre, jusque dans la mort. À qui parler des êtres qui ne sont plus et que nous avons aimés ? Parmi ceux qui nous entourent, les uns se souviennent à peine d’eux, les autres ne les ont même pas connus ; mais en cet être divin et omniprésent nous sentons se reformer la société brisée sans cesse par la mort. In eo vivimus, en lui nous ne pouvons plus mourir. À ce point de vue, Dieu, objet du sentiment religieux, n’apparaît plus seulement comme un tuteur et un maître ; il est mieux encore qu’un ami : c’est un véritable père. D’abord un père rude et tout-puissant, comme les très jeunes enfants se représentent le leur. Les enfants croient facilement que leur père peut tout, qu’il fait des miracles : une parole de lui, et le monde est remué ; fiat lux, et le jour naît ; sa volonté fait le bien et le mal, sa défense violée entraîne le châtiment. Ils jugent sa puissance par leur faiblesse vis-à-vis de lui. De même les premiers hommes. Plus tard se produisit une conception supérieure ; l’homme, en grandissant, grandit son Dieu, il lui donna un caractère plus moral : ce dieu est le nôtre. Nous avons besoin d’un sourire de lui après un sacrifice ; sa pensée nous soutient. La femme surtout, qui est plus jeune sous ce rapport que l’homme, a eu plus besoin du père qui est aux cieux. Quand on nous ôte Dieu, quand on veut nous affranchir de la tutelle céleste, nous nous trouvons tout à coup orphelins. On pourrait voir une vérité profonde dans le grand symbole du Christ, du Dieu mourant dont la mort doit affranchir la pensée humaine : ce nouveau drame de la passion ne s’accomplit que dans la conscience, et il n’en est pas moins déchirant ; on s’indigne, on y songe de longs jours, comme on songe au père qui est mort. On sent moins l’affranchissement promis que la protection et l’affection perdues. Carlyle, ce pauvre génie bizarre et malheureux, ne pouvait manger que le pain pri’paré par sa femme même, fait de ses propres mains et un peu avec son cœur : nous en sommes tous là ; nous avons besoin d’un pain quotidien mêlé d’amour et de tendresse ; ceux qui n’eut pas de main adorée dont ils puissent le recevoir, le demandent à leur dieu, à leur idéal, à leur rêve ; ils se font une famille pour leur pensée, ils inventent un cœur dans l’infini.

Le besoin social de protection et d’amour n’a évidemment pas été aussi élevé chez les peuples primitifs. La fonction de tutelle attribuée aux divinités fut d’abord bornée aux accidents plus ou moins vulgaires de la vie. Plus tard elle eut pour objet la libération morale et s’étendit au delà même du tombeau. Le besoin de protection et d’affection finit alors par toucher aux problèmes de la destinée de l’homme et du monde. C’est ainsi que la religion, presque physique à l’origine, aboutit à une métaphysique.


II. — Le livre qu’on va lire se relie étroitement aux deux autres que nous avons publiés sur l’esthétique et sur la morale. Pour nous, le sentiment esthétique se confond avec la vie arrivée à la conscience d’elle-même, de son intensité et de son harmonie intérieure : le beau, avons-nous dit, peut se définir une perception ou une action qui stimule la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence, volonté), et qui produit le plaisir par la conscience immédiate de cette stimulation générale. D’autre part, le sentiment moral se confond, pour nous, avec la vie la plus intensive et la plus extensive possible, arrivée à la conscience de sa fécondité pratique. La principale forme de cette fécondité est l’action pour autrui et la sociabilité avec les autres hommes. Enfin, le sentiment religieux se produit lorsque cette conscience de la sociabilité de la vie, en s’élargissant, s’étend à l’universalité des êtres, non seulement des êtres réels et vivants, mais aussi des êtres possibles et idéaux. C’est donc dans l’idée même de la vie et de ses diverses manifestations individuelles ou sociales que nous cherchons l’unité de l’esthétique, de la morale et de la religion.

Dans la première partie de cet ouvrage, nous montrerons l’origine et l’évolution de la mythologie sociologique. Dans les autres parties, nous nous demanderons si, une fois écarté, l’élément mythique ou imaginatif qui est essentiel à la religion et qui la distingue de la philosophie, le point de vue sociologique ne pourra pas rester encore le plus large et le plus vraisemblable pour l’explication métaphysique de l’univers[2]

III. — Il est essentiel de ne pas se méprendre sur cette irréligion de l’avenir que nous avons voulu opposer à tant de travaux récents sur la religion de l’avenir. Il nous a semblé que ces divers travaux reposaient sur plusieurs équivoques. D’abord, on y confond la religion proprement dite tantôt avec la métaphysique, tantôt avec la morale, tantôt avec les deux réunies, et c’est grâce à cette confusion qu’on soutient la pérennité nécessaire de la religion. N’est-ce pas par un abus de langage que M. Spencer, par exemple, donne le nom de religion à toute spéculation sur l’inconnaissable, d’où il lui est facile de déduire l’éternelle durée de la religion, ainsi confondue avec la métaphysique ? De même, beaucoup de philosophes contemporains, comme M. de Hartmann, le théologien de l’Inconscient, n’ont point résisté à la tentation de nous décrire une religion de l’avenir,

qui vient se résoudre simplement dans leur système propre, petit ou grand. Beaucoup d’autres, surtout parmi les protestants libéraux, conservent le nom de religion à des systèmes rationalistes. Sans doute il y a un sens dans lequel on peut admettre que la métaphysique et la morale sont une religion, ou du moins la limite à laquelle tend toute religion en voie d’ « évanouissement. » Mais, dans beaucoup de livres, la « religion de l’avenir » est une sorte de compromis quelque peu hypocrite avec les religions positives. À la faveur du symbolisme cher aux Allemands, on se donne l’air de conserver ce qu’en réalité on renverse. C’est pour opposer à ce point de vue le nôtre propre que nous avons adopté le terme plus franc d’irréligion de l’avenir. Nous nous éloignerons ainsi de M. Hartmann et des autres prophètes qui nous révèlent point par point la religion du cinquantième siècle. Quand on aborde un objet de controverses si ardentes, il vaut mieux prendre les mots dans leur sens précis. On a fait tout rentrer dans la philosophie, même les sciences, sous prétexte que la philosophie comprit à l’origine toutes les recherches scientifiques ; la philosophie, à son tour, rentrera dans la religion, sous prétexte qu’à l’origine la religion embrassait en soi toute philosophie et toute science. Étant donnée une religion quelconque, fût-ce celle des Fuégiens, rien n’empêche de prêter à ses mythes le sens des spéculations métaphysiques les plus modernes ; de cette façon, on laisse croire que la religion subsiste, quand il ne reste plus qu’une enveloppe de termes religieux recouvrant un système tout métaphysique et purement philosophique. Bien mieux, avec cette méthode, comme le christianisme est la forme supérieure de la religion, tous les philosophes finiront par être des chrétiens ; enfin, l’universalité, la catholicité étant l’idéal du christianisme, nous serons tous catholiques sans le savoir et sans le vouloir.

Pour celui qui, sans nier les analogies finales, tient à prendre pour point de départ les différences spécifiques (ce qui est la vraie méthode), toute religion positive et historique a trois éléments distinctifs et essentiels : 1o un essai d’explication mythique, et non scientifique des phénomènes naturels (action divine, miracles, prières efficaces, etc.), ou des faits historiques (incarnation de Jésus-Christ ou de Bouddha, révélations, etc.). — 2o un système de dogmes, c’est-à-dire d’idées symboliques, de croyances imaginatives, imposées à la foi comme des vérités absolues, alors même qu’elles ne sont susceptibles d’aucune démonstration scientifique ou d’aucune justification philosophique ; — 3o un culte et un système de rites, c’est-à-dire de pratiques plus ou moins immuables, regardées comme ayant une efficacité merveilleuse sur la marche des choses, une vertu propitiatrice. Une religion sans mythes, sans dogmes, sans culte ni rites, n’est plus que la religion naturelle, chose quelque peu bâtarde, qui vient se résoudre en hypothèses métaphysiques. Par ces trois éléments différentiels et vraiment organiques, la religion se distingue nettement de la philosophie. Aussi, au lieu d’être aujourd’hui, comme elle Ta été autrefois, une philosophie populaire et une science populaire, la religion dogmatique et mythique tend à devenir un système d’idées antiphilosophiques et antiscientifiques. Si ce caractère n’apparaît pas toujours, c’est à la faveur du symbolisme dont nous avons parlé, qui conserve les noms en transformant les idées et en les adaptant aux progrès de l’esprit moderne.

Les éléments qui distinguent la religion de la métaphysique ou de la morale, et qui la constituent proprement religion positive, sont, selon nous, essentiellement caducs et transitoires. En ce sens, nous rejetons donc la religion de l’avenir comme nous rejetterions l’alchimie de l’avenir ou l’astrologie de l’avenir. Mais il ne s’ensuit pas que l’irréligion ou l’a-religion, — qui est simplement, la négation de tout dogme, de toute autorité traditionnelle et surnaturelle, de toute révélation, de tout miracle, de tout mythe, de tout rite érigé en devoir, — soit synonyme d’impiété, de mépris à l’égard du fond métaphysique et moral des antiques croyances. Nullement ; être irréligieux ou a-religieux n’est pas être anti-religieux. Bien plus, comme nous le verrons, l’irréligion de l’avenir pourra garder du sentiment religieux ce qu’il y avait en lui de plus pur : d’une part, l’admiration du Cosmos et des puissances infinies qui y sont déployées ; d’autre part, la recherche d’un idéal non seulement individuel, mais social et même cosmique, qui dépasse la réalité actuelle[3]. Comme on peut soutenir cette thèse que la chimie moderne est la véritable alchimie, — une alchimie reprise de plus haut, avant les déviations qui ont causé son avortement, — comme on peut faire, avec l’un de nos grands chimistes contemporains, l’éloge convaincu des alchimistes anciens et de leurs merveilleuses intuitions, de même on peut affirmer que la vraie « religion », si on préfère garder ce mot, consiste à ne plus avoir de religion étroite et superstitieuse. L’absence de religion positive et dogmatique est d’ailleurs la forme même vers laquelle tendent toutes les religions particulières. En effet, elles se dépouillent peu à peu (sauf le catholicisme et le mahométisme turc) de leur caractère sacré, de leurs affirmations antiscientifiques ; elles renoncent enfin à l’oppression qu’elles exerçaient par la tradition sur la conscience individuelle. Les développements de la religion et ceux de la civilisation ont toujours été solidaires ; or, les développements de la religion se sont toujours faits dans le sens d’une plus grande indépendance d’esprit, d’un dogmatisme moins littéral et moins étroit, d’une plus libre spéculation. L’irréligion, telle que nous l’entendons, peut être considérée comme un degré supérieur de la religion et de la civilisation même.

L’absence de religion, ainsi comprise, ne fait qu’un avec une métaphysique raisonnée, mais hypothétique, traitant de l’origine et de la destinée. On pourrait encore la désigner sous le nom d’indépendance ou d’anomie religieuse, d’individualisme religieux[4]. Elle a d’ailleurs été prêchée, dans une certaine mesure, par tous les réformateurs religieux, depuis Çakia-Mouni et Jésus jusqu’à Luther et Calvin, car ils ont tous soutenu le libre examen et n’ont retenu de la tradition que ce qu’ils ne pouvaient pas ne pas admettre, dans l’état d’impuissance où était alors la critique religieuse. Le catholicisme, par exemple, a été fondé en partie par Jésus, mais aussi en partie malgré Jésus ; l’anglicanisme intolérant a été fonde en partie par Luther, mais aussi en partie malgré Luther. L’homme sans religion peut donc donner toute son admiration et sa sympathie aux grands fondateurs de religions, non seulement en tant que penseurs, métaphysiciens, moralistes et philanthropes, mais aussi en tant que réformateurs des croyances établies, ennemis plus ou moins avoués de l’autorité religieuse, ennemis de toute affirmation qui serait celle d’un corps sacré, non d’un individu. Toute religion positive a pour caractère essentiel de se transmettre d’une génération à l’autre en vertu de l’autorité qui s’attache aux traditions domestiques ou nationales : son mode de transmission est ainsi tout différent de celui de la science et de l’art. Les religions nouvelles ont elles-mêmes besoin de se présenter le plus souvent comme de simples réformes, comme un retour à la rigueur des enseignements et des préceptes antiques, pour ne choquer qu’à demi le grand principe d’autorité ; mais, malgré ces déguisements, toute religion nouvelle lui a porté atteinte : le retour à l’autorité prétendue primitive était une marche réelle vers la liberté finale. Il existe donc au sein de toute grande religion une force dissolvante, celle même qui a servi le plus puissamment à la constituer d’abord à la place d’une autre : l’indépendance du jugement individuel. C’est sur cette force qu’on peut compter pour amener, avec la décomposition graduelle de tout système de croyances dogmatiques, l’absence finale de religion[5].


Outre la confusion de la métaphysique éternelle et de la morale éternelle avec la perpétuité de la religion positive, il y a une autre tendance de nos contemporains contre laquelle nous avons voulu réagir. C’est la croyance que beaucoup professent à l’unification finale des religions actuelles dans leur « religion de l’avenir », soit judaïsme perfectionné, soit christianisme perfectionné, soit bouddhisme perfectionné. À cette « unité religieuse » de l’avenir nous opposerons plutôt la pluralité future des croyances, l’anomie religieuse[6]. La prétention à l’universalité est sans doute le caractère de toutes les grandes religions ; mais l’élément dogmatique et mythique qui les constitue religions positives est précisément inconciliable, même sous la forme élastique du symbole, avec cette universalité à laquelle elles aspirent. Une telle universalité ne peut même pas se réaliser dans le domaine métaphysique et moral, car l’élément insoluble et inconnaissable qui n’en peut être éliminé entraînera toujours des divergences d’opinion. L’idée d’un dogme actuellement catholique, c’est-à-dire universel, ou même d’une croyance catholique, nous semble donc le contraire même du progrès indéfini auquel chacun de nous doit travailler selon ses forces. Une pensée n’est réellement personnelle, n’existe même à proprement parler et n’a le droit d’exister qu’à condition de ne pas être la pure répétition de la pensée d’autrui. Tout œil doit avoir son point de vue propre, toute voix son accent. Le progrès même des intelligences et des consciences doit, comme tout progrès, aller de l’homogène à l’hétérogène, ne chercher Tidéale unité qu’à travers une variété croissante. Reconnaîtrait-on la puissance absolue d’un chef sauvage ou d’un monarque oriental dans le gouvernement républicain fédératif qui sera probablement, après un certain nombre de siècles, celui des nations civilisées ? Non ; cependant l’humanité est passée de l’une à l’autre par une série de degrés quelquefois à peine visibles. Nous croyons qu’elle s’acheminera de même graduellement de la religion dogmatique à prétention universelle, « catholique » et monarchique, — dont le type le plus curieux est précisément arrivé de nos jours à son achèvement avec le dogme de l’infaillibilité, — vers cet état d’individualisme et d’anomie religieuse que nous considérons comme l’idéal humain, et qui d’ailleurs n’exclut nullement les associations ou fédérations diverses, ni le rapprochement progressif et libre des esprits dans les hypothèses les plus générales.


Le jour où les religions positives auront disparu, l’esprit de curiosité cosmologique et métaphysique qui s’y était fixé et engourdi pour un temps en formules prétendues immuables sera plus vivace que jamais. Il y aura moins de foi, mais plus de libre spéculation ; moins de contemplation, mais plus de raisonnement, d’inductions hardies, d’élans actifs de la pensée : le dogme religieux se sera éteint, mais le meilleur de la vie religieuse se sera propagé, aura augmenté en intensité et en extension. Car celui-là seul est religieux, au sens philosophique du mot, qui cherche, qui pense, qui aime la vérité. Le Christ aurait pu dire : — Je suis venu apporter non la paix dans la pensée humaine, mais la lutte incessante des idées, non le repos, mais le mouvement et le progrès de l’esprit, non l’universalité des dogmes, mais la liberté des croyances, qui est la première condition de leur expansion finale[7].


IV. — Aujourd’hui, où l’on en vient à douter de plus en plus de la valeur de la religion pour elle-même, la religion a trouvé des défenseurs sceptiques, qui la soutiennent tantôt au nom de la poésie et de la beauté esthétique des légendes, tantôt au nom de leur utilité pratique[8]. Il se produit par moments dans les intelligences modernes une revanche de la fiction contre la réalité. L’esprit humain se lasse d’être le miroir trop passivement clair où se reflètent les choses ; il prend alors plaisir à souffler sur sa glace pour en obscurcir et en déformer les images. De là vient que certains philosophes raffinés se demandent si la vérité et la clarté auront l’avantage dans l’art, dans la science, dans la morale, dans la religion ; ils en arrivent même à préférer l’erreur philosophique ou religieuse comme plus esthétique. Pour notre part, nous sommes loin de rejeter la poésie et nous la croyons excessivement bienfaisante pour l’humanité, mais à la condition qu’elle ne soit pas dupe de ses propres symboles et n’érige pas ses intuitions en dogmes. À ce prix, nous croyons que la poésie peut être très souvent plus vraie et meilleure que certaines notions trop étroitement scientifiques ou trop étroitement pratiques. Nous ne nous ferons pas faute, pour notre compte, de mêler souvent dans ce livre la poésie à la métaphysique. En cela nous conserverons, dans ce qu’il a de légitime, un des aspects de toute religion, le symbolisme poétique. La poésie est souvent plus « philosophique » non seulement que l’histoire, mais que la philosophie abstraite ; seulement, c’est à la condition d’être sincère et de se donner pour ce qu’elle est.

— Mais, nous diront les partisans des « erreurs bienfaisantes, » pourquoi tant tenir à dissiper l’illusion poétique, à appeler les choses par leur nom ? N’y a-t-il pas pour les peuples, pour les hommes, pour les enfants, des erreurs utiles et des illusions permises[9] ? — À coup sûr. on peut considérer un grand nombre d’erreurs comme ayant été nécessaires dans l’histoire de l’humanité : mais le progrès ne consiste-t-il pas précisément à restreindre pour l’humanité le nombre de ces erreurs utiles ? il y a dans les races des organes qui, en devenant superflus avec le temps, ont disparu ou se sont profondément altérés (tels sont les muscles qui servaient sans doute à nos ancêtres pour remuer les oreilles). Il existe évidemment aussi dans l’esprit humain des instincts, des sentiments et des croyances correspondantes qui se sont déjà atrophiés, d’autres qui sont destinés à disparaître ou à se transformer. Ce n’est pas montrer la nécessité et l’éternité de la religion que de montrer ses profondes racines dans l’esprit humain, car l’esprit humain se transforme incessamment. « Nos pères, disait Fontenelle, en se trompant, nous ont épargné leurs erreurs ; » en effet, avant d’arriver à la vérité, il faut bien essayer un certain nombre d’hypothèses fausses : découvrir le vrai, c’est avoir épuisé l’erreur. Les religions ont rendu à l’esprit humain cet immense service, d’épuiser tout un ordre de recherches à côté de la science, de la métaphysique, de la morale : il fallait passer par le merveilleux pour arriver au naturel, par la révélation directe ou l’intuition mystique pour s’en tenir enfin à l’induction et à la déduction rationnelles. Toutes les idées fantastiques et apocalyptiques dont la religion a peuplé l’esprit humain ont donc eu leur utilité, comme les ébauches inachevées et souvent bizarres dont sont remplis les ateliers des artistes ou des mécaniciens. Ces égarements de la pensée étaient des sortes de reconnaissances, et tout ce jeu de l’imagination constituait un véritable travail, un travail préparatoire ; mais les produits de ce travail ne sauraient être présentés comme définitifs. Le faux, l’absurde même a toujours joué un si grand rôle dans les affaires humaines qu’il serait assurément dangereux de l’en exclure du jour au lendemain : les transitions sont utiles, même pour passer de l’obscurité à la lumière, et l’on a besoin d’une accoutumance même pour la vérité. C’est pour cela que la vie sociale a toujours reposé sur une large base d’erreurs. Aujourd’hui cette base va se rétrécissant. Une épouvante s’empare alors des « conservateurs », qui craignent que tout l’équilibre social ne soit compromis ; mais, encore une fois, cette diminution du nombre des erreurs est précisément ce qui constitue le progrès, ce qui le définit en quelque sorte. Le progrès, en effet, n’est pas seulement une amélioration sensible de la vie ; il en est aussi une meilleure formule intellectuelle, il est le triomphe de la logique : progresser, c’est arriver à une plus complète conscience de soi et du monde, par là même à une plus grande conséquence de la pensée avec soi. À l’origine, non seulement la vie morale et religieuse, mais la vie civile et politique reposait sur les plus grossières erreurs, monarchie absolue et de droit divin, castes, esclavage ; toute cette barbarie a eu son utilité, mais c’est justement parce qu’elle a été utile qu’elle ne l’est plus : elle a servi de moyen pour nous faire arriver à un état supérieur. Ce qui distingue le mécanisme de la vie des autres mécanismes, c’est que les rouages extérieurs travaillent à s’y rendre eux-mêmes inutiles, c’est que le mouvement, une fois produit, est perpétuel. Si nous avions des moyens de projection assez puissants pour rivaliser avec ceux de la nature, nous pourrions faire à la terre un satellite éternel avec un boulet de canon, sans avoir besoin de lui imprimer le mouvement une seconde fois. Un résultat donné dans la nature l’est une fois pour toutes. Un progrès obtenu, s’il est réel et non illusoire, et si de plus il est pleinement conscient de lui-même, rend impossible le retour en arrière.

Au dix-huitième siècle, l’attaque contre les religions fut surtout dirigée par des philosophes partisans de principes a priori et persuadés que, dès qu’une croyance a été démontrée absurde, on en a fini avec elle. De nos jours, l’attaque est surtout menée par ces historiens qui ont un respect absolu pour le fait et sont portés à l’ériger en loi, qui passent leur existence d’érudits au milieu de l’absurdité sous toutes ses formes, et pour qui l’irrationnel, au lieu d’être une condamnation des croyances, devient parfois une condition de durée. De là les deux points de vue si différents où l’on s’est placé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième pour apprécier les religions. Le dix-huitième siècle les hait et veut les détruire, le second les étudie et finit par ne plus se résoudre à voir disparaître un si bel objet d’étude. L’historien a pour devise : « Ce qui a été, sera » ; il est naturellement porté à calquer sur le passé sa conception de l’avenir. Témoin de l’impuissance des révolutions, il ne comprend pas toujours qu’il peut y avoir de complètes évolutions transformant les choses jusqu’en leur racine, métamorphosant les êtres humains et leurs croyances de manière à les rendre méconnaissables[10].

Un des maîtres de la critique religieuse. M. Renan, écrivait à Sainte-Beuve : « Non, certes, je n’ai pas voulu détacher du vieux tronc une âme qui ne fût pas mûre. » Pas plus que M. Renan, nous ne sommes de ceux qui croient avoir tout fait quand ils ont secoué des arbres et jeté sur la terre toute une récolte meurtrie ; mais, si l’on ne doit pas au hasard faire tomber des fruits verts, on peut chercher à les faire mûrir sur la branche. Notre cerveau est de la chaleur solaire transformée ; il s’agit de répandre cette chaleur, de redevenir rayon de soleil. Cette ambition est très douce, elle n’a rien d’exorbitant, si l’on songe combien un rayon de soleil est peu de chose, combien il s’en perd dans l’infini ; il a pourtant suffi d’une portion relativement très petite de ces rayons errants dans l’espace pour façonner la terre et l’homme.

Je rencontre souvent près de chez moi un missionnaire à la barbe noire, à l’œil dur et aigu, traversé parfois d’un éclair mystique. Il semble entretenir une correspondance avec les quatre coins du monde ; il travaille assurément beaucoup, et il travaille à édifier précisément ce que je cherche à détruire. Nos efforts en sens contraire se nuisent-ils ? Pourquoi ? Pourquoi ne serions-nous pas frères et tous deux très humbles collaborateurs dans l’œuvre humaine ? Convertir aux dogmes chrétiens les peuples primitifs, délivrer de la foi positive et dogmatique ceux qui sont arrivés à un plus haut état de civilisation, ce sont là deux tâches qui se complètent, loin de s’exclure. Missionnaires et libres-penseurs cultivent des plantes diverses dans des terrains divers ; mais au fond, les uns et les autres ne font que travailler à la fécondité incessante de la vie. On dit que Jean Huss, sur le bûcher de Constance, eut un sourire de joie suprême en apercevant dans la foule un paysan qui, pour allumer le bûcher, apportait la paille du toit de sa chaumière : sancta simplicitas ! Le martyr venait de reconnaître en cet homme un frère en sincérité ; il avait le bonheur de se sentir en présence d’une conviction vraiment désintéressée. Nous ne sommes plus au temps des Jean Huss, des Bruno, des Servet, des saint Justin ou des Socrate ; c’est une raison de plus pour nous montrer tolérants et sympathiques, même envers ce que nous regardons comme une erreur, pourvu que cette erreur soit sincère.

Il est un fanatisme antireligieux qui est presque aussi dangereux que celui des religions. Chacun sait qu’Érasme comparait l’humanité à un homme ivre hissé sur un cheval et qui, à chaque mouvement, tombe tantôt à droite, tantôt à gauche. Bien souvent les ennemis de la religion ont commis la faute de mépriser leurs adversaires : c’est la pire des fautes. Il y a dans les croyances humaines une force d’élasticité qui fait que leur résistance croît en raison de la compression qu’elles subissent. Autrefois, quand une cité était atteinte de quelque fléau, le premier soin des notables habitants, des chefs de la cité, était d’ordonner des prières publiques ; aujourd’hui qu’on connaît mieux les moyens pratiques de lutter contre les épidémies et les autres fléaux, on a vu cependant à Marseille, en 1885, au moment où le choléra existait, le conseil municipal presque uniquement occupé d’enlever les emblèmes religieux des écoles publiques : c’est un exemple remarquable de ce qu’on pourrait appeler une contre-superstition. Ainsi les deux espèces de fanatisme, religieux ou antireligieux, peuvent également distraire de l’emploi des moyens vraiment scientifiques contre les maux naturels, emploi qui est, après tout, la tâche humaine par excellence : ce sont des paralyso-moteurs dans le grand corps de l’humanité.

Chez les personnes instruites, il se produit une réaction parfois violente contre les préjugés religieux, et cette réaction persiste souvent jusqu’à la mort ; mais chez un certain nombre, cette réaction est suivie, avec le temps, d’une contre-réaction : c’est seulement, comme l’a remarqué Spencer, lorsque cette contre-réaction a été suffisante, qu’on peut formuler en toute connaissance de cause des jugements moins étroits et plus compréhensifs sur la question religieuse. Tout s’élargit en nous avec le temps, comme les cercles concentriques laissés par le mouvement de la sève dans le tronc des arbres. La vie apaise comme la mort, réconcilie avec ceux qui ne pensent pas ou ne sentent pas comme nous. Quand vous vous indignez contre quelque vieux préjugé absurde, songez qu’il est le compagnon de route de l’humanité depuis dix mille ans peut-être, qu’on s’est appuyé sur lui dans les mauvais chemins, qu’il a été l’occasion de bien des joies, qu’il a vécu pour ainsi dire de la vie humaine : n’y a-t-il pas pour nous quelque chose de fraternel dans toute pensée de l’homme ?

Nous ne croyons pas que les lecteurs de ce livre sincère puissent nous accuser de partialité ou d’injustice, car nous n’avons cherché à dissimuler ni les bons ni les mauvais côtés des religions, et nous avons même pris plaisir à mettre les premiers en relief. D’autre part, on ne nous taxera sans doute pas d’ignorance à l’égard du problème religieux, patiemment étudié par nous sous toutes ses faces. Peut-être nous reprochera-t-on d’être un peu trop de notre pays, d’apporter dans les solutions la logique de l’esprit français, de cet esprit qui ne se plie pas aux demi-mesures, veut tout ou rien, n’a pu s’arrêter au protestantisme et, depuis deux siècles, est le foyer le plus ardent de la libre-pensée dans le monde. Nous répondrons que, si l’esprit français a un défaut, ce défaut n’est pas la logique, mais plutôt une certaine légèreté tranchante, une certaine étroitesse de point de vue qui est le contraire de l’esprit de conséquence et d’analyse : la logique, après tout, a toujours eu le dernier mot ici-bas. Les concessions à l’absurde, ou tout au moins au relatif, peuvent être parfois nécessaires dans les choses humaines, — c’est ce que les révolutionnaires français ont eu le tort de ne pas comprendre, — mais elles sont toujours transitoires. L’erreur n’est pas le but de l’esprit humain : s’il faut compter avec elle, s’il est inutile de la dénigrer d’un ton amer, il ne faut pas non plus la vénérer. Les esprits logiques et larges tout ensemble sont toujours sûrs d’être suivis, pourvu qu’on leur donne les siècles pour entraîner l’humanité ; la vérité peut attendre : elle restera toujours aussi jeune et elle est toujours sûre d’être un jour reconnue. Parfois, dans les longs trajets de nuit, les soldats en marche s’endorment, sans pourtant s’arrêter ; ils continuent d’aller dans leur rêve et ne se réveillent qu’au lieu d’arrivée, pour livrer bataille. Ainsi s’avancent en dormant les idées de l’esprit humain ; elles sont parfois si engourdies qu’elles semblent immobiles, on ne sent leur force et leur vie qu’au chemin qu’elles ont fait ; enfin le jour se lève et elles apparaissent : on les reconnaît, elles sont victorieuses.



  1. Voir un compte-rendu des Prolégomènes de M. Albert Réville, par M. Darmesteter, Revue philosophique, septième année, t. I, p. 76.
  2. On sait l’importance attribuée par Auguste Comte à la sociologie, mais, dans son horreur pour la métaphysique, le fondateur du positivisme a exclu de cette science toute portée vraiment universelle et cosmique pour la réduire à une valeur exclusivement humaine. MM. Spencer, de Lilienfeld, Schaeffle et Espinas, élargissant la sociologie de Comte, ont étendu les lois sociales et montré, que tout organisme vivant est une société embryonnaire, que toute société, réciproquement, est un organisme. Mais on peut aller plus loin encore, avec un philosophe contemporain, et attribuer à la sociologie une portée métaphysique. « Puisque, dit M. Alfred Fouillée, la biologie et la sociologie se tiennent si étroitement, les lois qui leur sont communes ne nous révèleraient-elles pas les lois les plus universelles de la nature et de la pensée ? L’univers entier n’est-il point lui-même une vaste société en voie de formation, une vaste union de consciences qui s’élabore, un concours de volontés qui se cherchent et peu à peu se trouvent ? Les lois qui président dans les corps au groupement des invisibles atomes sont sans doute les mêmes que celles qui président dans la société au groupement des individus ; et les atomes eux-mêmes, prétendus indivisibles, ne sont-ils point déjà des sociétés ? S’il en était ainsi, il serait vrai de dire que la science sociale, couronnement de toutes les sciences humaines, pourra nous livrer un jour, avec ses plus hautes formules, le secret même de la vie universelle… La sociologie peut fournir une représentation particulière de l’univers, un type universel du monde conçu comme une société en voie de formation, avortant ici et réussissant ailleurs, aspirant à changer de plus en plus la force mécanique en justice, et la lutte pour la vie en fraternité. S’il en était ainsi, la puissance essentielle et immanente à tous les êtres, toujours prête à se dégager dès que les circonstances lui donnent accès à la lumière de la conscience, pourrait s’exprimer par ce seul mot : sociabilité. » (Alfred Fouillée, La Science sociale contemporaine, 2e édition, introduction et conclusion). M. Fouillée n’a pas fait à la religion l’application de cette théorie, dont il a seulement montré la fécondité métaphysique et morale ; nous croyons et nous montrerons qu’elle n’est pas moins féconde au point de vue religieux.

    Notre livre était terminé et en partie imprimé quand ont paru dans la Revue philosophique d’intéressants articles de M. Lesbazeilles sur les bases psychologiques de la religion. Quoique l’auteur se soit placé surtout, comme l’indique le titre même, au point de vue psychologique, il s’est occupé aussi des relations sociales et des « conditions de l’adaptation collective » comme préfigurées, anticipées, sanctifiées par les mythes et rites religieux. C’est là, croyons-nous, confondre trop la religion avec la morale : la morale porte en effet sur les conditions de la vie collective humaine, mais la religion porte encore sur la vie collective universelle, où elle cherche tout à la fois une explication physique et métaphysique des choses. Nous verrons qu’à leur début les religions n’ont été qu’une physique superstitieuse dans laquelle les forces étaient remplacées par des volontés, et qui prenait ainsi une forme sociologique.

  3. Voir 3e partie, ch. I.
  4. Voir 3e partie, ch. II.
  5. Voir 3e partie, ch. I.
  6. Voir 3e partie, ch. II.
  7. Voir 3e partie, ch. I et II.
  8. Voir 2e partie, ch. IV.
  9. Voir 2e partie, ch. IV.
  10. « Vous vous occupez de la religion, m’écrit un homme d’esprit, incrédule d’ailleurs : il y a donc encore une religion ! tant mieux pour ceux qui ne peuvent s’en passer. » Cette boutade résume exactement la situation d’esprit d’une bonne partie des Français éclairés : ils s’étonnent profondément que la religion soit encore debout, et de leur étonnement même ils tirent la conviction qu’elle est nécessaire. Leur surprise devient alors du respect, presque de la religiosité. — Assurément les religions positives existent en fait et existeront longtemps encore, et, puisqu’elles existent, elles ont des raisons d’exister ; mais il faut bien aussi que ces raisons diminuent de jour en jour, puisque de jour en jour le nombre des croyants diminue. Au lieu de s’incliner devant le fait comme devant un droit, il faut se dire qu’en modifiant le fait, on modifie et on supprime les raisons d’être de ce fait ; en faisant reculer devant soi les religions, l’esprit moderne démontre qu’elles ont de moins en moins droit à la vie. Que certaines gens ne puissent s’en passer encore, rien de plus vrai ; mais, tant qu’ils ne pourront pas s’en passer, la religion existera pour eux : nous n’avons aucune inquiétude à avoir de ce côté ; à mesure qu’en eux-mêmes la certitude s’ébranlera, ce sera la preuve que leur intelligence s’est assez élargie pour n’avoir plus besoin d’une règle autoritaire. De même pour les peuples. Rien de plus naïf que de s’appuyer sur la nécessité même des transitions pour nier le progrès : c’est comme si, en considérant la petitesse des pas humains, on voulait en conclure l’impossibilité de la marche en avant, l’immobilité sur place de l’homme, semblable à celle du coquillage attaché à la pierre, du mytilus fossile figé pour toujours dans le rocher même auquel il s’était lié.