L’Irréligion de l’avenir/II/Dissolution des religions dans les sociétés actuelles

DEUXIÈME PARTIE
DISSOLUTION DES RELIGIONS
DANS LES SOCIÉTÉS ACTUELLES




CHAPITRE PREMIER
LA FOI DOGMATIQUE




I. — La foi dogmatique étroite. — Crédulité de l’homme primitif : 1o La foi spontanée aux sens et à l’imagination ; 2o La foi au témoignage des hommes supérieurs ; 3o La foi à la parole divine, à la révélation et aux textes sacrés. — Caractère littéral de la foi dogmatique. — Intolérance inévitable de la foi dogmatique étroite. — Comment les idées de dogme, de révélation, de salut et de damnation aboutissent à l’intolérance. — D’où vient l’esprit de tolérance moderne.
II. — La foi dogmatique large. — Le protestantisme orthodoxe. — Dogmes qui subsistent dans le protestantisme orthodoxe. Conséquences rationnelles de cet dogmes. — Caractère illogique du protestantisme orthodoxe.
III. — Dissolution de la foi dogmatique dans les sociétés modernes. — Raisons qui rendent cette dissolution inévitable. — Influence comparée des diverses sciences ; influence de l’instruction publique, des voies de communication, de l’industrie même et du commerce, etc. — Disparition déjà constatable de la croyance aux oracles et aux prophéties. — Disparition graduelle de la croyance aux miracles, aux démons, etc.


I. — LA FOI DOGMATIQUE ÉTROITE


Si la foi n’a pas beaucoup varié en elle-même et comme sentiment subjectif, les objets auxquels elle s’applique ont changé d’une génération à l’autre. De là ses diverses formes, que nous allons passer en revue pour en montrer l’évolution et la dissolution.


La foi, dans les religions primitives, était tout expérimentale, physique ; elle ne s’opposait pas à la croyance scientifique, qui, à vrai dire, n’existait pas. C’était plutôt une crédulité qu’une foi, et la foi religieuse est encore de nos jours une crédulité ayant une force obligatoire, qui s’est appuyée d’abord sur l’autorité des hommes supérieurs, puis sur celle de Dieu même.

On a attribué l’origine de la foi religieuse au seul besoin du merveilleux, de l’extraordinaire ; nous avons déjà montré que les religions font, au contraire, ce qu’elles peuvent pour régler la marche de l’imagination, tout en l’excitant, et pour ramener l’inconnu au connu. Il faut que le merveilleux soit un moyen de rendre une chose compréhensible en apparence ; il faut que l’invisible se fasse toucher du doigt. Ce que les peuples primitifs ont cherché dans la conception des diverses religions, c’était moins le « merveilleux » au sens moderne que sa suppression partielle : ils cherchaient une explication, et l’explication par des puissances supérieures, par des esprits, par des vertus occultes, leur semblait plus claire qu’une loi scientifique.

Du reste, une explication quelconque lui étant une fois donnée, l’homme primitif ne songera plus à la discuter jamais : il est essentiellement un « homme de foi. » Pas plus que l’enfant, il ne connaît ces nuances délicates que nous désignons sous les noms de vraisemblance, de probabilité, de possibilité. La suspension volontaire du jugement que nous appelons doute marque un état d’esprit extrêmement avancé. Chez l’enfant et le sauvage, la pensée affirme son objet en pensant ; ils ne savent pas réserver leur approbation, se défier de leur propre intelligence ou de celle des autres. Il faut une certaine humilité dont sont incapables les esprits trop jeunes pour dire : cela peut être, mais aussi cela peut ne pas être, — en d’autres termes : je ne sais pas. Il faut aussi de la patience pour vérifier avec soin ce qu’on croit, et la patience est le plus difficile des courages. Enfin l’homme éprouve toujours le besoin de déclarer réel ce qui est attrayant, ce qui satisfait son esprit : quand on a dit à l’enfant un conte séduisant, il vous demande : « C’est vrai, n’est-ce pas ? » S’agit-il, au contraire, d’une histoire plus ou moins triste dont le dénouement le mécontente, il s’écrie : « Ce n’est pas vrai ! » Un homme du peuple à qui on démontrait, pièces en mains, qu’une chose qu’il croyait vraie était fausse, répondait en secouant la tête : « Si ce n’est pas vrai, ce doit l’être. » Tous les peuples primitifs en sont là. Dans un mémoire sur le Développement de l’intelligence et du langage chez les enfants, E. Egger analyse cet état d’esprit « rebelle à la notion du douteux et à celle de la simple probabilité. » Le jeune Félix (un enfant de cinq ans et demi) s’intéresse vivement à l’Histoire sainte, mais il ne comprend pas qu’on y laisse des lacunes, qu’on y marque d’un doute des faits incertains. « L’état actuel de son esprit, ajoute E. Egger, correspond alors à peu près à celui de l’esprit grec dans la période où l’on s’essayait péniblement à débrouiller le chaos des vieilles légendes. » Deux ans plus tard, l’enfant en question reçoit en cadeau un recueil de contes. Il voit dans la préface que l’auteur donne ces aventures pour des faits véritables ; il n’en demande pas davantage, et il s’étonne qu’autour de lui on paraisse en douter. « Son esprit confiant ne va pas au delà de la déclaration qu’il a lue, d’autant plus que les récits sont pour lui suffisamment vraisemblables. » — Je me rappelle, par ma propre expérience, que rien n’irrite un enfant comme l’incertitude ; il faut pour lui qu’une chose soit vraie ou fausse, et il préfère généralement qu’elle soit vraie. Du reste, il ne connaît pas les limites de sa propre puissance, encore moins celle des autres ; aussi n’a-t-il pas le sentiment net du merveilleux et de l’invraisemblable. Un enfant qui voyait passer un cheval au galop me dit très sérieusement : « Je courrais bien aussi vite. » Ainsi encore, la petite fermière dont nous avons parlé demandait à sa maîtresse pourquoi elle n’aurait pas fait les fleurs du jardin. Le sens du possible manque aux intelligences primitives : lorsque vous semblez à un enfant ou à un sauvage pouvoir plus que lui, il en vient à croire que vous pouvez tout. Aussi ce que nous appelons le miracle n’apparaît-il aux peuples enfants que comme le signe visible et nécessaire d’une supériorité de puissance, à tel point que, pour eux, tout homme supérieur doit pouvoir faire des miracles ; on les lui demande comme une chose due, on s’indignerait au besoin qu’il n’en fît pas, comme un enfant s’indigne si on ne l’aide pas à porter un fardeau trop lourd pour son bras. Les Hébreux attendaient des miracles de Moïse et le forçaient pour ainsi dire d’en faire. Les peuples croient en leurs grands hommes, et la croyance au miracle n’est que le corollaire de cette confiance en un homme.

La foi atteint d’ailleurs, chez les nations primitives, un degré qu’elle est bien loin d’avoir chez les intelligences plus cultivées : on croit sans mesure des choses qui n’ont pas non plus de mesure ; le juste milieu, l’inter utrumque manque dans la croyance comme dans l’objet de la croyance. M. Spencer cite, dans sa Sociologie, l’exemple d’une femme qui attribuait à une certaine amulette la vertu magique de la préserver des coups et blessures ; elle se croyait invulnérable comme Achille. Le chef de la peuplade, émerveillé qu’il existât une amulette si précieuse et voulant sans doute en faire l’acquisition, demanda à en vérifier de ses yeux la vertu. On fait venir la femme, un guerrier prépare sa hache ; la femme, en toute confiance, tend son bras : la hache s’abaisse, la femme pousse un cri d’étonnement autant que de douleur, et sa main coupée vole par terre. Qui, de nos jours, aurait une foi si entière ? Bien peu d’entre nous voudraient donner leur vie ou seulement leur main pour soutenir tel ou tel dogme. Cette femme était de la race des martyrs ; sa crédulité intense confinait à l’héroïsme.

La foi dans le témoignage des hommes inspirés, dans leur autorité, tout humaine d’abord et qui finit par prendre un caractère surhumain, a son origine dans la confiance naturelle de l’homme à l’égard des autres hommes, toutes les fois que ceux-ci ne lui paraissent pas avoir intérêt à le tromper. C’est là un sentiment social qui devait jouer un grand rôle dans le sociomorphisme religieux. Autant l’homme primitif est défiant quand il s’agit de ses intérêts matériels, autant il l’est peu quand il s’agit de remettre entre les mains de quelqu’un la direction de son esprit. En outre, il ne connaît guère ce que nous appelons l’erreur, et ne sait pas la distinguer de la tromperie ; il croit sur parole ses sens et aussi ceux des autres hommes. Quand vous lui affirmez quelque chose d’extraordinaire, il s’imagine bien d’abord que vous voulez vous railler de lui ; mais il lui vient peu à l’esprit que vous vous trompiez vous-même, que vous raisonniez faux : sincérité et vérité se confondent à ses yeux. Il nous a fallu toutes les expériences de la vie moderne pour distinguer nettement ces deux choses, pour vérifier même les affirmations de ceux dont nous estimons le plus le caractère, pour contredire, sans les offenser, ceux qui nous sont le plus chers. L’homme primitif ne sépare pas sa croyance à la « loi » de sa confiance dans les « prophètes » : ceux qu’il estime et admire lui paraissent nécessairement avoir raison. Ajoutons que l’homme est toujours porté à faire grand cas des signes, de tout ce qui est une représentation matérielle, de tout ce qui parle à ses yeux et à ses oreilles ; aussi la parole sacrée, les écrits qui la transmettent, tout cela n’est pas seulement pour lui un symbole, c’est une preuve même de sa foi. J’entendais dire un jour dans une église : — Une preuve incontestable que Moïse s’est entretenu sur la montagne avec le Seigneur, c’est que le mont Sinaï existe encore. — Cette sorte d’argument a toujours prise sur les peuples. Livingstone raconte que les nègres ne tardaient pas à l’écouter et à le croire du moment où il leur montrait la Bible, en leur disant que le Père céleste avait marqué sa volonté sur ces feuilles de papier ; ils touchaient les feuilles et ils acquéraient la foi.

En somme, confiance aveugle en une parole, en un signe, induction précipitée par laquelle on infère de la réalité du signe la réalité de la chose signifiée ; autre induction selon laquelle une doctrine relativement élevée au point de vue moral ou social et mise en avant par des hommes respectés apparaît comme vraie, fût-elle irrationnelle sur beaucoup de points, — voilà les principaux éléments de la foi primitive à la révélation. Cette foi encore très grossière s’est pourtant transmise jusqu’à nos jours. Elle s’impose par les yeux et les oreilles : c’est ce qui fait sa force. Elle est beaucoup moins mystique qu’on ne pourrait le croire ; elle a pris corps, elle vit dans ses monuments, ses temples, ses livres ; elle marche et respire dans un peuple de prêtres, de saints, de dieux : nous ne pouvons regarder autour de nous sans la voir s’exprimer d’une façon ou d’une autre. Grande puissance pour une pensée humaine, quelque fausseté qu’elle renferme, d’avoir pu s’exprimer ainsi, façonner les objets à son image, pénétrer la pierre et le marbre : elle est ensuite renvoyée, réfléchie vers nous par tous ces objets extérieurs ; comment ne pas y croire, puisqu’elle est devenue visible et tangible ?

La foi au témoignage et à l’autorité finit par devenir la foi à un texte saint à la lettre même de ce texte. C’est alors ce qu’on a appelé la foi littérale. Ce genre de foi subsiste encore, de nos jours, chez un grand nombre de peuples civilisés. Il constitue le fond du catholicisme des masses. « Afin de faire taire les esprits inquiets », dit le concile du Vatican après le concile de Trente, « il est décrété que nul ne peut, dans l’interprétation des saintes Écritures,… s’écarter du sens donné par l’Église pour chercher une explication prétendue plus éclairée. » La foi de%-ient alors la renonciation de la pensée, qui abdique sa liberté : elle s’impose à elle-même une règle non pas seulement de logique, mais de morale, et élève les dogmes au-dessus de soi comme principes immuables. Elle renferme d’avance l’intelligence dans des limites précises, et elle lui impose une direction générale avec le devoir de n’en pas dévier. C’est alors que la foi s’oppose véritablement à la croyance scientifique, dont elle fut à l’origine un substitut. Suivant la définition même donnée par le concile du Vatican, celui qui a la foi ne croit pas « à cause de la vérité intrinsèque » des choses révélées, mais « à cause de l’autorité divine qui les a révélées. » Raisonnez avec un tel homme, il vous écoute, vous comprend et vous suit, — mais jusqu’à un certain point seulement ; là, il s’arrête, et rien au monde ne pourra le faire passer outre. Bien plus, de ce point il se déclare absolument inexpugnable, il vous soutient que vous n’avez aucune prise sur lui. Et en effet, aucun raisonnement scientifique ou philosophique ne pourra le faire se départir de sa croyance, puisqu’il place l’objet de cette croyance dans une sphère supérieure à la raison et fait de sa foi une affaire de « conscience. » Rien ne peut obliger un homme à penser juste quand il ne se propose pas comme but suprême la rectitude de la pensée ; d’autre part, rien ne peut l’obliger à faillir s’il croit faire une faute dès qu’il met en question certains dogmes ou certaines autorités. La foi donne ainsi un caractère sacré et inviolable à ce qu’elle adopte : c’est une arche sainte qu’on ne peut, sans sacrilège et sans danger, ni regarder de trop près ni toucher du doigt, même pour la soutenir lorsque parfois elle semble près de tomber. La libre pensée et la science ne considèrent jamais une chose comme vraie que jusqu’à nouvel ordre et tant qu’elle n’est sérieusement mise en doute par personne ; la foi dogmatique, au contraire, affirme comme vrai non pas ce qui est incontesté, mais ce qui, selon elle, est en droit incontestable, ce qui se trouve par cela même au-dessus de la discussion. D’où il suit que, si les raisons de croire diminuent, la foi ne doit pas diminuer pour cela. C’est ce que Pascal s’était donné à tâche de démontrer. En effet, moins une croyance semble rationnelle à notre esprit borné, plus il y a de mérite à l’embrasser sur la foi de « l’autorité divine : » il serait trop simple d’affirmer ce qu’on voit ou même ce qui semble probable ; affirmer l’improbable, croire à ce qui semble impossible, voilà qui est bien plus méritoire. Le cœur se hausse à mesure que la pensée s’abaisse et s’humilie ; plus on paraît « absurde, » et plus on est grand : « credo quia ineptum ; » le devoir étant alors plus difficile, il faut plus de courage pour l’accomplir. Aussi la force de la foi se mesure-t-elle, pour le mysticisme d’un Pascal, à la faiblesse même des « raisons. » L’idéal, dans ce système, ce serait de n’avoir plus qu’une toute petite raison de croire, le plus faible des motifs, un rien ; ce serait de n’être plus rattaché à l’objet suprême de l’affirmation que par le lien le plus ténu. Les prêtres albigeois, les parfaits portaient comme emblème de leurs vœux un simple fil blanc passé autour de la taille : ce fil, toute l’humanité l’a porté ; il est en réalité plus solide et souvent plus lourd que toutes les chaînes.

Tandis que le scepticisme aboutit à une entière indifférence de la pensée à l’égard de toutes choses, la foi dogmatique produit une indifférence partielle et bornée à certains points, déterminés une fois pour toutes : elle ne s’inquiète plus de ces points, elle se repose et se complaît dans le dogme établi. Le sceptique et l’homme de foi s’enferment ainsi dans une sorte d’abstention de la pensée plus ou moins étendue. La foi religieuse est un besoin de suspendre l’essor de l’esprit, de limiter la sphère de la pensée. Qui ne connaît la légende orientale du monde soutenu par un éléphant debout sur une tortue géante, la tortue nageant dans une mer de lait ? Le croyant doit toujours s’abstenir de demander qui soutient la mer de lait. Il ne doit jamais s’apercevoir du point où l’explication cesse ; il doit se répéter indéfiniment à lui-même la pensée inachevée qu’on lui fournit sans oser comprendre qu’elle est incomplète. Dans la rue où je passe tous les jours, un merle siffle sans cesse la même phrase mélodique : la phrase est inachevée, tourne court, et depuis des années j’entends l’oiseau enfler sa voix, lancer à toute volée son bout de phrase, puis s’arrêter d’un air satisfait, sans avoir jamais besoin de compléter d’une manière ou d’une autre cette pensée musicale interrompue, que je ne puis entendre sans quelque impatience. Ainsi fait le vrai croyant, habitué dans les plus hautes questions à demeurer sur la note sensible, qu’il prend pour la tonique, accoutumé à l’incuriosité de l’au-delà, redisant sa chanson monotone sans songer qu’il y manque quelque chose, que son chant est coupé comme ses ailes et que le monde étroit de sa foi n’est pas l’univers.

Les personnes qui s’en tiennent encore à ce genre de foi représentent l’esprit antique cherchant à se perpétuer sans aucune transaction au sein des sociétés modernes, l’âge barbare ne voulant rien concéder au progrès des idées et des mœurs ; si ces personnes formaient la majorité d’une nation, elles constitueraient le plus grand des dangers pour la raison humaine, pour la science, pour la vérité. La foi littérale fait en effet de la vérité toute nue une sorte d’objet de pudeur, de telle sorte que vous n’osez jamais la regarder en face et soulever le voile sacré dont on a couvert sa beauté. Une conspiration vous enveloppe : de toutes parts des êtres mystérieux se dressent autour de vous, vous mettant la main devant les yeux et un doigt sur la bouche. Le dogme vous tient, vous possède, vous maîtrise malgré vous ; il s’est fixé dans votre cœur et immobilise votre pensée : ce n’est pas sans raison qu’on a comparé la foi à l’ancre qui arrête le vaisseau dans sa route et le retient enchaîné sur quelque banc de terre, tandis que l’immense et libre océan s’étend au loin à perte de vue et l’appelle. Comment faire pour arracher entièrement cette ancre de votre cœur ? Quand vous l’ébranlez par un côté, la foi se rétablit en vous par un autre : vous avez mille points faibles par où elle vous ressaisit. Vous pouvez abandonner complètement une doctrine philosophique ; vous ne pouvez absolument vous défaire d’un ensemble de croyances où domine la foi aveugle et littérale ; il en reste toujours quelque chose, vous en portez les cicatrices et les marques comme l’esclave affranchi portait encore sur sa chair le signe de la servitude ; vous, c’est au cœur même que vous êtes marqué, vous vous en ressentirez toujours. Vous aurez par moment des crainles, des frissons, des élans mystiques, des défiances à l’égard de la raison, des besoins de vous représenter les choses autrement qu’elles ne sont, de voir ce qui n’est pas et de ne pas voir ce qui est. La chimère implantée de bonne heure dans votre âme vous semblera même parfois plus douce que la saine et rude vérité : vous vous en voudrez de savoir ce que vous savez.


On connaît l’histoire de ce brahmane qui parlait devant un Européen de sa religion et, entre autres dogmes, du respect scrupuleux dû aux animaux ; la loi, disait-il, non seulement défend de faire du mal volontairement au moindre d’entre eux et de manger sa chair, mais même elle nous ordonne de marcher en regardant à nos pieds et de nous détourner au besoin pour ne pas écraser quelque innocente fourmi. L’Européen, sans essayer de réfuter sa foi naïve, lui mit dans la main un microscope ; le prêtre regarda à travers l’instrument, et voici que, sur tous les objets qui l’entouraient, sur les fruits qu’il s’apprêtait à manger, dans la boisson qu’il allait prendre, partout où il voulait mettre la main et poser le pied, il vit s’agiter et fourmiller une mouvante multitude de petits animaux dont il ignorait l’existence, d’êtres qui pour lui n’avaient jamais compté dans l’univers. Stupéfait, il rendit le microscope à l’Européen. « Je vous le donne », dit celui-ci. Alors le prêtre, avec un mouvement de joie, saisissant l’instrument, le brisa par terre ; puis il s’en alla satisfait, comme si du même coup il avait anéanti la vérité et sauvé sa foi. Heureusement on peut, sans grand dommage à notre époque, briser un instrument d’optique ou de physique qu’il n’est pas difficile de remplacer ; mais que serait-il advenu d’une intelligence remise entre les mains de ce croyant fanatique ? Ne l’eût-il pas écrasée au besoin comme cet instrument de verre, en la sacrifiant d’autant plus gaiement qu’une plus limpide lueur de vérité eût filtré à travers elle ? Nous avons aux Indes l’exemple d’une doctrine philosophique bien inoffensive en apparence et soutenue à diverses reprises par de grands penseurs, celle de la transmigration des âmes, qui, devenue dogme religieux, produit comme conséquence indirecte l’intolérance, le mépris de la science et tous les effets habituels d’un dogme aveugle. C’est que la foi dogmatique et absolutiste, sous toutes les formes où elle se manifeste, tend toujours à arrêter la pensée dans sa marche en avant. De là l’intolérance qui résulte de la foi dogmatique étroite ; c’est une conséquence qui mérite d’être mise en lumière et sur laquelle nous devons insister.

L’intolérance n’est que l’extension au dehors de la domination exclusive exercée au dedans de nous par la foi dogmatique. La croyance en une révélation sur laquelle s’appuie toute religion dogmatique, est le contraire même de la découverte progressive ; partout où l’on affirme que la première existe, la seconde devient inutile ; plus qu’inutile, dangereuse : elle finira donc par être condamnée. L’intolérance, d’abord théorique, puis pratique, dérive de la foi à l’absolu sous ses diverses formes. L’absolu a pris d’abord, en toute religion révélée, la forme du dogme. Il a pris en second lieu celle du commandement dogmatique et catégorique. Il y a toujours eu des choses qu’il fallait croire et des pratiques qu’il fallait accomplir sous peine de perdition. On a pu étendre ou rétrécir la sphère des dogmes et des rites sacrés ; on a pu, avec les uns, se contenter de pratiques larges ; on a pu, avec les autres, soumettre à la réglementation jusqu’au régime diététique, mais il a toujours fallu admettre un minimum de dogmes absolus et de pratiques absolument nécessaires, sans lesquelles il n’y aurait plus eu d’église vraiment religieuse. Ce n’est pas tout. La sanction théologique a toujours été présentée comme également absolue ; il ne s’agit de rien moins que d’un bien absolu d’une part, et d’un mal absolu d’autre part. Enfin, ce bien et ce mal ont été également conçus sous l’idée d’éternité. Ces principes posés, quand il s’agissait d’un bien absolu et éternel, d’un mal absolu et éternel, comment les croyants, dominés par l’exclusive préoccupation d’une foi ardente et profonde, eussent-ils hésité à employer au besoin la contrainte ? Le libre arbitre, pour eux, ne valait que par son usage, par sa fin, qui est la volonté divine. En face d’une éternité de peines à éviter tout semblait permis, tous les moyens semblaient bons pourvu qu’ils pussent réussir. Avec cette certitude intime qui est inséparable d’une foi absolue et exclusive, quelle âme enthousiaste eût résisté devant l’emploi de la contrainte ? Aussi toute religion jeune et forte est-elle intolérante. La tolérance, quand elle apparaît, marque l’affaiblissement de la foi ; une religion qui en comprend une autre est une religion qui se meurt. On ne peut pas croire une chose « de tout son cœur » sans un sentiment de pitié et parfois d’horreur pour ceux qui ne croient pas comme vous. Si j’étais absolument certain de posséder la vérité suprême et dernière, hésiterais-je à bouleverser le monde pour la faire triompher ? On met des œillères aux chevaux qu’on attelle pour les empêcher de voir à droite et à gauche ; ils n’aperçoivent qu’un seul point, et courent vers ce point avec la hardiesse et la vigueur de l’ignorance, sous le fouet autoritaire qui les mène : les partisans du dogme absolu marchent ainsi dans la vie. « Toute religion positive, toute forme immuable, a dit Benjamin Constant, conduit par une route directe à l’intolérance, si l’on raisonne conséquemment. »

On a répondu à Benjamin Constant qu’autre chose était de croire qu’on connaît la voie du salut, et autre chose de contraindre les autres à marcher dans cette voie. Le prêtre se considère comme le médecin de l’âme ; vouloir guérir par la force l’âme malade, « c’est, dit-on, comme si le médecin, pour être plus sûr de guérir son malade, le faisait condamner à mort ou aux travaux forcés, en cas de désobéissance à ses prescriptions[1]. » Assurément il serait contradictoire que le médecin qui veut guérir le corps le tuât ; mais il n’est nullement contradictoire que celui qui se croit le médecin de l’âme cherche à exercer quelque contrainte sur le corps. L’objection tombe donc d’elle-même. D’ailleurs, ne nous y trompons pas, si les médecins du corps laissent à leurs malades toute liberté, c’est parfois qu’ils ne peuvent pas faire autrement ; dans certains cas graves, ils tiennent à avoir leurs malades sous leur main, dans l’hôpital, — qui est après tout une sorte de prison. Si un médecin européen avait à soigner un de ces Peaux-rouges qui, atteints de la petite vérole et d’une fièvre de quarante degrés, ont l’habitude d’aller se plonger dans de l’eau glacée pour se rafraîchir, il commencerait par les attacher sur leur grabat. Et tout médecin souhaiterait de pouvoir procéder de la même manière, même en Europe, même de nos jours, à l’égard de certains imprudents qui se sont tués en partie par leur faute, comme les Gambetta, les Mirabeau et tant d’autres moins illustres.

De plus, il ne faut pas raisonner comme si le croyant pouvait s’isoler et n’agir que pour lui seul. Par exemple, qu’est-ce que la liberté absolue de l’éducation pour le catholique ? c’est le droit des parents à faire damner leurs fils. Ce droit est-il pour eux admissible ? Voici des livres propres à détruire la foi, qu’ils viennent d’un Voltaire, d’un Strauss ou d’un Renan, des livres qui, s’ils se répandent, perdront des âmes, « chose plus grave encore que la mort des corps », comme dit Théodore de Bèze avec saint Augustin ; une nation vraiment pénétrée de la charité chrétienne laissera-t-elle ces livres se répandre, sous prétexte que la foi doit avoir son principe dans la seule volonté ? Non. Avant tout, il faut délivrer la volonté même des liens de l’hérésie ou de l’erreur ; c’est à ce prix seulement qu’elle est libre. De plus, il faut empêcher la volonté corrompue de corrompre les autres. L’intolérance charitable, on le voit, se justifie au point de vue exclusivement théologique. Elle s’appuie sur des raisonnements logiques dont le point de départ seul est vicieux[2].

Pour comprendre combien l’intolérance religieuse se légitime à son propre point de vue, il faut songer avec quelle entière quiétude nous interdisons et punissons les actes directement contraires aux conditions actuelles de notre vie sociale (par exemple l’outrage public aux bonnes mœurs, etc.). Or toute religion, nous le savons, superpose une autre société à la société réelle ; elle conçoit la vie au milieu des hommes comme enveloppée et débordée par la vie au sein de la divinité : elle doit donc chercher à maintenir cette société surnaturelle avec non moins d’énergie que nous cherchons à maintenir notre société humaine, et les conditions de cette vie supérieure viendront multiplier toutes les règles prohibitives que nous imposent déjà les conditions de l’existence réelle. Des murs imaginaires ne peuvent manquer de s’ajouter aux murs et aux fossés qui entravent déjà la circulation sur la surface de la terre : vivant avec les dieux, il faut que nous nous attendions à être coudoyés par eux et réprimés en leur nom. Cet état de choses ne peut disparaître entièrement que quand nous cessons de croire en une société très réelle avec nos dieux, quand nous les voyons se fondre en de simples idéaux. Les idéaux n’ont jamais le caractère exclusif et intolérant des réalités.

Il faut en somme distinguer deux sortes de vertus, sur lesquelles les religions ont une action. Les premières sont ces vertus que l’on peut appeler positives, actives, d’instinct et de cœur, comme la charité et la générosité ; celles-là, de tout temps et en tout pays, ont existé parmi les hommes ; les religions les exaltent, le christianisme a l’honneur de les avoir portées à leur plus haut degré. La seconde sorte de vertus, celles qui sont plus intellectuelles et retiennent dans l’action plutôt qu’elles n’y poussent, celles de possession de soi, d’abstention et de tolérance, celles-là sont plus modernes et proviennent de l’extension de la science, qui a amené une connaissance plus nette de ses limites mêmes. La tolérance est une vertu très complexe, beaucoup plus intellectuelle que la charité ; c’est une vertu de tête plus que de cœur, et ce qui le montre, c’est que charité et intolérance se sont rencontrées bien souvent, en s’alliant au lieu de se combattre. La tolérance, quand elle n’est pas philosophique et toute de raison, prend l’aspect d’une simple débonnaireté qui ressemble fort à de la faiblesse morale. Pour montrer la grandeur de la tolérance, il faut mettre en avant des raisons objectives tirées de la relativité de la connaissance humaine, non des raisons subjectives tirées de notre propre cœur[3]. Jusqu’à présent on avait fondé la tolérance sur le respect de la personne et de la volonté : « il faut, disait-on, que l’homme soit libre, libre de se tromper et même de mal faire, au besoin ; » rien de plus vrai ; mais il est un autre fondement encore plus solide de la tolérance, qui tend à se faire reconnaître de plus en plus à mesure que se dissout la foi dogmatique. C’est la défiance à l’égard de la pensée humaine et aussi de la volonté, qui ne sont même pas libres de ne pas se tromper et dont tout article de foi absolue doit être nécessairement aussi un article d’erreur.

Aussi, dans les sociétés actuelles, la tolérance devient non plus seulement une vertu, mais une simple affaire d’intelligence ; plus on va, plus chacun comprend qu’il ne comprend pas tout, que la croyance d’autrui est comme un complément de la sienne propre, qu’aucun de nous ne peut avoir raison tout seul et à l’exception des autres. Par le seul développement de l’intelligence, qui fait entrevoir à chacun l’infinie variété du monde et l’impossibilité de donner une solution unique des problèmes éternels, chaque opinion individuelle prend une valeur à nos yeux : c’est un témoignage, rien de plus ni de moins, dans l’enquête tentée par l’homme sur l’univers, et chaque témoin comprend qu’il ne peut pas à lui seul formuler un jugement définitif, une conclusion dogmatique et sans appel.


II. — LA FOI DOGMATIQUE LARGE

La plupart des gens, comme dit un écrivain anglais, « se donnent pour but de traverser la vie en dépensant le moins de pensée possible ; » mais qu’arrivera-t-il pour ceux qui pensent et, en général, pour tout homme intelligent ? — Même sans s’en douter, on finira par se permettre une interprétation plus ou moins large des textes auxquels on prétend accorder une foi étroite et littérale. Il n’est guère de parfait orthodoxe. L’hérésie entre par une porte ou par une autre et, chose remarquable, c’est précisément là ce qui permet à la foi traditionnelle de se maintenir devant les progrès de la science. Une foi absolument et immuablement littérale serait trop choquante pour subsister longtemps. Ou l’orthodoxie tue les nations chez qui elle étouffe entièrement la liberté de penser, ou elle tue la foi même. L’intelligence ne peut rester à jamais immobile : c’est un éclair qui marche, comme celui que jettent sous le soleil les rames ruisselantes d’une barque lancée à force de bras.

Les partisans de l’interprétation littérale et autoritaire finissent tôt ou tard par apparaître comme accumulant deux hypothèses irrationnelles au lieu d’une seule : il ne leur suffit pas qu’il y ait eu une certaine révélation d’en haut, ils veulent que les termes mêmes qui expriment la pensée divine soient divins, sacrés, immuables, d’une entière exactitude. Ils divinisent les langues des hommes. Ils ne songent pas aux difficultés qu’éprouverait quelqu’un qui, sans être un dieu, serait simplement un Descartes, un Newton ou un Leibniz, pour exprimer sa haute pensée dans une langue encore informe et à demi-sauvage. Le génie est toujours au-dessus de la langue dont il se sert et les mots sont généralement pour beaucoup dans les erreurs où tombe sa pensée même ; une « inspiration divine » réduite à nos langues serait peut-être encore plus embarrassée qu’une inspiration tout humaine. Rien ne paraît donc plus étrange, à ceux qui examinent la chose de sang froid, que de voir des natioiss civilisées chercher l’expression pleine et entière de la pensée divine chez des peuples anciens, encore à demi-barbares, dont la langue et l’esprit étaient infiniment au-dessous de notre langue et de notre esprit ; leur dieu parlant et dictant obtiendrait à peine de nos jours un certificat d’études primaires. C’est là le plus grossier des anthropomorphismes, qui consiste à concevoir la divinité non sur le type de l’homme idéal, mais sur le type de l’homme barbare. Aussi, non seulement la foi littérale, forme primitive de toute foi révélée, finit par apparaître comme entièrement irrationnelle, mais ce caractère va sans cesse s’accentuant, par la raison que la foi fait effort pour rester immobile, tandis que l’humanité marche.

Sans un certain nombre d’hérésies qui naissent et circulent chez eux, sans un courant perpétuel de libre pensée, les peuples attachés à une religion littérale seraient un caput mortuum dans l’histoire, à peu près, dit M. de Hartmann, « comme les fidèles Thibétains du Dalaï-lama. « Les religions littérales ne peuvent de nos jours durer et se perpétuer que par une série de compromis. Dans l’esprit du croyant sincère et intelligent, il y a toujours des périodes d’avancement et de réaction, dea pas en avant suivis de pas en arrière. Les confesseurs connaissent bien toutes ces péripéties, qu’ils ont charno de régler et de maintenir dans certaines limites. Eux-mêmes y sont sujets : combien d’entre eux s’imaginent croire et sont quelque peu suspects d’hérésie ! Si nous pouvions lire au fond des consciences, que d’accommodements nous y remarquerions, que de complaisances secrètes ! Il y a toujours en chacun de nous quelqu’un qui proteste contre la foi littérale, et quand cette protestation n’est pas explicite, elle n’en est souvent que plus réelle : personne ne croit lire plus exactement un texte que celui qui lit entre les lignes ; quand on y admire et vénère tout, c’est généralement qu’on ne le comprend même pas. Beaucoup d’intelligences aiment le vague et s’en accommodent, elles croient en gros et arrangent les détails à leur guise ; quelquefois même, après avoir pris tout en bloc, elles éliminent chaque chose en détail. En somme, on pourrait peut-être diviser en trois classes ceux qui prétendent de nos jours posséder la foi littérale : des indifférents, des aveugles, des protestants qui s’ignorent.

Le protestantisme de Luther et de Calvin, c’est le compromis remplaçant le despotisme, c’est la foi large, quoique toujours dominatrice et orthodoxe. Car il y a encore dans le protestantisme des choses qui ne peuvent pas être l’objet d’un compromis ; il y a encore des dogmes qu’il est impie de rejeter et qui, pour les libres-penseurs, ne sembleront guère moins contraires à la froide raison que ceux du catholicisme ; il y a un système de thèses métaphysiques ou historiques ayant un caractère divin et non pas seulement humain. Ce qu’il y a de plus désirable dans une religion qui veut être progressive, c’est l’ambiguïté des textes ; or les textes bibliques ne sont pas encore assez ambigus. Comment douter, par exemple, de la mission divine de Jésus-Christ ? Comment douter des miracles ? L’idée d’un Christ et les miracles sont le fondement même de toute religion chrétienne ; ils se sont imposés à Luther et, de nos jours encore, ils pèsent de tout leur poids sur le protestantisme orthodoxe. Dès lors, toute la liberté dont on semblait jouir au premier abord paraît bien peu de chose. On se meut dans un cercle si restreint ! Le protestant est toujours attaché à quelque chose ; la chaîne est seulement plus longue et plus flexible. Le protestantisme a rendu au droit et à la liberté de conscience des services dont on ne saurait trop relever l’importance ; mais, à côté des principes de liberté qu’il renferme, il en contenait d’autres d’où pouvait se déduire logiquement l’emploi de la contrainte charitable. Ces dogmes, essentiels au vrai protestantisme, sont le péché originel, conçu comme plus radical encore que dans le catholicisme et comme destructeur du libre arbitre, la rédemption, par laquelle il a fallu la mort de Dieu le Fils pour racheter l’homme des vindictes de Dieu le Père, la prédestination dans toute sa rigueur, la grâce et l’élection sous leur forme la plus fataliste et la plus mystique, enfin et surtout l’éternité des peines sans purgatoire ! Si tous ces dogmes ne sont que des mythes philosophiques, le nom de chrétien devient alors un titre tout verbal, et on pourrait aussi bien se dire païen, car tous les mythes de Jupiter, de Saturne, de Cérès, de Proserpine et les « divinités de Samothrace » sont susceptibles aussi de devenir des symboles de haute métaphysique : lisez Jamblique ou Schelling. Nous devons donc supposer que le protestant orthodoxe admet un enfer, une rédemption, une grâce. Or, dans ces conditions, toutes les conséquences que nous avons déduites de ces dogmes redeviennent inévitables. Aussi les Luther, les Calvin, les Théodore de Bèze ont-ils prêché et pratiqué l’intolérance par les mêmes raisons que les catholiques. Ils n’ont réclamé le libre examen que pour eux-mêmes et dans la mesure où ils en avaient besoin ; ils ne l’ont jamais élevé au rang de doctrine orthodoxe. Calvin a brûlé Servet ; les puritains d’Amérique, jusqu’en 1692, ont puni de mort les sorciers et les blasphémateurs.

Si le protestantisme a servi finalement la liberté de conscience, c’est que toute hérésie est un exemple de liberté et d’affranchissement qui entraîne après lui une série d’autres hérésies. En d’autres termes, l’hérésie est une conquête du doute sur la foi. Par le doute, le protestantisme sert la liberté ; par la foi, il cesserait de la servir et la menacerait, s’il était logique. Mais le caractère de certains esprits est précisément de s’arrêter en toutes choses à moitié chemin, entre l’autorité et la liberté, entre la foi et la raison, entre le passé et l’avenir.

Outre les dogmes admis en commun, le vrai protestantisme réclame encore un culte extérieur une manifestation déterminée de la croyance ; il tâche, lui aussi, de s’incorporer dans un certain nombre d’habitudes et de rites, qui deviennent un besoin permanent et ravivent sans cesse la foi prête à s’éteindre ; il exige des temples, des prêtres, un cérémonial. Sous le rapport du culte extérieur comme des dogmes, les protestants orthodoxes se croient aujourd’hui bien supérieurs aux catholiques ; ils ont rejeté en effet avec bon nombre de croyances naïves, bon nombre de pratiques inutiles souvent empruntées au paganisme. Il faut entendre par exemple un protestant exalté, dans ses disputes avec les catholiques, parler de la messe, cette superstition dégradante, par laquelle on interprète « en un sens aussi matériel qu’un sauvage pourrait le faire » la parole du Christ : — Celui qui se nourrit de moi vivra par moi. — Mais ce même protestant n’admet-il donc pas comme le catholique le miracle du sacrifice expiatoire, du Christ se donnant aux hommes pour les sauver ? Du moment où on admet un miracle, pourquoi s’en tenir là, pourquoi ne pas le mutiplier à l’infini ? « Entrez dans cet ordre d’idées, dit M. Matthew Arnold, sera-t-il possible de rien imaginer de plus beau que ce miracle répété chaque jour, Jésus-Christ offert en holocauste à mille lieux dilférents, le croyant mis partout à même de voir se renouveler l’œuvre de la rédemption, de s’unir au corps dont le sacrifice le sauve ? » C’est là, dites-vous, une conception très belle à titre de légende, mais vous refusez d’y croire parce qu’elle choque la raison ; — alors rejetez du même coup toutes les autres choses irrationnelles dont est rempli le christianisme. Si le Christ s’est donné au genre humain, pourquoi ne se donnerait-il pas à moi ? s’il est venu au devant du monde qui ne l’appelait point, pourquoi ne descendrait-il pas en moi qui l’appelle et crie vers lui ? si Dieu s’est fait chair, s’il a été présent dans un corps humain, que trouvez-vous d’étrange dans sa présence réelle en mon sang et en ma chair ? Vous voulez bien du miracle, mais à condition de ne pas le voir ; que signifie cette fausse pudeur ? Quand on croit à quelque chose, il faut vivre au sein de cette croyance, il faut la voir et la retrouver partout ; quand on a un Dieu, c’est pour qu’il marche et respire sur la terre : il ne faut pas reléguer celui qu’on adore dans un coin du ciel, lui interdire de paraître au milieu de nous, se moquer de ceux qui le voient, le sentent, le touchent. Les libres-penseurs peuvent sourire, quand ils en ont le courage, du prêtre convaincu qui croit Dieu présent à l’hostie qu’il tient entre ses mains, présent au temple où il officie ; ils peuvent aussi se railler de l’enfant des campagnes qui croit voir les Saints ou la Vierge vrai croyant ne peut que prendre tout cela au sérieux. Les protestants prennent bien au sérieux le baptême et pensent qu’il est de toute nécessité pour le salut. Luther croyait bien au diable ; il le voyait partout, dans la grêle, dans les incendies, dans le tumulte qui se faisait parfois sur son passage, dans les interruptions qui éclataient pendant ses sermons ; il l’apostrophait, il menaçait tous les démons, « fussent-ils aussi nombreux que les tuiles des toits. » Un jour même il exorcisa si bien le Mauvais, qui manifestait sa présence par les vociférations des assistants, que le sermon commencé au milieu du plus grand trouble put s’achever tranquillement : le diable avait eu peur. Pourquoi donc le protestant orthodoxe, surtout de nos jours, veut-il s’arrêter dans sa foi ? Pourquoi s’imaginer que Dieu ou le diable soient apparus seulement il y a deux mille ans ? Pourquoi croire aux guérisons de l’Évangile et ne pas croire aux légendes naïves qu’on raconte sur la communion, ou encore aux miracles de Lourdes ? Tout se tient dans la foi, et si vous voulez renoncer à votre raison, pourquoi ne pas avoir ce mérite jusqu’au bout ? Comme l’observe M. Matthew Arnold, la doctrine protestante orthodoxe, en admettant que le Fils de Dieu peut se substituer comme victime expiatoire aux hommes condamnés pour la faute d’Adam, — en d’autres termes qu’il peut souffrir pour un crime qu’il n’a pas commis à la place de gens qui ne l’ont pas commis non plus, — ne fait elle-même qu’expliquer littéralement et grossièrement ce passage : « Le Fils de l’homme est venu pour donner sa vie en rançon pour plusieurs. « Du moment où on veut s’en tenir sur un texte au sens littéral, pourquoi ne pas le faire aussi pour les autres textes ? Le protestantisme, en introduisant une certaine dose de liberté dans la foi, y a introduit aussi l’esprit d’inconséquence : c’est là sa qualité et son défaut. Quelqu’un me disait un jour : « Si je voulais tout croire, je ne croirais plus à rien, » Voilà le raisonnement de Luther ; il a voulu faire la part du feu dans les dogmes, et il a espéré conserver la foi en la limitant. Ces limites sont artificielles. Il faut voir comment Pascal, avec l’esprit logique d’un Français qui est en même temps un mathématicien, se moque du protestantisme : « Que je hais ces sottises ! s’écrie-t-il : ne pas croire à l’Eucharistie, etc. Si l’Évangile est vrai, si Jésus-Christ est Dieu, quelle difficulté y a-t-il là ? « Nul mieux que Pascal n’a vu, comme il dit, ce qu’il y a d’ « injuste, » dans certains dogmes chrétiens, ce qu’il y a de « choquant, » les « choses tirées par les cheveux, » les « absurdités » : il a vu tout cela, et il l’a accepté. Il voulait tout ou rien : quand on a fait un marché avec la foi, on ne choisit pas ce qu’il y a de meilleur pour laisser le reste, on prend tout et on donne tout. C’est encore Pascal qui a dit que l’athéisme était signe de force d’esprit, mais d’une force déployée sur un point seulement : on peut retourner la parole et dire qu’on est catholique par force d’esprit au moins sur un point. Le protestantisme, quoique d’un ordre plus élevé dans l’évolution des croyances, demeure pourtant aujourd’hui une marque de faiblesse d’esprit chez ceux qui persistent à s’y arrêter après les premiers pas faits vers la liberté de la pensée : c’est un arrêt à moitié chemin. Au fond, les deux orthodoxies rivales qui, de notre temps, se disputent les nations civilisées, étonnent également celui qui a été élevé en dehors d’elles.


III. — DISSOLUTION DE LA FOI DOGMATIQUE
DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES


La foi dogmatique, étroite ou large, peut-elle subsister indéfiniment devant la science moderne ? Nous ne le pensons pas. Il y a dans la science deux parties : l’une, constructive, l’autre destructive. La partie constructive est déjà assez avancée, dans nos sociétés modernes, pour répondre à certains desiderata de l’esprit humain que le dogme se chargeait jadis de satisfaire. Sur la genèse du monde, par exemple, nous avons aujourd’hui des renseignements plus étendus et plus détaillés que ne le sont les imaginations bibliques. Sur la filiation des espèces, nous arriverons par degrés à un certain nombre de certitudes. Enfin tous les phénomènes célestes ou terrestres les plus saillants aux yeux des foules sont déjà complètement expliqués. Le pourquoi définitif n’est pas donné sans doute ; on se demande même s’il y en a un. Quant à la réponse au comment, elle est déjà poussée très loin. Il ne faut pas oublier que les religions ont commencé par la physique, que la physique est restée longtemps en elles la partie essentielle et prépondérante ; aujourd’hui elles sont forcées de s’en séparer et perdent ainsi une grande partie de leur attrait, qui a passé à la science.

La science n’a pas moins d’importance par son influence dissolvante et destructive. D’abord les sciences physiques et astronomiques. Toutes les anciennes superstitions sur les tremblements de terre, les éclipses, etc., qui étaient une occasion constante d’exaltation religieuse, sont détruites ou bien près de l’être jusque dans les masses populaires. La géologie a renversé d’un seul coup les traditions de la plupart des religions. La physique a tué les miracles. De même pour la météorologie, si récente et qui a tant d’avenir. Dieu, pour l’homme du peuple, est resté trop souvent encore celui qui fait la pluie et le beau temps, l’Indra des Hindous. Un prêtre me disait l’autre jour, le plus sérieusement du monde, que les prières de ses paroissiens avaient donné au pays trois jours de soleil. Dans les villes dévotes, si la pluie tombe un jour de procession et s’arrête un peu avant le départ du cortège, on ne manque jamais de voir là un miracle. Les populations de marins, dont le sort dépend si étroitement des perturbations atmosphériques, sont plus portées que d’autres aux pratiques superstitieuses. Du moment où l’on pourra d’avance prévoir à peu près le temps et se prémunir, toutes ces superstitions tomberont. C’est ainsi que la crainte du tonnerre s’efface rapidement de nos jours : or cette crainte était entrée comme un important facteur dans la formation des religions antiques. Franklin, en inventant le paratonnerre, a fait plus pour la destruction des sentiments superstitieux que n’aurait fait la propagande la plus active.

On pourrait déjà de nos jours, comme M. Renan l’a remarqué, démontrer scientifiquement la non-intervention du miracle dans les affaires de ce monde et l’inefficacité des demandes à Dieu pour en modifier le cours naturel ; on pourrait, par exemple, soigner les mêmes malades selon les mêmes méthodes, dans deux salles d’hôpital voisines l’une de l’autre : pour les malades de l’une des salles, un prêtre prierait ; il serait possible de voir si la prière modifie d’une manière appréciable la moyenne des guérisons. Le résultat de cette sorte d’expérience sur le pouvoir providentiel est d’ailleurs facile à deviner, et il est douteux qu’aucun prêtre instruit voulût s’y prêter.

Les sciences physiologiques et psychologiques ont le rôle très important de nous expliquer d’une manière naturelle une foule de phénomènes du système nerveux où l’on était forcé, jusqu’alors, de voir du merveilleux ou de la supercherie, du divin ou du diabolique.

Enfin, les sciences historiques attaquent les religions non pas seulement dans leur objet, mais en elles-mêmes, dans leur formation naturelle, montrant toutes les sinuosités et les incertitudes de la pensée qui les a construites, les contradictions primitives, bien ou mal corrigées par la suite, les dogmes les plus précis formés par la juxtaposition lente d’idées vagues et hétérogènes. La critique religieuse, dont les éléments se répandront tôt ou tard jusque dans l’enseignement, est l’arme la plus redoutable dont on se soit servi contre le dogmatisme religieux ; elle a eu et elle aura surtout son effet dans les pays protestants, où la théologie passionne même les foules. La foi religieuse tend à être remplacée par la curiosité des religions : nous comprenons mieux ce à quoi nous croyons moins, et nous nous intéressons davantage à ce qui ne nous cfrraic plus d’une horreur sacrée. Mais l’explication des religions positives apparaît comme tout le contraire de leur justification : faire leur histoire, c’est faire leur critique. Quand on veut approcher du point d’appui qu’elles semblaient avoir dans la réalité, on voit ce point reculer peu à peu puis disparaître, comme lorsqu’on approche du lieu où paraissait se poser l’arc-en-ciel : on avait cru trouver dans la religion un lien rattachant le ciel à la terre, un gage d’alliance et d’espérance ; c’est un jeu de lumière, un effet d’optique que la science corrige en l’expliquant.

L’instruction primaire, dont on se moque quelquefois aujourd’hui, est aussi une institution toute nouvelle dont il n’y avait guère trace autrefois, et qui modifie profondément tous les termes du problème social et religieux. Le simple bagage d’instruction élémentaire qu’emporte l’écolier moderne, surtout si on y ajoute quelques notions de l’histoire religieuse humaine, peut suffire à le mettre en garde contre bien des superstitions. Autrefois, le soldat romain embrassait successivement la religion de tous les pays où il campait longtemps ; revenu chez lui, il bâtissait un autel aux dieux lointains qu’il avait fait siens, Sabazius, Adonis, la déesse de Syrie ou la Bellone asiatique, le Jupiter de Baalbek ou celui de Dolica. Aujourd’hui, nos soldats et nos marins ne rapportent guère de leurs voyages qu’une tolérance incrédule, un sourire doucement irrespectueux à l’égard de tous les dieux.

Le perfectionnement des voies de communication est aussi un des grands obstacles au maintien des croyances dogmatiques : rien n’abrite la foi comme le creux profond d’une vallée ou les méandres d’un fleuve non navigable. Les derniers croyants des religions antiques furent les paysans, pagani ; d’où le nom de païens. Mais aujourd’hui les campagnes s’ouvrent, les montagnes se percent : la circulation toujours plus active des choses et des gens fait circuler les idées, nivelle la foi, et ce niveau ne peut aller qu’en s’abaissant au fur et à mesure des progrès de la science. De tout temps les peuples, en voyageant, ont vu s’altérer leurs croyances ; aujourd’hui cette altération se fait sur place : les horizons changent sans qu’on ait besoin de changer de lieu. Les Papin, les Watt, les Stephenson ont fait autant pour la propagation de la libre-pensée que les philosophes les plus hardis. De nos jours mêmes, le percement de l’isthme de Suez aura probablement plus contribué à élargir l’hindouisme que les efforts consciencieux de Râm Mohun Roy ou de Keshub.

Parmi les causes qui tendront, dans les sociétés futures, à éliminer l’ancien dogme de la providence spéciale, notons le développement de tous les arts, celui du commerce même et de l’industrie, qui n’en est encore qu’à ses débuts. Le commerçant, l’industriel s’habitue déjà à ne compter que sur soi, sur son initiative, sur son ingéniosité personnelle ; il sait que travailler, c’est prier, non pas en ce sens que le travail aurait une sorte de valeur mystique, mais parce qu’il est la valeur réelle et à notre portée ; il acquiert par là un sentiment vif et croissant de responsabilité. Que l’on compare par exemple le métier d’aiguilleur (état industriel) à celui de soldat (état guerrier), on verra que les actions du premier sont forcément réfléchies et développent chez lui l’esprit de responsabilité, tandis que le second, habitué à aller sans savoir où, à obéir sans savoir pourquoi, à être vaincu ou à vaincre sans savoir comment, est dans une situation d’esprit très propre à l’envahissement des idées d’irresponsabilité, de chance divine ou de hasard. Aussi l’industrie, là où elle ne traite pas l’ouvrier comme une machine, mais au contraire le force à agir avec conscience et réflexion, est extrêmement propre à affranchir l’esprit. Disons la même chose du commerce. Toutefois, dans le commerce, la part de l’attente, de la passivité est un peu plus grande : le marchand attend le client, et il ne dépend pas toujours de lui qu’il vienne. De là des idées superstitieuses qui s’affaibliront à mesure que, dans le commerce même, la part de l’initiative et de l’activité personnelle deviendra plus grande. Il y a une trentaine d’années, dans une ville très dévote, existaient de petits commerçants qui regardaient comme un devoir de n’examiner leur livre de compte qu’à la fin de l’année : « Ce serait, disaient-ils, se méfier de Dieu que de constater trop souvent si on est en perte ou en profit ; cela porte malheur ; au contraire, moins on calcule ses revenus, plus ils s’accroissent. » Ajoutons que, grâce à de tels raisonnements, qui d’ailleurs n’étaient pas tout à fait dépourvus d’une logique naïve, les commerçants dont nous parlons ne firent pas de très brillantes affaires. Dans le commerce moderne, l’esprit positif, l’intelligence toujours éveillée et en quête, le calcul qui chasse de partout le hasard tendent à devenir les vrais et seuls éléments du succès ; quant aux risques qui, malgré toutes les précautions, subsistent encore, c’est à l’assurance qu’on s’adressera pour les couvrir.

L’assurance, voilà encore une conception toute moderne, qui substituera l’action directe de l’homme à l’intervention de Dieu dans les événements particuliers et qui permettra de compenser un malheur avant même qu’il ne se soit produit. Il est probable que l’assurance, qui ne date que de quelques années et va s’étendant rapidement, s’appliquera un jour à presque tous les accidents qui peuvent frapper l’homme, se pliera à toutes les circonstances de la vie, nous accompagera partout, nous enveloppera d’un réseau protecteur. Alors l’agriculture même, la marine, tous les métiers et tous les arts où l’initiative humaine a une part moindre, où il faut attendre la « bénédiction particulière du ciel » et où le succès final reste toujours aléatoire, se verront devenir de plus en plus indépendants et libres. On peut croire qu’un jour l’idée de providence particulière sera complètement éliminée de la sphère économique : tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, pourra s’estimer en argent, sera couvert par une assurance, mis à l’abri du sort, retiré à la faveur divine.

Reste la sphère purement sensible et effective, les accidents physiques ou moraux qui peuvent nous arriver, les maladies qui peuvent tomber sur nous et sur les nôtres. C’est là que la volonté du grand nombre des hommes se sent le plus impuissante, leur perspicacité le plus en défaut. Il suffit d’avoir entendu quelques personnes du peuple raisonner physiologie ou médecine pour se rendre compte combien est grand sur ce point l’abaissement de leur intelligence. Souvent même des hommes d’une éducation plus disting"uée n’en savent pas plus qu’eux sur ce point. En g’énéral, notre ig-norance de l’hygiène et des notions les plus élémentaires de la médecine est telle, que nous sommes désarmés devant tout mal physique tombant sur nous ou sur les nôtres. À cause de cette impuissance où nous nous voyons d’agir là où précisément nous voudrions le plus agir, nous cherchons une issue pour notre volonté comprimée, pour notre espérance inquiète, et nous la trouvons dans la demande adressée à Dieu. Bien des gens n’ont jamais songé à prier que dans la maladie, ou lorsqu’ils voyaient des êtres chers malades autour d’eux. Comme toujours, le sentiment d’une « dépendance absolue » provoque ici le retour du s’intiment religieux. Mais, plus l’instruction se répandra, plus les sciences naturelles tomberont dans le domaine commun, mieux nous nous sentirons armés d’une certaine puissance même en face des accidents physiques. Dans les familles très pieuses, le médecin n’apparaissait guère autrefois que comme un instrument de la providence spéciale ; on avait confiance en lui moins à raison de son talent que de sa religiosité ; cette confiance était absolue, on se déchargeait sur lui de toute responsabilité, comme les peuples primitifs sur les sorciers et les prêtres-médecins. Maintenant on commence à voir dans le médecin un homme comme un autre, qui lire ce qu’il sait de son propre fonds, ne reçoit aucune inspiration d’en haut, doit être par conséquent choisi avec soin, aidé, soutenu dans sa tâche. On comprend que les remèdes employés par lui n’ont rien de mystérieux, que leur action est régulière, que tout est une question d’intelligence dans l’application elle dosage ; au lieu de se remettre comme une matière passive entre ses mains, on tâche de coopérer à la fin qu’il poursuit, on agit davantage. Quand nous entendons quelqu’un appeler au secours et que nous pouvons courir à lui, songeons-nous à nous agenouiller ? Non ; nous considérerions même une prière passive comme un homicide déguisé. L’époque est passée où Ambroise Paré s’écriait modestement : « Je le pansai, Dieu le guérit, » Toujours est-il que Dieu ne guérit pas ceux qu’on panse mal. Le progrès des sciences naturelles est une sorte d’assurance préventive, qui n’est plus renfermée dans la sphère purement économique ; un jour on pourra, avec quelques précautions, s’assurer non seulement contre les conséquences économiques de tel ou tel accident, mais contre cet accident même ; on en viendra à le prévoir et à l’éviter, comme on prévoit et évite souvent la misère. Enfin, à l’égard même des maux qui n’auront pu être évités, chacun ne comptera que sur la science et sur l’effort humain.

Grâce à toutes les causes précédemment énumérées, que de pas faits depuis l’antiquité et le moyen âge ! D’abord, on ne croit plus aux oracles et aux prédictions. La loi, du moins, n’y croit pas et punit même ceux qui cherchent à spéculer sur la naïveté de quelques ignorants. Les devineresses de nos jours ne sont plus logées dans des temples ; en tous cas elles n’ont plus les philosophes et les hauts personnages pour clients. Nous sommes loin du temps où Socrate et ses disciples allaient consulter les oracles, où les dieux parlaient, donnaient des conseils, réglaient la conduite des hommes, tenaient lieu d’avocats, de médecins, de juges, décidaient de la paix ou de la guerre. Si on eût affirmé à un païen qu’un jour les hommes pourraient se passer de l’oracle de Delphes, il eût été aussi surpris qu’un chrétien l’est aujourd’hui quand on lui dit qu’un jour nouo n’aurons plus besoin de cathédrales, de prêtres et de cérémonies religieuses.

On sait le rôle que jouaient aussi les prophéties dans la religion des Hébreux. Au moyen âge, on a fait l’expérience publique et malheureuse de certaines prophéties, comme celle qui touchait l’an mille. Depuis ce temps la religion dogmatique, pour ne pas se compromettre, s’est tenue à l’écart de tout oracle et de toute prophétie, préférant plus de sécurité à moins d’influence. Ainsi, par degrés, la religion autoritaire a renoncé à une des portions les plus importantes de la vie humaine, qu’elle prétendait autrefois connaître et régler : l’avenir. Elle se contente aujourd’hui du présent. Ses prédictions, de plus en plus vagues, ne portent plus que sur l’au-delà de la vie, et elle se contente de promettre le ciel à ses fidèles. Dans la religion catholique elle le leur assure même, en une certaine mesure, par l’absolution. Aussi peut-on voir dans le confessionnal un succédané de la divination d’autrefois. Le prêtre, de sa main, ouvre ou ferme les cieux au fidèle agenouillé dans l’ombre. C’est une puissance plus grande, à certains égards, que celle de la pythonisse fixant d’un mot le sort des batailles. Toutefois, la confession même a disparu dans les religions les plus fortes et les plus jeunes issues du christianisme. Dans le protestantisme orthodoxe, on est soi-même juge de son avenir et c’est notre seule conscience individuelle, avec toutes ses incertitudes, qui peut nous dire le mot de notre destinée. Par cette transformation, la foi dogmatique en la parole du prêtre ou du prophète tend à devenir une simple foi dans la voix de la conscience, qui elle-même va se mitigeant, s’atténuant par le doute. La croyance aux oracles et au doigt de la providence dsible dès ce monde devient simplement aujourd’hui la croyance, un peu hésitante, à « l’oracle intérieur » et à une providence toute transcendante : c’est un des points sur lesquels on peut considérer l’évolution religieuse comme déjà presque accomplie, l’individualisme religieux comme prêt à remplacer l’obéissance au prêtre, la négation du merveilleux comme substituée aux superstitions antiques.

La force de la croyance dans le Dieu personnel des religions fut de tout temps proportionnée à la force de la croyance au diable, et nous venons d’en voir un exemple dans Luther. En effet, ces deux genres de foi sont corrélatifs : ce sont les deux faces diverses d’un même anthropomorphisme. Or, de nos jours, la foi au diable va s’affaiblissant d’une façon incontestable ; cet affaiblissement est même très caractéristique ; il ne s’est jamais produit comme à notre époque. Il n’est pas de personne éclairée qui ne soit portée à sourire du diable. C’est là, croyons-nous, un signe des temps, une preuve manifeste de la décroissance du sentiment religieux dogmatique ; là où ce sentiment est, par exception, resté assez fort encore et même fécond en dogmes nouveaux, comme en Amérique, la peur du diable est demeurée entière ; dans les régions plus éclairées, où cette peur n’existe plus qu’à l’état de symbole et de mythe, l’intensité et la fécondité du sentiment religieux ne peuvent pas ne pas diminuer dans la même proportion. Le sort de Javeh et celui de Lucifer sont liés ; anges et diables se tiennent par la main comme dans les rondes fantastiques du moyen âge : le jour où Satan et les siens seraient définitivement vaincus et anéantis dans l’esprit du peuple, les puissances célestes ne leur survivraient guère.


En somme, sous tous les rapports, la foi dogmatique, surtout celle qui est étroite, autoritaire, intolérante et en contradiction avec l’esprit de la science, semble destinée à disparaître ou à se concentrer dans un petit nombre de fidèles. Toute doctrine, fût-elle très morale et très élevée, nous paraît même aujourd’hui cesser de l’être et se dégrader du moment où elle prétend s’imposer à la pensée comme un dogme. Heureusement le dogme, cette cristallisation de la croyance, est un composé instable : comme certains cristaux complexes, un rayon concentré de lumière, tombant sur lui peut le faire éclater, s’en aller en poussière. La critique moderne fournit ce rayon. Si le catholicisme, poursuivant l’unité religieuse, devait logiquement aboutir à la doctrine de l’infaillibilité, la critique moderne, en montrant la relativité des connaissances humaines et la faillibilité essentielle à toute intelligence, tend à l’individualisme religieux et à la dissolution de tout dogme universel ou « catholique ». Par là le protestantisme orthodoxe est lui-même menacé de ruine comme le catholicisme orthodoxe, car il a, lui aussi, conservé dans le dogme, outre l’irrationnalité, un élément de catholicité, par cela même d’intolérance, sinon pratique et civile, au moins théorique et religieuse.





CHAPITRE II
LA FOI SYMBOLIQUE ET MORALE




I. — Substitution du symbolisme métaphysique au dogme. — Le protestantisme libéral, — Comparaison avec le brahmaïsme. — Substitution du symbolisme moral au symbolisme métaphysique. — La foi morale. — Kant. — Mill. — Matthew Arnold. Explication littéraire de la Bible substituée à l’explication littérale.
II — Ciitique de la foi symbolique. — Inconséquence du protestantisme libéral. — Jésus est-il un type plus divin que les autres grands génies. — La Bible a-t-elle plus d’autorité morale que les autres chefs-d’œuvre de la poésie. — Critique du système de Matthew Arnold. — Absorption finale des religions dans la morale.


Toute position illogique étant instable pour les esprits vraiment fermes, l’inconséquence même d’une religion la force à une évolution perpétuelle, qui la rapproche sans cesse de l’irréligion finale, mais par des degrés presque insensibles. Aussi le protestant ne connaît-il point les déchirements du catholique, forcé de tout prendre ou de tout rejeter : il ignore les grandes révolutions et les coups d’état intérieurs, il a l’art instinctif des transitions, son credo est élastique. Il peut passer par tant de confessions diverses, qu’il a tout le temps d’habituer son esprit à la vérité avant de la confesser pour son compte. Le protestantisme est la seule religion, au moins en occident, où l’on puisse devenir athée sans s’en apercevoir et sans se faire à soi-même l’ombre d’une violence : le théisme subjectif de M. Moncure Conway, par exemple, ou de tel unitaire ultra-libéral, est tellement voisin de l’athéisme idéaliste qu’on ne peut véritablement pas l’en distinguer, et cependant les unitaires, qui en fait sont souvent des libres-penseurs, croient, pour ainsi dire, croire encore. C’est que les croyances aimées gardent longtemps leur charme, même quand nous sommes persuadés que ce sont des erreurs et que nous les pensons mortes en nous ; nous caressons ces illusions refroidies sans pouvoir nous résoudre à les abandonner tout à fait, comme dans les pays slaves on embrasse encore le visage pâle des morts jusque dans le cercueil ouvert, avant de jeter sur eux les poignées de terre qui brisent définitivement tous les liens visibles de l’amour.

Bien avant le christianisme les autres grandes religions, le brahmanisme et le bouddhisme, beaucoup plus larges et moins arrêtées dans leur dogme, avaient suivi l’évolution qui transforme la foi littérale en foi symbolique. Elles s’étaient conciliées successivement avec toutes les métaphysiques. Ce mouvement séculaire ne pouvait que recommencer avec une nouvelle force sous la domination anglaise. Aujourd’hui Sumangala, le grand-prêtre bouddhiste de Colombo, interprète en un sens symbolique la doctrine profonde et naïve tout ensemble de la transmigration ; il prétend rejeter les miracles ; d’autres bouddhistes éclairés acceptent la plupart des doctrines modernes, depuis Darwin jusqu’à Spencer. D’autre part, au sein de l’hindouisme, s’est formée une véritable religion nouvelle et toute théiste, celle des brahmaïstes[4] ; Râm Mohun Roy avait fondé au commencement de ce siècle une foi très symbolique et très large ; ses successeurs en sont arrivés, avec Debendra Nâth Tâgore, à nier l’authenticité même des textes, qu’on s’efforçait d’abord de tirer en tout sens. Ce dernier pas s’est fait brusquement, dans des circonstances qui méritent d’être rapportées parce qu’elles résument en quelques traits l’histoire de toute pensée religieuse. C’était vers 1847. Depuis longtemps les disciples de Ràm Mohun Roy, les brahmaïstes, discutaient sur les Védas et, fort semblables à nos protestants libéraux, persistaient à se rattacher aux textes, où ils voulaient voir l’expression nette de l’unité de Dieu ; ils se tiraient d’affaire avec tous les passages suspects en niant leur authenticité. Enfin, pris d’inquiétude, ils envoyèrent à Bénarès quatre pandits chargés de collationner les textes sacrés : c’était à Bénarès que, suivant la tradition, était conservé l’unique manuscrit soi-disant complet et authentique. Pendant deux ans que dura le travail des pandits, les Hindous attendaient la vérité comme les Hébreux au pied du Sinaï. Enfin la version authentique ou prétendue telle leur fut apportée ; ils avaient la formule définitive de la révélation. Leur déception fut grande. Cette fois ils prirent leur parti et, réalisant d’un seul coup la révolution que poursuivent graduellement au sein du christianisme les protestants libéraux, ils rejetèrent définitivement les Védas et l’antique religion des brahmanes pour proclamer une religion théiste, qui ne s’appuyait sur aucune révélation. La nouvelle foi devait se développer, non sans hérésie ni schisme, mais ses adhérents représentent aujourd’hui dans l’Inde un important parti de progrès et d’action.

De nos jours, des hommes très estimables ont essayé, eux aussi, de pousser le christianisme dans une voie toute nouvelle. En accordant à l’homme le droit d’interprétation et de libre examen, Luther lui avait rendu le droit de glisser sa propre pensée sous les formules antiques du dogme et sous ie texte des livres saints. De telle sorte que, par une révolution curieuse, la « parole, » qui était considérée d’abord comme l’expression fidèle de la pensée divine, a tendu à devenir l’expression de notre pensée propre. Le sens des mots étant à notre disposition, le langage le plus barbare peut à la rigueur nous servir pour traduire les idées les plus nobles. Par cet ingénieux expédient tous les textes deviennent flexibles, les dogmes s’approprient plus ou moins au milieu intellectuel où on les place, la « barbarie » des livres sacrés s’adoucit ; à force de vivre en compagnie du peuple de Dieu, nous le civilisons, nous lui prêtons nos idées, nos aspirations. Chacun commente à sa façon la vieille Bible et il arrive que les commentaires, s’étendarit sans cesse, finissent par recouvrir et cacher à demi le texte primitif ; nous ne lisons plus qu’à travers un voile qui nous dérobe les laideurs en nous laissant voir les beautés. Au fond, le véritable Verbe, la parole sacrée, ce n’est plus Dieu qui la prononce et la fait retentir, éternellement la même, à travers les siècles ; c’est nous qui la prononçons, nous la lui soufflons tout au moins, — car qu’est-ce qui fait la valeur d’une parole, si ce n’est le sens qu’on y met ? Et c’est nous qui donnons ce sens. L’esprit divin passe donc dans le croyant et, par moments du moins, il semble que notre pensée soit le vrai Dieu. C’est un chef-d’œuvre d’habileté que cet essai de conciliation entre la foi et la libre-pensée. La première semble toujours un peu enarrière ; néanmoins l’autre, en s’ingéniant, finit par trouver moyen de la tirer à elle. Ce sont des arrangements, des compromis perpétuels, quelque chose comme ce qui se passe entre un sénat conservateur et une chambre progressiste, qui cherchent tous deux de bonne volonté un « modus vivendi. »

Par un procédé auquel n’aurait jamais osé songer Luther, les protestants ont imaginé d’étendre jusqu’aux dogmes essentiels cette faculté d’interprétation symbolique que Luther avait restreinte aux textes d’importance secondaire. Le plus essentiel des dogmes, celui dont dépendent tous les autres, est le dogme de la révélation. Si, depuis Luther, un protestant orthodoxe peut discuter tout à son aise sur le sens de la parole sacrée, il ne met pas en doute un seul instant que cette parole ne soit sacrée en effet et ne renferme un sens divin : quand il tient la Bible, il se croit certain de tenir dans sa main la vérité ; il ne lui reste plus qu’à la découvrir sous les mots qui la renferment, à fouiller le livre saint dans tous les sens comme les fils du laboureur fouillèrent le champ où ils croyaient un trésor caché. Mais est-ce donc bien sûr que ce trésor soit authentique, que la vérité se trouve toute faite dans les feuillets du livre ? Voilà ce que se demande le protestantisme libéral, qui, déjà répandu en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, possède en France même bon nombre de représentants. Tous les chrétiens s’accordaient jusqu’alors à croire qu’il y avait réellement un Verbe ; de nos jours cette foi même semble tendre à devenir symbolique. Sans doute Jésus a quelque chose de divin, mais ne sommes-nous pas tous divins par quelque endroit ? « Comment, écrit un pasteur libéral, comment serions-nous surpris de voir en Jésus un mystère, quand nous en sommes un à nous-mêmes ? » Selon les nouveaux protestants, il ne faut plus rien prendre au pied de la lettre, même ce qu’on avait considéré jusqu’alors comme l’esprit du christianisme. Pour les plus logiques d’entre eux, la Bible est presque un livre comme les autres ; la coutume l’a consacré ; on y trouve Dieu quand on l’y cherche, parce qu’on trouve Dieu partout, et qu’on l’y met, si par hasard il n’y est pas. Le Christ perd son auréole divine, ou plutôt il la partage avec tous les anges et tous les saints. Il perd sa pureté toute céleste, ou plutôt il nous la partage à tous ; car le péché originel n’est lui aussi qu’un symbole et nous naissons tous les fils innocents du Dieu bon. Autres symboles, que les miracles qui représentent d’une manière grossière et visible la puissance intérieure de la foi. Nous n’avons plus d’ordres à recevoir directement de Dieu ; Dieu ne nous parle plus seulement par une seule voix, mais par toutes les voix de l’univers, et c’est au milieu du grand concert de la nature que nous pouvons saisir et distinguer le véritable Verbe. Tout est symbole, excepté Dieu, qui est l’éternelle vérité.

Et encore, pourquoi s’arrêter à Dieu ? La liberté de pensée qui sans cesse tourne le dogme et l’adapte à ses progrès peut faire encore un pas. La foi immuable est de plus en plus resserrée et enfermée dans un cercle mouvant qui se rétrécit sur elle ; il ne restait plus pour le protestant libéral qu’un point fixe où elle puisse s’attacher : ce dernier va s’ébranler. Pourquoi Dieu même ne serait-il point un symbole ? Qu’est-ce que cet être mystérieux, si ce n’est la personnification populaire du divin, ou même de l’humanité idéale, en un mot de la moralité ?

Ainsi au symbolisme métaphysique se substitue un symbolisme purement moral. On aboutit alors à la conception Kantienne d’une foi au devoir entraînant comme simple postulat, ou même comme simple représentation à l’usage de l’homme, la foi en un principe capable d’assurer l’accord final de la moralité et du bonheur. La foi morale ainsi entendue a été adoptée par beaucoup d’Allemands comme base de la foi religieuse. Les hégéliens ont fait de la religion une morale symbolique. Strauss définit la morale l’  « harmonisation » de l’homme avec son espèce, et la religion celle de l’homme avec l’univers ; cette définition, qui semble d’abord impliquer une différence de généralité et une certaine opposition entre la morale et la religion, a en réalité pour but de montrer leur unité : l’idéal de l’espèce se confond avec celui de l’univers, et si par hasard il s’en distinguait, ce serait l’idéal le plus universel que la morale nous ordonnerait de poursuiTe. M. de Hartmann, lui aussi, malgré ses tendances mystiques, conclut qu’il n’y a de religion possible que celle qui consacrera l’autonomie morale de l’individu, son salut par lui-même, non par autrui (l’autosotérisme, par opposition à l’hétérosotérisme). D’où il suit que, selon M. de Hartmann, la reconnaissance et l’adoration de la divinité doivent avoir pour principe le respect de ce qu’il y a en nous-mêmes d’essentiel et d’impersonnel ; en d’autres termes, la piété n’est qu’une des formes de la moralité et du renoncement absolu.

En France, on sait que M. Renouvier suit Kant et fonde la religion sur la foi morale. M. Renan, lui aussi, fait de la religion une morale idéaliste : «  L’abnégation, le dévoilement, le sacrifice du réel à l’idéal, telle est, dit-il, l’essence même de la religion. » Et ailleurs : « Qu’est-ce que l’État, sinon l’égoïsme organisé ? Qu’est-ce que la religion, sinon l’organisation du dévouement ? » M. Renan oublie d’ailleurs ici qu’un État purement égoïste, c’est-à-dire purement immoral, ne pourrait vivre. Il serait plus juste de dire que l’État est l’organisation de la justice ; comme justice et dévouement ont au fond le même principe, il s’ensuit que l’État repose, ainsi que la religion même, sur la morale : la morale est la base même de la vie sociale.

En Angleterre, nous voyons également se produire la transformation de la foi religieuse en foi purement morale. Kant, par l’intermédiaire de Coleridge et de Hamilton, a exercé une grande influence sur la pensée anglaise et sur cette transformation de la foi. Coleridge a ramené le « royaume de Dieu » sur la terre, et le règne de Dieu est devenu pour lui comme pour Kant celui de la moralité. Pour Stuart Mill, placé à un autre point de vue que Coleridge, ce qui ressort de l’étude des religions, c’est aussi que leur valeur essentielle a toujours consisté dans les préceptes moraux qu’elles donnaient : le bien qu’elles ont fait doit être attribué plutôt au sentiment moral provoqué par elles qu’au sentiment religieux proprement dit. Toutefois, ajoute Stuart Mill, les préceptes moraux fournis par les religions ont le double inconvénient, 1o d’être intéressés et d’agir sur l’individu par les promesses ou les menaces relatives à la vie à venir sans l’arracher entièrement à la préoccupation du moi ; 2o de produire une certaine « apathie intellectuelle » et même une « déviation du sens moral », en ce qu’ils attribuent à une perfection absolue la création d’un monde aussi imparfait que le nôtre et, en une certaine mesure, divinisent ainsi le mal même. « On ne saurait adorer un tel dieu de bon cœur, à moins que le cœur n’ait été préalablement corrompu. » La vraie religion de l’avenir, selon Stuart Mill, sera une morale élevée, dépassant l’utilitarisme égoïste et nous portant à poursuivre le bien de l’humanité entière, le bien même de l’ensemble des êtres. Cette conception d’une « religion de l’humanité », qui n’est pas sans analogie avec la conception des positivistes, pourra se concilier, ajoute Stuart Mill, avec la croyance en une puissance divine, en un « principe du bien » présent à l’univers. La foi en Dieu n’est immorale que si elle suppose un Dieu tout-puissant, car elle rejette alors sur lui la responsabilité du mal : Dieu ne peut exister qu’à condition d’être partiellement impuissant, de rencontrer dans la nature, comme l’humanité même, des obstacles qui l’empêchent de faire tout le bien qu’il voudrait. Une fois Dieu ainsi conçu, le devoir pourra se formuler ainsi : « Aide Dieu «, travaille avec lui au bien, prête-lui « le concours dont il a besoin puisqu’il n’est pas omnipotent » ; travaille aussi avec tous les grands hommes, les Socrate, les Moïse, les Marc-Aurèle, les Washington, fais comme eux tout ce que tu pourras et rien que ce que tu dois. Cette collaboration désintéressée de tous les hommes entre eux et avec le « principe du bien », de quelque manière d’ailleurs qu’on se figure et qu’on personnifie ce principe, telle sera, selon Stuart Mill, la religion suprême. Ce n’est, on le voit, qu’une morale agrandie et érigée en loi universelle du monde. Qu’est-ce que nous appelons le divin, sinon ce qu’il y a en nous de meilleur ? « Dieu est bon, » avait écrit Feuerbach, « signifie : la bonté est divine ; Dieu est juste signifie : la justice est divine.» Au lieu de dire : il y a des douleurs divines, des morts divines, on a dit : Dieu a souffert. Dieu est mort. « Dieu, c’est le cœur humain divinisé[5]. »

Une thèse analogue a été soutenue avec éclat dans un livre qui a eu un grand retentissement en Angleterre, la Littérature et le dogme de Matthew Arnold. Ce dernier s’accorde d’abord avec tous les critiques des religions pour constater l’état de tension toujours croissante où estarrivé, de nos jours, le conflit entre la science et le dogme. « Une révolution inévitable va atteindre la religion dans laquelle nous avons été élevés ; nous en reconnaissons tous les signes avant-coureurs. » Et M. Arnold a raison. Jamais, en aucun temps, le parti de l’incrédulité ne parut avoir plus de raisons en sa faveur ; les antiques arguments contre la providence, le miracle et les causes finales, par lesquels les Épicuriens convainquirent autrefois tant d’esprits, ne semblent rien auprès des arguments fournis de nos jours par les Laplace, les Lamarck et tout récemment par Darwin, l’« homme qui a chassé le miracle », selon le mot de Strauss. Un des prophètes sacrés que M. Arnold aime à citer disait autrefois : « Un temps viendra où il y aura sur cette terre une famine, non la famine du pain ni la soif de l’eau, mais la famine et la soii d’ouïr les paroles de l’Éternel ; les hommes courront d’une mer à l’autre, du nord à l’orient, pour chercher la parole de l’Éternel, mais ils ne la trouveront point. » Ces temps prédits par le prophète, M. Arnold pourrait en reconnaître la venue ; n’est-ce pas de notre époque qu’on peut dire en vérité que la « parole de l’Éternel» lui manque ou va lui manquer bientôt. Un nouvel esprit anime notre génération ; non seulement on doute que l’ « Éternel » ait jamais parlé ou parle jamais à l’homme, mais beaucoup ne croient même plus à d’autre éternité qu’à celle de la nature muette et indifférente, qui ne révèle point son secret à moins qu’on ne le lui ravisse. Il y a bien encore aujourd’hui quelques serviteurs fidèles dans la maison du seigneur ; mais le maître, lui, semble parti pour les pays lointains du passé, d’où le souvenir seul revient. En Russie, dans les antiques domaines seigneuriaux, une plaque de fer est accrochée à la muraille ; quand le maître est revenu et passe en son domaine la première nuit du retour, le serviteur court à la plaque de fer, puis, dans le silence de la maison endormie mais peuplée désormais, il frappe le métal, il le fait résonner pour annoncer sa vigilance et la présence du maître. Qui fera vibrer ainsi la grande voix des cloches pour annoncer le retour en son temple du dieu vivant, la vigilance réveillée de tous les fidèles ? Aujourd’hui le tintement des cloches est triste comme un appel dans le vide ; il sonne la maison de Dieu déserte, il sonne l’absence du seigneur et le glas des croyances mourantes. Comment donc faire rentrer Dieu dans le cœur de l’homme ? Il n’y a qu’un moyen : en faire le symbole de la moralité, toujours vivante au fond de ce oœur. C’est à ce parti que, lui aussi, M. Arnold s’arrête. Mais il ne se contente pas de la moralité purement philosophique, il espère conserver la religion, et en particulier la religion du christianisme. Pour cela, il met en avant une nouvelle mélhode d’interprétation, la méthode « littéraire » et esthétique, qui cherche dans les textes seulement ce qu’il y a de plus beau et de meilleur moralement, en se disant que c’est peut-être encore là ce qu’il y a de plus vrai ; il essaie de reconstituer les notions primitives du christianisme dans ce qu’elles avaient de vague, d’indécis et en même temps de profond, pour les opposer au sens précis et grossier où la naïveté populaire les a prises. Quand il s’agit de métaphysique ou de religion, il n’y a rien de plus absurde que de vouloir trop préciser : ces vérités ne s’enferment pas dans un mot. Il faut donc que le mot, au lieu de définir pour nous la chose, ne soit qu’un moyen de nous rappeler son infinité. De même que la vérité déborde les mots, elle déborde aussi les personnalités ou les figures sous lesquelles l’humanité se l’est représentée. Quand une idée est conçue avec force, elle tend à prendre des traits, un visage, une voix ; nos oreilles croient entendre, nos yeux croient voir ce que sent notre cœur. « L’homme ne saura jamais, a dit Gœthe, combien il est anthropomorphiste. » Quoi d’étonnant à ce que l’humanité ait fini par personnifier ce qui l’a de tout temps émue, l’idée du bien et de la justice ? L’Éternel, l’Éternel juste, le Tout-Puissant qui met d’accord la réalité avec la justice, le grand distributeur du bien et du mal, le grand être qui pèse toutes les actions, qui fait tout avec nombre et mesure, ou plutôt qui est lui-même le nombre et la mesure, voilà le dieu du peuple juif, voilà le Javeh du judaïsme adulte, tel qu’il finit par apparaître dans le vague de l’inconnu. De nos jours il est devenu une simple notion morale qui, en s’imposant avec force à l’esprit, a fini par prendre une forme, par se personnifier, par s’allier à une foule de superstitions que la « fausse science des théologiens » en considérait comme inséparables et qu’une interprétation plus délicate, moins littérale et plus « littéraire », doit en séparer. Dieu étant devenu la loi morale, on pourra aller plus loin encore dans cette voie et dire que le Christ qui s’immole pour sauver le monde est le symbole moral du sacrifice de soi-même, le type sublime dans lequel nous trouvons réunies toutes les douleurs de la vie humaine et toute la grandeur idéale de la moralité. En lui l’humain et le divin sont réconciliés : il est homme, car il souffre, mais son dévouement est si grand qu’il le fait Dieu. Qu’est-ce maintenant que le ciel, réservé à ceux qui suivent le Christ et continuent sans interruption la série des sacrifices ? C’est la perfection morale. L’enfer, c’est le symbole de la corruption définitive où, par hypothèse, finiraient par tomber ceux qui, à force de choisir le mal, perdraient jusqu’à la notion du bien. Quant au paradis terrestre, c’est le charmant symbole de l’innocence primitive de l’enfant : il n’a rien fait de mal encore, mais il n’a rien fait de bien ; sa première désobéissance marque sa première faute ; quand le désir s’est éveillé en lui pour la première fois, sa volonté a été vaincue, il a failli, il est tombé, mais cette chute est précisément la condition de son relèvement, de sa rédemption par la loi morale ; le voilà condamné au travail, au dur travail de l’homme sur lui-même, à la lutte contre la passion ; sans cette lutte qui le fortifie, jamais il ne verrait descendre en lui le dieu, le christ sauveur, l’idéal moral. Ainsi, « c’est dans l’évolution de la conscience humaine qu’il faut chercher l’explication des symboles chrétiens[6]. » Il faut dire d’eux ce que le philosophe Salluste dit de toutes les légendes religieuses dans son Traité des dieux et du monde : cela n’est jamais arrivé, et cela est éternellement vrai. La religion est la morale du peuple ; elle nous montre à tous, réalisés, di’inisés, les types supérieurs de conduite que nous devons nous efforcer d’imiter ici-bas ; les rêves dont elle peuple les cieux sont des rêves de justice, d’égalité dans le bien, de fraternité : le ciel est une revanche de la terre. N’employons donc plus les noms de Dieu, de Christ, de résurrection qu’à titre de symboles, vagues comme l’espérance. Alors, selon M. Matthew Arnold et ceux qui soutiennent la même thèse, nous nous mettrons à aimer ces symboles, notre foi trouvera à quoi se prendre dans la religion, qui auparavant semblait n’être qu’un tissu d’absurdités grossières. Derrière le dogme, qui n’en est que la surface, nous trouverons la loi morale, qui en est le fond. Cette loi, il est vrai, y est devenue concrète ; elle a pris, pour ainsi dire, une forme et une couleur. C’est que les peuples sont des poètes : ils ne pensent que par images, on ne les soulève qu’on leur montrant du doigt quelque chose. Après tout, qu’y a-t-il de mauvais à ce que les apôtres, entr’ouvrant l’éther bleu, aient montré tout là haut aux nations ébahies des trônes d’or, des séraphins, des ailes blanches et la multitude des élus agenouillés ? Ce spectacle a fasciné le moyen âge et parfois, quand nous fermons les yeux, nous croyons encore l’apercevoir. Cette poésie répandue sur la loi morale lui donne un attrait qu’elle n’avait pas tout d’abord en son austérité. Le sacrifice devient plus doux quand il apparaît couronné d’une auréole. Les premiers chrétiens n’aimaient pas à se représenter le Christ saignant sous les épines, mais plutôt transfiguré et triomphant ; ils préféraient voiler ses souffrances. Des tableaux comme ceux qui ornent nos églises leur eussent fait horreur : leur foi encore jeune aurait été ébranlée par cette « image de la douleur sur du bois » qui causait à Gœthe une sorte de répulsion. Quand ils représentaient la croix, elle ne portait plus son dieu, et ils avaient soin d’en recouvrir le bois même de fleurs et d’ornements de toute sorte. C’est ce que nous montrent les figures naïves, les dessins et les sculptures trouvés dans les catacombes. Cacher une croix sous des fleurs, voilà la merveille réalisée par la religion. Quand on regarde les religions de ce point de vue, on ne dédaigne plus toutes les légendes qui constituent la matière de la foi populaire ; on les comprend, on les aime, on se sent envahi « d’une tendresse infinie » pour cette œuvre spontanée de la pensée en quête du bien, en attente de l’idéal, pour ces contes de fée de la moralité humaine, plus profonds et plus doux que les autres. Il fallait bien que la poésie religieuse préparât sur cette terre, longtemps d’avance, la venue du mystérieux idéal, embellit le lieu où il devait descendre, comme la mère de la belle au bois dormant, voyant s’alourdir pour un sommeil de cent ans les paupières de sa fille, plaçait avec confiance au pied du lit de l’endormie le coussin brodé où s’agenouillerait un jour le lointain amoureux qui devait la réveiller d’un baiser.

Comme nous sommes loin maintenant de l’interprétation servile des « prétendus savants, » qui se penchent sur les textes et perdent de vue la pensée générale et primitive ! Quand on veut voir l’ensemble d’un tableau, il ne faut pas s’approcher trop près, ou la perspective disparaît et toutes les couleurs se dégradent ; il faut se mettre à une certaine distance, dans un jour favorable : alors éclate l’unité de l’œuvre en même temps que la richesse des nuances. Ainsi devons-nous faire à l’égard des religions. Quand nous nous plaçons assez loin et assez haut, nous en venons à perdre toute prévention, toute hostilité à leur égard : leurs livres saints finissent même par mériter à nos yeux le nom de saints ; nous y retrouvons, dit M. Arnold, un « secret » providentiel qui est le « secret de Jésus. » Pourquoi, ajoute M. Arnold, ne pas reconnaître que la Bible est un livre inspiré, dicté par l’esprit divin ? Après tout, ce qui est spontané est toujours plus ou moins divin, providentiel ; ce qui jaillit des sources mêmes de la pensée humaine est infiniment vénérable. La Bible est un livre unique, correspondant à un état d’esprit tout particulier, et qu’on ne peut pas plus refaire ou corriger qu’une œuvre de Phidias ou de Praxitèle. Malgré ses lacunes morales et son fréquent désaccord avec la conscience de notre époque, ce livre est le complément nécessaire du christianisme ; il manifeste l’esprit général de la société chrétienne, il en représente la tradition et rattache les croyances du présent avec celles du passé[7]. La Bible et les dogmes, après avoir été jadis le point de départ de la foi religieuse, finissent sans doute par avoir besoin, devant la foi moderne, d’une justification ; mais cette justification, ils l’obtiennent : ce qu’on comprend est déjà pardonné.

Si l’Évangile contient une doctrine morale plus ou moins réfléchie, c’est assurément celle de l’amour. La charité ou pour mieux dire la justice aimante (toute charité est une justice au point de vue absolu), tel est le « secret » de Jésus. L’Évangile peut donc être considéré, selon la pensée de M. Arnold, comme étant avant tout un traité de morale symbolique. La véritable supériorité de l’Évangile sur le paganisme et sur la philosophie païenne était une supériorité morale : c’est pour cela qu’il a vaincu. Il n’y a pas de théologie dans l’Évangile, si ce n’est la théologie juive ; or la religion juive n’eût pas pu conquérir le monde. La puissance de l’Évangile était dans sa morale ; c’est elle qui, de nos jours mêmes, survit plus ou moins transformée par le progrès des temps. Aussi est-ce sur la morale évangélique que doivent nécessairement s’appuyer les chrétiens des sociétés modernes, c’est en elle qu’ils peuvent puiser leur vraie force : elle est le principal argument qu’ils puissent invoquer pour démontrer la légitimité même de la religion et pour ainsi dire la légitimité de Dieu.

M. Matthew Arnold et le groupe de critiques libéraux qui se sont comme lui inspirés de l’ « esprit des temps » (Zeit Geist), semblent avoir ainsi conduit la foi au point extrême où elle pouvait aller sans rompre entièrement avec le passé, avec les textes et les dogmes. La pensée religieuse n’est plus rattachée par eux aux symboles qu’à l’aide du plus mince des liens. Au fond, pour qui y regarde de près, les chrétiens libéraux suppriment la religion proprement dite pour la remplacer par une mnrule relviiense. Le véritable croyant d’autrefois affirmait Dieu d’abord et faisait de la volonté de Dieu la règle de sa conduite ; le croyant libéral de nos jours affirme d’abord la loi morale, et la divinise ensuite. Il traite d’égal à égal, comme M. Arnold, avec le grand Javeh et lui tient à peu près ce langage : Es-tu une personne, je n’en sais rien ; as-tu eu des prophètes, un Messie, je ne le crois plus ; m’as-tu créé, j’en doute un peu ; veilles-tu sur moi en particulier, fais-tu des miracles, je le nie ; mais il y a une chose, une seule, à laquelle je crois, c’est ma moralité ; si tu veux bien t’en porter garant et mettre la réalité d’accord avec mon idéal, nous ferons un traité d’alliance : en affirmant ma propre existence comme être moral, j’affirmerai la tienne par-dessus le marché. — Nous sommes loin de l’antique Javeh, puissance avec laquelle on ne pouvait marchander. Dieu jaloux qui voulait que toutes les pensées de l’homme fussent pour lui seul, et qui ne faisait avec son peuple de traité d’alliance qu’en se réservant d’en dicter en maître les conditions.

Les plus distingués des pasteurs allemands, anglais ou américains finissent par rejeter tellement dans l’ombre la théologie au profit de la morale pratique, qu’on pourrait leur appliquer à tous ces paroles d’un journal américain, la North american review : « Un païen désireux de connaître les doctrines du christianisme pourrait fréquenter pendant une année entière nos églises les plus fashionables et ne pas entendre un mot sur les tourments de l’enfer ou sur le courroux d’un Dieu offensé. Quant à la chute de l’homme et aux souffrances expiatoires du Christ, on ne lui en dira que juste assez pour ne pas porter ombrage au disciple le plus fanatique de l’évolution. Écoutant et observant par lui-même, il arrivera à cette conclusion que la voie du salut consiste à confesser sa foi dans quelques doctrines abstraites, atténuées autant que possible par le prédicateur et par le fidèle, à fréquenter assidûment l’église ainsi que les réunions extrareligieuses, à laisser tomber une obole chaque dimanche dans la sébile, et à imiter l’altilude de ses voisins, » On relâche tellement le sens des termes qu’on en vient à considérer comme chrétiens tous ceux qui ont été formés par la civilisation chrétienne, tous ceux qui ne sont pas restés totalement étrangers au mouvement d’idées suscité dans l’Occident par Jésus et Paul. C’est un pasteur américain parti des dogmes étroits de Calvin[8] qui, après avoir employé sa longue vie à s’en dégager toujours davantage, trouvait à soixante-dix ans cette large formule de sa foi : « Nul ne doit être rangé parmi les infidèles qui voit dans la justice la grande foi de la vie humaine et qui poursuit une soumission toujours plus complète de sa volonté à son sens moral. »


II. — Quelle peut être la valeur et quelle peut être la diirée du symbolisme métaphysique et moral auquel on essaye ainsi de réduire la religion ?

Parlons d’abord des prolestants libéraux. Le protestantisme libéral, qui ramène les dogmes mêmes à de simples symboles, est sans doute en progrès par rapport au protestantisme orthodoxe, comme ce dernier par rapport au catholicisme. Mais, autant il semble l’emporter au point de vue moral et social, autant au point de vue logique, il est inférieur. On a appelé irrévérencieusement le catholicisme « un cadavre embaumé à la perfection » une momie chrétienne admirablement conservée sous les chasubles dorées et les surplis qui l’enveloppent ; avec le protestantisme de Luther ce corps se déchire et s’en va en lambeaux ; avec le protestantisme dit libéral il tombe en poussière. Conserver le christianisme en supprimant le Christ, le fils ou tout au moins l’envoyé de Dieu, c’est là une entreprise dont étaient seuls capables des esprits peu portés, par leur nature même, à tenir grand compte de ce que nous appelons la logique. Qui n’admet pas la révélation doit se dire franchement philosophe et ne pas tenir plus de compte de la Bible et de l’Évangile que des dialogues de Platon ou des traités d’Aristote, des Védas ou du Talmud. Les protestants libéraux, comme le remarque M. de Hartmann, un de leurs adversaires les plus acharnés, s’emparent de toutes les idées modernes pour les « faire voyager sous le pavillon chrétien. » Ce n’est pas très conséquent. Quand on veut absolument se ranger autour d’un drapeau, au moins que ce soit le vôtre et non celui d’autrui. Mais les protestants libéraux veulent, de très bonne foi d’ailleurs, être et rester protestants ; en Allemagne ils s’obstinent à demeurer dans l’  « Église évangélique unie » de Prusse ; ils y sont à leur place « comme un moineau dans un nid d’hirondelle. » M. de Hartmann, qui à leur égard est d’une verve intarissable, les compare à des hommes dont la maison craque en maint endroit et menace ruine ; ils s’en aperçoivent, font tout ce qu’ils peuvent pour l’ébranler encore davantage, et cependant ils continuent tranquillement d’y dormir, ils y appellent même les passants en leur offrant le vivre elle couvert. Ils ressemblent encore, — toujours selon M. de Hartmann, — à quelqu’un qui s’assied avec confiance sur une chaise après en avoir au préalable scié les quatre barreaux. Déjà Strauss avait dit ; « Quand on ne regarde plus Jésus que comme un homme, on n’a plus aucun droit de le prier, de le conserver comme centre d’un culte, de prêcher toute l’année sur lui, sur ses actions, ses aventures et ses maximes, surtout si les plus importantes de ses actions et de ses aventures ont été reconnues pour fabuleuses, et si ses maximes ont été démontrées incompatibles avec nos vues actuelles sur le monde et la vie. « Pour s’expliquer ce qu’il y a d’étrange dans la plupart des communions libérales, qui s’arrêtent toujours à mi-chemin de la liberté, il faut remarquer qu’elles sont généralement l’œuvre d’ecclésiastiques rompant avec l’Église dominante ; ces derniers, qui ont été prêtres, en gardent toujours quelque chose, l’habitude les a plies une fois pour toutes, ils ne peuvent pas plus penser sans les formules du dogme que nous ne pouvons parler sans les mots de notre langue ; même quand ils font effort pour apprendre un lang-age nouveau, il leur reste toujours un accent qui décèle leur origine. D’ailleurs ils sentent instinctivement qu’ils empruntent au nom du Christ une autorité, et ils ne peuvent pas renoncer à cette action spirituelle qu’ils veulent exercer en vue du bien. En Allemagne et en France même, outre les protestants libéraux que nous comptons en petit nombre, d’anciens catholiques ont cherché à sortir du catholicisme orthodoxe, mais ils n’ont pas osé sortir du christianisme. On connaît le père Hyacinthe[9]. En vain, entraînés par la logique, ceux qui sont nés chrétiens font effort pour se débarrasser de leurs croyances : ils font songer involontairement à la mouche prise dans une toile d’araignée, qui tire une aile, une patte, et pourtant reste encore paralysée sous ses invisibles liens.

Essayons pourtant d’entrer plus avant dans la pensée de ceux qu’on pourrait appeler les néo-chrétiens, et cherchons quelle part de vérité peut contenir leur doctrine tant critiquée. — Si Jésus n’est qu’un homme, disent-ils, c’est du moins le plus extraordinaire des hommes ; il a du premier coup, par une intuition naturelle et divine tout ensemble, découvert la vérité suprême dont l’humanité devait se nourrir ; il a devancé les temps ; il ne parlait pas seulement pour son peuple ni pour son siècle, ni même pour quelques dizaines de siècles : sa voix va plus loin, elle franchit le cercle restreint de ses auditeurs et des douze apôtres, elle s’élève au-dessus de ce peuple de Judée prosterné devant lui, elle arrive jusqu’à nous, elle retentit à nos oreilles des éternelles vérités, elle nous trouve encore attentifs à l’écouter, à la comprendre, incapables de la remplacer. « En Jésus, écrit le pasteur Bost dans son ouvrage sur le Protestantisme libéral, la rencontre du divin et de l’humain s’est faite dans des proportions qui n’ont pas été vues ailleurs. Son rapport à Dieu est le rapport normal et typique de l’humanité avec son créateur… Jésus demeure à jamais notre modèle. » Le professeur Hermann Schultz, dans une conférence faite à Göttingue il y a quelques années, exprime aussi cette idée que Jésus est bien réellement le Messie, au sens propre que les Juifs attachaient à ce mot : il a fondé le royaume de Dieu, non pas, il est vrai, par des exploits merveilleux comme ceux de Moïse ou d’Élie, mais par un exploit plus grand encore, par le sacrifice de l’amour, le don volontaire de soi. Les apôtres et tous les chrétiens en général ne crurent pas au Christ à cause des miracles ; ils acceptèrent ses miracles grâce à leur foi préalable en lui : cette foi ne trouve son vrai fondement que dans la supériorité morale du Christ, et elle subsiste même si on nie les miracles. Le professeur Schultz conclut, contre Strauss et M. Renan, que « la foi au Christ est entièrement indépendante des résultats de l’examen historique de sa vie. » Toutes les actions de Jésus peuvent être de la légende, il nous reste sa parole et sa pensée, qui rencontrent en nous un écho toujours prêt à s’éveiller. Il est des choses qu’on trouve une fois pour toutes : celui qui a trouvé l’amour n’a pas fait une découverte illusoire et passagère. N’est-il pas juste que les hommes se groupent autour de lui, se rangent sous son nom ? Lui-même aimait à s’appeler le « Fils de l’homme » : c’est à ce titre que l’humanité doit le vénérer. — « Ce n’est pas une destruction, c’est une reconstruction qui sort de l’exégèse biblique contemporaine », disait aussi en 1883 un des représentants de l’unitarisme anglais, le Révérend A. Armstrong. Nous aimons davantage Jésus en le sentant mieux notre frère, en ne voyant dans les légendes merveilleuses dont on l’environne que le symbole d’un autre amour plus naïf que le nôtre, celui de ses disciples. La croyance par les miracles n’est qu’une forme dernière de la tentation, à laquelle doit échapper l’humanité. Dans le récit symbolique de la tentation au désert, Satan lui parle ainsi : « Dis que ces pierres deviennent du pain ; » n’est-ce pas lui conseiller le miracle, la prestidigitation, dont usèrent si souvent les anciens prophètes pour éblouir l’imagination des peuples. Mais Jésus refuse. Ailleurs il dit au peuple d’une voix indignée : « Si vous ne voyez des prodiges et des miracles, vous ne croyez pas » ; et aux pharisiens : « Hypocrites, vous savez bien discerner les apparences du ciel et de la terre… ; et pourquoi ne connaissez-vous pas aussi de vous-mêmes ce qui est juste ? « C’est de nous-mêmes, disent les néo-chrétiens, c’est par notre propre conscience et par notre propre raison que nous trouvons la justice dans la parole du Christ et que nous la révérons : cette parole n’est pas vraie parce qu’elle est divine, elle est divine parce qu’elle est vraie.

Ainsi compris, le protestantisme libéral est une doctrine qui mérite d’être discutée ; seulement il ne se distingue plus par aucun caractère spécial des nombreuses sectes philosophiques qui, dans le cours de l’histoire, ont voulu se rattacher à l’opinion d’un homme, l’identifier avec la vérité, lui donner enfin une autorité plus qu’humaine. Pythagore fut pour ses disciples ce que Jésus est pour les protestants libéraux. On connaît aussi le respect traditionnel des Épicuriens pour leur maître, l’espèce de culte qu’ils lui rendaient, l’autorité qu’ils accordaient à ses paroles[10], Pythagore avait mis en lumière une grande idée, celle de l’harmonie qui gouverne le monde physique et moral ; Épicure, celle du bonheur qui doit être le but rationnel de la conduite, la règle du bien et du vrai même : pour leurs disciples ces deux grandes idées, au lieu d’être un des éléments de la vérité, étaient la vérité tout entière ; il n’y avait rien à chercher par delà. De même, de nos jours, les positivistes voient dans Auguste Comte non pas seulement un profond penseur, mais quelqu’un qui a mis pour ainsi dire le doigt sur la vérité définitive, qui, d’un seul élan, a parcouru tout le domaine de l’intelligence et en a tracé les limites. Il est strictement exact de dire qu’Auguste Comte est une sorte de Christ pour certains positivistes étroits, un Christ un peu plus récent et qui n’a pas eu le bonheur de mourir sur la croix. Chacune de ces sectes repose sur la croyance suivante : avant Pythagore, Épicure ou Comte, personne n’avait vu la vérité ; après eux, personne ne la verra sensiblement mieux. Une telle croyance est une négation implicite : 1o de la continuité historique, qui fait qu’un homme de génie est toujours plus ou moins l’expression de son siècle et qu’il ne faut pas rapporter à lui seul tout l’honneur de sa propre pensée ; 2o de l’évolution humaine, qui fait qu’un homme de génie ne peut pas être l’expression de tous les siècles, que son intelligence sera nécessairement dépassée un jour ou l’autre par la pensée humaine en marche, que la vérité découverte par lui n’est pas la vérité tout entière, mais un simple moyen pour découvrir des vérités nouvelles, un anneau dans une chaîne sans fin. On comprend encore un : deus dixit, ou, si on ne comprend pas, du moins on s’incline ; mais reproduire en faveur de quelqu’un, fût-ce de Jésus, le magister dixit du moyen âge, voilà qui semble étrange. Les géomètres ont toujours eu le plus grand respect pour Euclide, néanmoins chacun d’eux s’est efforcé d’ajouter quelque nouveau théorème à ceux qu’il avait déjà démontrés ; en est-il donc pour les vérités morales autrement que pour les vérités mathématiques ? Un seul homme peut-il tout comprendre et tout dire ? l’autocratie doit-elle régner sur les esprits ? Les protestants libéraux nous parlent du « secret de Jésus », mais il y a bien des secrets dans ce monde, chacun a le sien ; qui dira le secret des secrets, le dernier mot, l’explication suprême ? Probablement personne en particulier : la vérité est l’œuvre d’une immense coopération, il faut que tous les peuples et toutes les générations y travaillent. On ne peut ni parcourir d’un seul coup l’horizon ni le supprimer ; pour l’apercevoir tout entier, il faut marcher sans cesse : alors chaque pas qu’on fait en avant est une perspective qui s’ouvre. Vivre, c’est pour l’humanité apprendre : pour pouvoir nous dire le grand secret, il faudrait qu’un seul homme eût vécu la vie de l’humanité, la vie de tous les êtres et même de toutes ces choses qui semblent à peine mériter le nom d’êtres ; il faudrait qu’un homme eût concentré en lui l’univers. Il ne peut donc y avoir de religion d’un homme ; un homme, fût-il Jésus, ne peut pas retenir autour de lui l’esprit humain comme autour d’un centre immuable. Les protestants libéraux croient en avoir fini avec la critique des Strauss et des Renan parce qu’ils auront concédé une fois pour toutes que Jésus n’était pas un dieu ; mais la critique leur objectera que le « Messie » non surnaturel qu’ils se figurent est lui-même une imagination. Selon l’exégèse rationaliste, la doctrine du Christ appartient plus ou moins, comme sa vie même, au domaine de la légende. Jamais Jésus n’eut l’idée de la rédemption, c’est-à dire précisément l’idée qui fait le fond du christianisme ; jamais il ne conçut la Trinité. Si l’on en croit les travaux peut-être un peu terre à terre de Strauss, de F.-A. Müller, du professeur Weiss, de M. Havet, Jésus était un Juif, et avait encore l’étroitesse d’esprit des Juifs. Son idée dominante était la fin prochaine du monde, la réalisation sur une terre nouvelle du royaume national attendu par les Juifs et qui n’était pour eux qu’une théocratie toute terrestre ; la fin du monde étant proche, il ne valait plus la peine de vaquer à un établissement sur la terre pour le peu de temps qu’elle avait à subsister ; il fallait uniquement s’occuper de pénitence et d’amendement pour n’être pas, au jour du jugement, dévoré par le feu et exclu du royaume fondé sur la nouvelle terre. Aussi Jésus prêchait-il le dédain de l’État, de l’administration, de la justice, de la famille, du travail et de la propriété, bref de tous les ressorts essentiels de la vie sociale. La morale évangélique elle-même n’apparaît aux critiques de cette école que comme un mélange sans unité des préceptes mosaïstes sur l’amour désintéressé avec la doctrine d’Hillel plus ou moins fondée sur l’intérêt bien entendu. L’originalité évangélique serait moins dans le lien logique des idées que dans une certaine onction répandue sur toutes les paroles, dans une éloquence persuasive qui remplace souvent le raisonnement. Ce que le Christ a dit, d’autres l’avaient dit auparavant, mais non avec le même accent En somme, la critique historique de l’Allemagne, tout en professant la plus grande admiration pour les fondateurs multiples du christianisme, entraîne ses partisans bien loin de l’homme-type que se figurent les néo-chrétiens, comme de l’homme-dieu qu’adoraient les chrétiens primitifs. Nous n’avons donc plus de raison pour admettre un reste de révélation ou un reste d’autorité sacrée qui appartiendrait aux Evangiles plutôt qu’aux Védas ou à tout autre livre religieux. Si la foi est svmbolique, on peut alors aussi bien prendre pour svmboles les myihes de l’Inde que ceux de la Bible. Les brahmaïstes contemporains, avec leur éclectisme souvent confus et mystique, sont même plus près de la vérité que les protestants libéraux, qui cherchent encore l’abri unique et le salut sous l’ombre toujours plus diminuée de la croix.


En renonçant à attribuer une autorité sacrée aux livres saints et à la tradition chrétienne, leur prêtera-t-on du moins une autorité morale supérieure ? Laissera-t-on subsister, avec M. Arnold, un symbolisme purement esthétique et moral auquel la Bible servira de texte ?

On peut apprécier de deux manières le symbolisme purement moral, selon qu’on se place au point de vue concret de l’histoire ou au point de vue abstrait de la pensée philosophique. Historiquement, rien n’est plus inexact que la méthode de M. Arnold : elle consiste à prêter les idées les plus raffinées de notre époque aux peuples primitifs. Elle laisse entendre, par exemple, que le Javeh des Hébreux n’était pas une personne parfaitement définie, une puissance transcendante bien distincte du monde et s’y manifestant par des actes d’une volonté capricieuse, un Roi des cieux, un Seigneur des armées donnant à son peuple la victoire ou la défaite, l’abondance ou la famine, la santé ou la maladie. Il suffit de lire une page de la Bible ou de l’Évangile pour se convaincre que jamais les Hébreux n’ont douté un seul instant de la personnalité de Javeh. — Soit, dira M. Arnold, mais Javeh n’était à leurs yeux que la personnification de la justice parce qu’ils y croyaient fortement. — Il serait plus exact de dire qu’ils n’avaient pas encore une idée très philosophique de la justice, qu’ils se la représentaient comme un ordre reçu du dehors, un commandement auquel il était dangereux de désobéir, une volonté s’imposant à la nôtre par la force. Rien de plus naturel ensuite que de personnifier cette volonté. Mais est-ce bien là ce que nous entendons de nos jours par justice, et M. Arnold ne semble-t-il pas jouer sur les mots quand il veut nous le faire croire ? Crainte du Seigneur n’est pas justice. Il est des choses qu’on ne peut pas exprimer sous forme de lég-endes lorsqu’on les a une fois conçues, et dont la vraie poésie consiste dans leur pureté même, dans leur simplicité. Personnifier la justice, la rejeter au dehors de nous sous la forme d’une puissance menaçante, ce n’est pas en avoir une « idée élevée, » ce n’est pas du tout en être « embrasé, illuminé, » comme dit M. Matthew Arnold ; c’est au contraire ne pas concevoir encore la justice véritable. Ce qu’on prend pour l’expression la plus sublime d’un sentiment moral tout moderne, en est, au contraire la négation partielle. M. Arnold veut faire, dit-il, de la critique « littéraire ; » mais la méthode littéraire consiste à replacer les grandes œuvres du génie humain dans le milieu où elles ont été conçues, à y retrouver l’esprit du temps, — non pas de notre temps à nous. Si nous voulions interpréter l’histoire avec nos idées modernes, nous n’y comprendrions rien. M. Arnold se moque de ceux qui veulent voir dans la Bible des allusions à des événements contemporains, à telle ou telle coutume de notre âge, à tel ou tel dogme inconnu des temps primitifs. Un exégète, dit-il, trouve la fuite en Égypte annoncée dans la prophétie d’Isaïe : « L’Éternel viendra en Égypte sur un nuage léger ; » ce léger nuage est le corps de Jésus né d’une vierge. Un autre, plus fantaisiste, remarquant ces paroles : — Malheur à ceux qui tirent l’iniquité avec des cordes de mensonge, — y voit une malédiction de Dieu sur les cloches d’église. Assurément, c’est là une méthode étrange d’interpréter les textes ; mais au fond il n’est pas plus logique de chercher dans les livres saints nos idées actuelles, bonnes ou mauvaises, que d’y chercher l’annonce de tel événement lointain ou le commentaire de tel trait des mœurs contemporaines. Pour pratiquer la méthode vraiment littéraire, — et scientifique en même temps, — il faut s’oublier un peu, soi, sa nation et son siècle, vivre de la vie des temps passés, se faire Grec en lisant Homère, Hébreu en lisant la Bible, ne pas vouloir que Racine soit un Shakspeare, ni Boccace un saint Benoît, ni Jésus un libre-penseur, ni Isaïe un Épictète ou un Kant. Chaque chose et chaque idée est bien dans son temps et dans son milieu. Les cathédrales gothiques sont magnifiques, nos petites maisons d’aujourd’hui sont très confoilables, rien ne nous empêche d’admirer les unes et d’habiter les autres ; mais ce qui est inexcusable, c’est de vouloir absolument que les cathédrales ne soient pas des cathédrales.

Si on n’examine plus la doctrine de M. Arnold au point de vue historique, mais au point de vue purement philosophique, elle nous apparaîtra comme beaucoup plus séduisante, puisqu’elle consiste précisément à nous faire retrouver nos idées dans les livres anciens comme dans un miroir. Rien de mieux, mais en somme avons-nous bien besoin de ce miroir ? Avons-nous besoin de retrouver nos conceptions modernes plus ou moins altérées par le mythe ? Avons-nous besoin de repasser volontairement par l’état d’esprit où sont passés les peuples primitifs ? Avons-nous besoin de nous pénétrer de l’idée parfois étroite qu’ils se faisaient de la justice et de la morale afin de concevoir une justice plus large et une morale plus digne de ce nom ? N’est-ce pas comme si, pour apprendre la physique aux enfants, on commençait par leur enseigner sérieusement les préjugés antiques sur l’horreur du vide, l’immobilité de la terre, etc. ? Les auteurs du Talmud disaient dans leur foi naïve que Javeh, rempli de vénération pour le livre qu’il avait dicté lui-même, consacrait les trois premières heures de chaque jour à étudier la loi sacrée ; aujourd’hui les Juifs les plus orthodoxes n’astreignent plus leur dieu à cette méditation régulière : ne pourrait-on sans danger permettre à l’homme de faire la même économie de temps ? M. Arnold, cet esprit si délié, mais si peu droit et si peu logique, critique quelque part ceux qui ont besoin de fonder leur foi sut des fables, des interventions surnaturelles, des légendes merveilleuses. « Bien des hommes religieux, dit-il, ressemblent à ceux qui ont nourri leur esprit de romans ou aux fumeurs d’opium : la réalité leur est insipide, bien qu’elle soit vraiment plus grande que le monde fantastique des romans et de l’opium. » M. Arnold ne s’aperçoit pas que, si la réalité est, comme il le dit, ce qu’il y a de plus grand et de plus beau, nous n’avons plus aucun besoin de la légende, même interprétée à sa façon : le monde réel, j’entends le monde moral comme le monde physique, devra suffire pleinement à notre pensée. « Ithuriel, dit M. Arnold, a frappé de sa lance le miracle ; » du même coup n’a-t-il point frappé le symbole ? Nous aimons mieux voir la vérité toute pure qu’habillée de vêtements multicolores : la vêtir, c’est la dégrader. M. Arnold compare la foi trop entière à l’ivresse : nous le comparerons volontiers, lui, à Socrate, qui pouvait boire plus qu’aucun convive sans s’enivrer. Ne pas s’enivrer, c’était pour les Grecs une des prérogatives du sage : sous cette réserve, ils lui permettaient de boire ; de nos jours les sages tiennent peu à user de la permission ; ils admirent Socrate sans l’imiter, et trouvent que la sobriété est encore le plus sûr moyen de garder sa raison. Nous en dirons autant à M. Arnold. La Bible, avec ses scènes de massacre, de viol et de représailles divines, est selon lui la nourriture de l’esprit : « l’esprit ne peut s’en passer, pas plus que nous ne pouvons nous passer de manger ; » nous lui répondrons que, s’il faut l’en croire, c’est là une nourriture bien dangereuse, et qu’il vaut mieux parfois jeûner un peu que de s’empoisonner.

Du reste, si on persistait à chercher dans les livres sacrés des anciens âges l’expression de la moralité primitive, ce n’est pas dans la Bible, c’est plutôt dans les livres hindous qu’une interprétation « littéraire » ou philosophique trouverait la formule la plus extraordinaire du symbolisme moral. Le monde entier apparaît aux bouddhistes comme la mise en œuvre de la loi morale, puisque, selon eux, les êtres se classent eux-mêmes dans l’univers par leurs vertus ou leurs vices, montent ou descendent dans l’échelle de la vie selon qu’ils s’élèvent moralement ou se rabaissent. Le bouddhisme est, à certains égards, la moralité érigée en explication du monde.


Malgré les inconséquences partielles que nous avons signalées dans le symbolisme moral, une conclusion se dégage logiquement des livres que nous venons d’examiner et surtout du livre de M. Arnold, c’est que le fond le plus solide de toute religion est une morale plus ou moins imparfaite ; c’est que la morale fait la force du christianisme comme du bouddhisme et que, si on la supprime, il ne reste plus rien des deux grandes religions « universalistes » enfantées par l’intelligence humaine. La religion sert, pour ainsi dire, d’enveloppe à la morale ; elle en protège le développement et l’épanouissement final ; mais, une fois que les croyances morales ont pris une force suffisante, elles tendent à sortir de cette enveloppe comme la fleur brise le bouton. On a beaucoup discuté, il y a quelques années, sur ce qu’on appelait alors la « morale indépendante ; » les défenseurs de la religion soutenaient que la morale lui est intimement liée et qu’on ne peut l’en séparer sans la corrompre. Ils avaient peut-être raison de rattacher intimement ces deux choses, mais ils se trompaient en soutenant que c’est la morale qui dépend de la religion : il faut renverser les termes et dire que la religion dépend de la morale, que celle-ci est le principe et l’autre la conséquence. L’Ecclésiaste dit quelque part : « L’homme porte le monde dans son cœur. » C’est pour cela que l’homme doit d’abord regarder dans son cœur et qu’il doit d’abord croire en soi-même. La foi religieuse peut, plus ou moins logiquement, sortir de la foi morale ; mais elle ne saurait la produire, et si elle la contredisait, elle se condamnerait elle-même. L’esprit religieux ne s’accommode donc aux temps nouveaux qu’en abandonnant d’abord tous les dogmes d’une foi littérale, puis tous les symboles d’une foi plus large, pour ne retenir que le principe fondamental qui fait la vie des religions et en domine l’évolution historique, c’est-à-dire la foi morale. Si le protestantisme, malgré toutes ses contradictions, a introduit dans le monde un principe nouveau, c’est celui-ci, que la conscience n’est pas responsable devant autrui, mais devant elle-même, que l’initiative individuelle doit se substituer à toute autorité générale[11]. Un tel principe contient comme conséquence logique, non seulement la suppression des dogmes révélés et des mystères, mais encore celle des symboles précis et déterminés, en un mot de tout ce qui prétendrait s’imposer à la conscience comme une vérité toute faite. Le protestantisme, à son insu, renferme ainsi en germe la négation de toute religion positive qui ne s’adresse pas exclusivement et sans intermédiaire à la conscience personnelle, à la conscience morale. De nos jours, l’homme ne veut plus croire simplement ce qu’on lui dit de croire, mais ce qu’il se commande à lui-même de croire : il pense que le danger de cette liberté n’est qu’apparent, que, dans le monde intellectuel comme dans le monde du droit, de la liberté même naît la plus respectable autorité. La révolution qui tend ainsi à remplacer la foi religieuse fondée sur l’autorité des textes ou des symboles par la foi morale fondée sur la conscience personnelle rappelle la révolution accomplie, il y a trois siècles, par Descartes, qui substitua dans la philosophie l’évidence et le raisonnement à l’autorité. L’humanité veut de plus en plus raisonner ses croyances, voir par ses propres yeux ; la vérité cesse d’être exclusivement renfermée dans des temples, elle s’adresse à tous, elle a pour tous des enseignements et, en instruisant, elle permet d’agir. Dans le culte de la vérité scientifique chacun, comme aux premiers temps du christianisme, peut officier tour à tour ; il n’y a pas, dans le sanctuaire, de place réservée ni de dieu jaloux, ou plutôt les temples du vrai sont ceux que chacun lui élève dans son propre cœur. Ces temples-là ne sont pas plus chrétiens qu’hébraïques ou que bouddhistes. L’absorption de la religion dans la morale, c’est la dissolution de toute religion positive et déterminée, de toute « symbolique » traditionnelle et de toute « dogmatique. » La foi, disait profondément Héraclite, est une « maladie sacrée », ἱερὰ νόσος ; pour nous autres modernes, il n’est plus de maladie sacrée, il n’en est plus dont on ne veuille se délivrer et guérir.




CHAPITRE III
DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE




I. — Premier élément durable de la morale religieuse : le respect. — Altération du respect par l’idée de la crainte de Dieu et de la vengeance divine.
II. — Deuxième élément durable de la morale religieuse : l’amour. — Altération de cet élément par les idées de grâce, de prédestination, de damnation. — Éléments caduques de la morale religieuse. — La mysticité. — Antagonisme de l’amour divin et de l’amour humain. — L’ascétisme. — Excès de l’ascétisme, surtout dans les religions orientales. — L’idée du péché pour l’esprit moderne.
III. — Le culte intérieur et la prière. — L’idée de la prière au point de vue de la science moderne et de la philosophie. — l’extase. — Ce qui restera de la prière.


Après avoir vu la dissolution des dogmes et des symboles religieux, nous devons rechercher ce que devient de nos jours la morale religieuse, qui s’appuyait sur ces dogmes et sur la foi. Il y a dans la morale religieuse des éléments durables, d’autres caduques, qui se distinguent et s’opposent entre eux de plus en plus par le progrès des sociétés humaines. Les doux éléments stables de la morale religieuse, dont nous devons nous occuper d’abord, sont le respect et l’amour ; ce sont les éléments mêmes de toute morale, ceux qui ne sont point liés à la forme mythique ou symbolique et qui s’en séparent progressivement.


I. — Kant a fait du respect le sentiment moral par excellence ; la « loi morale, » d’après lui, est une loi de « respect, » non d’amour, et c’est îà ce qui lui donne un caractère d’universalité : si c’était une loi d’amour, on ne pourrait pas l’imposer à tous les êtres raisonnables. Je puis exiger que vous me respectiez, non que vous m’aimiez. — Dans la sphère sociale, Kant a raison ; la loi ne peut ordonner d’aimer autrui, mais seulement de respecter le droit. En est-il de même dans l’ordre moral, et les deux grandes religions universalistes, le bouddhisme et le christianisme, n’ont-elles pas eu raison de placer dans l’amour le principe supérieur de l’éthique ? Le respect n’est que le commencement de la moralité idéale ; dans le respect, l’âme se sent restreinte, contenue, gênée. Qu’est-ce que le respect, en définitive ? On pourrait le définir : le rapport d’une possibilité de violation avec le droit d’inviolabilité. Or il est un autre sentiment qui supprime même la possibilité de la violation, qui, par conséquent, est plus pur encore que le respect, c’est l’amour : le christianisme l’a compris. Qu’on le remarque d’ailleurs, le respect est nécessairement impliqué dans l’amour bien entendu et moral ; l’amour est supérieur au respect non parce qu’il le supprime, mais parce qu’il le complète. L’amour vrai ne peut pas ne pas se donner à lui-même la forme du respect : mais cette idée de respect, si on la prend seule, reste une forme vide et sans contenu : on ne la remplit qu’avec de l’amour. Ce qu’on respecte dans la dignité d’autrui, n’est-ce pas une puissance individuelle et encore formée, une sorte d’atome moral ? Aussi peut-on concevoir un respect froid et dur, dont l’idée n’est pas dégagée de tout élément mécanique. Ce qu’on aime, au contraire, dans la dignité d’autrui, c’est ce par quoi elle n’est exclusive de rien, ce par quoi elle vous appelle et vous embrasse ; pourrait-on concevoir comme froid le véritable amour ? Le respect est une sorte d’arrêt, l’amour est un élan. Le respect est l’acte par lequel la volonté mesure la volonté ; l’amour, lui, ne mesure point, il ne compte point, il n’hésite point ; il se donne tout entier.

Nous ne reprocherons donc pas au christianisme d’avoir vu dans l’amour le principe même de tout rapport entre les êtres raisonnables, de toute loi morale et de toute justice. « Celui qui aime les autres, dit Paul avec raison, accomplit la loi. En effet, les commandements : Tu ne commettras point d’adultère, tu ne tueras point, tu ne convoiteras point, et ceux qu’il peut encore y avoir, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Le défaut du christianisme, — défaut qu’on ne retrouve pas dans l’autre religion parallèle de l’Orient, le bouddhisme, — c’est que l’amour des hommes y est conçu comme s’absorbant en dernière analyse dans l’amour de Dieu. L’homme n’est aimé qu’en Dieu et pour Dieu, et la société humaine tout entière n’a plus ses fondements et sa règle que dans la société des hommes avec Dieu. Or, si l’amour bien entendu de l’homme pour l’homme même implique le respect et l’observation du droit, il n’en est pas ainsi au même degré de l’amour de l’homme pour Dieu et en vue de Dieu. La conception d’une société fondée sur l’amour de Dieu contient en germe le gouvernement théocratique avec tous ses abus.

En outre, si, dans la morale chrétienne, l’amour de l’homme se résout dans l’amour de Dieu, ce dernier est toujours mêlé d’un sentiment qui le fausse, la crainte, sur laquelle insiste avec tant de complaisance l’Ancien Testament. « La crainte du Seigneur » joue un rôle important dans l’idée de sanction ou de justice céleste, essentielle elle-même au christianisme, et qui vient brusquement s’opposer au sentiment de l’amour, parfois le paralyser. C’est ainsi que, après avoir ramené à l’amour le sentiment même du respect et de la justice, le christianisme replace tout à coup ce sentiment au premier rang, et cela sous sa forme primitive et même sauvage, sous la forme de crainte dans l’homme et de vengeance en Dieu.

La sanction, nous l’avons vu, est une forme particulière de l’idée de providence ; ceux qui admettent une providence distribuant les biens ou les maux finissent, en effet, par admettre que cette répartition divine se produit conformément à la conduite de chacun, aux sentiments de bienveillance ou de malveillance que cette conduite inspire à la divinité. L’idée de providence, en se développant, devient ainsi celle d’une justice distributive, et celle-ci, d’autre part, ne fait qu’un avec l’idée de sanction. Cette dernière idée a paru jusqu’ici une des plus essentielles de la morale ; il semble au premier abord que la religion et la morale y coïncident, que leurs exigences mutuelles s’y accordent, bien plus que la morale s’y complète par la religion : l’idée morale de justice distributive appelle naturellement l’idée religieuse d’un justicier céleste ? Mais nous avons montré, dans un précédent travail, que les idées de sanction proprement dite et de pénalité divine n’ont rien de vraiment moral ; que, loin de là, elles ont plutôt un caractère immoral et irrationnel ; qu’ainsi la religion vulgaire ne coïncide nullement avec la morale la plus haute et que son idée fondamentale lui est plutôt contraire[12]. Les fondateurs des religions ont cru que la loi la plus sainte devait être la loi la plus forte : mais l’idée de force se résout logiquement dans le rapport d’une puissance à une résistance, et toute force physique est moralement une faiblesse. On ne peut donc considérer le bien suprême comme une force de ce genre. Si une loi humaine, si une loi civile ne peut se passer de sanction physique, c’est en tant qu’elle est civile et humaine. Il n’en est pas ainsi de la « loi morale, » qu’on se représente comme immuable, éternelle, impassible en quelque sorte : on ne peut être passible devant une loi impassible. La force ne pouvant rien contre elle, elle n’a pas besoin de lui répondre par la force. La seule sanction pour celui qui croit avoir renversé la loi morale, avons-nous dit ailleurs, doit être de la retrouver toujours en face de lui, comme Hercule voyait sans cesse se relever sous son étreinte le géant qu’il croyait avoir renversé pour jamais. Être éternel, voilà, à l’égard de ceux qui le violent, la seule vengeance possible du Bien, personnifié ou non sous la figure d’un Dieu[13] Dans les sociétés humaines, l’homme le plus civilisé se reconnaît à ce qu’il est plus difficile de I’ « offenser, » à ce qu’il voit moins d’outrages et de sujets de colère dans toutes les actions qu’amènent les rapports sociaux. Quand il s’agit d’un être absolument aimant et personnifiant la loi même d’amour, l’idée d’offense devient encore plus déplacée. Il est impossible à tout esprit philosopliique d’admettre qu’on puisse « offenser Dieu, » ni s’attirer, suivant les paroles bibliques, sa « colère » ou sa « vengeance. » La crainte d’une sanction extérieure à la loi même de la conscience est donc un élément que le progrès de l’esprit moderne tend à faire disparaître de la morale. La Bible a beau dire que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, la moralité ne commence vraiment que là où la crainte cesse, la crainte n’étant, comme dit Kant, qu’un sentiment pathologique, non moral. La crainte de l’enfer a pu avoir jadis son utilité sociale, mais elle est par essence étrangère à la société moderne et, à plus forte raison, aux sociétés futures. Aussi tend-on de plus en plus à séparer de toute crainte le respect du bien universel, ou plutôt de l’universalité des personnes et des volontés, de la société universelle. Ce respect, mêlé d’amour et engendré même par l’amour, devient alors un sentiment tout moral et tout philosophique, pur d’éléments mystiques et proprement religieux.


II. — Après avoir vu comment l’idée de respect se corrompt facilement dans le christianisme, cherchons ce qu’y devient l’idée même d’amour. Si l’honneur du christianisme est dans l’importance qu’il a donnée à ce principe, le christianisme n’a-t-il pas conçu le Dieu en qui il réalise l’amour infini de manière à compromettre cet amour universel qu’il devait fonder ? Le Dieu des chrétiens, tout au moins des chrétiens orthodoxes, est une notion d’amour absolu, qui tend à se contredire elle-même et à détruire la vraie fraternité. Elle tend à se contredire elle-même, car l’amour prétendu absolu se trouve en fait borné, puisqu’il aboutit à un monde misérable où subsiste le mal, — mal métaphysique, mal sensible, mal moral. Cet amour n’est même pas universel, puisqu’il est conçu comme une grâce plus ou moins arbitraire donnée aux uns, refusée aux autres : il y a prédestination. La doctrine de la grâce, sur laquelle les théologiens ont amassé tant de subtilités, ajoute au principe le plus haut de la morale, au principe d’amour, la notion la plus grossière de l’anthropomorphisme, celle de faveur. Dieu est toujours conçu sur le modèle des rois absolus, qui accordent des grâces selon leur caprice ; il y a là un rapport sociomorphiste des plus vulgaires, qu’on a érigé en rapport du créateur aux créatures. Les deux éléments de l’idée de grâce sont contradictoires : l’amour absolu appelle l’universalité, la grâce appelle la particularité. Il y a des êtres qui finissent par être exclus de l’amour universel : le dam est cette exclusion même. Ainsi entendue, la charité divine détruit la vraie fraternité, la vraie charité, puisque Dieu ne l’a pas lui-même et ne nous en donne point l’exemple. Si nous croyons que Dieu hait et damne, il aura beau nous défendre la vengeance personnelle, il nous fera épouser ses haines et ne supprimera pas le principe même de la vengeance, qui sera simplement reporté en lui. Quand saint Paul nous dit : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien,» le précepte est admirable, mais il est malheureux que Dieu soit le premier à le violer, à ne pas surmonter le mal par le bien. Faites ce que je vous dis, non ce que je fais moi-même. N’est-ce pas au milieu d’une sorte d’hymne à la charité et au pardon que détonne tout à coup cette phrase caractéristique de saint Paul, déjà, citée plus haut : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, car ce sont des charbons ardents que tu amoncelleras sur sa tête. » Ainsi le pardon apparent devient une vengeance raffinée, qui ne se remet à Dieu que pour être plus effrayante, et qui sous forme de bienfaits, peut-être de baisers, « amoncelle » sur la tête d’autrui des flammes vengeresses. On allume le feu de l’enfer pour les autres avec sa propre charité. Cette note d’indélébile barbarie, qui éclate au milieu des paroles les plus aimantes, ce retour offensif de l’instinct animal de vengeance transporté à Dieu, montre le danger de l’élément théologique introduit dans la morale de l’amour.

Un autre danger de la morale religieuse fondée sur l’amour divin, c’est la mysticité, sentiment de plus en plus opposé à l’esprit moderne et qui tend par cela même à disparaître. Le cœur de l’homme, malgré sa fécondité en passions de toute sorte, s’est cependant concentré toujours autour d’un petit nombre d’objets, qui se font équilibre. Dieu et le monde sont deux pôles entre lesquels notre sensibilité est partagée : on choisit plus ou moins entre eux. Aussi, de tout temps, les sectes religieuses ont senti une opposition possible entre l’amour absolu de Dieu et l’amour des hommes. Dans beaucoup de religions, Dieu s’est montré « jaloux » de l’affection vouée aux autres êtres de la nature, affection qui lui était pour ainsi dire dérobée. Il ne trouvait pas suffisant de recevoir ainsi le surplus du cœur humain, il cherchait à accaparer l’âme entière Chez les Hindous, la suprême piété consistait, nous le savons, dans le détachement du monde, la solitude au milieu des grandes forêts, le rejet de toute affection terrestre, l’indifférence mystique à l’égard de toute chose mortelle. En Occident, quand le christianisme survint, on sait cette soif de solitude, cette fièvre du désert, qui, de nouveau, saisit les âmes ; par milliers les hommes s’enfuyaient dans les endroits perdus, quittant leurs familles et leurs cités, reniant tous leurs autres amours pour celui de Dieu, se sentant plus près de lui quand ils étaient plus loin des autres êtres. Tout le moyen âge a été tourmenté par cette lutte entre l’amour divin et l’amour humain. En fait, l’amour humain l’a emporté chez la majorité des hommes. Il n’en pouvait pas être autrement ; l’Église même ne pouvait prêcher à tous un détachement complet, sous peine de ne se voir écoutée par personne. Mais, chez les âmes scrupuleuses et rigoristes, comme l’opposition entre l’amour divin et l’amour humain reparaît vite, comme elle éclate dans toutes les circonstances de la vie ! On se rappelle les confidences de madame Périer sur Pascal. Elle était toute surprise de voir parfois son frère la repousser, lui montrer des froideurs soudaines, se détourner d’elle quand elle s’approchait pour le distraire dans ses souffrances ; elle en vint à penser qu’il ne l’aimait pas, elle s’en plaignit à sa sœur, qui chercha à la détromper, mais n’y put parvenir. Enfin cette énigme lui fut expliquée le jour même de la mort de Pascal par un ami du grand homme, Domat. Elle apprit que, dans la pensée de Pascal, « l’amitié la plus innocente, » la plus fraternelle est néanmoins une faute, sur laquelle on ne s’examine pas assez, parce qu’on n’en conçoit pas assez la grandeur : « en fomentant et en souffrant ces attachements, on occupe un cœur qui ne doit être qu’à Dieu seul ; c’est lui faire un larcin de la chose du monde qui lui est la plus précieuse. » Il est impossible d’exprimer mieux l’opposition mystique de l’amour divin et de l’amour humain. Ce principe était « si avant dans le cœur de Pascal, » que, pour l’avoir toujours présent, il l’avait écrit de sa main sur un petit papier : « Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne, et n’ai pas de quoi les satisfaire… Je suis donc coupable de me faire aimer, et si j’attire les gens à s’attacher à moi… Il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu et à le chercher. » Du moment où Dieu est une personne, non un simple idéal, il s’établit ainsi entre lui et les autres personnes, dans les âmes mystiques, une inévitable rivalité. Comment l’absolu admettrait-il un partage ? Il faut qu’il soit seul au fond de notre âme comme au fond de ses cieux.

La rivalité aperçue entre l’amour divin et l’amour humain par les Jansénistes, comme par beaucoup de premiers chrétiens et par tous les mystiques, existe encore maintenant pour bon nombre d’esprits. On sait que, dans certaines pensions religieuses, on interdit aux enfants toute démonstration trop affectueuse même à l’égard de leurs parents ; on leur fait un cas de conscience d’un baiser fraternel ou filial. Si l’éducation et les coutumes protestantes diffèrent sur ce point de l’éducation et des coutumes catholiques, c’est que le protestantisme, comme nous l’avons déjà fait observer, n’aime pas à pousser la logique jusqu’au bout. Le catholicisme, au contraire, garde en général un respect scrupuleux de la logique. Pour ne citer qu’un exemple, l’interdiction du mariage aux prêtres par le catholicisme ne se déduit-elle pas logiquement d’une religion qui pose en principe l’idée de chute et se déclare essentiellement anticharnelle ? L’amour d’une femme est bien absorbant et bien exclusif pour coexister chez un prêtre avec le plein amour de Dieu. De tous les sentiments de l’âme, l’amour est celui qui la remplit le plus : il est, sous ce rapport, en opposition avec le sentiment théologique, qui consiste dans la conscience d’une sorte de vide intérieur, d’insuffisance personnelle. Deux amants sont, dans toute la nature, les êtres qui peuvent le plus se suffire à eux-mêmes : ce sont donc ceux qui peuvent le moins éprouver le besoin de Dieu. Or, pour les mystiques, tout amour qui n’est pas donné directement à Dieu est autant d’amour peidu. Le moindre écran suffit à voiler à jamais pour eux le u soleil intelligible. » Un tel Dieu se trouve relégué au-dessus du monde et comme exilé des âmes ; il y a des amours qui ne le trouvent pas et ne le trouveront jamais ; il m’appelle, et si je ne me tourne pas juste en face de lui pour le voir, je le perds.

Le détachement absolu des mystiques aboutit à une autre conséquence également contraire aux tendances modernes : c’est de traiter comme zéro un être qui a du moins la valeur de l’unité, à savoir le moi. Si je veux le bien de tous les êtres, sans distinction de personnes, je dois aussi vouloir le mien, qui est compris dans le bonheur universel et auquel je puis mieux travailler que tout autre. Notre moi compte pour quelque chose en ce monde, il est une unité dans la somme totale. Le pur amour du mystique, au contraire, compte le moi pour rien. Il ne faut pourtant pas faire comme ce muletier qui, voulant compter ses mules, oubliait toujours celle qu’il montait ; la mule manquante ne se retrouvant que quand il descendait et marchait à pied, il se résolut à marcher à pied. On pourrait comparer la morale transcendante et chimérique du mysticisme à la politique purement humanitaire ; elle est même encore plus abstraite : le patriotisme s’appuie sans doute sur une illusion quand il fait de la patrie le centre du monde, mais l’humanitarisme ne repose-t-il point lui-même sur une série d’illusions ? En fait d’illusions, il faut ici-bas se contenter de la moins fausse et de la plus utile ; or il n’est probablement pas inutile pour l’univers que chaque nation agisse pour elle-même ; si chacune voulait agir exclusivement pour l’univers et par amou ! de l’universalité pour l’universalité, ou elle n’agirait pas, or, elle concevrait pratiquement l’avenir de l’univers sur le type de son avenir propre, et elle s’exposerait à se tromper du tout au tout. Fort souvent, dans le monde, la collaboration est bien plus efficace lorsqu’elle est inconsciente, indirecte, qu’elle revêt même la forme d’une concurrence. Les hommes produisent souvent plus de force vive en rivalisant pour atteindre des buts rapprochés, mais auxquels s’adaptent bien leurs efforts et leur espoir, qu’en s’unissant pour atteindre un but trop éloigné qui les décourage. En morale et on politique, on n’a pas seulement à résoudre ce problème : quelle est la meilleure façon de combiner les forces humaines ; mais celui-ci : quel est le meilleur moyen de susciter les efforts humains ; sous ce rapport, l’amour du clocher a du bon. Un clocher, cela ne se perd pas de vue ; on sait où l’on va, on ne peut pas tirer à côté ; on a l’espoir d’y arriver, parfois la certitude, et ce sont là de grandes forces. Il en est de même de l’amour bien entendu pour soi et pour les siens. C’est précisément ce que le mysticisme méconnaît et par où il se met en contradiction avec l’esprit scientifique. Pour lui, il n’y a pas de compromis possible entre la réalité et un idéal qui en est la négation. Pour être logique, le mystique doit appeler de ses vœux l’anéantissement total, comme les Schopenhauer et les Hartmann. Que le monde se vaporise pour ainsi dire, se sublimise, comme ces cadavres que les adorateurs du soleil exposaient à ses rayons pour faire monter en vapeur et rentrer dans la lumière tout ce qui pouvait y rentrer !

Ce qui est excessif tend à se détruire soi-même. Si la volupté aboutit au dégoût, le mysticisme a aussi son mal dans ce désenchantement de Dieu même, dans cette nostalgie de joies inconnues, dans cette tristesse des cloîtres que les chrétiens ont été forcés de désigner par un mot nouveau ajouté à la langue latine, acedia. Lorsque, au moyen âge, toutes les préoccupations et toutes les affections étaient tournées vers le ciel, c’était autant de force enlevée à la terre et aux tendresses humaines. L’évolution intellectuelle et morale amène de nos jours un effet contraire : l’amour de Dieu tend à perdre de sa puissance. D’autre part l’amour des hommes et en gaméral de tous les êtres vivants tend chaque jour à s’accroître. Ne voit-on pas dès à présent une sorte de substitution de l’un à l’autre ? Ne semble-t-il pas que la terre profite à son tour de ce qui est enlevé au ciel, que beaucoup de force auparavant dépensée en adorations vaines, dispersée dans les nuages, se trouve de plus en plus employée au service pratique de l’humanité et peut servir à féconder le monde ?

Autrefois, les idées de fraternité humaine et d’égalité aimante ont eu surtout les chrétiens pour promoteurs. Cela s’explique facilement par ce fait que. Dieu étant conçu par eux comme un père réel, un « genitor », les hommes leur semblaient une seule famille, ayant un commun ancêtre Par là l’amour divin et l’amour humain se trouvaient rattachés l’un à l’autre. Ajoutons que le christianisme, s’étant répandu dans le monde par les basses classes, avait tout intérêt à mettre en avant les idées de fraternité et d’égalité ; il se gagnait ainsi le peuple, qui fut longtemps son principal soutien. Mais, du moment où il put s’appuyer sur les classes élevées de la société, on sait combien vite changea son langage. Maintenant, la position du christianisme se trouve absolument contraire à celle qu’il occupait vis-à-vis de la société antique. Les propagateurs ardents des idées de fraternité sont bien souvent des adversaires de la religion, des libres-penseurs, quelquefois des athées décidés. Le système qui fondait l’amour mutuel des hommes sur une communauté d’origine est rejeté presque universellement. Les doctrines sociales, si souvent imprégnées jadis du socialisme de l’Évangile, commencent à se construire et à se répandre indépendamment de toute croyance religieuse, souvent contre toute croyance de ce genre. La religion apparaît même parfois comme un obstacle de plus au rapprochement des hommes, en ce qu’elle crée entre eux des divisions nouvelles bien plus tenaces que celles des classes et même des langues. Par une évolution inévitable, l’esprit religieux en est venu à représenter aujourd’hui, dans certaines nations, l’esprit de caste et d’intolérance, conséquemment de jalousie et d’inimitié, tandis que « l’irréligion » s’y trouve maintenant chargée de défendre et de propager les idées d’égalité sociale, de tolérance, de fraternité. Derrière Dieu se rangent, à tort ou à raison, comme derrière leur défenseur naturel, les partisans des vieux régimes, des privilèges, des haines héréditaires : il semble que, dans les cœurs dévots, aux élans d’amour mystique pour Dieu correspondent, aujourd’hui comme autrefois, l’anathème et la malédiction à l’égard des hommes. Il y a longtemps qu’on l’a remarqué d’ailleurs, ceux qui savent le mieux bénir sont aussi ceux dont la bouche, au besoin, sait le mieux maudire ; les plus mystiques sont les plus violents. Rien n’égale la dolence du doux Jésus lui-même quand il parle aux Pharisiens, dont les doctrines avaient au fond tant d’analogie avec les siennes. Quiconque a cru sentir sur son front passer le souffle de Dieu, devient facilement intraitable et amer quand il se retrouve au milieu des hommes : il n’est plus fait pour eux. La notion de divin, de surnaturel et de surhumain tend alors vers celle d’antinaturel et d’antihumain.

Le but du progrès, dans les sociétés modernes, est de ramener la paix au dedans comme au dehors, de supprimer du même coup le mysticisme, de concentrer dans l’univers réel, présent ou à venir, toutes nos affections, d’unir les cœurs en un si étroit faisceau qu’ils se suffisent à eux-mêmes et que le monde humain, agrandi par l’amour, ramène à soi tous les sentiments. Tout d’abord l’amour de la famille, qui existait à peine dans les temps antiques et qui, au moyen âge, se trouvait à peu près absorbé par les idées d’autorité et de subordination, n’a guère pris que de nos jours un rôle véritable dans la vie humaine. C’est seulement depuis le dix-huitième siècle et ses théories égalitaires que le père de famille, surtout en France, a cessé de se considérer comme une sorte de souverain irresponsable, qu’il tend à traiter la femme en égale et à n’exercer sur les enfants que le minimum d’autorité possible. Lorsque la femme recevra une instruction à peu près équivalente à celle de l’homme, l’égalité morale entre elle et l’homme sera consacrée, et comme l’amour est toujours plus partagé, plus complet et plus durable entre des êtres qui se considèrent comme moralement égaux, il s’ensuit que l’amour au sein de la famille ira se développant de plus en plus, attirant à soi la plus grande partie des désirs et des aspirations de l’individu. Par l’opposition même de la religion, qui croyait le combattre en le restreignant, l’amour de la femme a atteint peu à peu une intensité qu’il n’avait jamais eue dans l’antiquité : il suffit de lire nos poètes pour s’en convaincre. Il grandira encore par l’agrandissement intellectuel de la femme, qui permettra aux époux une plus étroite union, une plus complète pénétration mutuelle. Enfin l’association de l’homme et de la femme, pouvant devenir ainsi une sorte d’association intellectuelle et de collaboration, aura pour résultat une fécondité d’un nouveau genre ; l’amour n’agira plus seulement sur l’intelligence comme le plus puissant des excitants, il y ajoutera aussi des éléments inconnus jusqu’alors. On ne sait pas quelles œuvres peut arriver à produire le travail combiné de l’homme et de la femme, lorsqu’ils ont l’un et l’autre un fonds d’éducation à peu près égal. J’ai eu sous les yeux des exemples de cette fécondité intellectuelle. En notre siècle, les hommes et les femmes de talent tendent déjà à se rapprocher : je pourrais citer les noms de Michelet et de Mme Michelet, de John Stuart Mill et de sa femme, de Lewes et de George Elliot, d’autres noms encore. Laissons de côté ces grands talents, qui sont après tout des exceptions dans la race humaine, et constatons que, du haut en bas de l’échelle sociale, la famille tend à former un tout de plus en plus un, un organisme de plus en plus parfait, où l’homme pourra un jour déployer toutes ses puissances et son activité sans avoir autant besoin d’en sortir. L’importance de la famille s’accroît à mesure que diminue celle de la cité et que se relâche la tutelle despotique de l’État. Cette importance, presque nulle dans les sociétés purement militaires (dont Lacédémone était le type accompli), devient de plus en plus grande dans les sociétés libres et industrielles, qui sont celles de l’avenir. Ainsi s’ouvre une issue nouvelle pour l’activité et la sensibilité humaines. Nous croyons que l’amour de l’homme et de la femme l’un pour l’autre et de tous deux pour leurs enfants, multiplié par le sentiment croissant de l’égalité, crée peu à peu une sorte de religion nouvelle et non mystique, celle de la famille. Si l’un des premiers cultes a été celui des « dieux lares, » peut-être aussi sera-ce le dernier : le foyer de la famille a par lui-même et par lui seul quelque chose de sacré, de religieux, puisqu’il relie autour d’un même centre des êtres si divers d’origine et de sexe. Ainsi la famille égalitaire moderne nous semble, par son esprit même et par les sentiments qu’elle excite, en opposition croissante avec la religiosité mystique. Le vrai type du prêtre, quoi qu’en puissent dire les protestants, c’est l’homme solitaire, missionnaire du ciel ici-bas et se donnant tout à Dieu ; le type du philosophe pratique et du sage moderne, c’est l’homme aimant, pensant, travaillant, se donnant aux siens.

Nous voyons se produire une rivalité analogue entre le sentiment mystique et le sentiment civique. Le citoyen qui sait que le sort de sa patrie est entre ses mains, qui aime son pays d’un amour actif et sincère, a une sorte de religion sociale. Les grands politiques ont presque toujours été des esprits larges et libres. Les républiques anciennes étaient très peu religieuses relativement à leur temps ; la disparition de la monarchie coïncide en général chez les peuples avec l’affaiblissement de la foi. Lorsque chacun se sentira également citoyen et pourra se vouer avec un égal amour au bien de l’État, il n’y aura plus autant d’activité non employée, de sensibilité en réserve prête à se détourner vers les choses mystiques. D’ailleurs, agrandissons encore la sphère de l’activité humaine : non seulement la famille et l’État nous demandent aujourd’hui une part toujours plus grande de notre moi, mais le genre humain lui-même est de plus en plus présent à l’esprit de chacun de nous. Notre pensée a bien plus de peine à s’isoler, à se retrancher en soi ou à s’absorber en Dieu. Le monde humain est devenu infiniment plus pénétrable qu’autrefois : toutes les limites qui séparent les hommes (religion, langue, nationalité, race) apparaissent déjà aux esprits supérieurs comme artificielles ; le règne humain lui-même se fond avec le règne animal, le monde entier s’ouvre pour la science, pour l’amour, laissant entrevoir aux cœurs mystiques la perspective d’une sorte de fraternité universelle. À mesure que notre univers s’agrandit ainsi, il nous devient moins insuffisant ; cette surabondance d’amour qui allait chercher un objet transcendant trouve mieux à se répandre sur la terre même, sur les astres réels de nos cieux. Si la tendance mystique de l’homme ne peut complètement disparaître en ce qu’elle a de légitime, elle peut du moins changer de direction, et elle en change peu à peu. Les chrétiens n’avaient nullement tort de trouver la société antique trop étroite et le monde ancien trop comprimé sous sa voûte de cristal ; la raison d’être du christianisme était dans cette conception vicieuse de la société et de la nature. Il faut dire aujourd’hui : élargissez le monde jusqu’à ce qu’il satisfasse l’homme : qu’il s’établisse un équilibre entre l’univers et le cœur humain. L’œuvre de la science n’est pas d’éteindre le besoin d’aimer qui constitue en si grande partie le sentiment religieux, mais de lui donner un objet réel ; ce n’est pas d’arrêter les élans du cœur, mais de les justifier.

Remarquons-le d’ailleurs, si l’amour du Dieu personnel mystiquement conçu tend à s’effacer dans les sociétés modernes, il n’en est pas ainsi de l’amour du Dieu idéal conçu comme un type pratique d’action. L’idéal, en effet, ne s’oppose pas au monde, il le dépasse simplement ; il est au fond identique à notre pensée même, qui, tout en sortant de la nature, va de l’avant, prévoit et prépare de perpétuels progrès. Dans la vie se trouvent conciliés le réel et l’idéal, car la vie tout ensemble est et devient. Qui dit vie dit évolution ; or l’évolution est l’échelle de Jacob appuyée à la fois sur la terre et sur le ciel ; à la base nous nous sentons brates, au sommet nous nous devinons dieux. Le sentiment religieux ne s’oppose donc pas au sentiment scientifique et philosophique ; il le complète, ou plutôt il lui est au fond identique. Nous avons dit que la religion est de la science qui commence, de la science encore inconsciente et diffuse ; de même la science est de la religion qui retourne à la réalité, qui reprend sa direction normale, qui se retrouve pour ainsi dire. La science dit aux êtres : pénétrez-vous les uns les autres ; la religion dit aux êtres : unissez-vous les uns aux autres ; ces deux préceptes n’en font qu’un.

En somme, il tend à se faire une substitution dans nos affections. Nous aimerons Dieu dans l’homme, le futur dans le présent, l’idéal dans le réel. L’homme de l’évolution est vraiment l’Homme-Dieu du christianisme. Et alors cet amour de l’idéal, concilié avec celui de l’humanité, au lieu d’être une contemplation vaine et une extase, deviendra un ressort d’action. Nous aimerons d’autant plus Dieu que nous le ferons pour ainsi dire. S’il y au fond du cœur de l’homme quelque instinct mystique persistant, il sera employé comme facteur important dans l’évolution même : épris de nos idées, plus nous les adorerons, plus nous les réaliserons. La religion, se transformant en ce qu’il y a de plus pur au monde, l’amour de l’idéal, deviendra en même temps ce qu’il y a de plus réel et en apparence de plus terre à terre, le travail.


Le complément naturel et pratique du mysticisme est l’ascétisme : c’est là encore un élément de la morale religieuse qui va diminuant de plus en plus dans l’esprit moderne.

Il y a deux sortes d’austérités, l’une d’origine toute mystique, méprisant l’art, la beauté, la science ; l’autre qui a son principe dans un certain stoïcisme moral, dans le simple respect de soi-même. Celle-ci n’a rien d’ascétique, elle est faite en majeure partie de l’amour même pour la science et pour l’art, mais c’est l’art le plus haut qu’elle aime, et c’est la science pour la science qu’elle poursuit. L’excès d’austérité, auquel aboutissent si souvent les religions, est à la vertu simple ce que l’avarice est à l’économie. L’austérité ne constitue pas par elle-même un mérite et une supériorité. La vie peut même être plus douce, plus sociable, meilleure sous beaucoup de rapports chez un peuple aux mœurs libres, comme étaient les Grecs, que chez celui qui prend l’existence durement et sèchement, avec la brutalité de la foi, et ignore l’allègement du sourire ou la mollesse des larmes. On aimerait peut-être mieux encore vivre avec des prodigues qu’avec des avares. Seulement l’avarice, comme état de transition chez une famille ou chez un peuple, est bien supérieure économiquement et moralement à la prodigalité. De même pour le rigorisme. Ce sont des défauts utiles par leurs conséquences, qui amoindrissent la vie pour lui donner ensuite plus de résistance et de force. Mieux vaut pour la race, smon toujours pour l’individu, s’économiser à l’excès que se dépenser avec intempérance : les courants resserrés ont plus d’énergie et de vitesse, ils renversent tout obstacle. L’austérité, comme l’avarice, est un moyen de défense et de protection, une arme. Les conquérants ont eu souvent dans l’histoire des pères avares, qui leur ont amassé de l’argent et du sang à répandre. De temps en temps, il est bon de se traiter soi-même en ennemi, de vivre et de coucher en cotte de mailles. D’ailleurs, il est des tempéraments entiers, qui ne peuvent se plier que sous des règles de fer, qui ne voient pas de milieu entre l’eau pure et l’alcool, entre un lit de roses et une ceinture d’épines, entre la loi morale et la discipline militaire, entre un moraliste et un caporal. Ce qu’on ne peut faire, c’est de représenter cet état de guerre comme l’idéal. L’ascète se hait lui-même ; mais il ne faut haïr personne, pas même soi ; il faut comprendre et régler. La haine de soi vient d’une impuissance de la volonté à diriger les sens ; celui qui se possède assez lui-même n’a pas lieu de se mépriser. Au lieu de se maudire ainsi soi-même, il faut s’élever. Il peut y avoir un certain rigorisme légitime dans toute morale, une certaine discipline intérieure ; mais cette discipline doit être raisonnée, expliquée par un but qui la justifie : il s’agit non Eas de briser le corps, mais de le façonner, de le plier. iC savant, par exemple, doit prendre pour but de développer son cerveau, d’affiner son système nerveux, de réduire au nécessaire la part du système circulatoire et nutritif. Voilà de l’ascétisme, si l’on veut, mais de l’ascétisme fécond, utile : c’est, au fond, de l’hygiène morale, qui a d’ailleurs besoin d’être contenue par l’hygiène physique. Le chirurgien sait que, pour garder toute sa précision demain, il est tenu à une vie sévère et continente : il ne peut venir en aide aux autres qu’à condition de se priver lui-même dans une certaine mesure ; il doit choisir. Il n’a pas besoin, pour faire ce choix, du commandement d’une religion, mais d’une libre décision de sa conscience. Il lui suffit de connaître assez d’hygiène morale pour prévoir de loin les résultats de ses actes, et d’avoir assez d’esprit de suite pour rester conséquent avec lui-même. C’est ainsi qu’en raisonnant sa vie d’après des lois scientifiques on peut la régler, la rendre parfois presque aussi dure que celle du moine le plus croyant. Toute profession qu’on choisit est par elle-même une discipline qu’on s’impose. Quant à l’absence de profession, à l’oisiveté voulue, elle est en soi une immoralité, et elle aboutit nécessairement à l’immoralité, quelle que soit la religion qu’on prétende professer.

La dernière conséquence d’un rigorisme extrême est l’obsession du péché. Cette obsession est, avec la peur de l’an mille, une des plus grandes tortures inutiles que se soit infligées l’humanité. Il est dangereux de grossir ses vices comme ses vertus ; se croire un monstre n’est pas plus exempt d’inconvénient que de se croire parfait. Le péché, en lui-même et philosophiquement considéré, est une conception difficile à concilier avec l’idée moderne du déterminisme scientifique, qui, expliquant tout, est bien près non pas de justifier tout, mais de pardonner tout. Nous ne pouvons plus avoir ni les affres, ni la vanité du péché, étant à peine sûrs aujourd’hui que nos péchés soient bien les nôtres. La tentation nous apparaît comme l’éveil en nous de penchants héréditaires, qui ne remontent pas seulement au premier homme, mais à ses ancêtres dans la vie animale et, pour mieux dire, à la vie même, à l’univers, au Dieu immanent qui s’agite dans le monde ou au Dieu transcendant qui l’a créé ; ce n’est pas le diable qui nous tente, c’est Dieu même. Comme Jacob, dont nous parlions tout à l’heure, il nous faut vaincre Dieu, soumettre la vie à la pensée, c’est-à-dire faire dominer en nous les formes supérieures de cette vie sur les formes inférieures. Si nous sommes blessés dans cette lutte, si nous portons la marque du péché, si nous montons en boitant les degrés du bien, nous ne devons pas en être épouvantés à l’excès : l’essentiel est de monter. La tentation n’est pas par elle-même une souillure, elle peut être une marque de noblesse, — aussi longtemps qu’on n’y cède pas. Nos premiers pères n’avaient pas de tentation proprement dite, parce qu’ils cédaient à tous leurs désirs et qu’il n’y avait même pas en leur cœur de lutte intestine. Le péché ou mal moral s’explique : 1o par la lutte des instincts et de la réflexion ; 2o par la lutte des instincts égoïstes et des instincts altruistes. Cette double lutte de l’inconscient et du conscient, de l’égoïsme et de l’altruisme, est une nécessité de toute vie arrivée à la connaissance de soi, et c’est une condition du progrès : se connaître, c’est sentir le tiraillement plus ou moins douloureux des diverses tendances dont l’équilibre mouvant constitue la vie même ; se connaître et en général connaître, c’est être tenté. Vivre, c’est toujours plus ou moins pécher, car on ne peut ni manger, ni même respirer sans quelque affirmation des instincts bas et égoïstes. Aussi l’ascétisme aboutit-il logiquement à la négation de la vie ; les ascètes les plus conséquents sont les Yoghis de l’Inde, qui en viennent à vivre sans respirer et sans manger, à entrer vivants dans le tombeau[14]. Seulement, en croyant ainsi avoir réalisé la renonciation absolue, c’est l’égoïsme entier qu’ils ont réalisé, car les derniers vestiges de la vie végétative qui circule en eux ne circulent que pour eux, et pas un frisson de leur cœur engourdi n’a pour objet un autre être qu’eux ou une idée supérieure : en appauvrissant et en annihilant la vie, ils ont supprimé cette générosité que produit le trop-plein de la vie ; en voulant tuer le péché, ils ont tué la charité. Le véritable idéal moral et religieux ne consiste pas à tout retrancher de soi pour en retrancher le péché. Il n’y a rien d’absolument mauvais en nous toutes les fois qu’il n’y a rien d’excessif ; quand nous taillons à vif dans notre cœur, nous ne devons avoir qu’un but, celui qu’on a en émondant les arbres : augmenter encore la fécondité. Nos penchants multiples doivent donc être satisfaits à leur heure ; nous devons faire comme la mère qui, voyant son fils mourant, trouve le courage de manger au milieu de ses larmes, pour avoir la force de le veiller jusqu’au bout. Il ne doit pas bouder avec la vie, celui qui veut vivre pour autrui : pour celui qui a le cœur assez grand, nulle fonction de la vie n’apparaît comme impure. Toute règle morale ne doit être qu’une conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme, du péché originel et de la sainteté idéale ; pour accomplir cette conciliation, il suffit de montrer que chacun des penchants contraires qui entraînent notre être, s’il est abandonné à lui-même, se contredit lui-même ; que nos penchants ont besoin les uns des autres ; que la nature, lorsqu’elle veut s’élever brusquement trop haut, retombe et s’écrase. Se gouverner, c’est, comme dans tout gouvernement, concilier des partis. Ormuzd et Ahrimane, l’esprit et la nature ne sont pas aussi ennemis qu’on semble le croire, et même ils ne peuvent rien l’un sans l’autre ; ce sont deux dieux dont l’origine première est la même, ils sont immortels, et il faut que les choses immortelles trouvent moyen de s’accommoder ensemble. Le sacrifice entier et sans retour ne peut jamais être une règle de vie, mais seulement une exception sublime, un éclair traversant l’existence individuelle, la consumant parfois, puis disparaissant, pour laisser de nouveau en présence les deux grands principes dont l’équilibre fait le monde et dont l’accord réfléchi constitue la morale moyenne de toute vie.

La nature même des idées confirme ce que nous venons de dire sur les tentations et le péché. Toute idée est toujours, directement ou indirectement, une suggestion, une excitation à agir ; elle tend même à s’implanter en nous, à repousser les autres, à devenir une idée fixe, une « idée force », à se réaliser par nous, souvent malgré nous ; mais, comme notre pensée embrasse toutes les choses de l’univers, les basses comme les hautes, elle est incessamment sollicitée à agir dans tous les sens ; la tentation, à ce nouveau point de vue, devient donc la loi de la pensée, comme elle est la loi de la sensibilité. Aussi les ascètes et les prêtres ont-ils essayé de lutter contre la tentation en restreignant la pensée humaine, en l’empêchant de s’appliquer aux choses de ce monde. C’est impossible, car les choses de ce monde sont précisément celles qui, toujours présentes, sollicitent le plus la pensée, se reflètent en elle constamment ; et plus la pensée fait effort pour chasser ces images, plus elle leur donne de force attractive. Ce qu’on voudrait ne pas regarder est toujours ce qu’on voit le mieux, ce qu’on voudrait ne pas aimer est ce qui fait battre le cœur avec le plus d’emportement. Non, le remède à la tentation, si redoutée des esprits religieux, ce n’est pas de restreindre la pensée, mais au contraire de l’élargir. On ne peut pas faire disparaître le monde visible, c’est folie que de l’essayer ; mais on peut l’agrandir à l’infini, y faire sans cesse des découvertes, compenser le péril de certains points de vue par l’attrait de points de vue nouveaux, enfin abîmer l’univers connu dans l’immensité de ce que nous ne connaissons pas. La pensée a son remède en elle-même ; une science assez grande est plus sûre que l’innocence, une curiosité sans limites guérit d’une curiosité bornée. L’œil qui voit jusqu’aux étoiles ne se pose pas longtemps sur rien de bas : il est sauvegardé par l’étendue et la lumière de son regard, car la lumière est une purification. En rendant la « tentation » infinie, on la rend salutaire et vraiment divine. Se dessécher par l’ascétisme ou au contraire se flétrir dans la fausse maturité des mœurs dissolues, cela revient souvent au même. Il faut garder en son cœur un coin de verdure et de jeunesse, un petit coin où l’on n’ait rien récolté encore, où l’on puisse toujours semer quelque plante nouvelle. « Je ne me suis point fait homme avant l’âge, » disait Marc-Aurèle. L’ascétisme et la débauche font tous deux les vieillards précoces, qui ne savent plus aimer, s’enthousiasmer pour les choses de ce monde ; Cérigo et la Thébaïde sont des déserts semblables, des terres également desséchées. Rester jeune longtemps, rester enfant morne, par la spontanéité et l’affectuosité du cœur, garder toujours non dans ses dehors, mais au fond même de soi, quelque chose de léger, de gai et d’ailé, c’est le meilleur moyen de dominer la vie ; car quelle force plus grande y a-t-il que la jeunesse ? Il ne faut ni se roidir et se hérisser contre la vie, ni s’y abandonner lâchement ; il faut la prendre comme elle est, c’est-à-dire, suivant la parole populaire, « comme elle vient, » avec un bon sourire d’enfant qui s’éveille et qui regarde, — sans autre souci que de se posséder soi-même en tout événement, pour posséder les choses.


III. — La morale et le culte sont inséparables dans toutes les religions, et l’acte essentiel du culte intérieur, le rite fondamental commandé par la morale religieuse, c’est la prière.

Analyser tous les sentiments qui entrent en jeu dans la prière serait chose très complexe. La prière peut être l’accomplissement presque mécanique du rite, le marmottement de paroles vaines : à ce titre elle est méprisable, même au point de vue religieux. Elle peut être une demande égoïste, et sous cet aspect elle reste mesquine. Elle peut être un acte de foi naïve en des croyances plus ou moins populaires et irrationnelles ; à ce compte elle n’a encore qu’une valeur négligeable. Mais elle peut être aussi l’élan désintéressé d’une âme qui croit servir autrui en quelque façon, agir sur le monde par l’explosion de sa foi, faire un don, une offrande, dévouer quelque chose de soi-même à autrui. Là est la grandeur de la prière : elle n’est plus alors qu’une des formes sous lesquelles s’exerce la charité et l’amour des hommes. Mais enfin, s’il vient à être démontré que cette forme particulière de l’action charitable est illusoire, croit-on que la charité même, en son principe, sera par là atteinte et diminuée ?

On a apporté en faveur de la prière bien des arguments, dont la plupart sont tout extérieurs et trop superficiels. — La prière, dit-on d’abord, comme demande à une providence spéciale, est souverainement « consolante ; » elle est une des plus douces satisfactions de la foi religieuse. Une personne convertie à la libre-pensée me disait dernièrement : « Je ne regrette qu’une chose dans mes croyances d’autrefois, c’est de ne plus pouvoir prier pour vous et mimaginer que je vous sers. » — Assurément il est triste de perdre une croyance qui vous consolait ; mais supposez quelqu’un qui aurait cru posséder la baguette des fées entre ses mains et pouvoir sauver le monde : un matin on le détrompe, il se retrouve seul, avec la seule force de ses dix doigts et de son cerveau ; il ne peut pas ne pas regretter sa puissance imaginaire, il travaillera cependant à en acquérir une réelle et la perte de ses illusions deviendra un excitant pour sa volonté. Il est toujours dangereux de croire à un pouvoir qu’on n’a pas, car il vous empêche, en une certaine mesure, de connaître et d’exercer ceux qu’on possède. Les hommes qui autrefois, du temps des monarchies absolues, approchaient de l’oreille des princes, possédaient réellement une puissance analogue à celle que s’imaginent encore avoir bien des croyants agenouillés dans les temples ; ce pouvoir sur les rois, ils l’ont perdu par suite de révolutions purement terrestres : ont-ils été par là diminués dans leur être moral ? Non, un homme est moralement plus grand comme citoyen que comme courtisan ; on est plus grand par ce qu’on fait ou tente soi-même que par ce qu’on cherche à obtenir d’un maître.

L’individu pourra-t-il jamais se passer de la prière conçue comme une communication constante avec Dieu, comme une confession journalière en lui et devant lui ? — Il n’y renoncera probablement que s’il devient capable de s’en passer. Tous les arguments d’utilité pratique qu’on fait valoir en faveur de la communication directe avec l’idéal vivant, on les a fait valoir aussi en faveur de la confession catholique devant le prêtre réalisant l’idéal moral, lui donnant une oreille et une voix. Cependant les protestants, en supprimant la confession, ont plutôt développé chez beaucoup l’austérité morale : la moralité des peuples protestants, défendue seulement en eux par la conscience, n’est pas inférieure à celle des nations catholiques[15]. Est-il plus nécessaire, pour scruter ses fautes et s’en guérir, de s’agenouiller devant Dieu personnifié et anthropomorphisé que devant le confessionnal, sous le pilier de l’église ? L’expérience seule pourra répondre, et cette expérience, nombre d’hommes semblent l’avoir déjà faite avec succès : l’examen de conscience philosophique leur suffit.

Enfin on a dit que la prière, même conçue comme ne produisant aucun effet objectif, s’exauçait pourtant elle-même en réconfortant l’âme ; on a tenté de la justifier ainsi par des raisons purement subjectives. Mais la prière risque précisément de perdre le pouvoir pratique qu’elle a sur l’âme quand on ne croit plus à son efficacité comme demande Si personne ne nous entend, qui continuera de demander, uniquement pour se soulager ? Si l’orateur est soulevé, entraîné par l’assemblée qui l’écoute, s’ensuit-il qu’il éprouvera le même effet en parlant tout seul dans le vide, avec le sentiment que sa pensée, ses paroles, son émotion sont perdues et ne font rien vibrer autour de lui ?

Pour que la prière s’exauce vraiment elle-même, il faut qu’elle ne soit pas une « demande » adressée à quelque être extérieur, mais qu’elle soit un acte d’amour intérieur, ce que le christianisme appelle un « acte de charité ». La charité, voilà ce qu’il y a d’éternel dans la prière. Demander pour soi est chose peu justifiable ; demander pour autrui, c’est du moins un commencement d’action désintéressée. — On dirait que tes prières s’allongent de jour en jour, grand’mère ! — C’est que le nombre de ceux pour lesquels je prie va tous les jours croissant. — À ce caractère « charitable « de la prière se lie une certaine beauté, et ce caractère ne disparaîtra pas avec les superstitions qui s’en détachent. La beauté morale de la prière tient aux sentiments humains très profonds qui viennent s’y associer : on prie pour quelqu’un qu’on aime, on prie par pitié ou par affection, on prie dans le désespoir, dans l’espoir, dans la reconnaissance. Tout ce qu’il y a de plus élevé dans les sentiments humains vient donc parfois se fondre avec la prière et la colorer. Cette tension de tout l’être se traduit alors sur le visage et le transfigure : de là, dans certaines prières parties du cœur, une expression intense du visage que les peintres ont pu saisir et fixer[16]. Ce qu’il y a de plus beau et probablement aussi de meilleur dans la prière, c’est donc surtout ce qu’il y a d’humain et de moral. S’il est ainsi une charité essentielle à la vraie prière, la charité des lèvres ne suffit pas ; il y faut joindre celle du cœur et des mains, qui finit toujours par substituer l’action à la prière même.

La prière par amour et charité deviendra de plus en plus action : on pourrait trouver de ce fait une vérification dans l’histoire même. Autrefois, en un moment de détresse, une femme païenne eût tenté d’apaiser les dieux irrités par un sacrifice sanglant, par le meurtre de quelque être innocent de la grande nature ; au moyen âge, elle eût fait un vœu, bâti une chapelle, — choses encores vaines et impuissantes à alléger la moindre misère de ce monde ; de nos jours, elle songera plutôt, si elle a quelque élévation d’esprit, à répandre des aumônes, à fonder un établissement pour l’instruction des pauvres ou le soulagement des infirmes. On voit le progrès dans les idées religieuses : il viendra un moment où de telles actions ne seront plus accomplies dans un but directement intéressé, comme une sorte d’échange avec la divinité et de troc contre un bienfait ; elles feront partie du culte même, le culte sera charité. Pascal se demande quelque part pourquoi Dieu a donné, a commandé à l’homme la prière ; et il répond avec profondeur : « Pour lui laisser la dignité de la causalité. » Mais, si celui qui demande des biens par la prière possède déjà la dignité de la causalité, que sera-ce de celui qui, par sa volonté morale, les tire de soi ? et si causer ainsi soi-même ses propres biens, c’est l’essence de la prière, ce qui rapproche l’homme de Dieu, ce qui l’élève à lui, ne pourra-t-on dire que la plus désintéressée et la plus sainte, la plus humaine et la plus divine des prières, c’est l’acte moral ? Selon Pascal, il est vrai, l’acte moral supposerait deux termes : — le devoir, le pouvoir, — et l’homme ne peut pas toujours ce qu’il doit. Mais il faut se défier ici de l’antique opposition établie par le christianisme entre le sentiment du devoir et l’impuissance de l’homme réduit à ses forces propres, privé de la grâce. En réalité, le sentiment du devoir est déjà par lui-même la première conscience vague d’une puissance existant en nous, d’une force qui, toute seule, tend à se réaliser[17]. Dans l’homme viennent donc s’unir la conscience de sa puissance du bien et celle de l’idéal qui doit être, car cet idéal n’est que la projection, l’objectivation du plus haut pouvoir intérieur, la forme qu’il prend pour l’intelligence réfléchie. Toute volonté n’est au fond qu’une puissance en travail, une action germant, un enfantement de la vie : la volonté du bien, si elle est consciente de sa force, n’a donc pas besoin d’attendre du dehors la grâce : elle est à elle-même sa propre grâce ; en naissant, elle était déjà efficace ; la nature, en voulant, crée. Pascal conçoit trop la fin morale que nous propose le « devoir » comme une sorte de but physique et extérieur à nous, qu’on serait capable de voir sans être capable de l’atteindre. « On dirige sa vue en haut, dit-il dans ses Pensées mais on s’appuie sur le sable, et la terre fondra, et on tombera en regardant le ciel. » Mais, pourrait-on répondre, le ciel dont veut ici parler Pascal, le ciel que nous portons en notre âme n’est-il pas tout différent de celui que nous apercevons sur nos têtes ? Ne faut-il pas dire ici que voir c’est toucher et posséder ; que la vue du but moral rend possible et commence la marche vers ce but ; que le point d’appui qu’on trouve dans la bonne volonté, — le plus invincible de tous les vouloirs, — ne peut fondre ; qu’on ne peut tomber en allant toujours au bien, et qu’en ce sens, regarder le ciel, c’est déjà y monter ?

Reste un dernier aspect sous lequel on peut considérer la prière : elle peut être regardée comme une élévation vers l’être infini, une communion avec l’univers ou avec Dieu[18]. On a de tout temps glorifié la prière comme un moyen de faire ainsi monter l’être tout entier à un ton qu’il ne peut atteindre en temps normal : le plus précieux de nous-mêmes, a dit récemment Amiel, ne trouve issue et n’arrive en partie à notre conscience que dans la prière.

Il faut se défier ici de bien des illusions et distinguer soigneusement deux choses très diverses : l’extase religieuse et la méditation philosophique. Une des conséquences de notre connaissance plus approfondie du système nerveux, c’est un dédain croissant de l’ » extase » et de tous ces états d’ivresse nerveuse ou même intellectuelle qui apparaissaient autrefois à la foule, parfois aux philosophes, comme au-dessus de la condition humaine et vraiment divins. L’extase dite religieuse peut être un phénomène si complètement physique qu’il suffit de l’application d’un peu d’huile volatile de laurier-cerise pour la déterminer chez certains tempéraments, pour emplir de béatitude extatique, faire prier, pleurer, se prosterner une hystérique, courtisane endurcie d’origine juive ; pour lui donner même des visions déterminées, comme celle de la vierge aux cheveux blonds et en robe bleue avec des étoiles d’or[19]. L’ivresse des Dionysiaques en Grèce, comme celle des haschichins, n’était qu’un moyen violent de produire l’extase et d’entrer en commerce avec le monde surnaturel[20]. Dans l’Inde[21] et chez les chrétiens, on s’est servi du jeûne pour atteindre le même but, à savoir l’excitation morbide du système nerveux. Les macérations de l’anachorète étaient, dit Wundt, une « orgie de solitaire », à la suite de laquelle moines et nonnes serraient ardemment dans leurs bras les images fantastiques de la Vierge et du Sauveur. D’après une légende du krishnaïsme, la reine d’Udayapura, Mira Bai, pressée d’abjurer son Dieu, vint se jeter aux pieds de la statue de Krishna, et lui fit cette prière : « J’ai quitté pour toi mon amour, mes biens, ma royauté ; je viens à toi, ô mon refuge ; prends-moi. » La statue écoutait, impassible ; tout d’un coup elle s’entrouvrit, et Mira disparut dans ses flancs. S’évanouir comme cette femme dans le sein de son dieu, n’est-ce pas là, exprimé dans une seule image, tout l’idéal des plus hautes religions humaines ? Toutes ont proposé à l’homme de mourir en Dieu, toutes ont cru voir la vie supérieure dans l’extase, par laquelle on redescend au contraire à la vie inférieure et végétative ; cette apparente fusion en Dieu n’est qu’un retour vers l’inertie primitive, vers l’impassibilité du minéral, une pétrification de statue. On peut se croire soulevé bien haut par l’extase, et prendre tout simplement pour l’exaltation de la pensée ce qui n’est qu’une stérile exaltation nerveuse. C’est que, ici, tout moyen manque pour mesurer la force réelle et l’étendue de la pensée. Ce moyen, en temps normal, est l’action ; celui qui n’agit pas est toujours porté à croire à la supériorité de sa pensée. Amiel n’y a pas échappé. Cette supériorité disparaît du moment où la pensée cherche à s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Le rêve qu’on raconte devient absurde. L’extase dans laquelle on cherche à reprendre pleine conscience de soi, à se traduire à soi-même les sentiments confus qu’on éprouve, s’évanouit bientôt en ne nous laissant qu’une fatigue et une sorte d’obscurcissement intérieur, comme ces crépuscules d’hiver qui, lorsqu’ils pâlissent, laissent sur les vitres une buée interceptant les derniers rayons de la lumière. Mes plus beaux vers ne seront jamais écrits, a dit un poète ; de mon œuvre


Le meilleur demeure en moi-même[22].

C’est là une illusion, par laquelle ce qu’on rêve semble toujours supérieur à ce qu’on pense ; c’est une illusion du même genre qui nous fait attacher tant de prix à certaines heures d’exaltation religieuse. En vérité, les meilleurs vers du poète sont ceux qu’il a écrits de sa propre main, ses meilleures pensées sont celles qui ont été assez puissantes pour trouver leur formule et leur musique : il est bien tout entier dans ses poèmes. Et nous aussi, nous sommes tout entiers dans nos actions, dans nos discours, dans l’éclair d’un regard ou l’accent d’un mot, dans un geste, dans la paume de notre main ouverte pour donner : il n’y a pas d’autre manière d’être que d’agir, et la pensée qui ne peut se traduire ou se fixer d’aucune manière est elle-même une pensée avortée, qui n’a pas vécu réellement et ne méritait pas de vivre. De même le véritable dieu est aussi celui qu’on peut retenir auprès de soi, qui ne fuit pas la conscience réfléchie, qui ne se montre pas seulement en rêve, qu’on n’évoque pas comme un fantôme ou un démon. Notre idéal ne doit pas être seulement une apparition passagère et fantastique, mais une création positive de notre esprit ; il faut que nous puissions le contempler sans le détruire, en nourrir nos yeux comme d’une réalité. D’ailleurs cet idéal de bonté et de perfection persistant ainsi sous le regard intérieur n’a pas besoin d’une existence objective, en quelque sorte matérielle, pour produire sur l’esprit tout son attrait. L’amour le plus profond subsiste pour ceux qui ont été comme pour ceux qui sont ; il va aussi vers l’avenir comme vers le présent, peut même, dans une certaine mesure, devancer l’existence, deviner et aimer l’idéal qui sera. Un modèle pour l’être moral, ici comme ailleurs, c’est l’amour maternel, qui souvent n’attend pas pour s’attacher l’existence de l’être aimé : la mère forme dans sa pensée et aime, longtemps avant qu’il naisse, l’enfant auquel elle donnera sa vie ; elle la lui donne même d’avance, se sent prête à mourir pour lui et par lui avant même de le connaître.

Pour les esprits vraiment élevés, elles resteront fécondes ces heures consacrées à former et à faire vivre intérieurement leur idéal, ces heures de recueillement, de méditation non seulement sur ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, mais encore sur ce qu’on espère, sur ce qu’on tentera, sur l’idée qui veut être par vous, qui s’appuie sur votre cœur à le briser. La manière la plus haute de prier, ce sera encore de penser. Toute méditation philosophique a, comme la prière, quelque chose de consolant, non par elle-même, car elle peut porter sur de bien tristes réalités, mais indirectement, parce qu’elle élargit le cœur en élargissant la pensée. Toute ouverture sur l’infini nous donne cette impression rude et pourtant rafraîchissante de l’air du large, dans lequel la poitrine se dilate. Nos tristesses se fondent dans l’immensité comme les eaux venues de la terre se fondent dans l’eau bleue des mers, où elles viennent se pénétrer de ciel.

Quant à ceux qui ne se sentent pas de taille à penser par eux-mêmes, il sera toujours bon de repenser les pensées d’autrui qui leur paraissent les plus hautes et les plus nobles. Sous ce rapport, la coutume protestante de lire et de méditer la Bible est excellente en son principe ; le livre seul est mal choisi. Mais il est bon qu’un certain nombre de fois par jour ou par semaine l’homme s’habitue à lire ou à relire autre chose qu’un journal ou un roman, qu’il puisse se tourner vers quelque pensée sérieuse et s’y complaire. Peut-être un jour viendra où chacun se fera à lui-même sa Bible, recueillera parmi les penseurs de l’humanité les passages qui lui paraîtront les plus profonds, les plus beaux, et les relira, se les assimilera. Lire un livre sérieux et élevé, c’est retourner en soi-même les grandes pensées humaines : admirer, cela aussi est prier, et c’est une prière à la portée de tous.




CHAPITRE IV
LA RELIGION ET L’IRRÉLIGION CHEZ LE PEUPLE




I. — Le sentiment religieux est-il inné et impérissable dans l’humanité ? — Confusion fréquente du sentiment religieux avec le sentiment philosophique et moral. — Renan. — Max Müller. — Différence entre les évolutions de la croyance dans l’individu et l’évolution de la croyance chez les peuples. — La disparition de la foi laissera-t-elle un vide ?
II. — La dissolution de la religion entraînera-t-elle celle de la moralité populaire ? — La religion est-elle la seule sauvegarde de l’autorité sociale et de la moralité publique ? — Christianisme et socialisme. — Rapport de l’irréligion et de l’immoralité d’après les statistiques.
III. — Le protestantisme est-il une transition nécessaire pour les peuples entre la religion et la libre pensée ? — Projets de « protestantiser » la France, Michelet, Quinet, de Laveleye, Renouvier et Pillon. Supériorité intellectuelle, morale et politique du protestantisme. — Caractère utopique du projet. — Inutilité morale de la substitution d’une religion à l’autre ? — La religion est-elle, pour un peuple, une condition sine quâ non de supériorité dans la lutte pour l’existence ? Objections faites à la France et à la Révolution française par Matthew Arnold ; comparaison de la Grèce et de la Judée, de la France et des nations protestantes. — Examen critique de cette théorie. — La libre pensée, la science et l’art ne peuvent-ils trouver leur règle en eux-mêmes ?


Nous avons vu la dissolution qui menace, au sein des sociétés modernes, la dogmatique religieuse et même la morale religieuse. Des problèmes sociaux plus ou moins inquiétants se posent par cela même. Y a-t-il vraiment un péril dans l’affaiblissement graduel de ce qui a longtemps paru servir de base aux vertus sociales ou domestiques ? Certains esprits se plaisent à appliquer une sorte d’ostracisme aux neuf dixièmes du genre humain. On déclare d’avance le peuple, la femme et l’enfant incapables de s’élever à une conception où l’on reconnaît qu’un très grand nombre d’hommes sont déjà parvenus. Il faut, dit-on, un jouet pour l’imagination des masses populaires, comme pour celle de la femme et de l’enfant ; seulement on aura soin de choisir ce jouet le moins dangereux possible, de peur qu’il ne blesse ceux qui s’en servent. — Nous devons rechercher jusqu’à quel point on peut démontrer l’incapacité philosophique du peuple, de l’enfant, de la femme ; cette recherche est d’autant plus nécessaire que nous ne séparons point, dans ce livre, l’étude des religions de la sociologie.


I. — LE SENTIMENT RELIGIEUX EST-IL INNÉ ET IMPÉRISSABLE DANS L’HUMANITÉ


De nos jours, remarquons-le bien, le sentiment religieux a trouvé des défenseurs parmi ceux qui, comme les Renan, les Taine et tant d’autres, croient le plus à l’ « absurdité » des dogmes mêmes. Se placent-ils au point de vue purement intellectuel, c’est-à-dire en somme à leur point de vue propre, tout le contenu de la religion, tous les dogmes, tous les rites leur apparaissent comme autant d’étonnantes erreurs, comme un vaste système de duperie mutuelle inconsciente. Se placent-ils au contraire au point de vue de la sensibilité, c’est-à-dire au point de vue du vulgaire et des masses, tout se justifie à leurs yeux ; tout ce qu’ils attaquaient sans scrupule comme raisonnement, devient sacré comme sentiment ; par un étrange effet d’optique, l’absurdité des croyances religieuses semble grandir pour eux leur nécessité ; plus l’abîme qui les sépare des intelligences communes leur semble large, plus ils redoutent de voir cet abîme se combler ; s’ils n’ont aucun besoin pour leur compte des croyances religieuses, ils pensent, par cette raison même, qu’elles sont indispensables aux autres. Il se disent : comment le peuple peut-il avoir tant de croyances irrationnelles dont nous nous passons fort bien ! — Et ils en concluent : — Il faut donc que ces croyances soient bien nécessaires au fonctionnement de la vie sociale et qu’elles correspondent à un besoin réel pour avoir pu s’implanter ainsi[23].

Souvent, dans cette persuasion de la toute-puissance propre au sentiment religieux, il entre au fond un certain dédain pour ceux qui en sont le jouet ; ce sont les serfs de la pensée, il faut les laisser attachés à leur glèbe, enfermés dans la bassesse de leur horizon. L’aristocratie de la science est la plus jalouse de toutes, et certains de nos savants contemporams veulent porter leur blason dans leur cerveau. Ils professent envers le peuple cette charité un peu méprisante de le laisser tranquille à ses croyances, enfoncé dans ses préjugés comme dans le seul milieu où iî. puisse vdvre. D’ailleurs ils se prennent quelquefois à l’envier, à désirer son ignorance éternelle, d’un désir platonique s’entend. Peut-être l’oiseau emporté dans son vol a-t-il quelquefois de ces désirs vagues, de ces regrets, quand il aperçoit d’en haut un petit ver qui se vautre tranquillement dans la rosée, oublieux du ciel ; en tous cas l’oiseau garde le privilège de ses ailes, et c’est ce qu’entendent bien faire nos savants hautains. Selon eux, certains esprits supérieurs peuvent bien sans inconvénient s’alTranchir de la religion ; la masse ne le peut pas. Il est nécessaire de réserver pour une élite le libre examen et la libre pensée ; l’aristocratie de l’esprit doit s’enfermer dans un camp retranché. Comme il fallait du pain et le cirque au peuple romain, il faut des temples aux peuples modernes, et c’est parfois le seul moyen de leur faire oublier qu’ils n’ont pas assez de pain. Il faut que l’humanité adore Dieu pour subsister, et non pas même Dieu en général, mais un certain Dieu dont les commandements tiennent en une bible de poche. Un livre saint, tout est suspendu à cela. C’est le cas de dire avec M. Spencer que notre époque a encore gardé la superstition des livres et croit voir une vertu magique dans es vingt-quatre lettres de l’alphabet. Quand un enfant demande des explications sur la naissance de son petit frère, on lui raconte qu’on l’a trouvé sous un buisson du jardin : l’enfant se contente de cette histoire ; c’est ainsi, dit-on. qu’il faut faire à l’égard du peuple, ce grand enfant. Quand il s’inquiète de l’origine du monde, ouvrez devant lui la Bible : il y verra que le monde a été fait par un être déterminé, qui en a soigneusement ajusté ensemble toutes les parties ; il saura même le temps que cela a demandé : sept jours, ni plus ni moins ; c’est tout ce qu’il a besoin de connaître. On élève ensuite devant son esprit un bon mur, quon lui défend de franchir même du regard : c’est le mur de la foi. Son cerveau est fermé soigneusement, la suture se fait avec l’âge, et il n’y a plus qu’à recommencer la même opération pour la génération suivante.

Est-il donc vrai que la religion soit ainsi pour la masse ou un bien nécessaire, ou un mal nécessaire, attaché au cœur même de l’homme ?


La croyance à l’innéité et à la perpétuité du sentiment religieux naît de ce qu’on le confond avec le sentiment philosophique et moral ; mais, quelque étroit qu’ait été le lien de ces sentiments divers, ils sont cependant séparables et tendent à se séparer progressivement.

D’abord, si universel que paraisse le sentiment religieux, il faut bien convenir que ce sentiment n’est point inné. Les esprits qui ont été depuis leur enfance sans relation avec les autres hommes, par l’effet de quelque défaut corporel, sont dépourvus d’idées religieuses. Le docteur Kitto, dans son livre sur la perte des sens, cite une dame américaine sourde et muette de naissance qui, plus tard instruite, n’avait jamais eu la moindre idée d’une divinité. Le révérend Samuel Smith, après vingt-trois ans de contact avec les sourds-muets, dit que, sans éducation, ils n’ont aucune idée de la divinité. Lubbock et Baker citent un grand nombre de sauvages qui sont dans le même cas. D’après ce que nous avons vu de l’origine des religions, elles ne sont pas sorties toutes faites du cœur humain : elles se sont imposées à l’homme par le dehors, par les yeux et les oreilles, grossièrement ; rien de mystique à leurs débuts. Ceux qui font dériver la religion d’un sentiment religieux inné raisonnent à peu près comme si, en politique, on faisait dériver la royauté du respect inné pour une race royale. Ce respect est l’œuvre du temps, de l’habitude, des tendances sympathiques de l’homme longtemps dirigées d’un même côté ; en tout cela, rien de primitif, et cependant cet attachement du peuple à une race royale possède comme sentiment une force considérable. La Révolution s’en aperçut bien dans les guerres de la Vendée. Mais cette force s’use un jour ou l’autre ; le culte de la royauté disparaît avec la royauté même, d’autres habitudes se reforment, créant d’autres sentiments, et on est tout surpris de voir que le peuple, royaliste sous les rois, devient républicain sous la république. La sensibilité ne domine pas pour toujours l’intelligence, tôt ou tard elle est contrainte de se modeler sur elle : il est un milieu intellectuel auquel il faut bien que nous nous adaptions comme au milieu physique. En ce qui concerne le sentiment religieux, sa pérennité dépend de sa légitimité. Né de certaines croyances et de certaines habitudes, il peut s’en aller avec elles. Tant qu’une croyance n’est pas complètement compromise et dissoute, le sentiment a sans doute encore la force de la conserver, car le sentiment joue toujours, à l’égard des idées auxquelles il s’est lié, le rôle de principe conservateur. Ce fait se produit dans l’âme humaine comme dans la société. Les sentiments religieux ou politiques sont comme ces coins de fer enfoncés au cœur des murailles qui menacent ruine : reliant les pierres disjointes, ils peuvent soutenir encore un temps l’édifice ; mais, que les murs minés assez profondément s’écroulent enfin, tout tombera avec eux. Rien de plus sûr pour amener l’anéantissement complet d’un dogme ou d’une institution que de les conserver jusqu’à la dernière limite du possible ; leur chute devient un véritable écrasement. Il est des périodes de l’histoire où conserver n’est pas sauver, mais perdre plus définitivement.

La perpétuité de la religion n’est donc nullement démontrée. De ce que les religions ont toujours existé, on ne peut conclure qu’elles existeront toujours : avec ce raisonnement, on pourrait arriver aux conséquences les plus singulières. Par exemple l’humanité a toujours, en tous temps et en tous lieux, associé certains événements à d’autres qui s’y trouvaient liés par hasard ; post hoc, propter hoc, c’est le sophisme universel, principe de toutes les superstitions. De là la croyance qu’il ne faut pas être treize à table, qu’il ne faut pas renverser le sel, etc. Certaines croyances de ce genre, comme celles qui font du vendredi un jour néfaste, sont tellement répandues qu’elles suffisent pour modifier très sensiblement la moyenne des voyageurs transportés à Paris par les chemins de fer et les omnibus ; bon nombre de parisiens répugnent à se mettre en route le vendredi, ou ne vaquent alors qu’aux affaires les plus pressantes ; n’oublions pas cependant que les cerveaux parisiens (du moins ceux des hommes) se classent, par leur développement, aux premiers rangs des cerveaux humains. Que conclure de là, si ce n’est que les superstitions sont toujours vivaces au sein de l’humanité et le seront probablement bien longtemps encore ? Raisonnons donc à leur égard comme on veut raisonner à l’égard des religions mythiques : ne sera-t-il pas très légitime d’admettre que le besoin de superstition est inné à l’homme, que c’est une partie de sa nature, qu’il nous manquerait vraiment quelque chose si nous venions à cesser de croire qu’un miroir brisé annonce la mort d’une personne ? Donc nous chercherons un modus vivendi avec les superstitions, et nous combattrons celles qui sont le plus nuisibles, non en leur opposant la raison, mais en les remplaçant par des superstitions contraires et inofîensivcs. Nous déclarerons même qu’il existe des superstitions d’État, nous les enseignerons aux enfants et aux femmes ; nous persuaderons, par exemple, à tous les esprits faibles cet ingénieux aphorisme du Coran que la durée de notre vie est réglée d’avance et que le lâche ne gagne absolument rien à s’enfuir du champ de bataille ; s’il doit mourir, il mourra en rentrant chez lui. N’est-ce pas là une croyance bonne à entretenir dans les armées, plus inoffensive que beaucoup des croyances religieuses ? Peut-être même y a-t-il là-dessous quelque grain de vérité.

On pourrait aller loin dans cette voie et découvrir bien des illusions prétendues nécessaires ou tout au moins utiles, bien des croyances prétendues indestructibles. — « Il est, dit M. Renan, plus difficile d’empêcher l’homme de croire que de le faire croire. » — Oui certes ; en d’autres termes, il est plus difficile d’instruire quelqu’un que de le tromper. Et sans cela, quel mérite y aurait-il dans la communication du savoir ? Ce qu’on sait est toujours plus complexe que ce qu’on préjuge. Une instruction assez complète pour mettre en garde contre les défaillances du jugement demande des années de patience. Heureusement ce sont de longs siècles que l’humanité a devant elle, de longs siècles et des trésors de persévérance, car il n’est pas d’être plus persévérant que l’homme et, parmi les hommes, il n’est pas d’être plus obstiné que le savant. — Mais, dit-on encore, les mythes religieux, mieux adaptés que le pur savoir aux intelligences populaires, ont après tout l’avantage de symboliser une partie de la vérité ; à ce titre, du moins, on peut les laisser à la foule. — C’est comme si l’on disait qu’il faut laisser le peuple croire que le soleil tourne autour de la terre, parce qu’il est incapable de se représenter les mouvements des astres dans leur complexité infinie. Toute théorie, tout essai d’explication, quelque grossier qu’il soit, est cependant à quelque degré un symbole de la vérité. C’est un symbole du vrai que la théorie de l’horreur du vide, du sang immobile dans les artères, des rayons lumineux projetés en ligne droite par émission. Toutes ces théories primitives sont des vues incomplètes de la réalité, des manières plus ou moins populaires de la traduire : elles reposent sur des faits visibles, non encore percés à jour par l’observation scientifique ; est-ce une raison pour respecter tous ces symboles et pour condamner l’esprit populaire à s’en nourrir ? Les primitives et mythiques explications ont servi à édifier la vérité, elles ne doivent pas servir à la cacher aujourd’hui : on ne laisse pas éternellement devant la façade d’un édifice l’échafaudage qui a permis de l’élever. Si certains contes sont bons pour amuser les enfants, du moins a-t-on soin qu’ils ne les prennent pas trop au sérieux. Ne prenons pas non plus tellement au sérieux les dogmes vieillis, ne les regardons pas avec trop de complaisance et de tendresse : s’ils doivent être encore pour nous un objet d’admiration quand nous les replaçons par la pensée dans le milieu où ils ont pris naissance, qu’il n’en soit plus ainsi quand ils cherchent à se perpétuer dans le milieu moderne, qui n’est plus fait pour eux.

Comme M. Renan, M. Max Müller verrait presque un exemple à suivre dans les castes établies par les Hindous entre les intelligences comme entre les classes, dans les périodes régulières ouaçramas par lesquelles ils obligeaient l’esprit de passer, dans le luxe de religions dont ils surchargeaient l’esprit des peuples. Pour eux, l’erreur traditionnelle devenait sacrée et vénérable ; elle devait servir de préparation à la vérité ; il fallait mettre d’abord un bandeau sur les yeux, pour le faire tomber ensuite. L’esprit moderne a des tendances bien contraires ; il aime à faire profiter les générations qui viennent de toutes les vérités acquises par les générations qui s’en vont, sans faux respect ni ménagement pour les erreurs remplacées ; il ne lui suffit pas que la lumière entre par quelque fissure secrète, il ouvre portes et fenêtres pour la répandre plus largement. Il ne voit pas en quoi l’absurdité des uns peut être utile à la rectitude d’esprit des autres, en quoi il serait nécessaire de commencer par penser faux pour arriver à penser juste, de faire partir l’esprit de plus bas pour le faire arriver plus haut.

— Si le sentiment religieux vient à disparaître, objecte-t-on, il laissera un vide impossible à combler, et l’humanité, plus encore que la nature, a horreur du vide ; elle satisfera donc n’importe comment, même avec des absurdités, cet éternel besoin de croire dont nous parlions tout à l’heure. Une religion détruite, une autre se reforme ; il en sera toujours ainsi d’âge en âge, parce que le sentiment religieux aura toujours besoin d’un objet et s’en créera toujours un, malgré tous les raisonnements du monde. On ne peut pas pour longtemps dompter la nature ; on ne peut pas faire taire un besoin qui s élève en nous. Il est des périodes de l’existence où la foi s’impose, comme l’amour ; on a soif d’embrasser quelque chose, de se donner, fût-ce à une chimère ; c’est une fièvre de foi qui vous prend. Cela dure quelquefois toute une vie, d’autres fois quelques jours, quelques heures même ; il en est que cette fièvre ne saisit que sur la fin de l’existence. Le prêtre a observé toutes ces vicissitudes ; il est toujours là, patient, attendant avec tranquillité le moment où l’accès se déclarera, où le sentiment longtemps endormi s’éveillera enfin et parlera en maître ; il a l’hostie prête, il a ses grands temples retentissants des prières sacrées, où l’homme, ramené enfin vers lui, y vient respirer Dieu et s’en nourrir. — Nous répondrons que c’est un tort de juger l’humanité entière d’après ce qui se passe dans le cœur des croyants désabusés. On a souvent reproché aux libres-penseurs de vouloir détruire sans remplacer, mais on ne peut pas détruire une religion chez un peuple : elle tombe toute seule à un certain moment, quand ont disparu les évidences prétendues sur lesquelles elle s’appuyait ; elle s’en va par voie d’extinction ; elle ne meurt pas à proprement parler, elle cesse. Elle cessera définitivement quand elle sera devenue inutile, et on n’a pas à remplacer ce qui n’est plus nécessaire. Dans les masses, l’intelligence n’a jamais une grande avance sur la coutume : on n’adopte une idée nouvelle crue quand on s’y est déjà habitué par degrés. Aussi la chose a lieu sans déchirement, ou le déchirement n’est que transitoire ; c’est une crise qui passe, une blessure qui se referme vite et sans laisser de traces ; les fronts des peuples ne portent pas de cicatrices. Les progrès attendent, pour se réaliser, le moment où ils seront le moins douloureux. Les révolutions mêmes ne réussissent que dans la mesure où elles sont un pur bienfait, où elles constituent une évolution avantageuse pour tous. Du reste, il ne s’accomplit pas, à proprement parler, de révolution ni de cataclysme dans la croyance humaine : chaque génération ajoute un doute de plus à ceux qui naissaient déjà dans l’esprit des parents, et ainsi la foi s’en va par débris, comme la rive d’un fleuve rongée par le courant ; les sentiments qui y étaient liés s’en vont avec elle, mais ils sont sans cesse remplacés par d’autres, une onde nouvelle vient combler tous les vides et l’âme humaine s’élargit par ses pertes mêmes, comme le lit du fleuve. L’adaptation des peuples au milieu est une loi bienfaisante de la nature. On a souvent dit, avec juste raison, qu’il y a une « nourriture de l’esprit » comme une nourriture du corps ; on pourrait poursuivre l’analogie en faisant remarquer qu’il est très difficile de faire changer à un peuple son alimentation nationale : depuis des siècles, les Bretons ne vivent-ils pas de leurs galettes de sarrasin insuffisamment cuites, comme ils vivent de leur foi simple et de leurs superstitions enfantines ? Cependant on peut affirmer a priori qu’un jour viendra où la galette de sarrasin aura fait son temps en Bretagne, tout au moins sera mieux préparée et mêlée à des mets plus nourrissants ; il est également rationnel d’affirmer que la foi bretonne ne durera aussi qu’un temps, que ces esprits chétifs s’alimenteront tôt ou tard d’idées et de croyances plus solides, que toute la vie intellectuelle se trouvera par degrés transformée, renouvelée.

Seuls les individus élevés dans une foi, puis désillusionnés, gardent, avec leurs sentiments primitifs, la nostalgie de l’état de foi qui correspondait à ces sentiments. C’est qu’ils sont brusqués dans le passage de la croyance à l’incrédulité. On a fait souvent l’histoire du désenchantement passager de la vie qu’éprouve le croyant dont la foi s’en va. « J’étais terriblement dépaysé, » dit M. Renan en nous racontant la crise morale par laquelle il a passé lui-même. « Les poissons du lac Baïkal ont mis, dit-on, des milliers d’années à devenir poissons d’eau douce après avoir été poissons d’eau de mer. Je dus faire ma transition en quelques semaines. Comme un cercle enchanté, le catholicisme embrasse la vie entière avec tant de force que, quand on est privé de lui, tout semble fade et triste. L’univers me faisait l’effet d’un désert. Du moment que le christianisme n’était pas la vérité, le reste me parut indifférent, frivole, à peine digne d’intérêt ; le monde se montrait à moi médiocre, pauvre en vertu. Ce que je voyais me semblait une chute, une décadence ; je me crus perdu dans une fourmilière de pygmées. » Cette douleur des métamorphoses, ce désespoir de renoncer à tout ce qu’on a cru et aimé jusqu’alors, n’est pas propre seulement au chrétien désabusé, il se produit à des degrés divers — et M. Renan l’a bien vu — toutes les fois qu’un amour quelconque se brise en nous. Pour celui qui, par exemple, après s’être appuyé toute sa’ie sur l’amour d’une femme, se sent trahi par elle, la vie ne doit pas être moins désenchantée que pour le croyant qui se voit abandonné par son Dieu. Même de simples erreurs intellectuelles peuvent produire un sentiment de défaillance analogue : sans doute Archimède eût senti brusquement sa vie se suspendre, s’il eût découvert d’irrémédiables solutions de continuité dans l’enchaînement de ses théorèmes. Plus une religion a personnifié et humanisé son Dieu, plus elle en a fait un objet d’affection, et plus grande doit être la blessure qu’en s’en allant elle laisse au cœur. Mais, quand même cette blessure ne pourrait se guérir chez certaines âmes, on ne saurait tirer de ce phénomène aucun argument en faveur de la religion dans les masses, car un amour non justifié peut faire autant souffrir, si on l’arrache de soi, que le plus légitime amour. La dureté de la vérité tient moins à la vérité même qu’à la résistance de l’erreur qui s’est installée en nous. Ce n’est pas le monde qui est désert sans le Dieu rêvé, c’est notre cœur, et nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous si nous n’avons rempli notre cœur qu’avec des rêves. Au reste, chez la plupart des esprits, ce vide que laisse l’écroulement de la religion n’est que passager : en s’adapte à son nouveau milieu moral, on y redevient heureux, non pas sans doute de la même manière, — car nul bonheur humain ne se ressemble, — mais d’une manière moins primitive, moins enfantine, avec un équilibre plus stable, M. Renan en est un exemple : sa transformation en « poisson d’eau douce » s’est accomplie en somme assez tranquillement ; c’est à peine s’il rêve encore quelquefois des mers salées de la Bible, et personne n’a jamais déclaré avec tant de force qu’il était heureux. On pourrait presque lui en faire un reproche et lui dire que le bonheur le plus profond est parfois celui qui s’ignore : si toute foi absolue est un peu naïve, il n’est pas sans naïveté de trop croire même en son propre bonheur.

À la surprise et au désenchantement qu’éprouve l’ancien chrétien devant la vérité scientifique on pourrait opposer l’étonnement, plus profond encore, que ressent devant les dogues religieux celui qui a été nourri exclusivement de la vérité scientifique. Il les comprend, car il en suit à travers les âges la naissance et le développement ; mais il éprouverait, pour s’adapter à ce milieu étroit, pour faire entrer et tenir son intelligence dans ces constructions capricieuses de l’imagination populaire, la même difficulté qu’à pénétrer dans un palais des fées de Lilliput. À lui aussi le monde de la religion, avec l’importance ridicule qu’y prend la terre, centre du monde, avec les erreurs morales si palpables de la Bible, avec toutes ses légendes qui ne sont touchantes que pour qui les croit humaines, avec ses rites surannés, tout cela semble si pauvre, si impuissant à symboliser l’infini, qu’il est porté avoir dans ces rêves d’enfant plutôt le côté repoussant et méprisable que le côté attachant et élevé. Livingstone raconte qu’un jour, après avoir prêché les vérités de l’Évangile à une peuplade nouvelle, il se promenait dans les champs lorsqu’il entendit près de lui, derrière un buisson, un bruit étrange, qui ressemblait à un hoquet convulsif : il appela, rien ne répondit ; il alla derrière le buisson, il y aperçut un jeune nègre qui, pris d’une envie de rire irrésistible à l’audition des légendes bibliques, s’était caché là par respect et, dans l’ombre du buisson, se tordait de rire, ne pouvant répondre même aux questions du digne pasteur. Certes ce n’est pas une gaieté de ce genre que peuvent causer les surprenantes légendes de la religion à celui qui a été élevé dans les faits de la science et dans les théories raisonnées de la philosophie ; c’est plutôt l’amère déception qu’on éprouve devant toute faiblesse de l’esprit humain, car il y a une solidarité de tout homme devant l’erreur humaine comme devant la souffrance humaine. Si le dix-huitième siècle a raillé la superstition, si l’esprit humain, comme dit Voltaire, « dansait alors avec ses chaînes, » il appartient à notre époque de mieux sentir le poids de ces chaînes ; et en vérité, quand on examine de sang-froid la pauvreté des essais populaires pour se représenter le monde et l’idéal de l’homme, on a souvent moins envie de rire que de pleurer.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas juger de l’évolution des croyances humaines par les révolutions douloureuses des croyances individuelles : dans l’humanité, les transformations sont soumises à une loi régulière. Les explosions mêmes de religiosité, parfois de fanatisme, qui se produisent encore et se sont produites à tant de reprises au milieu de la dissolution religieuse, entrent comme partie intégrante dans la formule de cette lente dissolution. Après avoir été si longtemps un des foyers les plus ardents de la vie humaine, la foi religieuse ne peut s’éteindre brusquement. Il en est de tout foyer de l’esprit humain comme de ces astres qui se refroidissent lentement, perdent leur éclat en même temps que leur chaleur, se recouvrent même d’une enveloppe déjà solide, puis, brusquement, par une révolte et un bouillonnement intérieur, brisent la légère cristallisation de leur écorce, se rallument tout entiers, reprennent un éclat qu’ils n’avaient plus depuis des centaines de siècles : cet éclat même est une dépense de chaleur et de lumière, une simple phase du refroidissement nécessaire. L’astre s’éteint de nouveau, au moins à la surface, et chaque fois qu’il se rallume encore, il est moins brillant, il meurt de ses efforts pour revivre. Un spectateur qui regarderait d’assez haut pourrait, dans une certaine mesure, se réjouir des triomphes mêmes que paraît parfois remporter l’esprit de fanatisme et de réaction : ces triomphes provisoires l’affaiblissent pour longtemps, le rapprochent plus vite de l’extinction finale. De même qu’en voulant brusquer l’avenir on le retarde souvent et on l’éloigne, de même, en voulant ranimer le passé, on le tue. On ne réchauffe pas du dehors un astre qui s’éteint.


II — LA DISSOLUTION DE LA RELIGION ENTRAÎNERA-T-ELLE CELLE DE LA MORALITÉ POPULAIRE ?


L’affaiblissement graduel de l’instinct religieux permettra de consacrer au progrès social une foule de forces distraites jusqu’alors et détournées par les préoccupations mystiques ; mais on peut se demander si, par le doute religieux, d’autres forces nuisibles à la société, et que jusqu’ici compensait ou annulait l’instinct religieux, ne se trouveront pas tout à coup mises en liberté.

« Le christianisme, a dit Guizot, est nécessaire pour les peuples. En effet, il est une école de respect. » — Sans doute ; moins pourtant que les religions hindoues, qui ont fait respecter à l’humanité jusqu’à la séparation absolue des castes, si contraire à tous les sentiments naturels et au bon fonctionnement des lois sociales. Assurément une société ne peut subsister si on n’y respecte pas ce qui est respectable, et le respect est ainsi un élément même de la vie publique ; c’est ce que nous sommes trop portés à oublier en France ; mais d’autre part une société ne peut progresser si on y respecte ce qui n’est pas respectable, et le progrès est une condition de vie pour les sociétés. Dis-moi ce que tu respectes et je te dirai ce que tu es. Le progrès par lequel le respect de l’homme s’applique à des objets de plus en plus hauts est le symbole même de tous les autres progrès accomplis par l’esprit humain.

— Sans la religion, dit encore l’école de Guizot, la question sociale emportera les peuples : c’est l’Église qui maintient la propriété. — S’il y a une question sociale, ne cherchons pas à la dissimuler, mais travaillons sincèrement et activement à la résoudre. Qui trompe-t-on ici ? Dieu n’est-il plus qu’un moyen pour sauver le capitaliste ? Le problème social, du reste, ne se pose pas avec moins de force aujourd’hui devant les religions que devant la librepensée. Le christianisme, qui renferme implicitement dans ses principes le communisme, a répandu lui-même chez le peuple des idées qui ne peuvent pas ne pas germer dans la grande fermentation de notre époque. C’est ce que confesse un défenseur du christianisme libéral, M. de Laveleye. On sait que tout était commun entre les premiers chrétiens, et le communisne était la conséquence immédiate du baptême[24]. « Tout est commun parmi nous excepté les femmes, répètent Tertullien et saint Justin ; nous apportons et nous partageons touf[25]. » On sait avec quelle véhémence les Pères de l’Église ont attaqué la propriété. « La terre, dit saint Ambroise, a été donnée en commun aux riches et aux pauvres. Pourquoi, riches, vous en croyez-vous à vous seuls la propriété ? » — « La nature a créé le droit commun. L’usurpation a fait le droit privé. » — « L’opulence est toujours le produit d’un vol, » dit saint Jérôme, « Le riche est un larron, dit saint Basile ; c’est l’iniquité qui fait la propriété privée, » dit saint Clément. « Le riche est un brigand, » dit saint Chrysostome. Enfin Bossuet lui-même s’écrie dans le sermon sur les dispositions relatives aux nécessités de la vie : « Les murmures des pauvres sont justes : pourquoi cette inégalité des conditions ? » Et dans le sermon sur l’éminente dignité des pauvres : « La politique de Jésus est directement opposée à celle du siècle. » Enfin Pascal, résumant dans une image toutes ces idées socialistes qui avaient fait le fond de la prédication chrétienne : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil. Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. » Ces pauvres enfants qui sont les hommes ne se sont pas toujours résignés à cette usurpation ; de là, dès le moyen âge, des soulèvements et des massacres : les Pastoureaux et les Jacques en France, Watt Tyler en Angleterre, les anabaptistes et Jean de Leyde en Allemagne. Mais, ces grandes explosions apaisées, le prêtre chrétien avait alors pour dompter les foules la foi robuste qu’il pouvait leur inculquer dans les compensations célestes ; toutes les béatitudes se résument en celle-ci : heureux les pauvres, car ils verront Dieu. De nos jours, par le progrès des sciences naturelles, la certitude des compensations célestes se trouve nécessairement altérée ; le chrétien même, moins sur du paradis, aspire à voir se réaliser dès cette vie la justice qu’on lui a représentée sous les traits de la justice céleste. Ce qui reste de plus durable dans le christianisme, c’est donc moins le frein qu’il savait imposer aux foules que le mépris de l’ordre établi qu’il avait semé en elles. La religion est oblirrée d’appeler aujourd’hui la science sociale à son aide pour lutter contre le socialisme. Le vrai principe de la propriété, comme de l’autorité sociale, ne peut pas être religieux : il est dans le sentiment même du droit de tous et dans la connaissance de plus en plus scientifiaue des conditions de la vie civile ou politique.

— Mais la moralité même des peuples, n’est-ce pas la religion qui en est la sauvegarde ? — Il est vrai qu’on se représente d’habitude l’immoralité et le crime chez le peuple comme liés à l’irréligion et produits par elle ; il n’est pourtant rien de plus contestable, les criminalistes l’ont bien montré. À considérer la masse des délinquants de tous les pays, l’irréligion n’est chez eux que l’exception, et une exception relativement rare. Dans les pays très religieux, comme l’Angleterre, les coupables ne sont pas moins nombreux, mais ils sont plus croyants ; la plupart, nous dit Mayhew, font profession de croire à la Bible. En France, où l’irréligion est si fréquente, il est naturel qu’elle soit fréquente aussi chez les délinquants, mais elle est loin d’être la règle ; elle se rencontre surtout chez les chefs de bande, les organisateurs du crime, tous ceux enfin qui sortent du commun, comme Mandrin au siècle dernier, La Pommerais, Lacenaire. Si les criminalistes se voient forcés d’accorder un véritable génie antisocial à quelques criminels, il n’est pas étonnant qu’on rencontre chez plusieurs d’entre eux une instruction et un talent suffisants pour se débarrasser des croyances superstitieuses de la foule, partagés par leurs compagnons de crime. Ni ce talent ni cette instruction n’ont pu arrêter leurs tendances mauvaises, mais ils ne les ont certes pas produites. Les criminalistes citent nombre de faits prouvant que la religiosité la plus minutieuse et la plus sincère peut s’allier avec les plus grands crimes. Despine raconte que Bourse venait à peine d’accomplir un vol et un homicide qu’il allait s’agenouiller à l’office religieux. La fille G., en jetant la mèche incendiaire sur la maison de son amant, s’écriait : « Que Dieu et la bienheureuse Vierge fassent le reste ! » La femme de Parency, au moment où son mari tuait un vieillard pour le voler, priait Dieu que tout allât bien. On sait combien était religieuse la marquise de Brinvilliers, qui put d’autant plus facilement être condamnée qu’elle avait écrit de ses mains une confession secrète de ses péchés, dans laquelle elle mentionnait, — en même temps que les parricides, fratricides, incendies, empoisonnements sans nombre, — le compte de ses confessions omises ou peu soigneuses[26]. La religion n’est pas plus que l’irréligion responsable de tous ces crimes ; car ni l’une ni l’autre ne peuvent, en ce qu’elles ont d’élevé, pénétrer dans la tête d’un criminel. Quoique le sens moral soit primitivement distinct du sentiment religieux, ils agissent et réagissent sans cesse l’un sur l’autre. On pourrait établir cette loi, que tout être chez lequel le sens moral est assez profondément oblitéré devient incapable d’éprouver en sa pureté le vrai sentiment religieux, tandis qu’au contraire il est plus apte qu’un autre à s’attacher aux formes supertitieuses clés croyances et du culte. Le sentiment religieux le plus haut a toujours pour principe un sens moral affiné, quoique d’ailleurs, lorsqu’il s’exagère lui-même jusqu’au fanatisme, il puisse, en réagissant sur le sens moral, l’altérer à son tour. Chez celui qui manque de sens moral, la religion ne produit que des effets mauvais, fanatisme, formalisme et hypocrisie, parce qu’elle se trouve nécessairement incomprise et dénaturée.

Ce sont souvent les pays les plus catholiques qui fournissent le plus de criminels parce qu’ils sont les plus ignorants. En Italie, par exemple, les morts violentes, qui ont atteint parfois le chiffre de 16 pour 100 dans l’ancien État romain et dans l’Italie méridionale, sont de 3 et de 2 pour 100 seulement dans la Ligurie et le Piémont. La population de Paris n’est pas, prise en masse, plus immorale que celle de tous les autres grands centres de l’Europe, cependant elle est sans doute la moins religieuse ; quelle différence par exemple entre Londres et Paris ! Les églises, temples et synagogues de Paris ne pourraient contenir le dixième de la population, et comme ils sont à moitié vides à l’heure des offices, un statisticien peut en conclure avec quelque raison que le vingtième seulement de la population « pratique ». Tandis que Paris ne compte que cent soixante-neuf lieux de culte, Londres en possédait en 1882 douze cent trente et un, — sans compter les assemblées religieuses qui se tiennent dans les parcs, sur les places publiques, jusque sous les viaducs de chemin de fer.

Nous objectera-t-on, en les mettant sur le compte de l’irréligion, les crimes de la Commune de Paris ou ceux de la Révolution française ? On pourrait avec plus de vérité rendre la religion responsable des massacres de la Saint-Barthélemy et des Dragonnades, car, dans les guerres des Huguenots, des Vaudois, des Albigeois, la religion était directement en question, tandis que la Commune était une guerre toute sociale : la religion n’y a été mêlée que très indirectement. Cette guerre a son analogue dans les troubles suscités autrefois à Rome par les lois agraires, dans les grandes grèves contemporaines si souvent accompagnées de troubles sanglants, enfin dans toutes les revendications brutales de l’ouvrier ou du paysan contre le possesseur de la terre ou du capital. Remarquons d’ailleurs que, dans toutes ces luttes, le parti le plus fort — qui représentait celui de la société et, prétend-on, celui de la religion — a commis dans la répression des violences comparables à celles des révoltés, parfois moins excusables encore.

Ce qui démoralise les peuples, ce n’est pas tant l’affaiblissement de la religion que le luxe et la paresse des uns, la misère révoltée des autres. Dans la société, la démoralisation vient à la fois du plus haut et du plus bas. Il y a, en effet, deux sortes de révoltés contre la loi du travail : le mauvais ouvrier qui la maudit tout en y obéissant, le noble oisif ou l’enrichi qui la viole. Les classes les plus riches de notre société sont souvent celles dont la vie comporte le minimum de dévouement, d’actions désintéressées et de réelle élévation morale. Pour une mondaine, par exemple, les obligations de la vie se réduisent trop souvent à des niaiseries ; elle ignore ce que c’est que peiner. Un enfant ou deux (dépasser le nombre trois, c’est le comble de l’immoralité, disait l’une d’elles), une nourrice à promener, un mari auquel il faut être fidèle, au moins dans les limites de la coquetterie, voilà le devoir. Trop souvent, pour les classes hautes, le devoir se réduit à s’abstenir, à n’être pas aussi mauvais qu’on pourrait l’être. Les tentations de faire le mal vont croissant à mesure qu’on monte l’échelle de la vie, tandis que ce qu’on pourrait appeler les tentations de bien faire vont en diminuant. La fortune permet de s’acheter, pour ainsi dire, un remplaçant dans toutes les occasions du devoir : malades à soigner, enfants à nourrir, à élever, etc. La belle chose au contraire que d’avoir, suivant l’expression populaire et si vraie, à « payer de sa personne », sans repos ! La richesse produit trop souvent comme effet une avarice de soi, une restriction de la fécondité morale en même temps que de la fécondité physique, un appauvrissement de l’individu et de la race. La petite bourgeoisie est en fait la classe la moins immorale, et cela parce-qu’elle a gardé des habitudes de travail ; mais elle est attirée sans cesse par l’exemple des classes les plus hautes, qui mettent leur amour-propre à être inutiles. Le reste de moralité qui existe dans la classe bourgeoise tient en partie à l’amour de l’argent ; l’argent, en effet, a cela de bon, qu’il faut en général travailler pour l’acquérir. Nobles et bourgeois aiment l’argent, mais de deux façons différentes : les fils des hautes familles ne l’aiment que pour le dépenser et par prodigalité, la petite bourgeoisie l’aime pour lui-même et par avarice. L’avarice est une puissante sauvegarde pour les derniers restes de moralité d’un peuple. Elle coïncide, dans presque tous ses résultats, avec l’amour du travail ; elle n’exerce de mauvaise influence que sur les mariages, où la considération de la dot l’emporte sur toute autre, et sur les naissances, dont elle redoute le nombre. Malgré tout, entre la prodigalité et l’avarice, le moraliste est forcé de donner sa préférence à la seconde parce que, ne favorisant pas la débauche, elle ne tend pas à dissoudre la société ; toutes deux sont des maladies qui engourdissent et peuvent nous tuer, mais la seconde est contagieuse et gagne de proche en proche. Ajoutons que l’amour de la dépense peut rarement servir à encourager un travail régulier ; il produit plutôt la tendance au jeu et même au vol : les coups de bourse, en certains cas, sont des vols purs et simples. De là un nouvel effet démoralisateur. Les prodigues seront nécessairement attirés par les spéculations financières plus ou moins véreuses où, sans travail proprement dit, on peut gagner plus que par le travail ; l’avare, au contraire, hésitera, préférera l’effort au jeu, et son effort sera plus profitable pour la société. En somme, ce qui seul pourrait maintenir une société en bon état, ce serait l’amour du travail pour le travail, qu’il est si rare de rencontrer et qu’il faudrait travailler à développer ; mais cet amour du travail intellectuel et matériel n’est pas lié à la religion : il est lié à une certaine culture générale de l’esprit et du cœur qui rend l’oisiveté impossible à supporter. De même pour les autres vertus morales et sociales qu’on nous représente comme inséparables de la religion. En tout temps il a fallu à l’humanité une certaine moyenne de vices comme de vertus ; les religions mêmes ont toujours dû se ployer devant les habitudes ou les passions. Si nous vivions au temps de la Réforme, nous verrions des prêtres catholiques soutenir le plus sérieusement du monde que, sans les dogmes catholiques et l’autorité du pape, la société se dissoudrait et périrait. Heureusement l’expérience a prouvé que la vie sociale pouvait se passer de ces dogmes et de cette autorité ; les consciences n’ont plus besoin d’un gardien et se gardent elles-mêmes. Un jour viendra, sans doute, où un Français ne se sentira pas plus le désir d’entrer dans une maison de pierre pour invoquer Dieu au son des cantiques qu’un Anglais ou un Allemand n’éprouve dès aujourd’hui le besoin de s’agenouiller devant un prêtre qui tend l’oreille.


III. — LE PROTESTANTISME EST-IL UNE TRANSITION NÉCESSAIRE POUR LES PEUPLES ENTRE LA RELIGION ET LA LIBRE PENSÉE ?


Outre les libres-penseurs proprement dits, il existe dans tout pays une classe d’hommes qui, tout en comprenant les défauts de la religion en honneur autour d’eux, n’ont cependant pas la force d’esprit nécessaire pour s’élever au-dessus de tout dogme révélé, de tout culte extérieur et de tout rite. Alors ils se prennent à envier la religion des peuples voisins. Celle-ci a toujours un avantage, c’est qu’on la voit de loin : à cette distance on ne distingue guère ses défauts, on la dote au contraire par l’imagination de toutes les qualités possibles. Que de choses et de personnes gagnent ainsi à être vues de loin ! Quand on a un idéal en tête, il est bon quelquefois de ne pas l’approcher de trop près pour lui garder tout son culte. En Angleterre plus d’un esprit, s’indignant de la sécheresse de cœur et du fanatisme aveugle des protestants trop orthodoxes, jette un regard d’envie sur l’autre côté du détroit, où semble régner une religion plus amie de l’art, plus esthétique et plus mystique tout ensemble, capable de mieux satisfaire certains penchants humains. Parmi ces esprits assez favorables à un catholicisme bien entendu, nous citerons M. Matthew Arnold, nous rappellerons le nom du cardinal Newman ; on pourrait compter de ce nombre la reine même d’Angleterre. Chez nous, comme on devait s’y attendre, un effet contraire se produit. Fatigués de l’Église catholique et de son intolérance, nous voudrions échapper à sa domination : à côté des inconvénients du catholicisme qui nous sautent aux yeux, ceux du protestantisme nous paraissent peu de chose. Aussi une même idée s’est-elle présentée simultanément à beaucoup d’esprits distingués de notre époque et de notre pays : pourquoi la France resterait-elle catholique, au moins de nom ? pourquoi n’adopterait-elle pas la religion du peuple robuste qui l’a récemment vaincue, de l’Allemagne, la religion de l’Angleterre, des États-Unis, de toutes les nations jeunes, fortes et actives ? Pourquoi ne pas recommencer l’œuvre interrompue jadis par la Saint-Barthélemy et l’édit de Nantes ? Même en supposant qu’on ne parvînt pas à convertir la masse du peuple français, il suffirait, suivant les partisans du protestantisme, d’entraîner vers la religion nouvelle l’élite de la population pour modifier d’une manière très sensible la marche générale de notre gouvernement, notre esprit national, notre code même. Les lois réglant les rapports de l’Église et de l’État ne tarderaient pas non plus à être corrigées : on en viendrait à leur faire protéger le développement de la religion protestante comme elles protègent en ce moment de mille façons le catholicisme vieilli. Enfin, le protestantisme finirait par être déclaré la religion nationale de la France, en d’autres termes celle vers laquelle elle doit tendre, celle qui constitue son véritable idéal et son seul avenir possible, celle qui est pour les nations latines l’unique moyen d’échapper à la mort et de se surivre en quelque sorte à elles-mêmes. Ajoutons que, d’après les auteurs de cette hypothèse, la religion protestante mise en présence du catholicisme et luttant avec lui à armes égales, ne pourrait pas ne pas l’emporter assez vite : le pot de fer aurait bientôt fait de briser le pot de terre. Les partisans du protestantisme invoquent l’bistoire : le protestantisme a été vaincu chez nous par la force, non par la persuasion ; sa défaite n’est donc pas nécessairement définitive. Partout où le catholicisme n’a pas eu pour se maintenir la violence, la persécution et le crime, il a toujours succombé ; il n’a eu raison qu’à condition de tuer ses contradicteurs. Aujourd’hui qu’il a perdu ce moyen commode d’avoir raison, il est condamné pourvu qu’on l’attaque. Il renferme d’ailleurs un vice essentiel, irrémédiable : la confession. Par la confession il a su s’attirer l’hostilité ouverte ou secrète de tous les maris et de tous les pères, qui voient le prêtre s’interposer entre eux et leurs femmes, entre eux et leurs enfants. Le confesseur est comme un membre surnuméraire dans toute famille, un membre qui n’a ni les mêmes intérêts ni les mêmes idées et qui, cependant, n’ignore rien de ce que font les autres, peut par mille moyens contrarier leurs projets et, au moment où ils s’y attendent le moins, se mettre en travers de leur chemin. Si on tient compte de cet état de guerre sourde qui existe souvent entre l’homme marié et le prêtre catholique, si on analyse toutes les autres causes de dissolution qui travaillent le catholicisme, si on songe par exemple que le dogme de l’infaillibilité est impossible à admettre sérieusement pour toutes les personnes dont la conscience n’est pas absolument faussée, on conviendra que le projet de « protestantiser » la France, si étrange au premier abord, est cependant digne d’examen.

Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait séduit beaucoup de personnes et provoqué un certain mouvement intellectuel, Michelet et Quinet eussent voulu que la France se fît protestante au moins « transitoirement. » En 1843, dans un voyage à Genève, Michelet discuta avec des pasteurs sur les moyens d’accélérer en France les progrès du protestantisme et de créer une église vraiment nationale. Deux hommes dont le nom est connu de tous ceux qui s’occupent de pliilosophie ou de science sociale. MM. Renouvier et de Laveleye, sont parmi les promoteurs de ce mouvement. Des libres penseurs convaincus, comme M. Louis Ménard, y acquiescent, en se réclamant de Turgot et de Quinet ; M. Pillon a également soutenu ce projet. Plusieurs pasteurs protestants y ont consacre toute leur activité, ont fondé des journaux, écrit dans les revues ; des brochures, des ouvrages parfois remarquables ont été composés et répandus. Les protestants ont plus que les catholiques l’esprit de prosélytisme, précisément parce que leur foi est plus personnelle ; ils sentent qu’ils forment dans un bon nombre de provinces un noyau important, qui peut s’accroître et faire la boule de neige. Déjà plusieurs villages de l’Yonne, de la Marne, de l’Aude, etc., ont été convertis ; malgré tous les obstacles apportés par l’autorité civile et religieuse, malgré des vexations et des péripéties de toutes sortes, les néophytes ont fini par appelei un pasteur protestant parmi eux. Ces résultats sont minimes au point de vue matériel ; ils pourraient avoir un jour de l’importance au point de vue moral. On ne se doute jamais combien, dans notre bonne et crédule humanité, il y a de gens prêts à écouter et à croire, d’autres à prêcher et à convertir. Il ne faudrait donc pas s’étonner de voir un jour des pasteurs protestants sortir de dessous de terre et parcourir nos campagnes. Le clergé catholique, maintenant formé presque tout entier d’incapacités, aurait peine à tenir contre un parti nouveau et ardent.

Les adversaires les plus sérieux d’une rénovation protestante ne sont pas, en France, les catholiques ; ce sont les libres-penseurs. C’est au nom de la libre-pensée que nous examinerons la question suivante : — Notre pays doit-il se proposer pour idéal une religion quelconque, fût-elle supérieure à celle qu’il est censé professer actuellement ? Prendre une religion comme but, n’est-ce pas précisément aller à l’encontre du grand mouvement qui entraîne la France depuis la Révolution ?

On a dit que, si la Révolution française a été étouffée sans produire tous les résultats qu’on attendait d’elle, c’est précisément qu’elle a été faite non pas au nom d’une religion libérale, mais contre toute religion. La nation s’est soulevée tout entière contre le catholicisme, mais elle n’avait pas de quoi le remplacer ; c’était un effort dans le vide, après lequel elle devait nécessairement retomber inerte sous la domination de son ennemi. — Adresser un tel reproche à la Révolution, c’est méconnaître précisément ce qui la rend unique dans le monde. Jusqu’à présent la religion avait été la plupart du temps mêlée aux dissensions politiques des hommes. La révolution d’Angleterre, par exemple, était en partie religieuse. Quand par hasard on se soulevait contre un culte établi, c’était en invoquant une autre religion : il fallait un dieu nouveau pour combattre l’ancien ; sans Jésus ou quelque autre divinité inconnue, Jupiter trônerait encore dans l’Olympe. Aussi le résultat de ces révolutions religieuses était-il facile à prévoir : au bout d’un certain nombre d’années l’un des deux cultes adverses finissait par l’emporter, par s’installer partout, et ses prêtres nouveaux reproduisaient à peu de chose près l’intolérance de leurs prédécesseurs. La révolution avait « abouti », c’est-à-dire qu’elle était finie, que tout était rentré dans l’ordre, que tout était revenu à peu près dans le même état. On avait poursuivi un but bien déterminé et pas trop lointain, on l’avait atteint ; cela formait un petit chapitre de l’histoire universelle, après lequel on pouvait mettre un point et dire : c’est tout. Ce qui, dans la Révolution française, fait précisément le désespoir de l’historien, c’est l’impossibilité où il se trouve de dire : c’est tout, c’est fini. Le grand ébranlement dure encore et se propage aux générations futures. — « La Révolution française, répète-t-on, n’a pas abouti ; « mais c’est peut-être qu’elle n’a pas avorté. Au fond, elle est encore à son début : si on ne peut savoir où nous allons, on peut affirmer hardiment que nous allons quelque part. C’est précisément l’incertitude et le lointain du but qui font la noblesse de certains efforts ; il faut se résigner à ne pas toujours très bien savoir ce qu’on veut quand on veut quelque chose de très grand. Il faut de plus se résigner à être mécontent de tout ce qui vous est donné et qui ne remplit pas l’idéal fuyant que vous poursuiviez. N’être jamais satisfait, voilà une chose inconnue à bien des peuples. Il y a eu en Chine, il y a quelques milliers d’années, des révolutions qui ont abouti à des résultats si précis et si incontestables, que depuis trois mille ans c’est toujours la même chose. La Chine serait-elle l’idéal de ceux qui veulent un peuple à jamais satisfait, ayant trouvé son équilibre, son milieu, sa forme et sa coquille ? Certes l’esprit français est absolument l’opposé de l’esprit chinois. Nous avons jusqu’à l’excès l’horreur de la coutume, de la tradition, de ce qui est établi en dehors de la raison. Raisonner la politique, raisonner le droit, raisonner la religion, voilà précisément quel a été l’esprit de la Révolution française. Ce n’est pas chose facile et c’est même chose chimérique d’introduire partout à la fois la logique et la lumière ; on se trompe souvent, on raisonne faux, on a des défaillances, on tombe dans les concordats et les empires. Malgré tant d’écarts passagers, on peut déjà connaître assez la direction vers laquelle la Révolution tend, pour affirmer que cette direction n’est pas religieuse ; la Révolution française a même été, pour la première fois dans le monde, un mouvement libéral et égalitaire en dehors de toute religion. Vouloir avec Quinet que la Révolution se fît protestante, c’est ne pas la comprendre ; républicaine dans l’ordre politique, la Révolution tendait aussi à affranchir la pensée de toute domination religieuse, de toute croyance dogmatique uniforme et irrationnelle. Elle n’a pas atteint ce but du premier coup, et surtout elle a imité l’intolérance même des catholiques ; c’est sa grande faute, c’est son crime ; nous en souffrons encore. Mais le remède n’est pas dans l’adoption d’une religion nouvelle, qui ne serait qu’un retour déguisé au passé.

Examinons cependant la substantielle apologie du protestantisme qu’a présentée M. de Laveleye. Il a montré la supériorité de la religion protestante sur trois points principaux : 1o elle est favorable à l’instruction ; 2o elle est favorable à la liberté politique et religieuse ; 3o elle ne possède pas un clergé vivant dans le célibat, hors de la famille et même hors de la patrie. Reprenons ces divers points. Dans le protestantisme, le besoin de s’instruire et pour cela de savoir lire est une nécessité, par cette raison que, comme on l’a remarqué souvent, le culte réformé repose sur un livre, la Bible. Le culte catholique au contraire repose sur les sacrements et sur certaines pratiques, comme la confession et la messe, qui n’exigent point la lecture. Aussi le premier et le dernier mot de Luther a été : « Instruisez les enfants, c’est un commandement de Dieu. » Pour le prêtre catholique, la lecture n’a pas d’avantage certain au point de vue religieux, et elle offre des dangers, car elle est la voie qui peut conduire à l’hérésie. L’organisation de l’instruction populaire date de la Réforme. La conséquence c’est que les États protestants sont beaucoup plus avancés sous le rapport de l’instruction populaire que les pays catholiques[27]. Partout où l’instruction est plus répandue, le travail sera dirigé avec plus d’intelligence et la situation économique sera meilleure ; le protestantisme crée donc une supériorilé non seulement sous le rapport de l’instruction, mais sons celui du commerce et de l’industrie, de l’ordre et de la propreté[28].

De même, dans l’ordre civil et politique, les protestants se sont toujours montrés partisans du self-government, de la liberté, de l’autonomie locale et de la décentralisation. En même temps que la Réforme se sont répandus en Suisse, en Hollande, en Angleterre et aux États-Unis, des principes de liberté qui sont devenus plus tard ceux mêmes de la Révolution française. Les Calvinistes, notamment, ont eu de tout temps un idéal libéral et égalitaire qui les rendit à bon droit suspects à la monarchie française ; ils ne devaient réaliser cet idéal que par delà les mers, dans la Constitution américaine, qui marque en quelque sorte l’épanouissement des idées calvinistes. Dès 1633, un américain, Roger Williams, réclame la liberté pour tous et pailiculièrement la liberté religieuse ; il revendique h, complète égalité des cultes devant la loi civile, et sur ces principes il fonde la « démocratie » de Rhode Island et la ville de Providence. Les États-Unis, avec l’autonomie lies provinces et la décentralisation, sont encore aujourd’hui le type de l’État protestant. Dans un tel État la liberté la plus grande existe, mais, à vrai dire, cette liberté se meut surtout au sein du christianisme : les fondateurs de la Constitution américaine n’avaient guère prévu le jour où on aurait besoin de sortir des limites de la foi chrétienne la plus large. Aussi serait-ce se faire des États-Unis une idée très fausse que de s’y représenter le pouvoir civil comme tout à fait étranger à la religion. La séparation de l’État et des églises est loin d’être aussi absolue chez les Américains qu’on se plaît souvent à nous le dire, et, sur ce point, M. Goblet d’Alviella corrige très justement les affirmations trop enthousiastes de Guizot et de M. de Laveleye[29].

Enfin, à la supériorité politique du protestantisme il faut ajouter la supériorité inteliectuelle et morale de son clergé. La nécessité de lire et d’interpréter la Bible a provoqué dans les universités de théologie protestante, un travail d’exégèse qui aboutit à la formation d’une science nouvelle, la science des relisions. Les pasteurs, plus instruits que nos prêtres catholiques, ont en outre une famille, des enfants, une vie semblable à celle de tous les citoyens ; ils sont nationaux, parce que leur église est une église nationale ; ils n’obéissent pas à un mot d’ordre venu de l’étranger ; de plus ils n’ont pas dans leurs mains le terrible pouvoir que le prêtre catholique doit au confessionnal, pouvoir qui a coûté à la France la révocation de l’Édit de Nantes et tant d’autres mesures déplorables[30].

Ces divers avantages du protestantisme sont si incontestables que, s’il fallait absolument choisir entre deux religions, on ne saurait hésiter entre la foi protestante et la foi catholique. Mais un tel choix n’est pas nécessaire, et l’on peut briser les cornes du dilemme. La libre-pensée a encore plus besoin de l’instruction et elle est plus propre à la favoriser que le protestantisme, puisqu’elle repose sur l’instruction même ; elle a plus besoin encore de la liberté dans l’ordre pratique, par cela même qu’elle est la complète liberté dans l’ordre théorique ; enfin elle supprime le clergé, ou plutôt, pour redonner à un mot du moyen âge le sens large qu’il a eu si longtemps, elle remplace le prêtre par le clerc, c’est-à-dire par le savant, le professeur, le lettré, l’homme instruit, à quelque état qu’il appartienne. Le mot le plus juste sur la question du protestantisme en France a été dit par M. de Narbonne, causant avec Napoléon : « Il n’y a pas assez de religion en France pour en faire deux. » Au lieu d’une religion nationale, nous avons en France une sorte d’irréligion nationale : c’est là même ce qui constitue notre originalité au milieu des autres peuples. En France, les deux tiers au moins de la population masculine vivent à peu près en dehors de la religion traditionnelle. À la campagne comme à la ville, l’église renferme un homme pour dix femmes, quelquefois un pour cent, quelquefois pas un. C’est une rareté, dans le plus grand nombre des déparlements, qu’un homme accomplissant les « devoirs religieux. » L’ouvrier des grandes villes est l’ennemi ouvert de la religion, le paysan est indifférent. Si le paysan garde pour la forme un certain respect du culte, c’est qu’il est forcé de compter avec le curé : il a avec lui des relations fréquentes, il le craint ou l’estime généralement assez pour ne sourire de lui que par derrière. On ne saurait arrêter dans notre pays le mouvement produit par la Révolution ; il suffira à engendrer tôt ou tard l’entière liberté civile, politique et religieuse ; aujourd’hui même, dans le domaine politique, ce n’est pas par le manque de liberté que nous péchons, au contraire. Il est donc bien inutile, pour les Français, d’embrasser le protestantisme sous le prétexte qu’il favorise l’instruction, la diffusion des idées modernes, la liberté civile et politique.

Reste la considération de la moralité publique en France. Mais il est impossible de démontrer que la moralité des peuples protestants soit supérieure à celle des autres ; peut-être même, sur un certain nombre de points, les statistiques tendraient à prouver le contraire, — si on pouvait induire la moralité d’une statistique. L’ivrognerie, par exemple, est un fléau beaucoup moindre chez les peuples catholiques, qui habitent des climats plus tempérés où l’alcool est moins tentant. Les naissances illégitimes sont plus fréquentes en Allemagne qu’en France, peut-être à cause des lois qui règlent le mariage. La moyenne des délits et des crimes n’offre pas, d’un pays à l’autre, des variations très considérables ; ou bien ces variations s’expliquent par des raisons de climat, de race, d’agglomération plus ou moins grande, non de religion. Aujourd’hui, grâce à la facilité croissante des communications, le niveau des ices tend à s’égaliser partout, comme celui des mers. Ils se propagent à la manière des maladies contagieuses ; tous les individus qui offrent un milieu favorable à leur développement sont contaminés tour à tour, à quelque race et à quelque religion qu’ils appartiennent. Les effets de telle religion sur la moralité de tel peuple ne sont certes pas négligeables, mais ils sont tout à fait relatifs au caractère de ce peuple et ne prouvent rien sur la vertu morale absolue de cette religion. Le mahométisme rend les plus grands services aux peuplades barbares en les empêchant de s’enivrer, et tous les voyageurs constatent la supériorité morale des tribus mahométanes sur les tribus converties au christianisme : les premières sont composées de pasteurs et de commerçants relativement honnêtes, les secondes d’ivrognes que l’alcool a transformés en bêtes brutes et en pillards. S’ensuit-il qu’il faille nous convertir au mahométisme, et même que les défenses du Coran, toutes puissantes sur un esprit sauvage, agiraient avec la même force sur un ivrogne de Londres ou de Paris ? Hélas non. Sans quoi on pourrait essayer de ce moyen : la sobriété est plus importante encore pour les basses classes que la continence, son absence aboutit plus vite à la bestialité ; d’ailleurs l’ouvrier, le paysan surtout, sont forcés d’abuser des femmes moins que du petit verre, par cette raison que les premières coûtent plus cher que les seconds ; même parmi les croyants de Mahomet, les pauvres ne peuvent avoir qu’une femme.

En définitive les religions ne font pas à elles seules les mœurs ; elles peuvent encore moins les refaire ; elles peuvent seulement les maintenir quelque temps, renforcer l’habitude par la foi, La force de la coutume et du fait acquis est si considérable que la religion même ne peut guère la heurter de front. Lorsqu’une religion nouvelle pénètre chez un peuple, elle ne détruit jamais le fonds de croyances qui avait pris racine au cœur de ce peuple ; elle le fortifie plutôt en se le subordonnant. Pour vaincre le paganisme, le christianisme a dû se transformer : il s’est fait latin dans les pays latins, germain dans les pays germains. Nous voyons le mahométisme de la Perse, de l’Hindoustan, de Java, ne servir que de vêtement et de voile aux vieilles croyances zoroastriennes, brahmaniques ou bouddhiques. Les mœurs, les caractères nationaux et les superstitions sont choses plus durables que les dogmes. Dans le caractère des hommes du Nord il y a toujours quelque chose de dur et de tout d’une pièce, qui produit dans les mœurs plus de régularité au moins extérieure, plus de discipline, parfois aussi plus de sauvagerie et de brutalité. Les hommes du Midi sont, au contraire, mobiles, malléables, faciles à toutes les tentations. Affaire de climat, non de relinion. Le sapin rigide est un arbre du Nord, tandis que dans le Midi croissent les grands roseaux. La discipline de l’armée et des administrations prussiennes ne tient point à la religion de l’État, mais à la religion du règlement. Dans toute la vie du Nord, il est une certaine raideur qui se traduit dans les moindres choses, jusque dans la démarche, dans l’accent, dans le regard ; la conscience aussi est brusque et âpre, elle commande, il faut obéir ou désobéir ; dans le Midi elle parlemente. Si l’Italie était protestante, elle n’aurait probablement guère de quakers. Nous croyons donc qu’on prend souvent l’effet pour la cause, quand on attribue à la religion protestante ou catholique une influence prépondérante sur la moralité privée ou publique, par cela même sur la vitalité des peuples. Cette influence a été autrefois énorme, elle tend à diminuer de plus en plus, et c’est la science, aujourd’hui, qui tend à devenir le principal arbitre des destinées d’une nation.


S’il en est ainsi, que faut-il penser des inquiétudes que l’avenir de notre pays inspire à certains esprits ? Ceux pour qui la religion est la condition sine quâ non de vie et de supériorité dans la lutte des peuples ne peuvent manquer de considérer la France comme en danger de disparaître ; mais ce critérium de la vitalité nationale est-il admissible ?

Nous nous retrouvons ici en présence de M. Matthew Arnold. Selon lui, les deux peuples qui ont fait le monde moderne tel qu’il est, les Grecs et les Juifs, représentent l’un et l’autre deux idées distinctes, presque opposées, qui se disputent encore l’esprit moderne. Pour la Grèce, cette nation brillante, un peu superficielle malgré sa subtilité d’esprit, l’art, la science étaient le tout de la vie. Pour les Hébreux, la vie se résumait dans un mot : la justice. Et par justice il ne faut pas entendre seulement le respect strict du droit d’autrui, mais le renoncement à son propre intérêt, à son propre plaisir, l’effacement du moi devant la loi éternelle du sacrifice, personnifiée dans Javeh. La Grèce, la Judée sont mortes ; la Grèce fidèle jusqu’au dernier moment à sa maxime, tout pour l’art et pour la science ; la Judée infidèle à sa maxime, tout pour la justice, et tombant à cause de cette infidélité même. M. Matthew Arnold figure ces deux nations dans un vieux récit biblique. C’était avant la naissance d’Isaac, ce véritable héritier des promesses divines, qui devait être humble, mais élu. Abraham regardait son premier fils Ismaël, jeune, vigoureux, brillant et hardi ; et implorant son Dieu : « Seigneur, disait-il, permets qu’Ismaël vive devant toi ! « Mais cela ne pouvait être. La Grèce, cet Ismaël parmi les peuples, a péri. Plus tard, la Renaissance se présente pour lui succéder ; elle est pleine d’avenir, on s’écrie de toutes parts en la voyant : le rêve, le sombre cauchemar est passé, plus d’ascétisme religieux, revenons à la nature. La Renaissance prend en horreur le moyen âge tonsuré et encapuchonné, dont l’esprit est le renoncement et la mortification ; pour elle, l’idéal est la plénitude de la vie, c’est l’élargissement de soi, c’est la satisfaction libre et joyeuse de tous nos instincts, c’est l’art, c’est la science, c’est le bien vivre ; notre Rabelais la personnifie. Hélas ! la Renaissance devait tomber comme la Grèce était tombée autrefois, et le successeur naturel de la Renaissance, suivant M. Matthew Arnold, c’est Georges Fox, le premier quaker, le contempteur déclaré des arts et des sciences. Enfin, de nos jours, un peuple en Europe a pris la succession de la Grèce ; cette Grèce moderne chère aux hommes éclairés de toutes les nations, amie de l’art et des sciences, c’est la France. « Que de fois, avec quelle ardeur, n’a-t-on pas adressé en sa faveur cette prière au Dieu du ciel : Laisse Ismaël vivre devant toi. La France, c’est l’homme sensuel moyen, Paris est sa ville ; qui de nous ne s’y sent attiré ? » Le Français a cette supériorité sur l’homme de la Renaissance qu’il y a dans notre esprit quelque chose de plus pondéré que dans celui des autres peuples ; aussi, quoique la France ait voulu donner la liberté à l’homme et l’affranchir de la règle austère du sacrifice, elle n’a point fait de l’homme quelque chose de monstrueux, et la liberté n’est point devenue folie. Nos idées se sont formulées dans un système d’éducation qui est le développement régulier, complet, mesuré de toutes les facultés humaines. Aussi l’idéal français ne choque pas les autres nations, il les séduit ; pour elles, notre pays s’appelle « la France du tact, de la mesure, du bon sens, de la logique ». Nous développons l’être entier a en toute confiance, sans douter, sans rien violenter. » De cet idéal nous avons tiré notre « fameux évangile des droits de l’homme ». Les droits de l’homme ne font que systématiser les idées grecques et françaises, consacrer la suprématie du moi, s’épanouissant en pleine liberté, sur l’abnégation et le sacrifice religieux. En France, dit M. Matthew Arnold, « on prend les désirs de la chair et les pensées courantes pour les droits de l’homme. » Tandis que nous poursuivions notre idéal, les autres peuples, plus étroitement enchaînés par les idées hébraïques, continuaient de cultiver la justice faite de renoncement. Par instants, tandis qu’ils menaient leur vie austère et terne, c’était avec envie, avec admiration qu’ils contemplaient l’idéal français, « si positif, si clair, si satisfaisant » ; par moments ils eurent envie d’en essayer au lieu du leur. La France a exercé un attrait sur le monde entier. « Tous, dans la vie, à un instant ou à l’autre, nous éprouvons la soif de l’idéal français, nous désirons en faire l’essai, » Les Français apparaissent comme « le peuple chargé du beau, du charmant évangile de l’avenir, » et les autres nations s’écrient : puisse Ismaël vivre devant toi ; et Ismaël semble de plus en plus brillant, il grandit, il paraît sûr du succès, il va conquérir le monde. « Mais, à ce moment, toujours surviennent les désastres ; quand il touche au triomphe, arrive la crise, le jugement de la Bible : voici le jugement du monde. » Le monde, pour M. Matthew Arnold, a été jugé en 1870 : les Prussiens remplaçaient Javeh. De nouveau Ismaël, et avec lui l’esprit de la Grèce, l’esprit de la Renaissance, l’esprit de la France, la Libre-Pensée et la Libre-Conduite ont été vaincus par Israël, par l’esprit biblique et l’esprit du moyen âge. La civilisation brillante, mais superficielle, a été écrasée au choc d’un ascétisme barbare et dur, d’une foi plus ou moins naïve. Javeh est encore aujourd’hui le Dieu des armées ; et malheur au peuple, malheur aux individus qui ne croient pas, avec le peuple juif, que l’abnégation constitue les trois quarts de la vie, que l’art et la science en forment à peine le dernier quart.

Pour apprécier cette philosophie de l’histoire, plaçons-nous au point de vue même où s’est placé M. Arnold, et qui n’est pas sans une nuance de vérité. Assurément la Grèce et la Judée, quoique leurs idées se soient fondues dans le christianisme, sont pour ainsi dire deux nations antithétiques représentant deux conceptions opposées de la vie et du monde. Ces deux nations ont lutté perpétuellement l’une contre l’autre dans une lutte tout intellectuelle, et on peut accepter comme très honorable pour la France le rôle que lui assigne M. Arnold, d’être la Grèce moderne, de représenter la lutte de l’art et de la science contre la foi mystique ou ascétique. La Grèce et la France ont été vaincues, il est vrai ; mais en conclure la défaite de l’esprit grec et français, la défaite de l’art et de la science par la foi, c’est aller un peu vite. Il y a une guerre engagée, l’issue définitive est encore bien incertaine. S’il fallait établir un calcul des probabilités, toutes les probabilités seraient pour la science : si nous avons été vaincus, ce n’est pas par la foi germanique, mais par la science germanique. En général, il est bien difficile de déclarer une doctrine inférieure parce que le peuple qui la soutenait a été vaincu dans l’histoire. L’histoire est une suite d’événements dont les causes sont si complexes qu’on ne peut jamais affirmer, étant donné un fait historique, connaître absolument toutes les raisons qui l’ont produit. Il y a d’ailleurs chez un peuple divers courants de pensées coulant les uns à côté des autres, quelquefois en sens contraires. La patrie de Rabelais est aussi celle de Calvin. Bien plus, chez d’autres nations, on voit une sorte de doctrine officielle, professée par une série de penseurs marquants, qui semble plus ou moins en opposition avec la doctrine populaire plus inconsciente, dans laquelle se résument la conduite et la pensée de la grande multitude. Quelle est, par exemple, la vraie doctrine du peuple Juif ? Est-ce l’acte de foi passionné des Moïse, des Élie ou des Isaïe ? Est-ce, au contraire, le doute de l’Ecclésiaste déjà annoncé par le livre de Job ? Est-ce l’explosion des instincts sensuels éclatant dans le Cantique des Cantiques ? Il est bien difficile de le décider. On pourrait affirmer sans invraisemblance que le tempérament de la nation juive, prise en masse, est plutôt encore sensuel que mystique ; on pourrait voir dans la doctrine officielle que nous a léguée la Bible une réaction contre ces tendances populaires, réaction d’autant plus violente que les tendances étaient plus enracinées. En somme, les grands jours du peuple hébreu ont été bien plutôt ceux où, sous le règne de Salomon, florissaient les arts et la vie facile, que ceux où les prophètes pleuraient cette splendeur disparue. De même, quel a été le véritable esprit populaire du moyen âge ? Peut-on le trouver dans les livres mystiques des moines du temps ? D’ailleurs, le moyen âge est-il la grande époque ? Même en supposant avec M. Matthew Arnold que tout âge brillant, comme la Renaissance, tout âge des lettres et de la science renferme en lui-même des germes de mort, est-ce une raison pour vouloir rabaisser des époques qui ont été des moments de vie intense, et ne vaut-il pas mieux pour un peuple avoir vécu, fût-ce quelques années, que d’avoir dormi pendant des siècles ?

Rien n’est éternel. Lorsqu’une nation a brillé pendant un certain nombre d’années ou de siècles, lorsqu’elle a produit de grands artistes ou de grands savants, il vient nécessairement une période où elle s’arrête épuisée. Les religions aussi ont leur naissance, leur floraison, leur mort. Que faut-il accuser ? — Les lois mêmes de la vie, qui ne permettent pas que les plantes fleurissent éternellement et qui font qu’en général, dans tous les règnes de la nature, il n’y a rien de si fragile que ce qui ressemble à une fleur. Mais, si toutes les choses humaines n’ont qu’un temps, faire de l’éclosion de l’intelligence, faire de l’art et de la science le but suprême de la vie, c’est précisément poursuivre ce qu’il y a de moins périssable : l’art, la science, les résultats derniers auxquels aboutit l’intelligence humaine, ne passent pas ; l’homme seul, l’individu disparaît, et nous revenons à l’antique parole : l’art est long, la vie est courte. Quant à la vraie « justice, » elle est à coup sûr éternelle, mais, si on entend par là « la loi dure de Jéhovah », le culte de cette loi a toujours correspondu aux époques inférieures de l’histoire, et précisément aux époques d’injustice et de barbarie. C’est pour cela que ce culte coïncide avec les teinps où les peuples sont le plus solides, le plus difficiles à entamer : leurs mœurs sont farouches, leur vie est au fond tout le contraire de la justice idéale ; leur foi se ressent de ces mœurs, elle est violente et sauvage comme elles, elle les porte à l’intolérance, au fanatisme, aux massacres ; mais tous ces éléments d’injustice n’en constituent pas moins, chez le peuple où ils se trouvent réunis, des chances de victoire sur les autres peuples. Plus tard, quand les mœurs se policent, que la foi diminue, que l’art et la science naissent, la nation tout à l’heure si forte s’affaiblit souvent dans la proportion même où elle s’ennoblit : plus un organisme est supérieur, plus il est délicat, plus il est facile à briser. Le renoncement à soi, la soumission des faibles aux forts et des plus forts à un sacerdoce tout-puissant, cette hiérarchie que la Judée, l’Inde, le moyen âge nous ont offerte à un suprême degré, tout cela donnait autrefois à un peuple sur les autres la supériorité du roc sur la plante, du chêne sur la sensitive, du bœuf ou de l’éléphant s’ir l’homme ; mais est-ce là l’état idéal d’une société, est-ce là un but que nous puissions proposer à nos efforts ? L’art et la science, pour arriver à leur plus haut développement, exigent une dépense considérable de force ; ils usent donc, ils fatiguent le peuple chez lequel ils se produisent. Après ces époques d’effervescence en viennent d’autres où la nation se repose, recueille ses forces ; c’est, pour ainsi dire, les époques de jachère dans la culture intellectuelle. Ces alternatives de repos et de production, de stérilité et de fécondité, se reproduiront dans le cours de l’histoire aussi longtemps qu’on n’aura pas trouvé un moyen de fertiliser l’esprit d’une manière continue, comme on fertilise la terre, et de faire pour ainsi dire monter indéfiniment la sève dans des fleurs indéfiniment épanouies. Peut-être y arrivera-t-on un jour ; peut-être trouvera-t-on dans l’éducation d’un peuple des procédés analogues à l’assolement, dont les agriculteurs se servent dans la culture des terres. Quoi qu’il en soit, dans l’histoire passée, la grandeur d’un peuple l’a trop souvent épuisé. Il ne s’ensuit pas qu’il faille prendre, pour ainsi dire, l’histoire à rebours et voir dans les périodes de tâtonnement, de barbarie, de despotisme, celles où la « loi de justice » a été le mieux observée et a sauvé les peuples.

Si la grandeur tue, il est beau de mourir par sa grandeur même ; mais, quand il s’agit d’une nation, la mort n’est jamais que partielle. Qui est la plus vivante aujourd’hui, quoi qu’en dise M. Matthew Arnold, de la Grèce ou de la Judée ? Qui sera la plus vivante demain, de la France abaissée aujourd’hui ou des nations qui semblent lui être supérieures ? Si nous étions parfaitement sûrs que la France représentât mieux qu’aucun autre peuple l’ « art » véritable et la véritable « science », nous pourrions affirmer en toute certitude qu’elle aura l’avenir, et dire avec confiance : Ismaël vivra. Il est vrai que, selon M. Matthew Arnold, Ismaël ne représente pas seulement le savant, mais le sensuel, « l’homme des désirs de la chair ». En vérité, il est étrange de voir des quakers dans ceux qui ont vaincu la France, et Paris n’est pas plus que Londres ou Berlin la Babylone moderne. Nous pourrions railler un peu à cet endroit les épouvantes mystiques de M. Matthew Arnold. Ce qu’il remarque très justement, c’est que le Français, dans la recherche même du plaisir, met plus de modération, plus de mesure, plus d’art que tout autre peuple ; par là il se rapproche donc, sinon du fond, du moins de la forme de toute morale, qui est, comme l’a montré Aristote, un juste milieu, un équilibre entre les penchants. Seulement, pour M. Matthew Arnold, sous cette forme morale se cache cette immoralité suprême : chercher la règle de la conduite non en Dieu, mais dans la propre nature humaine, faite de tendances diverses, tantôt élevées et tantôt inférieures. Cette immoralité, à son tour, constitue une sorte de danger social, celui de l’amollissement, de l’affaiblissemont d’un peuple. — Ce danger nous paraît illusoire, ou plutôt, si l’on peut ainsi parler, c’est une question qui regarde l’hygiène mieux que la morale : il faut que la science en vienne à tirer d’elle-même une règle de conduite. En réalité, les vrais savants sont encore ceux qui savent le mieux se diriger eux-mêmes dans la vie, et un peuple de savants ne laisserait guère cà désirer sous le rapport de la « conduite ; » cela prouve bien qu’il y a dans la science même un élément de direction pour l’avenir. Remarquons qu’il existe scientifiquement une antinomie entre la dépense cérébrale et la violence des appétits physiques. Les défenses imposées par une loi mystique ne font bien souvent qu’aviver les désirs, comme il est facile de le montrer par les exemples tirés du clergé au moyen âge. Il y a quelque chose de bien plus sûr : c’est l’extinction du désir même, c’est une sorte de dédain intellectuel remplaçant la terreur religieuse. La religion mahométane défend le vin à ses adeptes ; mais les subtils distingueront entre le vin et l’alcool, que Mahomet n’a pu formellement défendre, faute de le connaître. Puis, la foi religieuse, comme elle a ses subtilités d’interprétation, a ses défaillances ; au contraire, ne faites aucune défense mystique à un homme, mais élevez-le à un certain degré de développement intellectuel : il ne désirera même pas boire ; la culture l’aura transformé plus parfaitement qu’une religion n’eût pu le faire. En réalité, loin de diminuer toujours la valeur que les individus accordent au plaisir, les religions l’augmentent dans des proportions considérables, puisque, en face de tel plaisir et comme en balance avec lui, elles placent une éternité de peines. Lorsqu’un dévot cède à une tentation quelconque, il se représente donc la jouissance convoitée comme ayant en quelque sorte une valeur infinie, comme condensant en un instant une éternité de jouissance qui peut faire équilibre à une éternité de souffrance. Il y a dans cette conception, qui domine inconsciemment toute la conduite du croyant, une immoralité fondamentale. La crainte du châtiment donne toujours, comme l’ont remarqué bien des fois les psychologues, une sorte de saveur particulière au plaisir ; multipliez le châtiment, vous multipliez ce charme âcre du fruit défendu. C’est là une des explications de ce fait que, si un dévot est immoral, il l’est infiniment plus qu’un sceptique : il aura dans l’organisation de la jouissance des raffinements monstrueux, analogues à ceux qu’il prête à son Dieu dans l’organisation du châtiment ; d’autre part sa vertu étant faite en grande partie de crainte, a elle-même pour fond une certaine immoralité. Avec les époques de développement scientifique disparaît cette sorte de prix mystique et diabolique accordé au plaisir. Le savant connaît les causes de la jouissance, elles rentrent pour lui dans l’enchevêtrement général des causes et des effets ; c’est un effet désirable dans une certaine mesure, mais en tant qu’il n’exclut pas tel ou tel autre effet également désirable. Le plaisir des sens prend ainsi son rang légitime dans l’échelle des fins. C’est chez l’homme intelligent et d’esprit large que le désir peut trouver son antagoniste naturel, son seul adversaire tout-puissant : le dédain.

En somme, Ismaël peut fort bien, indépendamment de Jéhovah, se fixer des lois de conduite ; « la justice est le salut», disait le peuple hébreu ; mais la science est aussi le salut, et c’est aussi la justice, une justice souvent plus juste et plus sûre que l’autre. Si Ismaël s’égare parfois dans le désert, perd sa route et tombe, il sait aussi se relever, il sait trouver dans son propre cœur assez de force pour se passer du Jéhovah qui l’a laissé seul dans l’espace infini, sans même envoyer à son secours l’ange dont parle la Bible. Si la France, comme le dit M. Arnold, a eu le mérite de formuler l’évangile nouveau d’Ismaël, cet évangile profondément humain survivra sans doute à l’autre, car il n’y a souvent rien de plus proisoire, de plus passager, de plus fragile que ce que les hommes ont décoré du nom de divin. Pour trouver l’éternel, le plus sûr est encore de s’en tenir à ce que l’humanité a de meilleur et de plus universel. Mais l’évangile des droits de l’homme, objecte M. Arnold, n’est que l’idéal de l’homme sensuel moyen. — Nous nous demandons ce que vient faire ici le mot sensuel, et ce qu’il y a de sensuel à ne pas vouloir sacrifier autrui, ni être sacrifié par autrui. Comme si le droit était une affaire de sensualité ! M. Arnold oublie que le droit même implique toujours, dans une certaine mesure, « le sacrifice. » Seulement, ce n’est pas le sacrifice disproportionné de tous pour un ou pour quelques-uns, — sacrifice stérile, dépense vaine de force ; c’est le sacrifice partiel de tous pour tous, c’est le renoncement, dans notre propre action, à tout ce qui pourrait entraver l’action d’autrui ; et alors, au lieu d’être une dépense vaine de force, c’est une multiplication des forces sociales. Le peuple dans la conduite duquel serait vraiment réalisé l’évangile des droits de l’homme ne serait pas seulement le plus brillant de tous les peuples, le plus enviable, le plus heureux, mais aussi le plus juste, d’une justice non seulement nationale et passagère, mais pour ainsi dire universelle et indestructible. Sa force ne pourrait se briser, même dans la main de Jéhovah, car il porterait en lui, avec le cœur même de l’humanité, la vraie force divine. La révolution française n’a pas eu ce caractère purement sensualiste et terre à terre que lui attribue M. Matthew Arnold. Elle a été une revendication, non des sens, mais de la raison. La déclaration des droits est une suite de formules a priori, constituant une sorte de métaphysique ou de religion du droit, fondée sur la révélation de la conscience personnelle. On comprend sans doute que des esprits positifs et empiriques, comme Bentham, Stuart Mill et Taine, blâment cette utopie religieuse d’un nouveau genre ; mais un esprit qui se pique d’être religieux ne doit pas la repousser, il doit mêmel’admirer. C’est ce que fait Parker, un chrétien non moins libéral que M. Matthew Arnold. Théodore Parker a écrit au sujet de la Révolution française : « Les Français ont été plus transcendantalistes que les Américains. À l’idée intellectuelle de liberté et à l’idée morale d’égalité, ils ont ajouté l’idée religieuse de fraternité, et ainsi ils donnent à la politique, comme à la législation, une base divine aussi incontestable que des vérités mathématiques. Ils déclarent que les droits et les devoirs précèdent et dominent toutes les lois humaines. L’Amérique dit : la Constitution des États-Unis est au-dessus du président ; la Cour suprême, au-dessus du Congrès. La France dit : la Constitution de l’Univers est au-dessus de la Constitution de la France. Voilà ce qu’ont déclaré quarante millions d’hommes. C’est la plus grande chose qu’une nation ait jamais proclamée dans l’histoire. »

Ce qu’on a raison de nous reprocher, ce n’est pas notre amour de l’art et de la science, mais notre amour de l’art trop facile et de la science trop superficielle. On a raison aussi de nous reprocher notre légèreté trop athénienne, notre manque de persévérance et enfin de sérieux. Certes, il ne faut pas faire comme ces Slaves superstitieux qui attribuent au diable les éclats involontaires du rire et qui, après avoir ri, crachent avec indignation, pour chasser le doux esprit de gaieté qu’ils prennent pour l’esprit mauvais, La gaieté française, si elle est une de nos faiblesses, est aussi un des principes de notre force nationale ; mais entendons-nous bien sur le sens des mots. La vraie et belle gaieté n’est autre chose que la fierté du cœur unie à la vivacité de l’esprit. Le cœur se sent assez fort, assez allègre pour ne point prendre les événements par leur côté misérable et douloureux. Toute chose a deux anses, disait la sagesse grecque ; pour qui la saisit par l’une de ces anses, elle est toujours légère et facile à soulever : c’est par celle-là, nous autres Français, que nous aimons souvent à prendre le sort, à soulever la fortune. Cette gaieté-là n’est qu’une des formes de l’espérance : les pensées qui « viennent du cœur », les grandes pensées sont souvent les plus souriantes. Ce qu’on appelle l’à-propos, ce trait rapide où se plaît le caractère français, est lui-même une preuve de liberté d’esprit, une affirmation du peu d’importance qu’ont au fond les choses qui paraissent au premier moment les plus énormes, une marque de bonne volonté à l’égard du sort : c’est le non dolet antique, moins théâtral. Un officier français, dans une guerre d’embuscades (à la Nouvelle-Calédonie, je crois), se sent tout à coup frappé d’une balle en pleine poitrine : « Bien visé pour un sauvage », dit-il en tombant. C’est là l’héroïsme français, ne s’exaltant pas au point de perdre le sentiment du réel, la juste appréciation des choses et des coups. Mais il y a une gaieté qu’on ne saurait trop blâmer et combattre dans l’éducation nationale, une gaieté sans subtilité et sans élévation de cœur, qui d’ailleurs est à la portée de tous les peuples aussi bien que du Français, — un gros rire qui éclate à la première balourdise, répercuté par les murs d’auberges ou de cafés chantants. Cette gaieté-là, c’est celle des paysans endimanchés, excités par la première pointe de vin, c’est celle des commis voyageurs trop gras discourant à la table d’hôte. Le Gaulois a trop de faible pour la « gaudriole », c’est incontestable. Je connais un jeune médecin d’avenir forcé de quitter Paris, où il se fût fait une place comme chirurgien des hôpitaux, contraint à émigrer au loin, à ne plus rien faire : dans un jour d’expansion, il me confia que ce qu’il regrettait le plus du temps jadis, c’était les bonnes soirées du Palais-Royal. Supposez des milliers de jeunes gens distingués soumis à cette éducation par la farce gauloise, il est impossible que quelque chose ne s’émousse pas en eux. Le Palais-Royal, le vaudeville, les cafés-concerts, ce sont les cabarets de l’art, où le goût se perd comme s’émousse le palais des buveurs d’eau-de-vie de bois dans l’assommoir. Il est bien difficile d’être un homme vraiment remarquable lorsqu’on possède un goût développé pour la grosse plaisanterie des petits théâtres. Cela est mconciliable. Il est donc triste de penser que le meilleur de la jeunesse française passe par là, vit plusieurs années dans ce milieu, s’y déforme le goût aussi sûrement qu’elle s’y fausse l’oreille. Tout ce qui est antiesthétique dans le rire est dégradant. Il faut que les plaisanteries dont on rit soient spirituelles pour élargir véritablement le cœur par une saine gaieté ; il faut que le rire même embellisse le visage qu’il anime. Nihil inepto risu ineptius est : c’est que, dans ce cas, le rire est comme la fanfare même de la sottise. Le sage, dit l’Écriture, rit plutôt d’un rire intérieur. Le rire doit éclairer et non défigurer le visage, parce qu’il éclaire jusqu’à l’âme même et que cette âme doit apparaître comme belle ; il doit ressembler à un éclat de franchise, à une illumination de sincérité. La beauté du rire tient en effet beaucoup à la sincérité de la joie, qui nous rend pour un moment transparents les uns aux autres. La pensée et le cœur humains, avec le monde entier qu’ils contiennent, peuvent se refléter dans un sourire comme dans une larme.

L’esprit parisien, qui semble à quelques-uns l’idéal même de l’esprit français, n’est à certains égards qu’un résumé de ses défauts : chez les ouvriers, c’est la gouaillerie, qu’ils nomment la « blague » ; chez les mondains et les mondaines, un vernis superficiel, une impuissance de fixer l’esprit sur une suite logique d’idées. Dans les salons, la frivolité est érigée à la hauteur d’une convenance. Une mouche bourdonnait sur ma vitre, et m’amusa un instant. Ses ailes transparentes décrivaient des cercles sur la vitre lumineuse, qu’elles ne pouvaient franchir. Ce mouvement gracieux et vain me rappelait la conversation d’une parisicrme que je venais d’entendre au salon, et qui, pendant une heure, avait tourné dans des cercles à peine plus giands, effleurant toutes les surfaces sans pénétrer rien. C’était en raccourci toute la frivolité parisienne que cette mouche miroitante et étourdie, ignorante de l’air libre, jouant avec quelques rayons perdus de la grande lumière des cieux sans jamais pouvoir monter vers elle.

Faut-il donc être sérieux jusqu’à l’ennui ? Non, sans doute, cela n’est pas nécessaire, ni dans notre tempérament. Reconnaissons-le pourtant, savoir s’ennuyer est une grande force chez certains peuples ; c’est le secret du travail lent, patient et méticuleux, qui ne laisse dans l’ombre aucun détail, qui donne à toutes les constructions de l’esprit les fondements obscurs les plus solides ; c’est le secret de la supériorité des hommes du nord sur ceux du midi. Dans le midi, pour ne pas s’ennuyer, on se disperse, on se prodigue, on ne va jamais dans les choses plus loin que là où finit la claire lumière, on ignore les tâtonnements dans l’obscur. Les besognes poursuivies avec obstination sans la certitude d’un succès proche, les travaux de cabinet infatigables, la lecture comprise comme une exhaustion complète de toute la substance des livres lus, tout cela est ignoré des esprits faciles qui d’un coup d’œil voient les ensembles, mais laissent échapper des détails essentiels. Certains peuples ne font que parcourir ; ils parcourent les livres, ils parcourent le monde, ils feuillettent la vie. Ce n’est point là ni l’art vrai ni la vraie science. « Soyons intérieurs », dit l’Imitation. C’est là l’idéal que doit poursuivre particulièrement le Français, trop porté à se gaspiller lui-même dans les mille riens du dehors. Mais la véritable « intériorité » n’est pas nécessairement la méditation stérile d’un dogme. Soyez intérieur, cela doit signifier : soyez sérieux, soyez personnel, original, indépendant et libre ; sentez en vous-même une puissance propre de pensée, et prenez plaisir à la développer, prenez plaisir à être entièrement vous-même. Il faut fleurir en dedans comme certaines plantes, enfermer en soi son pollen, son parfum, sa beauté ; mais aussi il faut répandre ses fruits au dehors. La qualité d’expansion qui rend le Français si communicatif est une de ses puissances ; elle n’est une faiblesse que quand il n’a rien de sérieux à répandre et à communiquer.

Nos défauts sont guérissables, et leur remède n’est pas dans une sorte d’ascétisme religieux, il est dans une plus profonde et plus complète intelligence de ces grands objets d’amour qui ont toujours séduit l’esprit français : science, art, droit, liberté et fraternité universelle. Il y a une légende japonaise selon laquelle une jeune fille, s’étant procuré des graines de fleurs, fut étonnée de trouver ces graines noires et hérissées ; elle en offrit à ses compagnes, qui n’en voulurent pas ; alors elle les sema, un peu inquiète. Et bientôt de chaque graine piquante une fleur sortit, superbe ; et toutes les voisines, voyant ces fleurs, vinrent redemander les semences qu’elles avaient d’abord méprisées. Les vérités sérieuses de l’ordre scientifique et philosophique sont ces graines quelque peu hérissées, dédaignées d’abord, mais que les peuples finiront un jour par se passer de main en main.





CHAPITRE V
LA RELIGION ET L’IRRÉLIGION CHEZ L’ENFANT




I. Affaiblissement de l’éducation religieuse. — Défauts de cette éducation, surtout dans les pays catholiques. — Moyens d’en atténuer les effets. — Le prêtre. — Action que l’État peut exercer sur le prêtre.
II. — L’éducation donnée par l’État. — Instruction primaire. — Le maître d’école. — Instruction secondaire et supérieure. — Faut-il introduire l’histoire des religions dans l’enseignement.
III. — L’éducation dans la famille. — Le père doit-il se désintéresser dans l’éducation religieuse des enfants. — Inconvénients d’une première éducation religieuse suivie de négations. — Question particulière de l’immortalité de l’âme : comment parler aux enfants de la mort.


I. — AFFAIBLISSEMENT DE L’ÉDUCATION RELIGIEUSE


L’éducation religieuse, donnée aux enfants par le prêtre, a des défauts et même des dangers qu’il importe de montrer tout d’abord et qui en expliquent l’affaiblissement graduel. Une opinion qui se divinise est une opinion qui se condamne au point de vue pédagogique comme au point de vue scientifique. La grande opposition qui existe entre la religion et la philosophie, malgré des ressemblances extérieures, c’est que l’une cherche et l’autre déclare avoir trouvé ; l’une prête l’oreille, tandis que l’autre a déjà entendu ; l’une essaye des preuves, l’autre formule des affirmations et des condamnations ; l’une croit de son devoir de se poser des objections et d’y répondre, l’autre de ne pas arrêter son esprit sur les objections et de fermer les yeux sur les difficultés. De là de profondes différences dans les méthodes d’euseignement. Le philosophe, le métaphysicien prétend agir sur les esprits par la conviction, le prêtre par l’inculcation ; l’un enseigne, l’autre révèle ; l’un cherche à diriger le raisonnement, l’autre à le supprimer, tout au moins à le détourner des dogmes primitifs et fondamentaux ; l’un éveille l’intelligence, l’autre tend à l’endormir plus ou moins. Comment la révélation ne s’opposerait-elle pas à la spontanéité et à la liberté de l’esprit ? Quand Dieu a parlé, l’homme doit se taire, à plus forte raison l’enfant. Aussi les erreurs, souvent inoffensives si c’est un philosophe qui les enseigne, deviennent graves et dangereuses si c’est un prêtre, parlant au nom de Dieu, qui les enfonce dans l’esprit. Avec le premier, le remède est toujours à côté du mal : ce qu’un raisonnement plus ou moins bon a fait admettre, un autre meilleur peut le faire rejeter ; vous avez entre les mains les poids et les mesures. Ce n’est pas toujours facile de démontrer et d’enseigner l’erreur par raisons et raisonnements : essayer de raisonner un préjugé, c’est un excellent moyen d’en faire à la fin éclater la fausseté. C’est toujours quand l’humanité a voulu se prouver à elle-même ses croyances qu’elle a commencé à les dissoudre : qui veut contrôler un dogme est bien près de le contredire. Aussi le prêtre, pour qui la contradiction est un manque de foi, se voit-il toujours obligé par la force même des choses à éviter le contrôle, à interdire un certain nombre de questions, à se retrancher dans le mystère. Quand le prêtre a fait entrer la foi dans le cerveau, il le ferme. Le doute et l’investigation, qui pour le philosophe sont un devoir, ne sont aux yeux du prêtre qu’une marque de défiance et de soupçon, un péché, une impiété ; il faut se frapper la poitrine quand on a osé penser par soi-même. Dieu est juge et partie tout ensemble : au moment où vous cherchez à vous convaincre de son existence, il vous commande de l’affirmer. Le croyant qui hésite devant le dogme est un peu comme le mouton de la fable, qui veut raisonner avec le loup et lui prouver que l’eau est claire : il le prouve en effet, seulement il est mangé ; il eût aussi bien fait de se taire et de se résigner. Aussi, rien de plus difficile que de secouer la foi quand elle s’est établie on vous dès l’enfance par la parole du prêtre, par l’habitude, par l’exemple, par la crainte. La crainte, voilà un bon gardien de la religion positive et de l’éducation religieuse, un gardien toujours en éveil et en alarme ; sans elle ce corps de croyances qu’on appelle le dogme se fragmenterait bientôt et tomberait en poussière. L’un rejetterait ceci, l’autre cela ; tous les esprits entreraient en révolte ouverte, chacun courant de son côté, gaiement, à travers champs, comme des écoliers en débandade : par bonheur, il y a toujours un surveillant qui observe et menace, fait rentrer les brebis dans le bercail. Quelle prise a le raisonnement sur quelqu’un qui en a peur ? Comment verriez-vous quelque chose si on vous a habitué dès l’enfance à marcher les yeux fermés, sans regarder franchement devant vous ? La vérité devient pour vous aussi variable et instable que votre propre sensibilité : en une heure d’audace vous niez ; le lendemain vous affirmez plus que jamais, et cela se comprend, car on n’est pas forcé d’être toujours brave. La conscience morale se met d’ailleurs elle-même de la parue : elle est conservatrice, comme tous les gouvernements ; elle n’aime pas les changements et les révolutions. De bonne heure on lui a fait la leçon : elle s’inquiète dès que vous voulez mettre en question un des articles de la charte ; vous ne pouvez faire un pas en avant sans que des voix intérieures s’élèvent en vous et vous crient : prends garde. Habitué que vous êtes à entendre anathématiser ceux qui ne pensent pas comme vous, vous frémissez à la pensée que de tels anathèmes vont aussi retomber sur votre tête. Le prêtre a su mettre d’accord avec lui tous les sentiments de votre âme, crainte, respect, remords : il a fait même votre âme, il a façonné votre caractère et votre moralité, de telle sorte que, si vous mettez en question votre religion, tout se trouve mis pour vous en question.

L’affaissement de la pensée, l’engourdissement de la liberté, l’esprit de routine, de tradition aveugle, d’obéissance passive, en un mot tout ce qui est contraire à l’esprit même de la science moderne, voilà donc les résultats d’une éducation trop exclusivement cléricale. Ces dangers, surtout en France, sont sentis de plus en plus vivement, trop peut-être. Aussi va-t-on jusqu’à demander que l’éducation religieuse disparaisse, et sans retard, comme hostile à l’esprit de liberté et de progrès. Il y a vers l’éducation laïque un mouvement qu’on ne peut arrêter et dont il faudra un jour ou l’autre que les catholiques prennent leur parti. Toutefois, il y a une mesure à garder et des transitions nécessaires, cupprimor d’un seul coup le clergé, qui a été longtemps le grand éducateur national et l’est encore en partie, ne doit pas être le but des libres-penseurs ; cette suppression se produira toute seule, par voie d’extinction graduelle. Au fond, ce n’est point une si mauvaise chose que cinquante-cinq mille personnes en France soient ou paraissent occupées d’autres soucis que de leurs soucis matériels. Sans doute on ne romplitjamais la tâche qu’on s’est donnée, et l’idéal désintéressement du prêtre est rarement une réalité ; pourtant il est bon que quelques hommes poursuivent ici-bas une tâche au-dessus de leurs forces : tant d’autres en poursuivent qui sont au-dessous d’eux !

Ce n’est pas d’ailleurs dans un pays exclusivement conquis à une religion, et où nul ne conteste la suprématie du prêtre, qu’il faut voir celui-ci à l’œuvre ; c’est tout au contraire dans les pays divisés entre plusieurs croyances, par exemple en partie protestants, en partie catholiques. Le pasteur se trouve alors en quelque sorte le concurrent du curé, et tous deux rivalisent d’activité et d’intelligence. C’est ce qui se produit dans telle région du Dauphiné, de l’Alsace, dans beaucoup de pays étrangers. Par cette lutte pour la vie des deux religions le zèle des prêtres est ranimé : c’est à qui fera le plus de bien parmi les siens ou donnera les meilleurs conseils pratiques, la meilleure instruction aux enfants. Le résultat, facile à prévoir, c’est que la population ainsi divisée en protestants et catholiques est plus instruite, plus éclairée, d’une moralité supérieure à celle de beaucoup d’autres contrées entièrement catholiques et romaines.

Un progrès désirable dans les pays catholiques, c’est d’abord que le prêtre jouisse d’une entière liberté civile, puisse quitter l’Église dès qu’il le voudra sans se trouver déplacé dans la société, qu’il soit libre de se marier et jouisse absolument de tous les droits du citoyen. Laseconde chose essentielle est que le prêtre, qui est un des éducateurs du peuple, reçoive lui-même une éducation plus élevée que celle qu’il reçoit aujourd’hui. L’État, loin de chercher à diminuer le traitement des prêtres, — bien mince économie, — pourrait au besoin l’augmenter, mais en exigeant alors des diplômes analogues à ceux des instituteurs, des connaissances scientifiques et historiques étendues, des connaissances d’histoire religieuse[31]. Déjà quelques curés de campagne s’occupent de botanique, de minéralogie, d’autres de musique ; il y a dans les rangs du clergé une quantité considérable de force vive stérilisée faute d’une éducation première suffisante, faute d’initiative, faute des habitudes de liberté. Les libres-penseurs, au lieu de chercher à séparer l’Église de l’État par une opération chirurgicale qui n’est rien moins qu’une guérison, pourraient s’appuyer sur le Concordat, profiter de ce que l’État a entre ses mains le traitement du clergé pour agir sur ce grand corps engourdi et chercher à le réveiller. En sociologie comme en mécanique, il ne faut pas toujours essayer de briser les forces qui font obstacle à la marche en avant ; il faut savoir se servir d’elles. Tout ce qui est, est utile dans une certaine mesure ; par cela même que l’éducation donnée par le clergé subsiste encore, on peut affirmer qu’elle joue encore un certain rôle dans l’équilibre social, fût-ce un rôle passif, un rôle de contrepoids. Seulement tout ce qui a un certain degré d’utilité peut acquérir un degré supérieur, tout ce qui est peut se transformer. Il faut donc chercher non à détruire le prêtre, mais à transformer son esprit, à lui donner des occupations théoriques ou pratiques autres, par exemple, que l’occupation mécanique du bréviaire. Entre la religion littérale, qu’enseigne seule encore la majorité du clergé français, et l’absence de religion positive qui est, croyons-nous, l’idéal national et humain, il existe des degrés innombrables qui ne peuvent se franchir que graduellement, par une lente élévation de l’esprit, par un élargissement presque insensible de l’horizon intellectuel. En attendant que le prêtre franchisse ces degrés successifs et en vienne à entrevoir sa propre inutilité, il est bon qu’il se rende utile dans la mesure oùilcroit pouvoir l’être encore : on ne doit exiger qu’une chose, c’est qu’il ne se rende pas nuisible en sortant des limites de son droit.


II. — L’ÉDUCATION DONNÉE PAR L’ÉTAT


La tâche de l’État qui substituera de plus en plus l’éducation laïque à celle du clergé, va croissant en importance L’État doit sans doute rester neutre entre toutes les confessions religieuses ; mais, comme on l’a remarqué[32], il y a deux manières d’observer cette neutralité, l’une passive pour ainsi dire, l’autre active. On peut rester neutre passivement en s’abstenant de réfuter ou d’appuyer les prétentions d’une théologie particulière ; on peut rester neutre activement en poursuivant sa tâche scientifique ou philosophique à côté et en dehors de tout problème purement dogmatique[33]. C’est à cette espèce de neutralité qu’on doit s’arrêter dans l’enseignement secondaire ou primaire, c’est elle qui doit être la règle même de conduite pour l’instituteur.

Le maître d’école a été de tout temps en butte aux railleries faciles, il a parfois des ridicules saisissables au premier coup d’œil ; aujourd’hui il est peu prisé par tous ceux qui prétendent à la hauteur de la pensée. Les Renan et les Taine, les partisans de l’aristocratie intellectuelle, ne voient pas sans un sourire ce représentant de la démocratie, d’une science mise à la portée des petits enfants. Les membres du haut enseignement n’ont pas d’excuse pour le pédantisme que laisse quelquefois paraître ce magister qui ne sait pas le grec. Tous les lettrés qui ont quelque velléité de poésie ou d’art trouvent bien prosaïque, bien utilitaire l’homme dont la principale ambition est de faire entrer dans quelques milliers de têtes de paysans l’alphabet, la grammaire, le nom des capitales de l’Europe et des lieux d’où nous vient le poivre ou le café. Et cependant ce maître d’école dédaigné, dont la tâche grandira tous les jours, est le seul intermédiaire entre les masses attardées et les esprits d’élite qui vont toujours de l’avant. Il a cette qualité d’être l’homme nécessaire par excellence, et ce défaut de le sentir parfois un peu trop ; dans le fond de son effet qu’il produit sur les petits enfants et sur les grossiers ignorants qui l’entourent : c’est là une illusion d’optique naturelle. Mais, si la conscience quelquefois exagérée de son rôle lui donne un peu de ce pédantisme tant reproché, et en somme assez inoffensif, elle peut aussi lui communiquer ce dévouement qui a si souvent élevé les humbles à la hauteur des circonstances où le hasard les plaçait. Puis, qui façonne et instruit le maître d’école, si ce n’est la société ? et ne peut-elle faire monter le niveau de son esprit à mesure que s’élargit sa tâche ? Peu de science rend pédant, beaucoup de science rend modeste. On trouvera toujours des maîtres aussi instruits qu’on pourra le désirer, pourvu qu’on ait soin d’élever les traitements dans la mesure où on élève les programmes. Il est étrange que la société ne mette pas tous ses soins à former ceux par qui elle est formée elle-même. La grande question de l’éducation populaire devient, sous certains rapports, une question de gros sous. Déjà l’instruction pratique du maître d’école s’est beaucoup perfectionnée : il est initié à la main-d’œuvre et comme à la cuisine de certaines sciences ; il a des notions d’agriculture et de chimie qui lui permettent de donner parfois d’excellents conseils aux paysans. Il serait facile de perfectionner un peu son éducation théorique, de lui faire prendre de plus haut les sciences qu’il regarde trop par leur petit côté ; de lui donner des ouvertures sur l’ensemble des choses, de lui enlever l’adoration exclusive du petit fait isolé, de la vétille historique ou grammaticale. Un peu de philosophie on ferait un meilleur historien et un géographe moins ennuyeux. On pourrait l’initier aux grandes hypothèses cosmologiques, lui donner aussi des notions suffisantes sur la psychologie, principalement sur la psychologie de l’enfant. Enfin, un peu d’histoire des religions le familiariserait avec les principales spéculations métaphysiques que l’homme a tentées pour représenter l’au-delà de la science ; il n’en deviendrait que plus tolérant à l’égard de toutes les croyances religieuses. Cette instruction plus étendue lui permettrait de suivre de loin les progrès des sciences ; son intelligence ne se fermerait plus, ne se murerait plus pour ainsi dire entre l’a b c et la grammaire. De l’élévation de l’intelligence découle d’ailleurs l’élévation morale, qui se traduit dans les moindres actes de la vie, et quelquefois l’action la plus simple, une parole d’un maître influe sur un enfant pour toute l’existence. Plus un être est supérieur intellectuellement et surtout moralement, plus il a d’influence sur ceux qui l’entourent. Dès maintenant, le très mince savoir de l’instituteur lui a donné une influence très réelle dans son milieu : on croit en lui, on ajoute foi à ses paroles. Le paysan, ce saint Thomas de tous les temps, qui secoue aujourd’hui la tête en écoutant son curé, s’habitue à consulter l’instituteur, depuis que Selui-ci lui a appris à faire pousser plus de grains de blé sur le même sillon : le branle d’un épi s’agitant au vent est pour l’homme du peuple la plus catégorique des affirmations ; faire vivre et en général faire, c’est prouver : l’action vaut un raisonnement. Le maître d’école démontre encore la puissance pratique de la science en façonnant les générations, en faisant des hommes. Il distribue à chacun la provision de savoir qu’il doit emporter à travers l’existence et qui fera sa force ; il donne le viatique à l’entrée de la vie comme le prêtre à l’entrée de la mort. C’est là pour l’instituteur sur le prêtre une grande supériorité aux yeux du paysan, de préparer à vivre plutôt qu’à mourir. Dans la vie comme dans la mort il y a un mystère, mais on est certain de pouvoir quelque chose sur le premier : le maître d’école détermine souvent l’avenir d’une manière visible ; or qui sait ce que peut le prêtre ? La croyance au pouvoir de ce dernier a diminué encore depuis que se sont transformées les idées sur l’expiation dans l’au-delà de la vie. Le prêtre tirait sa puissance des cérémonies, des sacrifices tantôt propitiatoires et tantôt expiatoires : la vertu des deux genres de sacrifices est aujourd’hui également mise en doute. On aime mieux savoir que prier, et le nom du prêtre perd par degrés son ascendant sur le peuple. Comme on raille assez souvent l’instituteur, on se moque aujourd’hui sans façon du curé de campagne, qu’onaimait tant à idéaliser au commencement de ce siècle. C’est là une réaction naturelle et dans une certaine mesure légitime : la perfection n’est point de ce monde, et ne saurait habiter ni l’église, ni l’école. Mais, quoi qu’on en dise, le rôle de ces deux hommes est considérable dans l’humanité, puisqu’ils sont les deux seuls intermédiaires entre la foule d’une part, et de l’autre la science ou la métaphysique. Nous avons vu combien il est à souhaiter que le prêtre, si ignorant aujourd’hui chez les nations catholiques, s’instruise, se crée à lui-même des raisons de subsister dans la société moderne : s’il reste trop en arrière du mouvement intellectuel, il disparaîtra, l’instituteur héritera de son influence. Après tout, il y a des apôtres de toute sorte, en blouse ou en redingote, comme sous l’élole ; il y en a dont le prosélytisme est fait de désintéressement mystique, d’autres d’un certain entendement pratique ; il y en a qui parcourent le monde, d’autres qui restent au coin du feu, et qui n’agissent pas moins pour cela. Ce qu’on peut affirmer, c’est que de tout temps les apôtres ont aimé à parler aux petits enfants encore plus qu’aux hommes. On peut remarquer aussi que le Vincent de Paul moderne a été un instituteur, Pestalozzi.

L’enseignement qui, dans les sociétés actuelles, se substitue par degrés à l’enseignement de toute religion déterminée, c’est celui de la morale. Le sentiment moral, nous le savons, est encore le plus pur du sentiment religieux moderne, et d’autre part les hypothèses métaphysiques sur le fondement ultime de la morale sont les dernières et les plus hautes hypothèses religieuses. Aux éléments de morale philosophique on a proposé de joindre, dans l’enseignement secondaire et même primaire, des notions sur l’histoire des religions[34]. Cette proposition, four être acceptable, doit être réduite à de justes limites. Il ne faut pas se faire d’illusions : M. Vernes aurait tort de croire que le professeur et surtout l’instituteur pourront jamais, sans entrer en conflit avec le clergé, insister particulièrement sur l’histoire des Juifs, reprendre d’un point de vue vraiment scientifique les légendes qu’on a l’habitude de servir aux enfants sous le nom d’« Histoire sainte. » battre ainsi directement en brèche les fondements du christianisme. Pasteurs et curés ne le souffriraient pas et ils protesteraient, avec quelque raison d’ailleurs, au nom de la neutralité religieuse : la foi n’est pas pour eux moins certaine que la science et la foi ignorante de la plupart d’entre eux n’a encore été tempérée par aucune habitude de libre critique. Il faut donc considérer d’avance comme impossible tout enseignement vraiment historique qui contredirait ouvertement l’enseignement théologique. On ne peut et on ne doit ici donner de démenti à personne ; seulement l’instruction peut fournir aux esprits un critérium de vérité et leur apprendre à s’en servir. Nous croyons donc que l’histoire des religions, si elle est jamais introduite dans l’enseignement, devra principalement porter sur ce qui n’est pas l’histoire des Juifs ; elle devra fournir des renseignements très élémentaires sur la morale de Confucius, sur les idées morales et métaphysiques des religions indo-européennes, sur l’antique religion égyptienne, sur les mythes grecs, enfin sur toute cette atmosphère morale et religieuse qui baigne le christianisme et dont il s’est en quelque sorte nourri. Même aux élèves des écoles primaires il serait utile de faire connaître les noms de quelques grands sages de l’humanité, leurs figures historiques ou légendaires, les belles sentences morales qu’on leur attribue. Quel inconvénient pourrait-il y avoir à ce que de belles paroles de Confucius, de Zoroastre, de Bouddha, de Socrate, de Platon ou d’Aristote, traversant les âges, vinssent donner à nos générations quelque idée de ce qu’était la pensée humaine avant Jésus ? On ne peut pas couper d’un seul coup l’arbre merveilleux aux antiques légendes, mais on peut, — ce qui aboutit au même résultat et est moins dangereux, — montrer d’où lui vient sa sève, et qu’il est fait comme tous les autres arbres de la forêt, et qu’il est plus jeune qu’eux, etquesesbranches ne lesdépassent pas toujours cnhauteur.

Toute église n’a que deux moyens de propager ses dogmes chez les enfants ; c’est d’abord le vieil argument de toute autorité paternelle ou ecclésiastique : cela est comme je le dis, puisque je le dis ; c’est ensuite le témoignage des miracles. Les prêtres en sont encore là auprès des enfants et auprès des peuples. Ils perdent toute leur force si on les tire de ce cercle d’idées. Or, pour ébranler ces deux arguments, il suffit de montrer : 1o que d’autres hommes ont dit d’autres choses que l’église chrétienne, 2o qu’il y a eu d’autres miracles suscités par la volonté d’autres dieux, ou en d’autres termes qu’il n’y a eu aucun miracle constaté scientifiquement. Un certain nombre d’écoles françaises avaient été fondées en Kabylie et réussissaient ; peu après, par degrés, elles furent abandonnées. En inspectant l’une d’elles, devenue déserte, on y retrouva les derniers devoirs des élèves : c’était une narration sur Frédégonde. C’est ainsi qu’on comprend l’histoire dans notre enseignement classique : — des faits, des faits souvent monstrueux et immoraux ; non contents de les enseigner aux jeunes Français, nous allons les exporter jusqu’en Kabylie ! D’idées, point. Mieux eût valu pourtant enseigner à l’enfant algérien ce que nous savons sur Mahomet et ses idées religieuses, sur Jésus et sur les autres prophètes dont Mahomet lui-même admettait l’inspiration divine. La moindre trace laissée dans son esprit encore sauvage par un enseignement vraiment rationnel eût été plus utile que la collection de faits absurde qu’on y a entassée. Au fond, même pour un enfant français, Mahomet ou Bouddha sont plus importants à connaître que Frédégonde : quoiqu’ils n’aient jamais vécu sur le sol français ou gaulois, ils agissent infiniment plus sur nous et nous sommes beaucoup plus solidaires d’eux que de Chilpéric ou de Lothaire.

La vraie place de l’histoire des religions est dans l’enseignement supérieur. Ce n’est pas assez de l’avoir introduite avec succès au Collège de France et de lui avoir fait récemment une petite part à l’École des hautes études. En remplaçant les facultés de théologie par des chaires de critique religieuse, nous ne ferions qu’imiter la Hollande[35]. On sait avec quel éclat M. Max Müller introduisit la science des religions à l’université d’Oxford. De même pour la Suisse. Lors de l’organisation de l’université de Genève, en 1873, il y a été créé, dans la Faculté des lettres, une chaire d’histoire des religions, bien que la même université comprenne une Faculté de théologie. En Allemagne enfin l’histoire indépendante des religions s’enseigne, notamment à l’université de Wurzbourg, sous le nom de Symbolique comparée. De même qu’un enseignement complet de la philosophie comprend les principes de la philosophie du droit et de la philosophie de l’histoire, il devra comprendre un jour aussi les principes de la philosophie des religions. Après tout, Bouddha et Jésus ont, même au pur point de vue philosophique, une importance beaucoup plus grande qu’Anaximandre ou Thalès[36].

On a dit avec M. Laboulaye qu’un professeur d’histoire des religions devrait être à la fois archéologue, épigraphiste, numismate, linguiste, anthropologiste, versé dans les antiquités hindoues, phéniciennes, slaves, germaniques, celtes, étrusques, grecques et romaines, n’être enfin rien moins qu’un Pic de la Mirandole. Avec de tels arguments on pourrait montrer aussi qu’il est impossible d’enseigner dans les écoles et collèges l’histoire naturelle ou l’histoire politique de sept ou huit nations, peut-être même d’apprendre à lire aux enfants (l’art de lire est si difficile quand on veut le pousser jusqu’au bout !) L’historien des religions a-t-il donc besoin de posséder toutes les sciences historiques ? Il n’a pas à découvrir des matériaux nouveaux, il a simplement à se servir de ceux que les philologues et les épigraphistes ont mis à sa disposition ; ces matériaux sont maintenant assez abondants et assez sûrs pour constituer le domaine d’un enseignement spécial. Il ne s’agit pas pour le maître d’approfondir tel ou tel coin particulier dans l’histoire générale des religions ; il s’agit simplement de fournir, en une ou deux années, aux étudiants de nos universités une vue d’ensemble sur le développement des idées religieuses dans l’humanité. Le professeur rencontrera sans doute quelques difficultés à aborder les questions religieuses, à cause de la passion qui s’attache toujours à ce genre de problèmes, mais le même inconvénient se rencontre dans les autres cours qui touchent aux questions contemporaines ; et ils y touchent presque tous. Le professeur d’histoire doit raconter les faits politiques contemporains, constater en France les changements successifs de la forme du gouvernement, etc. Le professeur de philosophie doit traiter les questions de théodicée, de morale ; même dans la pure psychologie, il doit apprécier les théories malériahstes et déterministes. Il n’est pas jusqu’au simple professeur de rhétorique ou de seconde qui ne doive, à propos de la littérature, à propos de Voltaire, du dix-huitième et du dix-neuvième siècles, toucher à des questions souvent brûlantes. De même, le professeur des écoles de droit peut, en enseignant le Code, trouver cent façons de louer ou de blâmer, de faire la critique des lois de l’État. À cause des périls de ce genre, qu’on rencontre pour ainsi dire à chaque pas dans l’enseignement, faut-il renoncer à parler aux élèves d’histoire, de philosophie, de droit ? Non, et nous ne croyons pas qu’on doive renoncer davantage à leur parler d’histoire religieuse. En tout ceci, il y a plutôt des questions de tact que de principes : au maître d’éviter toute digression hors du domaine de la pure science, de veiller à ce que ses constatations ne puissent jamais se transformer en appréciations favorables ou défavorables[37].

Cet impartial enseignement aurait pour but de rétablir chaque religion dans son cadre historique, de montrer comment elle est née, s’est développée, s’est opposée aux autres, de raconter sans nier. Introduire simplement la continuité historique dans la marche de la pensée religieuse, c’est un progrès considérable : ce qui est continu cesse d’être merveilleux ; le ruisseau qu’on voit grandir n’étonne pas : nos ancêtres adoraient surtout les grands fleuves, dont nul n’avait vu jaillir la source.


III. — L’ÉDUCATION DANS LA FAMILLE


On a souvent posé ce problème de conduite pratique : le père de famille doit-il avoir une religion, sinon pour lui-même, tout au moins pour ses enfants et sa femme ? Et si sa femme a une religion, doit-il se désintéresser de l’éducation de ses enfants pour l’abandonner à sa femme ?

Nous croyons que c’est un devoir pour le père de faire triompher dans la famille qui l’entoure les idées dont il est lui-même persuadé. Quelle que soit, dans le problème religieux, la solution à laquelle il est arrivé pour son propre compte, il ne doit s’efforcer de la cacher à personne, surtout à sa famille. Youdrait-il, d’ailleurs, tenir secrètes ses opinions, il ne le pourrait pas toute sa vie. Par cet essai dang-ereux de dissimulation, il ne ferait que créer le danger suivant : après avoir laissé, dans l’esprit de ses enfants, s’associer étroitement les préceptes moraux et les dogmes religieux, il risquerait, en ébranlant tôt ou tard les seconds, de faire douter des premiers. L’enfant est précisément l’être chez lequel il est le plus dangereux d’associer étroitement la religion et la morale. L’enfant est, de tous les êtres humains, le moins philosophe, le moins métaphysicien, le moins habitué aux idées scientifiques ; il est donc celui dont l’esprit est le moins difficile à fausser pour toujours, celui à qui il est le plus facile d’inculquer des notions fausses ou douteuses présentées comme certaines. En Chine, dans des conférences périodiques, certains mandarins développent ce thème devant les habitants notables : « Faites votre devoir de citoyen et défiez-vous des religions ; » c’est là précisément ce que le père de famille doit dire et redire à ses enfants. Un des principes de l’éducation est de supposer que l’enfant est raisonnable et de le traiter comme tel, précisément pour développer en lui la raison, sans hâter à l’excès ce développement. Ce qui manque à l’enfant, c’est beaucoup moins l’intensité de l’attention que sa durée. Très souvent parmi les gens de la campagne, et presque toujours parmi les races inférieures (comme chez les animaux), l’enfant est plus éveillé, plus curieux, plus agile d’esprit que l’homme fait ; seulement il faut saisir au vol ce petit esprit, fixer un moment l’oiseau qui passe. C’est la tâche de l’oiseleur, je veux dire de l’éducateur : il faut s’en prendre beaucoup plus souvent à lui qu’à l’enfant si ce dernier ne comprend pas, renonce à interroger, tombe dans l’inertie et la paresse d’esprit. L’éducation scientifique de l’enfant doit donc commencer avec sa première question : on lui doit la vérité, la vérité accessible à son intelligence. Du moment où, de lui-même, l’enfant pose une question, c’est qu’il est en état de comprendre en partie la réponse ; le devoir de celui qui est interrogé est alors de répondre dans la mesure où il juge l’enfant capable de le comprendre ; s’il doit parfois laisser des lacunes, qu’il ne les remplisse jamais par un mensonge. Il est si facile de renvoyer l’enfant à plus tard, « quand il sera plus grand. » On ne doit pas craindre de développer la raison de l’enfant sous ses deux formes essentielles : l’instinct du pourquoi ou du comment, et l’instinct de la logique dans la réponse au pourquoi ou au comment. Il n’est point à redouter que l’enfant fasse usage de sa raison trop précoce pour se fatiguer le cerveau par des raisonnements abstraits : les Pascal se complaisant dès l’enfance aux théorèmes sont fort rares. Le danger n’est donc pas dans le développement prématuré de la raison, qu’il est d’ailleurs toujours facile de tempérer, mais dans celui de la sensibilité. Il ne faut pas qu’un enfant sente trop vivement. En le portant à des craintes folles, comme celle de l’enfer et du diable, ou à des visions béates et à des élans mystiques, comme ceux des petites filles lors de leur première communion, on lui fait plus de mal qu’en lui apprenant à raisonner juste, et, en lui donnant une certaine virilité d’esprit. Les races s’efféminent par un excès de sensibilité, jamais par un excès des facultés scientifiques et philosophiques.

On nous dira peut-être avec Rousseau que, s’il ne fautpas donner à l’enfant de préjugés religieux, le mieux serait d’attendre, pour lui fournir des notions raisonnées sur la religion, qu’il eût atteint son plein développement intellectuel. Nous répondrons que la chose est impossible dans notre société présente. Pendant le temps où le père s’abstient, l’esprit de l’enfant se laisse pénétrer et modeler par les préjugés qui l’entourent. Plus tard, pour délivrer l’esprit ainsi envahi par l’erreur, il faut provoquer une véritable crise, toujours douloureuse, dont l’enfant peut souffrir toute sa vie. Le grand art de l’éducation doit consister à éviter précisément les crises de ce genre dans la croissance intellectuelle. D’ailleurs le père qui remet de moment en moment à frapper un coup décisif, en vient un jour à s’épouvanter lui-même du mal qu’il sera forcé de faire à son enfant pour arracher l’erreur qu’il a laissée s’installer en lui.

M. Littré nous a raconté un cas de conscience de ce genre : après s’être volontairement abstenu dans l’éducation religieuse de sa fille jusqu’à ce qu’elle eût l’âge de raison, il la trouva à cet âge si sincèrement convaincue, si bien façonnée par la religion et pour la religion, qu’il recula devant un bouleversement de toute cette existence : tel un chirureien dont la main paternelle tremblerait devant une opération à faire sur un corps que l’amour a rendu sacré pour lui ; tel un oculiste qui se demanderait si la lumière vaut certaines douleurs infligées à des yeux chéris. L’opérateur intellectuel n’a même pas la ressource du chloroforme pour endormir ceux qu’il délivre : c’est dans la pleine conscience, avivée encore par l’attention et la réflexion, qu’il doit déchirer leurs cœurs. Mieux vaut donc la médication abortive ou préventive que la médecine expectante, qui laisse se développer le mal pour le traiter ensuite. Le bon éducateur, comme le bon médecin, se reconnaît à ce qu’il sait éviter les opérations. C’est donc un mauvais calcul que de laisser l’enfant se bercer des légendes de la religion, vivantes encore autour de lui, sous prétexte qu’il s’en débarrassera quand il aura grandi. Oui, il s’en débarrassera, mais non sans regret ni sans effort ; assez souvent même cet effort donne un élan trop grand : on passe le but ; de trop de croyance, on arrive à l’indifférence sceptique, et on en souffre. La richesse en biens paradisiaques, c’est une richesse en assignats ; il est dur de le comprendre un jour, mieux vaut être toujours pauvre. On peut de bonne heure accoutumer l’enfant à l’idée de l’infini : il s’y fait comme il se fait à l’idée des antipodes, de l’absence de haut et de bas dans l’univers. La première pensée de celui à qui on révèle la sphéricité de la terre est une pensée de frayeur, l’inquiétude du vide, la crainte de s’abîmer dans l’espace ouvert. C’est la même crainte naïve qu’on retrouve encore souvent en approfondissant le sentiment religieux de certaines personnes. L’obstacle qu’on rencontre alors tient à des associations d’idées factices, qu’il dépend de l’éducation de former ou d’empêcher. Le poisson né dans son bocal de verre s’y accoutume, comme les anciens s’étaient accoutumés à la voûte de cristal qui fermait leurs cieux ; il serait dépaysé dans l’Océan. L’oiseau élevé en cage meurt le plus souvent si on le rend brusquement à la liberté. Il faut pour toute chose une période de transition, et la liberté des espaces intellectuels est comme celle des eaux ou des airs. L’humanité sans religion aura besoin d’une éducation sans religion, et cette éducation lui épargnera bien des souffrances par lesquelles passent ceux qui sont forcés de s’affranchir eux-mêmes, de briser de leurs mains leurs propres liens. Un fils de bûcheron n’éprouve aucun sentiment de frayeur dans la solitaire et obscure forêt où il est né, sous les perspectives infinies des grands dômes de feuillage ; un enfant de la ville qu’on y transporte s’y croit perdu et se met à pleurer. Cette forêt, c’est le monde de la science, avec ses dédales d’ombre, son étendue illimitée, avec les obstacles sans nombre qui barrent le passage et qu’on n’abat qu’un à un : celui qui y est né n’en a plus peur, il y vit heureux. Il faut se résoudre hardiment à être les fils des bûcherons.


De tous les problèmes d’éducation touchant la métaphysique religieuse, le plus intéressant, sans contredit, est le suivant : — Comment parler à l’enfant de la mort et de la destinée humaine ? Faut-il, en traitant ces questions devant lui, employer une méthode rationnelle et vraiment philosophique ? vaut-il mieux invoquer des dogmes ? enfin, est-il indifférent de lui dire la première chose venue, la première légende naïve qui vient à l’esprit ? — Ce problème a été posé dans la Critique philosophique par M. Louis Ménard, qui imaginait un enfant venant de perdre sa mère et posant à son père des interrogations. C’est là une façon ingénieuse, mais spécieuse de poser le problème. Lorsqu’un très jeune enfant perd sa mère, nous croyons que le premier devoir de son père est de le consoler et d’épargner à son organisme trop tendre des émotions trop fortes. Il y a là une question d’hygiène morale où la philosophie et la religion n’ont rien à voir, où l’âge et le tempérament sont la seule chose à considérer. La vérité n’a pas une égale valeur dans toutes les heures de la vie : on n’annonce pas brusquement à quelqu’un que sa femme vient de mourir ; encore moins le matérialiste le plus convaincu s’aviserat-il d’affirmer à un enfant nerveux qu’il ne reverra plus jamais sa mère. D’ailleurs, le matérialiste en question aurait toujours tort d’émettre une affirmation si catégorique sur des choses où il ne peut y avoir que des probabilités ; la façon de tromper la plus dangereuse est de présenter comme une certitude reconnue ce qui n’en est pas une. En tous cas, il est une forme subjective de l’immortalité, le souvenir ; cette immortalité-là, nous pouvons la faire nous-mêmes, l’incruster pour ainsi dire dans l’esprit de l’enfant[38]. Le père ne doit pas cesser de parler de la mère morte à l’enfant orphelin. Il peut lui faire un souvenir de son propre et dvant souvenir. Que l’enfant se conduise bien ou mal, il peut lui dire : « Si ta mère était là ! » Il l’habituera ainsi à trouver une récompense ou une peine dans l’approbation ou le blâme de la conscience maternelle reproduite en sa propre conscience[39].

Pour mieux poser le problème, supposons des circonstances un peu moins tragiques que celles oh nous place M. Ménard, et demandons-nous comment, en général, il faut parler de la mort à l’enfant. Lorsque l’enfant commence à suivre un raisonnement un peu complexe, vers l’âge de dix à douze ans par exemple, j’avoue que je ne vois aucun inconvénient à répondre à ses questions comme on le ferait à celles d’une grande personne. À cet âge il ne croit plus aux fées, il n’a pas besoin de croire aux légendes, même à celles du christianisme : c’est le moment où l’esprit scientifique et philosophique se développe chez lui ; il ne faut pas l’entraver, le fausser. Si son intelligence se porte vers les problèmes philosophiques, il faut s’en féliciter et tenir à son égard la même conduite que si elle se portait vers les problèmes historiques. J’ai vu un enfant très tourmenté de savoir si tel personnage historique était mort de sa mort naturelle ou avait été empoisonné ; on lui répondit que la chose était douteuse, mais qu’il y avait probabilité de tel côté. Ainsi doit-on faire quand il s’agit de problèmes plus importants.

— Mais comment, dira-t-on, au sujet de l’au-delà, faire à l’enfant des réponses qu’il puisse comprendre ? Le seul langage à sa portée n’est-il pas celui du christianisme, qui lui parle d’hommes enlevés au ciel, d’âmes bienheureuses siégeant parmi les anges et les séraphins, etc. ? — Nous répondrons qu’en général on se fait une étrange idée de l’intelligence de l’enfant. On plie son esprit aux subtilités de grammaire les plus raffinées, aux subtilités de théologie les plus bizarres, et on craindrait de lui dire un mot de philosophie. Une petite fille de onze ans sut, à ma connaissance, répondre de la façon la plus ingénieuse à cette interrogation imprévue : « Quelle différence y a-t-il entre le parfait chrétien et un chrétien parfait ?» Il est évident qu’elle n’eût pas éprouvé beaucoup plus de difficulté à résoudre un problème de métaphysique. Je me rappelle, pour mon compte, avoir suivi à l’âge de huit ans une discussion sur l’immortalité de l’âme ; je donnai même intérieurement mon assentiment à celui qui soutenait la cause de l’immortalité. Notre système d’éducation est rempli de ces contradictions qui consistent, d’une part, à faire entrer mécaniquement dans l’esprit de l’enfant des choses qu’il ne peut comprendre, et, d’autre part, à écarter son intelligence des sujets qu’elle peut aborder. — « Mais, objectera M. Ménard, il ne faut pas que l’enfant puisse opposer la croyance de son père à celle de sa mère ou de sa grand’mère. » — Et quel inconvénient y a-t-il à cela ? N’est-ce pas nécessairement ce qui arrive tous les jours ? Sur toutes choses, il y a sans cesse au sein de la famille de petits désaccords, des discussions passagères, qui n’empêchent nullement la bonne harmonie ; peut-il en être autrement quand il s’agit des questions les plus importantes et les plus incertaines ? — Mais l’enfant perd ainsi le respect de ses parents. — Certes, il vaudrait beaucoup mieux pour lui perdre quelque chose de ce respect que de croire toujours ses parents sur parole, même quand ils se trompent. Par bonheur, le respect des parents n’est pas du tout la même chose que la croyance en leur infaillibilité. L’enfant fait de bonne heure usage de son libre examen ; on peut lui apprendre à dégager la vérité des affirmations plus ou moins contradictoires en présence desquelles il se trouve : on peut éveiller son jugement, au lieu d’essayer de lui en donner un tout fait. L’essentiel est d’éviter de passionner son esprit, de le fanatiser. L’enfant a besoin de calme pour que ses facultés se développent en bonne harmonie ; c’est une plante délicate qui ne doit pas être exposée trop vite aux coups de vent et à la tempête : il ne s’ensuit pas qu’on doive la tenir dans l’obscurité ou même dans la demi-lumière des légendes religieuses. Pour épargner à l’enfant le trouble de la passion et du fanatisme, le seul moyen est précisément de le placer en dehors de toute religion convenue, de l’habituer à examiner les choses froidement, philosophiquement, à prendre les problèmes pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour de simples problèmes à solutions ambiguës[40]. Rien de mieux pour éveiller la spontanéité intellectuelle de l’enfant que de lui dire : — Voilà ce que je crois, et voici les raisons pour lesquelles je le crois ; j’ai peut-être tort ; ta mère ou telle autre personne croit autre chose, et elle a aussi pour le croire certaines raisons, bonnes ou mauvaises. — L’enfant acquiert ainsi cette chose si rare, la tolérance. Le respect qu’il a pour ses parents s’attache aux doctrines diverses qu’il leur voit professer, et il apprend dès sa jeunesse que toute croyance sincère et raisonnée est au plus haut titre respectable. Je tonnais très intimement un enfant qui a été élevé d’après cette méthode, et il n’a jamais eu qu’à se louer de l’éducation qu’il a reçue. Ni sur la destinée humaine, ni sur la destinée du monde, on ne lui a jamais présenté aucune opinion qui ressemblât à un article de foi ; au lieu des certitudes de la religion, on ne lui a parlé que des possibilités, des probabilités de la métaphysique. Vers l’âge de treize ans et demi, le problème de la destinée se posa brusquement devant lui : la mort d’un vieux parent qui lui était bien cher le fit songer plus qu’on ne songe d’habitude à cet âge ; mais ses croyances philosophiques lui suffirent pleinement. Elles lui suffisent encore, quoiqu’il ait vu pour son propre compte, et à plusieurs reprises, la mort de très près. Je cite cet exemple comme une expérience humaine et personnelle qui a son importance dans la question.

En somme, comment parler de la mort à un enfant ? Je réponds hardiment : — Comme on en parlerait à une grande personne, sauf la différence du langage abstrait et du langage concret. Je suppose naturellement l’enfant déjà à demi-raisonnable, ayant plus de dix ans, capable de penser à autre chose qu’à sa toupie ou à sa poupée ; je crois qu’alors il faut déjà employer à son égard un langage viril, lui enseigner ce qui nous semble à nous-mêmes le plus probable sur ces terribles questions. Le libre-penseur qui penche vers les doctrines naiuraustes dira à son fils ou à sa fille que, pour lui, la mort est sans doute une dispersion de l’être, un retour à la vie sourde de la nature, un[41] recommencement de la perpétuelle évolution ; qu’il reste de nous le bien que nous avons fait, que nous vivons dans l’humanité par nos bonnes actions et nos grandes pensées : que l’immortalité est la fécondité de la vie. Le spiritualiste lui parlera de la distinction de l’âme et du corps, qui fait que la mort est une délivrance. Le panthéiste ou le moniste lui répétera la parole vieille de trois mille ans : Tat twam asi, Tu es cela, et l’enfant moderne se persuadera, comme le jeune brahmane, qu’il y a sous la surface des choses une unité mystérieuse dans laquelle l’individu peut rentrer et se fondre. Enfin le kantien tâchera de lui faire comprendre qu’il y a dans le devoir quelque chose d’antérieur et de supérieur à la vie présente ; que prendre conscience du devoir, c’est prendre conscience de sa propre éternité. Chacun parlera ainsi à l’enfant selon ses opinions personnelles, en se gardant toutefois de prétendre que son opinion soit la vérité absolue. L’enfant, traité ainsi en homme, apprendra de bonne heure à se faire lui-même une croyance, sans la recevoir d’aucune religion traditionnelle, d’aucune doctrine immuable ; il apprendra que la croyance vraiment sacrée est celle qui est vraiment raisonnée et réfléchie, vraiment personnelle ; et si, par moments, lorsqu’il avance en âge, il ressent plus ou moins l’anxiété de l’inconnu, tant mieux : cette anxiété, où les sens n’ont point de part et où la pensée seule est en jeu, n’a rien de dangereux : l’enfant qui l’éprouve sera de l’étoffe dont on fait les philosophes et les sages.




CHAPITRE VI
LA RELIGION ET L’IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME




Le caractère de la femme lui impose-t-il la religiosité et même la superstition. — Nature de l’intelligence féminine. Prédominance de l’imagination. Crédulité. Esprit conservateur. — Nature de la sensibilité féminine. Prédominance du sentiment. Tendance au mysticisme. — Le sentiment moral, chez la femme, n’a-t-il d’appui que dans la religion. — Influence de la religion et de l’irréligion sur la pudeur et sur l’amour. — Origine de la pudeur. — L’amour et la virginité perpétuelle. Paradoxes de M. Renan sur les vœux monastiques. — Comment les tendances naturelles de la femme peuvent être tournées au profit de la libre-pensée. — Influence que peut exercer le mari sur la foi de sa femme. Exemple d’une conversion à la libre-pensée.


Parmi les libres-penseurs eux-mêmes, il en est qui croient la femme vouée par la nature de son esprit à la superstition et au mythe. L’incapacité philosophique de la femme est-elle mieux démontrée que celle de l’enfant, à qui on la compare si volontiers ?

Nous n’avons pas à examiner si les facultés de la femme sont ou ne sont pas inférieures à celles de l’homme[42]. Nous devons chercher seulement si, dans les limites de son étendue, l’esprit de la femme lui impose la religiosité et même la superstition. Ceux qui soutiennent que la femme est, en quelque sorte, condamnée à l’erreur, s’appuient sur les traits essentiels de son caractère ; examinons donc avec eux, d’abord la nature propre de son intelligence, puis celle de sa sensibilité. — Les femmes, dit-on d’abord, ont l’esprit moins abstrait que les hommes ; elles ont plus de goût pour tout ce qui frappe les sens et l’imagination, pour ce qui est beau, voyant, coloré : de là leur besoin de mythes, de symboles, de culte, de rites parlant aux yeux. — Nous répondrons que ce besoin n’a rien d’absolu : les femmes protestantes ne se contentent-elles pas d’un culte qui ne parle pas aux sens ? D’autre part un esprit imaginatif n’est pas nécessairement un esprit superstitieux. La superstition est une affaire d’éducation, non de nature ; il y a une certaine maturité d’esprit à partir de laquelle on ne devient plus superstitieux. J’ai connu plusieurs femmes qui n’avaient pas une seule superstition et qui étaient incapables d’en acquérir ; rien sous ce rapport ne distinguait leur intelligence de l’intelligence virile : l’ordre des phénomènes, une fois bien saisi par l’esprit humain, y subsiste ensuite par sa propre force, sans secours étranger, le réel étant encore ce qu’il y a de plus solide.

Un second trait de l’intelligence féminine, que l’on a mis en avant, c’est sa crédulité, qui se prête si facilement à la foi religieuse. — La femme est plus crédule que l’homme, entendons-nous : elle a une certaine confiance dans l’autre sexe, plus fort et plus expérimenté ; elle ajoutera foi volontiers à ce que lui affirment des hommes graves qu’elle est habituée à vénérer, comme les prêtres. Sa crédulité est faite ainsi en grande partie de ce besoin naturel qu’elle a de s’appuyer sur l’homme. Supposez une religion construite et servie uniquement par des femmes, elle serait regardée avec beaucoup plus de défiance par le même sexe. Le jour où les hommes ne croiront pas, la crédulité de la femme même, surtout de la femme médiocre habituée à juger par les yeux et l’intelligence d’autrui, sera bien compromise. Je demandais à une domestique qui était restée trente ans dans la même maison quelles étaient ses croyances : — celles de mon maître, répondit-elle ; — son maître était athée. On posait la même interrogation à la femme d’un membre de l’Institut ; elle répondit : — j’étais catholique en me mariant, j’ai bientôt pu apprécier la supériorité d’esprit de mon mari et j’ai vu qu’il ne croyait pas à la religion, j’ai cessé moi-même entièrement d’y croire.

Un troisième trait du caractère féminin, c’est son esprit conservateur, qui se repose dans la tradition et est moins propre à l’initiative. Le respect du pouvoir et de l’autorité, dit Spencer, prédomine chez la femme, influençant ses idées et ses sentiments à l’égard de toutes les institutions. « Cela tend à fortifier les gouvernements politiques et ecclésiastiques. » Pour la même raison, la foi à tout ce qui se présente entouré d’un appareil imposant est particulièrement grande chez les femmes. « Le doute, la critique, la mise en question de ce qui est établi sont rares chez elles. » — Il est certain que la femme a un esprit plus conservateur que l’homme, soit en religion, soit en politique : on l’a constaté en Angleterre, où les femmes votent pour les questions municipales. C’est, selon nous, que le rôle de la femme ici-bas est précisément de conserver : d’abord, une fois jeune fille, se garder elle-même comme un trésor, être toujours en défiance contre je ne sais quoi qu’elle ne définit pas bien ; puis, une fois femme, garder l’enfant, la maison, le mari ; toujours conserver, retenir, défendre, toujours refermer ses bras sur quelque chose ou sur quelqu’un. Faut-il s’en plaindre ? N’est-ce pas à cet instinct que nous devons de vivre, et si la différence des sexes ou des fonctions afférentes au sexe entraîne des différences graves de caractère, faut-il voir là une incapacité religieuse ou civile sans remède ? Non, l’esprit conservateur pont s’appliquer à la vérité comme à l’erreur : tout dépend de ce qu’on lui donne à conserver. Si on instruit la femme dans des idées plus philosophiques et plus scientifiques, sa force de conservation servira en bien et non en mal.

Un dernier trait de l’esprit féminin, très voisin du précédent, c’est que la femme, par sa nature d’esprit plus minutieuse et plus craintive, plus propre à saisir les détails particuliers que les ensembles et les idées générales, est toujours plus portée vers l’interprétation étroite et littérale : si elle entre dans une administration, par exemple, elle y appliquera le moindre règlement à la lettre, avec une conscience exagérée et pleine d’angoisses naïves. On en conclut qu’un tel tempérament a toujours été et sera toujours propre au maintien des religions littérales ou des pratiques superstitieuses. — Selon nous, cet esprit de minutie et de scrupule si fréquent chez la femme, pourra devenir tout au contraire un facteur important d’incrédulité lorsque la femme sera assez instruite pour prendre sur le fait les innombrables contradictions et ambiguïtés des textes. Le scrupule éclairé est plutôt encore un instrument de doute que de foi.

Nous ne voyons donc pas jusqu’à présent que les différences d’esprit, natives ou acquises, suffisent pour faire des femmes une sorte de caste vouée à la religion et aux mythes, tandis que les hommes pourraient s’en passer.

Examinons maintenant les raisons plus profondes tirées de la nature des sentiments chez la femme. — En général, dit-on d’abord, c’est le sentiment et non la raison qui domine chez la femme. Elle répond plus volontiers aux appels faits au nom des sentiments de pitié ou de charité, qu’à ceux faits au nom des idées d’équité. — Mais est-ce que le sentiment est l’apanage des religions ? Parmi les hommes eux-mêmes, n’y a-t-il pas des hommics de sentiment et des hommes de pensée ? Faut-il pour cela condamner les premiers à l’erreur tandis que les autres vivront de vérité ?

On insiste et on dit que le sentiment, chez la femme, tend naturellement au mysticisme. Chez les Grecs, dit Spencer, les femmes étaient plus accessibles que les hommes à l’excitation religieuse[43]. — On peut répondre que les plus grands mystiques, après tout, n’ont point été des femmes : les sainte Thérèse sont beaucoup moins nombreuses que les Plotin (qui a le premier donné au mot ἒϰστασις son sens actuel), les Porphyre, les Jamblique, les Denys l’Aréopagite, les saint Bonaventure, les Gerson, les Richard de Saint-Victor, les Eckart, les Tauler, les Swedenborg. La mysticité se développe en proportion du rétrécissement de l’activité. C’est une des raisons pour lesquelles la vie de la femme, moins active que celle de l’homme, donne plus de part aux élans mystiques et aux exercices de piété. Mais l’action guérit de la contemplation, surtout de la contemplation vide et vaine, à laquelle peuvent seuls se plaire les esprits moyens et ignorants. Aussi la religiosité féminine diminuera-t-elle dans la proportion où l’on ouvrira pour son esprit un champ plus vaste d’activité, en lui donnant une instruction intellectuelle et esthétique, en l’intéressant à toutes les questions humaines et à toutes les réalités de ce monde. On est allé jusqu’à vouloir rendre la vie politique accessible à la femme, pour lui restituer des droits qui lui ont été déniés jusqu’alors. M. Secrétan a soutenu récemment cette cause, déjà défendue par Stuart Mill. Ce serait là aujourd’hui placer directement toutes les affaires politiques dans la main du prêtre, qui, lui-même, tient la femme. Mais lorsque se produira par degré l’émancipation religieuse de la femme, il est possible qu’une certaine émancipation politique en soit la conséquence. En tous cas, son émancipation civile n’est qu’une affaire de temps. L’accession de la femme au droit civil commun est une conséquence nécessaire des idées démocratiques. Lorsqu’elle sera forcée ainsi de s’occuper plus activement des affaires de ce monde, cet emploi nouveau de son activité la protégera de plus en plus contre les tendances mystiques. Si une action lui est accordée sur la société, elle l’exercera sans doute dans le sens de la philanthropie ; or, la pitié sociale est un des plus puissants dérivatifs de la mysticité. Même parmi les ordres religieux, on remarquera combien ceux qui ont la philantropie pour but suscitent, chez leurs membres, une dévotion moins exaltée que ceux qui s’en tiennent à la contemplation stérile des cloîtres.

Si le sentiment mystique n’est point vraiment une chose plus essentielle à la femme qu’à l’homme, peut-on soutenir du moins que le sentiment moral, chez elle, ne trouve son appui que dans la religion ? La femme a-t-elle une force morale moindre que l’homme et est-ce surtout dans des idées religieuses qu’elle puise cette force dont elle a besoin pour elle et pour autrui ? — Une mesure assez exacte de la force intérieure, c’est la résistance à la douleur physique ou morale ; or la femme montre, dans la maternité avec toutes ses conséquences, dans la grossesse, dans l’enfantement, dans l’allaitement accompagné de veilles et de soins continuels, une résistance à la douleur physique peut-être plus grande que celle de l’homme moyen. De même pour la résistance à la douleur morale. Bien des tristesses peuvent accompagner le point égal d’une aiguille de femme, mais le grand facteur de la force morale chez la femme, c’est l’amour et la pitié. En agrandissant la sphère de son intelligence, on ne pourra qu’élargir le champ où s’exerce déjà cette faculté d’aimer et d’alléger tout, qui est développée chez elle à un si haut point. Le véritable remède à toute souffrance est d’augmenter l’activité de l’esprit, ce qu’on fait en augmentant l’instruction. Agir empêche toujours de souffrir. De là la puissance de la charité pour calmer la souffrance personnelle, quia toujours une couleur un peu égoïste. Le meilleur moyen de se consoler soi-même, pour la femme comme pour l’homme, ce sera toujours de soulager autrui : l’espérance renaît dans le cœur qui la donne aux autres. Les douleurs s’adoucissent lorsqu’elles deviennent fécondes en bienfaits, car toute fécondité est un apaisement.

Enfin, par compensation, il y a d’autres points sur lesquels la femme souffrirait peut-être moins que l’homme de la disparition des croyances religieuses. De l’homme et de la femme, c’est celle-ci qui vit le plus dans le présent : elle a de la nature de l’oiseau qui secoue son aile et oublie la tempête au moment où elle vient de passer. La femme rit aussi facilement qu’elle pleure, et son rire a bientôt séché ses larmes : sa grâce est faite pour une part de cette divine légèreté. De plus elle a son nid, son foyer, toutes les préoccupations pratiques et tendres de la vie, qui l’absorbent plus entièrement que l’homme, qui la prennent plus au cœur. Le bonheur d’une femme peut être complet lorsqu’elle se croit belle et se sent aimée ; le bonheur d’un homme est chose beaucoup plus complexe et où entrent bien plus d’éléments intellectuels. La femme revit plus que l’homme dans sa génération : elle se sent, dès cette vie, immortelle dans les siens.

Parmi les sentiments très développés chez la femme, il y en a deux qui sont pour elle deux grands motifs de retenue : la pudeur, cette dignité de son sexe, et l’amour, qui est exclusif lorsqu’il est véritable. En dehors de ces deux puissantes causes, les motifs et mobiles religieux auraient toujours été peu de chose pour elle. Si la religion agit sur la femme, c’est en prenant pour leviers ces mêmes motifs : le plus sûr moyen d’être écouté de la femme, et presque le seul, ce sera toujours d’éveiller son amour ou de parler à sa pudeur, parce que se donner ou se refuser sont les deux plus grands actes qui dominent sa vie de femme. Aussi l’immoralité, chez elle, augmente-t-elle généralement en raison directe de la diminution de la pudeur. De là un nouveau et délicat problème : la pudeur, cette force et cette grâce tout ensemble, la pudeur, qui semble faite de mystère, n’est-elle point une vertu plutôt religieuse que morale ? ne risque-t-elle point, comme on l’a soutenu, de disparaître avec la religion, de s’affaiblir par une éducation de plus en plus scientifique et, en un certain sens, positive ? — Remarquons-le d’abord, si le point central de toute vertu chez la femme est la pudeur comme chez l’homme le courage, c’est une raison de plus pour éviter d’attacher la pudeur à la religion, pour ne pas laisser l’une s’altérer aux doutes qui nécessairement, dans notre société moderne, viendront tôt ou tard atteindre l’autre. Certes, la pudeur peut être une merveilleuse sauvegarde pour les croyances et même pour les croyances irrationnelles : elle empêche toujours de pousser le raisonnement, comme le désir, jusqu’au bout. Mais il y a une pudeur vraie et une fausse, une pudeur utile et une nuisible. La première, nous allons le voir, n’est réellement liée au sentiment religieux ni dans son origine, ni dans sa destinée.

D’abord, quelle est l’origine de la pudeur ? Il y a chez la jeune fille le sentiment vague qu’elle dispose d’un certain trésor, convoité souvent par plusieurs. Ce sentiment, qui se confond avec une conscience obscure de la sexualité, était nécessaire à la femme pour arriver, sans se donner, jusqu’au complet développement de son organisme. L’impudeur précoce ne peut guère, en effet, ne pas être accompagnée de quelque arrêt dans la croissance. Elle produirait facilement aussi une infécondité relative. La pudeur est ainsi une garantie pour l’espèce, un de ces sentiments que la sélection naturelle a dû conserver et accroître. Elle est en outre une condition de la sélection sexuelle : si la femme se donnait sans discernement à tous, l’espèce en souffrirait. Heureusement le désir rencontre chez elle cet obstacle, la pudeur, et il ne peut la vaincre qu’à condition d’être attiré fortement par quelque qualité notable dans l’objet désiré, qualité qui sera ensuite transmissible à l’espèce. Au point de vue de la sélection sexuelle, il y a aussi beaucoup de coquetterie dans la pudeur, une coquetterie oublieuse de son but, inconsciente, et qui prend parfois pour un devoir ce qui n’est qu’un manège. La coquetterie, cet art des refus provisoires et des fuites qui attirent, n’a pas pu ne pas se développer à un haut point chez les êtres supérieurs, car elle est un puissant moyen de séduction et de sélection. La pudeur s’est développée de même et n’est encore parfois qu’un moment fugitif dans l’éternelle coquetterie féminine. La coquetterie naît la première chez la jeune fille, trop ignorante pour être vraiment pudique, mais trop femme pour ne pas aimer déjà à attirer en se retirant ; d’autre part elle reste la dernière pudeur des femmes qui n’en ont plus. Enfin, la pudeur est aussi composée pour une notable partie d’un sentiment de crainte fort utile à la conservation de la race. Chez les espèces animales, la femelle a toujours été quelque peu en danger auprès du mâle généralement plus fort : l’amour était non seulement une crise, mais un risque ; il fallait donc adoucir l’amoureux avant de se livrer à lui, le séduire avant de le satisfaire. Même dans la race humaine, aux temps primitifs, la femme n’avait pas toujours lieu d’être rassurée près de l’homme. La pudeur est une sorte d’amour expectant, nécessaire dans l’état de guerre primitif, une épreuve, une période d’étude mutuelle. Lucrèce a remarqué que les enfants avaient contribué, par leur faiblesse même et leur fragilité, à l’adoucissement des mœurs humaines ; la même remarque s’applique aux femmes, à ce sentiment de leur propre fragilité qu’elles éprouvent à un si haut degré dans la pudeur et qu’elles ont pu en partie communiquer à l’homme. Les frissons et les craintes de la femme ont fait la main de l’homme moins dure ; sa pudeur s’est transformée chez lui en un certain respect, en un désir moins brutal et plus attendri : elle a civilisé l’amour. La pudeur est très analogue à cette crainte qui porte l’oiseau à fuir même les caresses, qui sont pour lui un froissement. Le regard même a quelque chose de dur et d’inquiétant comme la main ; n’est-il pas un prolongement du toucher ? Outre ces divers éléments, il y a dans la pudeur de la jeune fille ou de l’adolescent un sentiment plus élevé et plus proprement humain : la crainte de l’amour même, la crainte de ce quelque chose de nouveau et d’inconnu, la crainte de cet instinct si profond et si puissant qui s’éveille et parle en vous à un moment de votre existence après s’être tu jusqu’alors, qui entre brusquement en lutte avec toutes les autres forces de l’être, apporte la guerre en vous. L’adolescent, n’étant pas habitué à subir la domination de cet instinct, croit y sentir quelque chose de plus étranger et de plus mystérieux que dans tous les autres : c’est l’interrogation anxieuse de Chérubin[44].

En somme, le sentiment de la pudeur n’a pas son origine et son vrai point d’appui dans la religion ; il n’y est lié que très indirectement. Même au point de vue de la pudeur, l’éducation religieuse n’est pas sans reproche. Chez les protestants, la lecture de la Bible est-elle toujours une bonne école ? M. Bruston fait ressortir l’utilité de la lecture du Cantique des Cantiques, à une époque comme la nôtre, où les mariages se font souvent par intérêt plutôt que par inclination ! Nous croyons en effet la lecture du Cantique propre à développer les inclinations chez les jeunes filles, mais sera-ce bien l’inclination au mariage réglementé et compliqué que leur conseille l’Église ? Chez les catholiques, que de questions indiscrètes le confesseur fait à la jeune fille ! Que de défenses dangereuses comme des suggestions ! Au reste, même en fait de pudeur, l’excès est un défaut : un peu de liberté bien entendue dans l’éducation ou dans les mœurs ne serait point un mal. L’éducation catholique peut finir par fausser l’esprit de la femme en l’élevant trop à l’écart de l’homme, en l’habituant à être toujours intimidée et troublée par celui avec lequel elle doit passer son existence, en rendant sa pudeur trop indéterminée et trop farouche, en en faisant une sorte de religion.

Il se manifeste aussi parfois une déviation de la pudeur dans les tendances mystiques de la femme, plus fortes surtout à l’âge de la puberté. Ces tendances, exploitées par le prêtre, deiennent l’origine des couvents et des cloîtres. L’éducation catholique de la jeune fille est trop souvent une sorte de mutilation morale ; on cherche à faire des vierges et on risque de faire de sottes femmes. Les religions ont trop de tendance à considérer l’union des sexes sous je ne sais quel aspect mystique et, au point de vue moral, comme une maculation. Oui, certes, la pureté est une force : c’est avec une petite pointe de diamant qu’on perce aujourd’hui les montagnes et les continents mêmes ; mais le christianisme a trop confondu la chasteté avec la pureté. La vraie pureté est celle de l’amour. On peut dire que la chasteté véritable est dans le cœur, qu’elle survit à celle du corps, qu’elle cesse au contraire là où elle devient impuissance, restriction, obstacle au libre développement de l’être entier : un eunuque ou un séminariste peut n’avoir rien de chaste ; le sourire d’une fiancée à son amant peut être infiniment plus virginal que celui d’une nonne. Rien d’ailleurs ne souille l’esprit comme une préoccupation trop exclusive, trop perpétuelle des choses du corps ; l’attention attirée sans cesse de ce côté évoque nécessairement des images impudiques. Saint Jérôme, dans le désert, croyant, comme il le raconte, voir danser nues au clair de lune les courtisanes romaines, avait au fond le cœur et le cerveau moins purs que Socrate rendant sans façon visite à Théodora. La pudeur trop consciente devient nécessairement impudique. La virginité tire toute sa grâce d’une ignorance ; lorsqu’elle devient assez savante pour se connaître elle-même, elle se flétrit : le printemps passé, on ne conserve les vierges, comme certains fruits, qu’en les desséchant. Deux choses transforment l’univers en y apparaissant, l’amour et le soleil. La pudeur est simplement une armure, qui suppose encore un état de guerre entre les sexes et a pour hut d’empêcher la promiscuité aveugle ; l’abandon mutuel de l’amour est plus chaste que l’inquiétude pudibonde et le soupçon impudique, il s’établit entre deux amants une sorte de confiance qui fait qu’ils ne veulent, qu’ils ne peuvent rien retenir d’eux : la contrainte sur soi, le sentiment de défiance à l’égard d’un étranger, la conscience de l’état de lutte, tout cela disparaît. C’est assurément l’union la plus parfaite qui puisse exister ici-bas, et si, d’après la croyance platonicienne, le corps, la matière est ce qui divise les esprits, on peut dire, malgré l’apparence de paradoxe, que l’amour est l’état où le corps se fait moins opaque entre les âmes, se resserre et s’efface. Le mariage même conserve encore à la femme une sorte de virginité morale : sur le doigt jauni des vieux mariés, on reconnaît la petite place blanche occupée depuis trente ans par l’anneau des fiançailles, et qui est restée seule à l’abri des flétrissures de la vie.

La pudeur est un sentiment qui s’est perpétué, nous l’avons vu, parce qu’il était utile à la propagation de l’espèce ; la mysticité le détourne et le corrompt en le faisant servir précisément contre la propagation de l’espèce. Entre une carmélite et une courtisane, une Ninon de Lenclos par exemple, le sociologiste peut parfois hésiter : au point de vue social elles sont toutes deux à peu près aussi inutiles, leur vie est aussi misérable et vaine ; les macérations excessives de l’une sont folles comme les plaisirs de l’autre ; le dessèchement moral de l’une n’est pas Earfois sans quelque rapport avec la corruption de l’autre, les vœux ou les habitudes de chasteté perpétuelle, la vie monastique même ont pourtant trouvé de nos jours un défenseur inattendu dans M. Renan. Il se place, il est vrai, à un point de vue tout dillerent du christianisme. S’il exalte la chasteté perpétuelle, c’est au nom d’inductions purement physiologiques : il la considère comme un simple moyen d’accroître la production intellectuelle et la capacité du cerveau. Il ne blâme pas absolument l’impureté ; il jouit intérieurement, comme il le dit lui-même, des joies du débauché, des ardeurs de la courtisane ; il a la curiosité infinie, la parfaite impudeur du savant. N’importe, il croit voir une sorte d’antinomie entre le plein développement intellectuel et la fécondité de l’amour : le vrai savant doit concentrer toute sa force au cerveau, n’aimer que des abstractions ou des formes chimériques : par ce transport de toutes les puissances vitales vers la tête, son inteligence acquerra l’épanouissement des fleurs doubles, dont la beauté monstrueuse, produite par la transformation des étamines en pétales, est faite d’infécondité. L’amour est un impôt assez lourd payé aux vanités de ce monde, et la femme, dans le budget humain, représente presque exclusivement la dépense. Aussi la science, économe du temps et de la force, doit-elle aspirer à se débarrasser de la femme et de l’amour, laisser cette inutilité aux oisifs, aux inutiles. — Ces paradoxes de M. Renan ont leur origine dans un fait scientifique bien connu : c’est que les espèces les plus intelligentes sont aussi dans la nature celles qui pullulent le moins ; la fécondité est généralement en raison inverse de la dépense cérébrale. Mais il ne faut vraiment pas confondre l’amour avec le pullulement des races, sans quoi un humoriste pourrait tirer cette conséquence étrange que, parmi les espèces animales, les lapins sont ceux qui connaissent le mieux l’amour, et que, parmi les hommes, les Français sont ceux qui le connaissent le moins. De ce qu’un trop grand gaspillage de la force génésique paralyse l’intelligence, il ne s’ensuit pas du tout que le sentiment de l’amour ait le même effet et qu’on se diminue intellectuellement par l’élargissement du cœur.

Nous croyons qu’on peut réhabiliter l’amour au point de vue intellectuel comme au point de vue moral. S’il constitue à certains égards une dépense de force, il accroît tellement sous d’autres rapports toute l’énergie vitale, qu’il faut le regarder comme une de ces dépenses fructueuses inséparables de la circulation même de la vie. Vivre, après tout, dans le sens physique comme dans le sens moral, ce n’est pas seulement recevoir, c’est donner et surtout se donner, c’est aimer ; il est difficile de fausser sa vie dans sa direction la plus primitive sans fausser aussi son cœur et son intelligence. L’amour est par excellence un excitant de tout notre être et de notre cerveau même ; il nous prend et nous tend tout entiers, il nous fait vibrer comme une harpe, donner toute notre musique intérieure. On ne peut pas remplacer ce stimulant suprême par du café ou du haschich. La femme n’a pas seulement le pouvoir de nous compléter nous-mêmes, de former par le mélange de son existence avec la nôtre un être plus entier, plus total, pouvant offrir un raccourci achevé de toute vie ; elle est capable aussi, par sa simple présence, par un sourire, de doubler nos forces individuelles, de les porter au plus haut point qu’elles puissent atteindre : toute notre virilité est appuyée sur sa grâce. Quelle est la puissance de tous les autres mobiles qui peuvent pousser l’homme en avant : amour de la réputation, de la gloire, amour même de Dieu, comparés à l’amour de la femme, lorsque celle-ci comprend son rôle ? Même la passion la plus abstraite, la passion de la science a souvent besoin, pour acquérir toute sa force, de se mêler par une de ces combinaisons si étranges et si fréquentes à quelque amour féminin, qui réussit à faire sourire les graves alambics et met la gaieté de l’espoir dans l’inconnu des creusets. Rien n’est simple dans notre être, tout s’amalgame et se confond. Ceux qui ont inventé le moine ont eu la prétention de simplifier l’être humain, ils n’ont réussi qu’à le compliquer bizarrement ou à le mutiler.

L’amour ne joue pas seulement, à l’égard du savant même et du penseur, le rôle de stimulant. Outre qu’il excite chez de tels hommes le travail cérébral, il peut contribuer indirectement à le rectifier. Celui qui aime vit dans la réalité : c’est un grand avantage pour penser juste. Afin de bien comprendre le monde où nous sommes, il ne faut pas commencer par se transporter au dehors, par se construire un monde à soi, un monde froid et mesquin, capable de tenir dans la cellule d’un couvent. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Pascal ; non seulement il fait la bête, mais il s’abêtit dans une certaine mesure, il ôte de la précision et de la vivacité à son intelligence. Amoindrir le cœur, c’est toujours amoindrir la pensée. Celui qui pourrait connaître dans tous ses détails l’histoire des grands esprits serait bien étonné de découvrir quelque trace de l’amour jusque dans la hardiesse et l’élan des grandes hypothèses métaphysiques ou cosmologiques, jusque dans l’intuition pénétrante des vues d’ensemble, jusque dans la chaleur passionnée des démonstrations. Où l’amour ne va-t il pas se nicher ? Comme il fait les recherches plus hardies dans le domaine de la pensée, il les fait aussi plus douces, plus légères, il porte toujours avec lui la confiance ; il a foi en lui-même, dans les autres, dans le mystérieux et muet univers. Il donne aussi cet attendrissement du cœur qui ait qu’on prend intérêt aux moindres choses, aux plus petits faits, et qu’on en découvre la place dans le Tout. Il y a beaucoup de bonté au cœur du vrai savant.

Puis, d’ailleurs, qu’est-ce que la science sans l’art ? On a trouvé depuis longtemps les rapports les plus intimes entre les facultés du savant et celles de l’artiste[45]. Or l’art pourrait-il subsister sans l’amour ? Ici l’amour devient la trame même de la pensée. Qu’est-ce que composer des vers ou de la musique, peindre ou sculpter, si ce n’est penser l’amour de différentes manières et sous ses diverses formes ? Quoi qu’en puissent dire les défenseurs plus ou moins convaincus de l’esprit monastique et de la religiosité mystique, l’amour, vieux comme le monde, n’est pas prêt de le quitter ; et c’est encore dans les plus grands cœurs doublés des plus hautes intelligences qu’il éclatera toujours le plus sûrement, « Faiblesse humaine », dira-t-on ; non, mais ressort et force. Si l’amour est la science de l’ignorant, il ne sera jamais étranger à la science du savant : Éros, de tous les dieux, est celui dont Prométhée peut le moins se passer, car c’est de lui qu’il tient la flamme. Ce dieu éternel survivra, dans tous les cœurs et surtout dans le cœur de la femme, à toutes les religions.

Nous pouvons conclure de ce qui précède que les tendances caractéristiques de la femme peuvent être tournées au profit de la vérité, de la science, de la libre-pensée, de la fraternité sociale. Tout dépendra d’ailleurs de l’éducation qui lui sera donnée, puis de l’influence que l’homme qu’elle aura choisi pour époux saura prendre sur elle. Il faut agir sur la femme dès l’enfance. La vie d’une femme a plus d’ordre et de continuité que celle d’un homme ; à cause de cela la force des habitudes d’enfance est plus grande. La vie féminine ne présente qu’une seule grande révolution, le mariage. Il est même des femmes pour qui cette révolution n’existe pas ; il en est d’autres pour lesquelles elle est beaucoup atténuée (si par exemple le mari a la même façon de vivre, les mêmes croyances que le père et la mère). Dans un milieu tranquille comme la plupart des existences féminines, l’influence de l’éducation première peut donc se propager sans obstacle : on peut retrouver en elles sans grande altération, après des années, le petit nombre d’idées religieuses ou philosophiques qu’on y a mises. Le foyer est un abri, une sorte de serre chaude où croissent des plantes parfois impropres au grand air. La vitre et le rideau de mousseline derrière lesquels la femme se place habituellement pour regarder dans la rue ne la protègent pas seulement contre la lumière ou la pluie : son âme comme son teint garde toujours quelque chose de la blancheur native.

La plupart du temps, en France, la femme qui se marie est encore une enfant ; c’est de plus une enfant portée à un certain respect craintif pour l’homme auquel la volonté de ses parents ou la sienne vient de la joindre. Aussi, dans les premiers temps du mariage l’homme peut, s’il le veut, avoir une influence décisive sur sa femme, pétrir suivant son désir ce jeune cerveau non encore parvenu à son plein développement, façonner cette intelligence presque aussi vierge que le corps. S’il attend, s’il temporise, il sera bien tard, — d’autant plus tard que la femme doit un jour reprendre sur son mari toute l’influence que ce dernier a pu avoir sur elle aux premiers jours. La femme, lorsqu’elle connaît pleinement la force de sa séduction, devient presque toujours la dominatrice dans le ménage ; si le mari ne l’a pas formée, si elle est restée avec tous les préjugés et toute l’ignorance de l’enfant, — souvent de l’enfant gâtée, — c’est elle qui un jour déformera le mari, le forcera à tolérer d’abord, puis à accepter de compte à demi ses croyances et ses enfantines erreurs ; peut-être un jour, profitant de l’abaissement de son intelligence avec l’âge, elle le convertira, arrêtant du même coup toute sa génération dans la voie du progrès intellectuel. Les prêtres comptent bien sur cette domination future et sans appel de la femme ; mais ce qu’ils ne sauraient empêcher, si le mari en a la volonté et la force, c’est la primitive influence qu’il peut exercer : une fois façonnée par lui, la femme ne pourra plus tard que lui renvoyer pour ainsi dire sa propre image, ses propres idées, et les projeter dans sa génération, dans l’avenir ouvert.

Le libre-penseur se trouve, il est vrai, dans une situation très inégale par rapport au croyant ou à la croyante qu’il s’efforce de convertir : un croyant peut toujours refuser de raisonner ; toutes les fois qu’un duel intellectuel lui semble désavantageux, il refuse de combattre. Aussi beaucoup d’indulgente ténacité et de prudence sont-elles nécessaires à l’égard de celui ou de celle qui se dérobe ainsi à la moindre alerte. Que faire en face d’un parti pris doux et obstiné de ne pas répondre, de se retrancher dans son ignorance, délaisser glisser les arguments sans en être entamé ? — Il me semblait, a écrit un romancier russe, que toutes mes paroles rejaillissaient loin d’elle comme si elles fussent tombées sur une statue de marbre. — « J’essaierai du mariage, dit une héroïne de Shakespeare, pour exercer ma patience. » Si la patience est en effet dans le ménage la grande vertu féminine, la vertu de l’homme doit être la persévérance, l’obstination active de celui qui veut façonner et créer, qui a son but et veut l’atteindre. J’ai interrogé une femme qui s’était mariée à un libre-penseur avec l’intention secrète de convertir son mari ; le résultat contraire se produisit, et voici, telles qu’elle me les a racontées en propres termes, les péripéties de cette crise morale. Ce n’est qu’un exemple isolé, mais cet exemple peut éclairer sur le caractère de la femme et sur la plus ou moins grande facilité avec laquelle son esprit s’ouvre aux idées scientifiques ou philosophiques.

— « Le double but de toute chrétienne est celui-ci : sauver les âmes, sauver son âme. Aider le Christ à ramener au bercail les brebis égarées est le grand rêve, et, d’autre part, se garder soi-même est la préoccupation constante. Quand vint le moment pour moi d’essayer mes forces et de compter sur elles, une vive inquiétude me prit : — Amènerai-je sûrement à moi celui qui ne croit pas et à qui je vais unir ma vie, ou bien m’attirera-t-il à lui ? Grande est la puissance du mal ; qui s’expose à la tentation périra. Mais si l’esprit du mal est puissant. Dieu, me dis-je, l’est plus encore, et Dieu n’abandonne jamais qui se confie en lui. Et j’eus confiance en Dieu. Convaincre des incrédules qui ont raisonné leur incrédulité n’était pas petite besogne ; aussi n’espérais-je point le faire en un jour. Mon plan de conduite était celui-ci : rester fidèle au milieu des infidèles, immuable et confiante dans ma religion, qui est celle des humbles, des simples et des ignorants ; faire le bien le plus possible, pour témoigner que c’est son premier commandement ; l’observer en silence, mais en plein jour pourtant ; la rendre enfin familière au foyer, afin que discrète, enveloppante, ce fût un combat lent et sourd de toutes les heures, de toute une vie. Après, il y avait l’immense miséricorde de celui qui peut tout.

« Dans ces dispositions d’esprit, je n’eus pas de peine à demeurer muette et impassible toutes les fois que mon mari s’attaqua à mes croyances : la première chose à prouver était l’inutilité de toute discussion, la fermeté de ma foi. D’ailleurs, pouvais-je répondre, il savait tant de choses, lui, et moi si peu. Ah ! si j’avais été un docteur en théologie, oui, j’aurais accepté la lutte, j’aurais entassé preuve sur preuve ; ayant la vérité et Dieu pour moi, comment ne l’aurais-je pas convaincu ? Mais je n’avais rien d’un docteur, et il en résultait que, pelotonnée dans mon ignorance, j’écoutais sans trouble toutes les argumentations ; même, plus elles étaient vives, serrées, plus je demeurais convaincue de la vérité de ma religion, qui restait debout en moi au milieu de tant d’attaques si soutenues et si fortes, triomphant sans avoir besoin de combattre.

« Bien inébranlable étais-je en effet, et cela aurait pu durer de la sorte fort longtemps, si mon contradicteur ne s’était pas rendu compte de la force de ma position et n’avait changé de tactique. Il s’agissait de me forcer à raisonner, à suivre les objections, à les comprendre malgré moi, à les repenser. Il me dit qu’il avait besoin, pour ses travaux personnels, que je lui résumasse tantôt par écrit, tantôt de vive voix, un certain nombre d’ouvrages sur la religion. Il me mit alors entre les mains la Vie de Jésus de M. Renan, le petit livre si savant et si consciencieux de M. Albert Réville sur l’Histoire du dogme de la divinité de Jésus-Christ, d’autres ouvrages encore, souvent pleins de recherches abstraites, où la sincérité de la pensée était évidente et se communiquait de l’auteur au lecteur, même quand celui-ci eût voulu chercher des faux-fuyants[46]. Ces livres, je ne pouvais refuser de les lire sans renoncer à mon plus cher désir, qui était d’aider mon mari dans ses travaux. Il y avait là un scrupule de conscience (que je ne pouvais d’ailleurs soumettre à mon confesseur, car je me trouvais alors à l’étranger). En outre ma foi, quoique profonde, avait toujours prétendu être large et éclairée ; ce n’était pas un bon moyen de faire accepter ma religion que de la montrer intolérante : je lus ! Avec M. Renan je ne pus point trop crier au scandale : c’était encore un fidèle de Jésus qui parlait de Jésus. Son livre, qui a séduit beaucoup de femmes autant qu’un roman, m’attrista sans me révolter. J’avais pour tâche de résumer par écrit tout cet ouvrage ; je dus me mettre ainsi à la place de l’auteur, entrer dans son rôle, regarder avec ses yeux, penser avec sa pensée ; malgré moi je vis surgir désormais dans mon esprit, à côté du Christ-Dieu impeccable et triomphant, la figure de l’homme encore imparfait, souffrant, accablé, s’irritant et maudissant. Les autres livres, beaucoup plus abstraits, exigèrent beaucoup plus d’effort de ma part, mais l’effort même que je faisais pour comprendre me contraignait à m’assimiler mieux la pensée étrangère ainsi conquise. Chaque jour je me sentais perdre pied, et la foi tranquille d’autrefois se transformait peu à peu en une curiosité anxieuse de connaître, en l’espoir de me raffermir par une science plus complète.

« Brusquement, sans transition, un jour il me fut dit : — Tu ne refuseras pas de lire d’un bout à l’autre la Bible, la source même de la religion. Avec bonheur j’acceptai : je n’en étais plus à avoir besoin d’une autorisation ; il me semblait que la lecture de la Bible était le commencement de ce profond savoir que j’avais rêvé de dérober aux théologiens. Ce fut les doigts tremblants que j’ouvris le livre à la reliure sombre, aux petits caractères serrés, innombrables, — mots dictés par Dieu même, vibrants sans doute encore de la parole divine ! Là pourtant était la vérité, la raison de notre vie, l’avenir ; il me semblait qu’à moi aussi les tablettes du Sinaï venaient d’être remises, comme à la foule des Hébreux inclinés sous la montagne ; moi aussi, je me serais inclinée humblement. Mais, en avançant dans le livre, l’immoralité de certaines pages m’apparut si évidente que je me révoltai de toutes les forces de mon cœur. Je n’étais pas blasée dès l’enfance sur tous ces récits, comme les jeunes filles protestantes : l’éducation catholique, qui fait ce qu’elle peut pour écarter et voiler les livres prétendus saints, me paraît sous ce rapport (et sous ce rapport seulement) bien supérieure à l’éducation protestante. Elle permet en tout cas, pour l’esprit mis tout à coup en présence des textes sacrés, de mieux mesurer la profonde immoralité de la Bible, entrevue seulement derrière les réticences de l’histoire sainte. Le catholicisme fausse souvent l’intelligence, le protestantisme peut aller jusqu’à fausser le cœur. Devant ces monstruosités morales de la Bible les incrédules ont souvent raillé et plaisanté ; moi qui avais cru, je ne pouvais éprouver que de l’indignation, et je fermai avec dégoût le livre regardé jadis avec tant de respect.

« Oui, mais que conclure ? Que croire ? Alors les paroles d’amour et de charité infinie que contient l’Évangile me revinrent en foule. Si Dieu était quelque part, il devait être là, et de nouveau je rouvris le livre saint, ce livre qui a été si souvent une tentation pour l’humanité. Après tout, j’avais adoré jusqu’ici le Christ beaucoup plus que le « dieu des armées. » Mais je connaissais surtout l’Évangile de saint Jean, dont l’authenticité, je l’avais appris, était si contestable. Je relus tous les Évangiles d’un bout à l’autre. Même dans saint Jean je ne retrouvai plus l’homme-type et sans reproche, le dieu incarné, le Verbe divin : au milieu de sublimes beautés je constatais moi-même les contradictions sans nombre, les naïvetés, les superstitions, les défaillances morales. Désormais mes croyances n’existaient plus : j’étais trahie par mon dieu. Toute ma vie intellectuelle d’autrefois ne m’apparaissait plus que comme un rêve. Ce rêve avait pourtant ses beaux côtés ; je regrette parfois, aujourd’hui encore, tant d’impressions très douces et consolantes qu’il m’a données et que je ne pourrai plus ravoir. Toutefois, je le dis en toute sincérité, si j’étais libre de me rendormir du sommeil intellectuel d’autrefois, d’oublier ce que j’ai appris, de revenir me bercer aux mêmes erreurs, pour rien au monde je n’y consentirais ; je ne referais point un pas en arrière. Jamais le souvenir de certaines illusions perdues n’a ébranlé la série de raisonnements par lesquels j’en étais venue à les perdre. Le réel, lorsqu’on est arrivé une fois à le toucher, étreint l’âme par sa seule force et maintient l’imagination, parfois douloureusement, dans la voie droite. La dernière chose à laquelle un être humain puisse consentir de gaieté de cœur, c’est à se tromper. »





CHAPITRE VII
LA RELIGION ET L’IRRÉLIGION
DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA FÉCONDITÉ ET L’AVENIR DES RACES




I. — Importance du problème de la population et de la fécondité. — Antagonisme du nombre et du capital. — Nécessité du nombre pour la race, pour son maintien et pour son progrès. — Nécessité de donner la force du nombre aux races supérieures. — Le problème de la population en France ; son rapport avec celui de la religiosité en France. — Les raisons de la restriction des naissances sont-elles physiologiques, ou morales et économiques ? Le malthusianisme en France. Le vrai péril national.
II. — Les remèdes. — Le retour à la religion est-il possible ? Impuissance et tolérance progressive de la religion même en face du mal. — La loi. Action qu’elle pourrait exercer sur les causes de l’infécondité dans la famille. Énumération de ces causes. — Réforme de la loi sur les devoirs filiaux (entretien et nourriture des parents). — Réforme de la loi sur les successions. — Réforme de la loi militaire dans le but de favoriser les familles nombreuses et de permettre l’émigration aux colonies françaises.
III. — Influence de l’éducation publique : sa nécessité pour remplacer le sentiment religieux.


Un des problèmes les plus importants que soulève de nos jours l’affaiblissement graduel du sentiment religieux, c’est celui de la population et de la fécondité des races. Presque toutes les religions attachaient, en effet, une importance considérable à l’accroissement rapide des familles et de la race ; en voyant l’influence des religions diminuer chez les peuples les plus avancés, ne verrons-nous pas s’effacer un facteur important de leur reproduction et de leur multiplication ?


I. — À l’origine, pour les premiers groupements d’hommes, le nombre des individus était la condition même de la force et conséquomment de la sécurité. La puissance du capital, qui peut se concentrer dans une seule main, n’existait pour ainsi dire pas. De nos jours, le capital est devenu une puissance qui se suffit à elle-même et qu’on affaiblit souvent en l’éparpillant entre trop de mains. De là ce raisonnement des pères de famille d’aujourd’hui, tout contraire à celui des pères d’autrefois : « pour rendre une famille puissante, il me suffira de transmettre le capital que j’ai amassé en le divisant le moins possible, c’est-à-dire de diminuer le plus possible ma famille même. » Le capital, sous sa forme égoïste, est donc ennemi de la population, parce qu’il est ennemi du partage et que la multiplication des hommes est toujours plus ou moins une division de la richesse.

Pour contrebalancer cette puissance toute moderne, le capital, il y avait eu jusqu’alors la religion. Les religions chrétienne, hindoue ou mahométane, correspondent à un état de choses tout différent de l’état moderne, à une société où le nombre était la grande force, où les nombreuses familles étaient d’une utilité immédiate et visible. Aussi la plupart des grandes religions s’accordent-elles dans le précepte : « Croissez et multipliez. » Selon les lois de Manou, c’est une des conditions de salut qu’une nombreuse descendance mâle. Quant aux Juifs, on connaît sur ce point leur double tradition religieuse et nationale. Toute religion d’origine juive étant favorable à l’accroissement de la famille et défendant expressément la fraude dans les rapports conjugaux, il s’ensuit que, avec les mêmes conditions de bien-être, un peuple sincèrement chrétien ou juif se multipliera plus vite qu’un peuple libre-penseur. L’infécondité des races supérieures, outre qu’elle résulte ainsi en partie de l’opposition entre la religion et l’esprit moderne, est aussi la conséquence d’une sorte d’antinomie entre la civilisation d’une race et sa propagation ; il n’est pas une civilisation hâtive qui ne soit accompagnée d’une certaine corruption proportionnelle. Il faut remédier à cette antinomie sous peine de périr. La vie est d’autant plus intense chez un peuple, qu’il est composé pour une majeure partie de générations plus jeunes, avides de vivre et de se faire une place au soleil ; la lutte pour l’existence est d’autant plus féconde qu’elle se produit entre des jeunes gens, non entre des hommes fatigués qui n’ont plus l’enthousiasme du travail : une nation plus jeune et plus peuplée est donc un organisme plus riche et plus résistant ; c’est comme une machine à vapeur sous une plus haute pression. La moitié, peut-être les trois quarts des hommes distingués appartiennent à de nombreuses familles : quelques-uns sont le dixième, le douzième enfant ; restreindre les familles, c’est donc restreindre la production du talent et du génie, et cela dans une mesure beaucoup plus forte encore que ne l’aura été la restriction de la famille. En effet, un fils unique, loin d’avoir en moyenne plus de chances d’être un homme remarquable, en a moins, surtout s’il appartient à la classe aisée, « La mère, a-t-on dit, et même le père couvent ce premier rejeton, l’émasculent à force de petits soins superflus, et leur condescendance à ses volontés lui épargne toute gymnastique morale. » Tout enfant qui s’attend à être le seul héritier d’une petite fortune déploiera nécessairement moins d’ardeur dans la lutte pour la vie. Enfin, c’est un fait physiologique que les premiers nés sont souvent moins vigoureux ou moins intelligents : la maternité est une fonction qui, comme toute fonction, se perfectionne par la répétition et l’habitude ; il est rare que les mères, comme les poètes, fassent leur chef-d’œuvre du premier coup. Limiter le nombre de ses enfants, c’est donc aussi, dans une certaine mesure, limiter leurs facultés physiques et intellectuelles.

De même qu’une plus grande fécondité augmente l’intensité de vie physique et mentale dans une nation, elle augmente aussi l’intensité de la vie économique, précipite la circulation des richesses, accroît enfin la somme des richesses publiques au lieu de la diminuer. C’est ce que nous voyons se produire sous nos yeux en Allemagne et en Angleterre, où la richesse publique s’est accrue parallèlement à la population. En Allemagne, dans une période de neuf ans (1872 à 1881), le revenu annuel moyen de chaque individu augmentait de 6 pour 100 en même temps que la population s’accroissait par millions. On voit combien est superficiel le calcul des économistes qui attribuent à la surabondance de la population la cause principale de la misère. Tant qu’il y aura sur terre une parcelle de sol occupable, peut-être même quand le sol sera cultivé tout entier (car la science aura pu créoralors de nouvelles sources de bien-être et même d’alimentation), un homme constituera toujours un capital vivant, de plus haut prix qu’un cheval ou un bœuf, et accroître la somme des citoyens d’une nation, ce sera accroître la somme de ses richesses[47].

Autrefois la lutte des races se terminait d’un seul coup par la violence : les vaincus étaient massacrés en majeure partie ou réduits en esclavage, et l’esclavage était la plupart du temps une extinction graduelle de la race inférieure, un massacre lent. La famine, produite par la dévastation méthodique, achevait d’ailleurs ce qu’avait fait la guérie. Des races entières ont disparu brusquement de la surface du globe sans presque laisser de trace : l’exemple le plus récent et le plus frappant a été celui des grands empires américains du Mexique et du Pérou. Ainsi les races les plus fortes et les plus intelligentes restaient seules debout et n’avaient, pour ainsi dire, qu’à s’affirmer par la victoire avec toutes ses conséquences pour déblayer le terrain devant elles. L’existence même était un monopole réservé aux forts. Il n’en est plus de même. Aujourd’hui on ne massacre plus les vaincus ; au contraire, si on conquiert un pays non civilisé encore, on lui impose de bonnes lois, des mesures de police et d’hygiène. Les races inférieures se multiplient sous la domination des races supérieures : ainsi les nègres au Cap, les Chinois et les nègres aux États-Unis, et même les derniers survivants des Peaux-Rouges, qui semblent aujourd’hui vouloir faire souche. Enfin l’Orient contient dans l’empire chinois un véritable réservoir d’hommes, qui se déversera tôt ou tard sur le monde entier. En face de ces foules compactes, qui vont s’accroissant avec rapidité et dont la civilisation ne peut que protéger l’accroissement, quatre ou cinq grandes nations de l’Europe, avec les États-Unis et l’Australie, semblent peu de chose. L’avenir de l’humanité dépend mathémaliquemont de la proportion selon laquelle les races les plus intelligentes seront représentées dans ce mélange complexe qui constituera l’homme à venir. Aussi celui d’entre nous qui estle fils d’une des races du globe les mieux douées, comme la race française, allemande ou anglaise, commet-il une véritable faute en ne travaillant pas à la multiplication de cette race : il contribue à abaisser le niveau futur de l’intelligence humaine. Déjà les savants ont établi cette loi que la puissance génératrice décroît en raison de la dépense cérébrale, et que les races intelligentes se reproduisent plus difficilement ; augmenter cette difficulté naturelle par la restriction volontaire, c’est travailler de gaieté de cœur à l’abrutissement de la race humaine.

Les partisans de Malthus, supposant dès maintenant l’équilibre entre les vivres et la population, redoutent l’arrivée au monde des nouveaux venus ; mais, en admettant que la lutte pour la vie fût déjà à cet état aigu, il faudrait souhaiter que, dans cette lutte, les plus intelligents fussent seuls à se reproduire et à se faire une place au soleil : la loi de Malthus devrait donc s’appliquer non aux hommes instruits de notre race, qui la connaissent seuls, mais aux nègres ou aux Chinois, qui l’ignorent absolument. Cette loi n’est pas faite pour nous ; en réalité, elle n’est faite pour personne : par cela même qu’on la connaît et qu’on a assez de prévoyance et de retenue pour pouvoir la mettre en pratique. Les Malthusiens, qui cherchent à appliquer à la reproduction humaine les principes des éleveurs dans la reproduction des animaux, oublient que le principe dominant, dans tout élevage, c’est de favoriser la multiplication des races supérieures : mieux vaut un taureau de Durham que dix taureaux vulgaires. Eh bien, ce qui est vrai des bœufs et des moutons est encore plus vrai des hommes : un Français, avec les aptitudes scientifiques et esthétiques de sa race, représente en moyenne un capital social cent fois supérieur à un nègre, à un Arabe, à un Turc, à un Cosaque, à un Chinois. Nous supprimer nous-mêmes dans l’humanité future au profit des Cosaques ou des Turcs, c’est une absurdité au point de vue même de Malthus. Qu’on s’en souvienne, c’est dans le groupe aryen, et surtout chez les Grecs, que sont nés la haute science et le grand art ; c’est de là qu’ils ont passé à d’autres Aryens, puis aux autres races humaines.

Michelet comparait le trésor de science et de vérité amassé par l’esprit humain à cet œuf qu’un esclave portait dans les cirques de Rome, à la fin des fêtes, au milieu des grands lions repus et endormis. Si l’une des bêtes fauves rouvrait les yeux, se sentait prise d’une convoitise à la vue de cet homme porteur de l’œuf et symbole du génie humain, l’esclave était perdu. De nos jours, où le génie est infiniment moins persécuté qu’autrefois et ne court plus le risque des arènes ou du bûcher, il semble que l’intelligence humaine, l’œuf sacré d’où sortira l’avenir n’ait plus à craindre aucun danger ; c’est une erreur. Précisément parce que l’intelligence humaine s’enrichit sans cesse, son trésor devient si considérable, cette richesse intellectuelle devient si délicate à conserver tout entière, qu’on peut se demander s’il se trouvera une suite de peuples assez bien doués pour retenir et augmenter sans cesse les acquisitions de la science. Jusqu’alors, dans leur voyage sans fin à travers les âges, ces vérités-là ont seules survécu pour jamais qui étaient simples ; de nos jours la rapidité même du progrès scientifique peut nous donner des inquiétudes sur sa durée : la complexité extrême de la science peut faire craindre qu’il n’existe pas continuellement des peuples assez élevés dans l’échelle humaine pour l’embrasser tout entière, pour la faire progresser par des spéculations constantes. Supposez, par exemple, que le monde se trouve brusquement réduit à l’Afrique, à l’Asie, à l’Amérique du Sud, où la race espagnole n’a pas encore produit un seul génie scientifique, l’œuvre scientifique de notre siècle ne courrait-elle pas risque d’avorter ? Heureusement il dépend des grandes nations de ne pas disparaître. Les races anglo-saxonnes et germaniques couvrent aujourd’hui le monde de leurs enfants et de leurs colonies. Mais il est triste de penser qu’un des trois ou quatre grands peuples européens, qui, à lui seul, compte pour un chiffre considérable dans les chances totales du progrès humain, travaille de gaieté de cœur à s’anéantir lui-même.

L’humanité arrivera tôt ou tard à une fusion des races : c’est cette fusion qui se produit déjà en Amérique, le Serfectionnement des voies de communication la hâtera ans le monde entier. L’Europe déborde maintenant sur l’Amérique, l’Afrique, l’Australie ; un jour l’Asie débordera sur l’Europe et l’Amérique. Ce qui se passe aujourd’hui, cinquante ans après l’invention des chemins de fer, peut à peine nous donner l’idée du mélange et pour ainsi dire de la trituration des races les plus diverses qui aura lieu un jour sur le globe. Un tel mélange, en élevant à peine le niveau des races mal douées intellectuellement, pourra abaisser beaucoup celui des races mieux douées, si celles-ci restent dans une trop grande infériorité numérique.

On nous objectera, il est vrai, que les races supérieures peuvent demeurer isolées au milieu de la pullulation des autres branches humaines, dans une sorte d’aristocratie jalouse, servies et respectées par ceux qu’elles dominent de leur intelligence. C’est un des rêves de M. Renan, qui voyait par exemple dans les Chinois les esclaves futurs des Européens, esclaves doux, dociles, ayant juste la dose d’intelligence nécessaire pour être de merveilleuses machines industrielles. Par malheur, nous avons appris à nos dépens que les Chinois peuvent être aussi d’excellentes machines de guerre. En tous cas ils sont de très bons commerçants. Or ce qui constituera un jour l’aristocratie, dans la société industrielle dont nous nous rapprochons sans cesse, ce sera l’argent : dès aujourd’hui l’argent est la grande force et le vrai titre de noblesse. Pour thésauriser il n’est besoin que d’une certaine moyenne d’intelligence, à laquelle arriveront sans nul doute un grand nombre des peuples inférieurs de l’humanité : une fois riches, ils seront nos égaux ; s’ils sont plus riches, nos supérieurs et nos maîtres. Avec l’argent ils pourront acheter tous les droits, y compris même celui de se mêler à notre sang, d’épouser nos filles et de noyer notre race dans la leur. De quelque côté qu’on se tourne, un seul moyen se présente pour l’intelligence de garder la force, c’est de garder aussi le nombre : le génie même a besoin d’engendrer pour ne pas mourir, et, malgré le préjugé contraire, si nous devons être éternels, c’est encore plus par nos enfants que par nos « œuvres » toujours fragiles.

Les positivistes ont proposé de substituer aux religions prêtes à disparaître la religion de l’humanité ; il en est une autre plus accessible encore à toutes les intelligences, plus pratique et plus utile, qui a été l’une des premières religions humaines : je veux dire la religion de la famille, le culte de ce petit groupe d’êtres liés les uns aux autres par le sang et le souvenir, solidaires les uns des autres par le nom et l’honneur, qui sont après tout la patrie en germe ; laisser s’éteindre ou diminuer sa famille, c’est travailler autant qu’il est en nous à diminuer la patrie et l’humanité même. Le nom de patriote dont on s’est moqué parfois, et qui pourtant est un beau nom, convient avant tout au père de famille. La paternité, dans son sens le plus entier, c’est-à-dire l’éducation jusqu’à l’âge d’homme d’une génération nouvelle, c’est, après tout, ce qu’il y a de plus sûr et de plus solide dans le patriotisme, c’est le patriotisme même à la portée de tous.

C’est surtout en France, nous l’avons vu, que le problème de la population se pose d’une manière inquiétante, et nous devons y insister. On a dit avec raison qu’il n’y a pas aujourd’hui pour la France plusieurs dangers, mais un seul, qui est le vrai péril national : celui de disparaître faute d’enfants[48]. Il existe pour une nation deux moyens de capitaliser : 1o faire des dépenses productives, et travailler de manière à gagner plus encore qu’on ne dépense ; 2o dépenser le moins possible, et travailler aussi le moins possible ; la France emploie le second moyen depuis le commencement de ce siècle : elle économise ses enfants, ralentit son courant de vie et de circulation. Elle a beaucoup thésaurisé de cette façon ; mais ses économies ont été consacrées en partie au payement d’une indemnité de cinq milliards, en partie aux emprunts du Mexique, de Turquie, d’Égypte, à des spéculations de toute sorte : quel a été le résultat final de ces économies faites à l’aveugle ? Un appauvrissement graduel.

En dehors de ceux qui sont féconds par irréflexion et par un simple abandon au hasard, il n’y a plus guère en France que les croyants catholiques, protestants et juifs à maintenir une certaine fécondité de la race. Il existe sans doute, parmi les maris français, un très petit nombre de « bons vivants » qui entendent avoir toutes leurs aises et trouvent que restreindre la race est aussi limiter le plaisir ; mais ces gens-là sont beaucoup plus rares qu’on ne pourrait le penser sur la vieille terre gauloise : Malthus y a aujourd’hui des disciples infiniment plus nombreux que Rabelais. Quant à ceux qui restent féconds non plus par plaisir ou par hasard, mais par patriotisme et par philosophie, ils sont tellement rares jusqu’à présent qu’ils constituent une quantité négligeable. Plus la propriété en France se morcelle, plus il y a de petits patrons et de petits propriétaires, moins il y a d’enfants. Dès 1866, l’enquête agricole signalait l’invasion du malthusianisme et les progrès de l’infécondité calculée dans presque tous les départements, parallèlement au morcellement du sol. Depuis lors, le mouvement n’a fait que s’étendre. « Dans certaines communes les noms de frère et sœur ne sont presque plus en usage ; on remplace la primogéniture abolie en 1789 par l’unigéniture[49]. » Les ouvriers seuls sont en général restés antimalthusiens par insouciance. Un malthusien prêchait un ouvrier dans la misère, père de douze enfants et qui avait l’ambition d’arriver au treizième ; ce dernier lui répondit : « Que voulez-vous ? c’est le seul plaisir au monde que je puisse avoir gratis ; je ne veux rien en retrancher. »

On a soutenu que la restriction plus ou moins grande des naissances a pour cause essentielle non la plus ou moins grande religiosité des nations, mais simplement leur plus ou moins grande prévoyance : quiconque ne vit pas borné à l’instant présent et escompte l’avenir sera toujours porté à restreindre le nombre de ses enfants selon le chiffre de ses revenus. — Il y a beaucoup de vrai dans cette remarque. Cependant, là où la foi est sincère et rigide, elle ne se laisse pas entamer par des questions de prévoyance économique. Nous voyons en Bretagne la prévoyance la plus attentive ne nuire ni à la religion, ni à la fécondité. Les fiancés, sachant qu’ils auront des enfants après le mariage, se bornent à retarder leur union jusqu’au moment où ils auront constitué une économie, acheté une maison ou un lopin de terre. Dans le département d’Ille-et-Vilaine les hommes ne contractent mariage, en moyenne, qu’à l’âge de trente-quatre ans, les femmes à vingt-neuf ans. Le mariage, plus tardif, dure conséquemment moins en Bretagne qu’en Normandie : il est en moyenne de vingt-sept ans et demi dans cette dernière province et de vingt et un ans en Bretagne ; néanmoins la fécondité de la femme bretonne est, par rapport à celle de la femme normande, presque comme 100 est à 60. En Bretagne, le résultat de l’esprit religieux et de la prévoyance avant le mariage est un accroissement constant de la population ; en Normandie, l’effet de l’esprit d’incrédulité et de la prévoyance après le mariage est une diminution constante de la population, plus vigoureuse pourtant et où, les naissances de jumeaux étant plus fréquentes, la fécondité normale devrait être plus grande[50].

La faiblesse de la natalité française viendrait-elle du nombre inférieur des mariages ? Nullement. Ce chiffre est sensiblement le même en France qu’en Allemagne : huit environ par an sur 1000 habitants. On se marie donc en France à peu près autant qu’ailleurs. Il ne faut point ici accuser la légèreté des mœurs, mais la volonté bien arrêtée d’époux généralement rangés et honnêtes. Les naissances illégitimes sont moins nombreuses en France qu’en Italie, en Allemagne et surtout dans l’Allemagne catholique. À Paris on compte un peu plus de 25 pour 100 de naissances illégitimes ; à Osmultz en Moravie, on en compte 70 pour 100. M. Bertillon a établi ce fait que, depuis le commencement de ce siècle, la nuptialité s’est maintenue stationnaire et a même plutôt augmenté que diminué jusqu’en 1865 ; mais la natalité a diminué d’une façon continue et régulière. D’après les statistiques, chaque mariage produit en moyenne cinq enfants en Allemagne, cinq en Angleterre, à quelques fractions près, et trois seulement en France.

Quelques savants se sont demandé si l’infécondité relative des Français ne tenait pas simplement à un développement plus grand du cerveau. Nous avons déjà signalé l’antagonisme qui existe, dans les espèces animales, entre la fécondité et le développement du système nerveux ou cérébral. Mais il y a quelque précipitation à appliquer à un groupe d’hommes ce qui est vrai des espèces ; il y a aussi quelque vanité à imaginer que le cerveau du peuple français soit développé au point de produire, dans certaines provinces, non seulement une diminution de la fécondité, mais une dépopulation. On a fait, il est vrai, une statistique curieuse sur les membres de l’Institut, pour montrer qu’en moyenne ils n’ont pas plus d’un ou deux enfants ; cette statistique prouve simplement que les membres de l’Institut n’en ont pas désiré davantage, et que leur conduite, étant généralement peu influencée par les idées religieuses, s’est conformée à leurs désirs. Quant à croire qu’un homme en bonne santé, qui pourrait engendrer à la rigueur une centaine d’enfants par an, voie ses besoins génésiques diminuer sous l’influence du travail intellectuel de manière à n’en plus engendrer qu’un en quarante ans, cela devient de la fantaisie scientifique, plus à sa place dans un vaudeville que dans un livre sérieux. Remarquons, au contraire, que la fécondité est moins grande chez nos paysans, dont l’usure cérébrale est réduite au minimum, que dans nos villes, où l’usure est assurément plus forte ; la fécondité se trouve malheureusement, dans les villes, compensée par la mortalité. L’antagonisme entre la fécondité et le développement cérébral pourrait se soutenir avec bien plus de raison pour le sexe féminin ; mais précisément la femme française, dont l’éducation a été longtemps délaissée, ne paraît pas du tout posséder en moyenne une supériorité intellectuelle sur les femmes des autres pays. Enfin, parmi nos provinces, la plus inféconde est la Normandie, où cependant les femmes sont assez vigoureuses pour présenter plus que partout ailleurs des cas nombreux de gémellité.

C’est donc bien le malthusianisme qui est la cause du mal, et ce malthusianisme est un fléau pire que le paupérisme ; c’est en quelque sorte le paupérisme de la bourgeoisie. De même qu’une misère trop grande peut tuer toute une classe sociale, le malthusianisme tuera nécessairement la bourgeoisie. Il est rare en eff’et qu’un ménage bourgeois ait plus d’un ou deux enfants ; or, il faut deux enfants au moins pour remplacer le père et la mère, plus une fraction pour remplacer les célibataires et les époux stériles. Les bourgeois en viendront donc nécessairement à s’anéantir : le remède à leur restriction sera le suicide.

En somme, la question de la dépopulation française est purement et simplement une question de morale ; mais elle est liée plus que toutes les autres questions de ce genre à la religion, parce que la morale religieuse a été, jusqu’à présent, la seule qui ait osé aborder ces problèmes dans l’éducation populaire : la morale laïque a montré à cet endroit la phis blâmable négligence.


II. — La question ainsi posée, — retour aux religions traditionnelles ou extinction graduelle de la race, — les libres penseurs peuvent hésiter entre un certain nombre d’alternatives. Ils ont pour premier refuge la résignation : « après moi, le déluge. » C’est la morale de beaucoup de bourgeois français et même d’économisles à courte vue, pour qui l’avenir trop lointain de leur race ou de leur pays est parfaitement indifférent et qui ne voient que le « confortable » actuel. Une autre alternative plus radicale, c’est de se convertir : on peut déclarer que les religions catholique ou protestante, par exemple, malgré l’étrangeté de leurs légendes, sont utiles pour faire un peuple fort et nombreux, pour avoir des familles prolifiques, que les Français, plus qu’aucun autre peuple, ont besoin de la religion, et qu’au lieu de chercher à la ruiner il faut s’efforcer de la répandre. Ce parti-pris de faire revivre, en vue de l’utilité sociale, des croyances mortes déjà dans votre propre cœur, n’est pas sans quelque hypocrisie et quelque lâcheté. De plus, on affirme par là que l’erreur est à tout jamais ce qu’il y a de plus utile et que la vérité est inconciliable avec la vie des peuples, — affirmation bien précipitée. Enfin on poursuit une tâche parfaitement vaine, parce qu’on ne peut arrêter longtemps ni l’humanité, ni un peuple,. ni même une famille sur la pente de l’incrédulité. S’il est des choses qu’on peut regretter d’avoir apprises, il est trop tard pour se remettre à les ignorer. Le peuple français surtout possède un fond d’incrédulité qui tient au caractère pratique et logique de son tempérament : il s’est soulevé en 1789 contre le clergé pour avoir la liberté ; aujourd’hui,. pour avoir l’aisance, il luttera avec le même entêtement contre les prescriptions de la religion, contre les instincts. mêmes de la nature, et se maintiendra infécond pour devenir riche sans excès de travail. Le retour à la religion est donc un remède hors de portée ; même parmi les hommes sincèrement religieux, les plus intelligents le comprennent. C’est un beau thème à déclamation que cette infécondité raisonnée, produite par le triomphe même de la raison sur les dogmes et les instincts naturels, mais de telles déclamations sont entièrement stériles. Elles ne datent pas d’hier ; elles se sont produites dès avant la Révolution, et elles n’ont réussi ni à augmenter la religiosité, ni à diminuer l’infécondité de la France. Dans son pamphlet sur les erreurs de Voltaire, l’abbé Nonotte écrivait déjà en 1766 : — « On travaille à la population avec une économie qui est aussi funeste aux mœurs qu’à l’État. On se contente d’un héritier. On a plus de goût pour une volupté libertine. On voit un grand nombre des premières maisons de Paris n’être appuyée que sur la tête d’un seul enfant. Les familles se soutenaient mieux autrefois, parce qu’on était assez sage pour ne pas craindre d’avoir un grand nombre d’enfants et assez réglé pour trouver le moyen d’en établir plusieurs. « 

On ne peut guère compter non plus sur l’action du prêtre et du confesseur. Est-ce que le prêtre arrive, dans les pays mêmes où la dévotion est le plus répandue (comme la Bretagne), à empêcher les vices les plus grossiers, par exemple l’ivrognerie, et cela même chez les femmes ? Quelle action exercer sur des hommes qui se confessent d’ordinaire une fois par an, au moment de Pâques ? Comment le prêtre, dans ces conditions, pourrait-il être vraiment un directeur de conscience et surtout un redresseur de conscience ? Il reçoit une confession générale de chacun de ses paroissiens ; il est pressé, il est obligé de s’en tenir aux fautes les plus énormes, et tout aboutit à une absolution suivie d’une communion. Quelques jours après, l’homme recommence à s’enivrer et continue toutes ses autres fautes, jusqu’à l’année suivante. Les préjugés et les mœurs sont plus forts que tout le reste.

Ceux qui, avec l’abbé Nonotte, voient dans la religion le remède à tous les maux, oublient d’ailleurs que la religion même est très malléable, qu’on peut y faire entrer bien des choses. Si la masse du peuple français se laissait persuader par les abbés Nonotte et leurs disciples de revenir à la religion traditionnelle, on verrait bientôt cette religion se faire moins austère. Les confesseurs deviendraient plus discrets. Ne sont-ils pas souvent obligés de tolérer aujourd’hui les polkas ou les valses dansées sous l’étreinte des jeunes gens, et qu’ils prohibaient si sévèrement autrefois ? Si la lettre des religions reste la même, l’esprit des hommes change. Dès maintenant les jésuites ferment volontiers les yeux sur l’infécondité des ménages ; on les a même accusés de donner parfois à l’oreille des conseils utiles pour la conservation de certains patrimoines placés entre de bonnes mains. Croit-on que les confesseurs du faubourg Saint-Germain posent à leurs pénitentes de trop embarrassantes questions ? Il est avec le ciel des accommodements.

Cette tolérance ira s’accentuant, s’élargissant, comme toute tolérance. Même chez les familles protestantes, où l’on trouve en général plus de rigidité, l’esprit du siècle pénètre. Partout où l’orthodoxie se fait moins farouche, la fécondité diminue. Les pasteurs mêmes ne donnent plus autant qu’autrefois l’exemple du grand nombre des enfants. Une statistique à cet égard serait fort instructive : il serait très possible qu’on vît, au sein du protestantisme, la fécondité diminuer en proportion du libéralisme des croyances. Si Darwin et Spencer ont pu avoir des partisans dans le haut clergé anglais, des sectateurs parmi les protestants américains, pourquoi Malthus n’en aurait-il pas ? Malthus était du reste un homme grave et religieux.

La religion catholique a elle-même le tort de porter directement atteinte à la fécondité par le célibat religieux. En France, 130 000 personnes des deux sexes sont astreintes à ce célibat[51]. Il est à regretter que le catholicisme qui, durant plusieurs siècles — au temps où saint Sidoine Apollinaire, gendre de l’empereur Avilus, était évêque de Clermont-Ferrand — n’imposa nullement le célibat aux ecclésiastiques, ait cru plus tard devoir l’exiger, en soit venu à considérer la continence absolue et la viduité indéfinie comme bien supérieures à l’état de mariage, contrairement à toutes les lois physiologiques et psychologiques. « Ce métier de continence, dit Montesquieu, a anéanti plus d’hommes que les pestes et les guerres les plus sanglantes n’ont jamais fait. On voit dans chaque maison religieuse une famille éternelle où il ne naît personne, et qui s’entretient aux dépens de toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes comme autant de gouffres où s’ensevelissent les races futures. » Le célibat religieux a encore un autre inconvénient : les prêtres, sans constituer aujourd’hui l’élite de la société, n’en sont pas moins une des classes les plus intelligentes, où l’éducation est le plus répandue, où les passions antisociales sont le plus rares. Toute cette portion de l’humanité s’anéantit totalement de gaieté de cœur, se consume elle-même sans laisser de traces, comme elle brûlait autrefois les hérétiques. De là une saignée constante faite au corps social, qui n’est pas sans analogie avec celle que le fanatisme religieux fit subir à l’Espagne pendant tant d’années et qui contribua à mettre si bas la race espagnole. En comptant simplement les fils de pasteurs qui sont devenus des hommes distingués ou même de grands hommes, depuis Linné jusqu’à Wurtz et Emerson, on verra combien nous perdons au célibat de nos prêtres catholiques.

Du moment où la religion est aujourd’hui incapable d’arrêter la croissante infécondité, il reste comme moyens d’action la loi, les mœurs et l’éducation.

La religion est la loi des peuples primitifs ; lorsqu’elle s’affaiblit, deux parts se font dans ses prescriptions : les unes, considérées comme inutiles, sont négligées et perdent toute valeur ; les autres, considérées comme des garanties de la vie sociale, se formulent en lois morales ou civiles d’un caractère obligatoire. C’est ainsi que beaucoup de mesures d’hygiène prescrites par les religions orientales sont devenues purement et simplement des mesures de police sous le régime européen. Dans la question qui nous occupe, il est évident que la loi doit suppléer à l’influence décroissante de la religion, comme elle l’a fait ailleurs : le législateur doit se substituer au prêtre. Cette substitution avait déjà eu lieu chez les Grecs, dont l’organisation sociale était si avancée : la loi, intervenant dans la famille, prescrivait au citoyen d’avoir des enfants. On connaît la loi d’Athènes qui força Socrate à prendre une seconde femme. À Sparte, le jeune époux vivait à la caserne jusqu’à ce qu’il eût donné trois fils à l’État ; il n’était dispensé de tout service militaire que quand il en avait donné quatre[52]. Évidemment personne ne peut aujourd’hui songer à des lois aussi radicales. De plus, ce n’est pas une loi simple et risant directement la population qui peut nous guérir : il faut un système de lois se soutenant et se complétant l’une l’autre. Il faut connaître la série des raisons psychologiques qui peuvent pousser un père de famille à n’avoir pas de famille, ou à peu près ; ces raisons une fois connues, il faut une série de lois destinées à les supprimer ou à les contrebalancer par d’autres raisons. De cette sorte, partout où la stérilité représente un intérêt, un autre intérêt contraire sera créé en faveur de la fécondité, — intérêt conforme cette fois au devoir social. C’est donc d’abord dans la famille même qu’il faut agir, par les lois et par cette réforme progressive des mœurs à laquelle les lois peuvent si grandement contribuer.

Le père de famille renonce aujourd’hui à avoir beaucoup d’enfants pour des motifs assez variés, quelquefois contraires, qu’il importe de bien connaître avant de rechercher comment on pourrait modifier ses raisons d’agir. Il y a d’abord, maisbien rarement, des raisons phvsiques : la mauvaise santé de la mère, la crainte de la tuer par des grossesses répétées. Lorsque cette crainte est justifiée médicalement, elle devient respectable ; elle vaut, d’ailleurs, même au point de vue social, car les enfants nés dans ces conditions seraient malingres et peu viables. Mais, dans le nombre presque total des cas, les raisons de l’infécondité sont de l’ordre économique et sont plus ou moins égoïstes. La stérilité française est un phénomène économique bien plutôt qu’un phénomène physiologique. Le père de famille fait ce calcul qu’il doit parfois prendre sur son nécessaire pour élever une nombreuse famille, qu’au lieu d’éparg-ner au moment où il est dans la force de l’âge, il devra dépenser pour ses enfants, qu’il condamnera peut-être ainsi sa vieillesse à la misère : il voit dans la fécondité une prodigalité. Notre budget de 4 milliards 200 millions représente une moyenne d’impôts de 113 francs par tête : avec de tels impôts il faut assurément, pour nourrir une nombreuse famille, ou une certaine fortune ou une bien savante organisation de la misère.

Autre raison. Le petit propriétaire a une sorte de fétichisme de la terre : son champ, sa maison sont pour lui comme des personnes qu’il veut confier en mains sûres. S’il a plusieurs enfants, il faudra partager ces trésors, peut-être les vendre au cas où on ne pourrait les diviser également. Le paysan n’admet pas cette division de la propriété, pas plus que le gentilhomme de vieille souche n’admet l’aliénation du château des ancêtres. Tous les deux aiment mieux mutiler leur famille que leur domaine. Élever un enfant, c’est pourtant créer un capital, et la fécondité est une forme comme une autre de l’épargne sociale. Les économistes et les paysans français admettent volontiers que l’élevage d’un veau ou d’un mouton constitue une richesse ; à plus forte raison devraient-ils l’admettre pour celui d’un enfant en bonne santé. Mais il y a une différence, c’est que le bœuf, une fois élevé, travaille uniquement pour l’éleveur, tandis que l’enfant, une fois homme, ne travaille plus pour le père de famille. Au point de vue égoïste du père, il y a avantage à élever des bœufs et des moutons ; au point de vue social, il y a un avantage incontestable à élever des hommes. Dans tous les pays neufs, la race française redevient prolifique, parce que le nombre des enfants n’apparaît plus alors comme une charge, mais comme un profit. Au Canada, soixante mille Français ont donné naissance à un peuple de deux millions et demi. En Algérie, la natalité est de 30 à 35 jpour 1000, alors qu’elle n’est pas de 20 pour 1000 en Normandie. Enfin, un exemple frappant de l’influence de l’émigration a été tiré, en France même, du département des Basses-Pyrénées, où le courant de la natalité suit le courant de l’émigration : les naissances s’y sont graduellement relevées depuis que les départs en Amérique font des vides dans la population.

Occupons-nous maintenant des causes morales qui existent du côté féminin. Il est naturel que, dans un certain monde, les femmes aiment peu à être mères : c’est en effet le seul travail qui leur reste à accomplir, et cette dernière tâche leur est d’autant plus à charge que la fortune les a débarrassées de toutes les autres. Elles n’ont même plus à nourrir, le sein maternel peut se faire remplacer ; elles n’ont plus à élever et à instruire, il y a des précepteurs ; mais personne ne peut enfanter à leur place, et dans leur vie de frivolité il reste ce dernier acte sérieux à accomplir. Elles protestent, elles ont raison. L’ambition des femmes du grand monde étant trop souvent, comme on sait, de copier celles du demi-monde, il était bien qu’elles les imitassent sous ce rapport comme sous tous les autres, et qu’elles cherchassent à établir entre le mariage et la prostitution cette nouvelle ressemblance : l’infécondité.

Même chez les femmes du peuple la gestation et l’accouchement, étant le plus dur travail, est aussi celui qui est l’objet de la plus vive répulsion et des protestations de toute sorte. Je n’ai pas vu une femme du peuple qui ne se lamentât d’être enceinte, qui ne préférât même toute autre maladie à cette maladie de neuf mois. « Ah ! nous ne faisons pas, nous recevons, me disait l’une d’elles ; sans cela… » Elle résumait ainsi la situation physiologique et psychologique de la femme pauvre. Celles qui n’ont pas eu d’enfants, loin de s’en plaindre, s’estiment le plus souvent très heureuses. En tout cas, elles n’en désirent presque jamais plus d’un.

En Picardie et en Normandie, remarque M. Baudrillart, on se moque de la femme qui a beaucoup d’enfants. Ce qui sauve la fécondité de la femme dans les autres provinces — à défaut de la religion — c’est son ignorance. Elle ne connaît pas toujours Malthus. Elle ne trouve qu’un remède au mal qu’elle redoute : fuir son mari. Telle femme d’ouvrier préfère être battue que risquer d’avoir un nouvel enfant ; mais, comme elle est la plus faible, elle reçoit souvent presque à la fois les coups et l’enfant. La crainte de l’enfant est plus fréquemment qu’on ne croit une cause de dissensions dans les ménages pauvres, comme d’ailleurs dans les ménages riches. Du moment où la femme raisonne au lieu de se laisser guider par la foi, elle ne peut pas manquer de sentir la très grande disproportion qui existe pour elle entre les joies de l’amour et les souffrances de la maternité. Il faudrait qu’une nouvelle idée intervînt ici, celle du devoir, et non pas seulement d’une obligation religieuse, dont le mari peut se railler, mais d’une obligation morale.

L’éducation catholique, nous l’avons déjà remarqué, a le grand tort d’élever les jeunes filles dans une fausse pudeur, ne leur parlant jamais des devoirs du mariage de peur d’éveiller leur imagination au sujet du mari futur. C’est exactement le résultat contraire qui est obtenu. La jeune fille ne voit dans le mariage que le mari futur et des plaisirs inconnus. Elle ne s’attend pas à des devoirs pénibles, elle n’y est pas résignée par avance ; elle ne les considère même pas comme des devoirs, mais comme des nécessités ; elle n’a qu’une ambition, celle de s’y soustraire. Il faudrait pourtant élever avant tout la mère dans la jeune fille ; notre éducation actuelle n’est vraiment adaptée qu’à la formation de religieuses ou de vieilles filles, — quelquefois de filles perdues, — puisque nous négligeons d’inculquer de bonne heure à la femme le sentiment de ce devoir essentiel qui constitue pour elle sa fonction propre et une bonne partie de sa moralité, le devoir maternel. Par bonheur la femme mariée ne peut pas se rendre inféconde de sa propre volonté, il lui faut un complice dans le mari : c’est ce dernier qui a ici toute la responsabilité. Si le mari, pour plaire à sa femme ou aux parents de sa femme, accepte d’être malthusien malgré lui, il joue là un rôle à peu près aussi ridicule que celui de Georges Dandin : l’homme qui se laisse imposer de n’avoir pas d’enfants est presque aussi débonnaire que celui qui accepte les enfants des autres.

Une autre cause morale qui explique la faiblesse de la natalité en France, c’est, chose étrange, que l’amour paternel ou maternel s’y montre plus tendre et plus exclusif que dans les autres pays. La famille française, quoi qu’on en ait dit, est beaucoup plus étroitement unie que la famille anglaise et allemande : il y a une sorte de fraternité dans les rapports des parents et des enfants. Cette fraternité fait qu’on se sépare à regret et que l’idéal du père est d’avoir assez peu d’enfants pour pouvoir les garder tous près de lui. Nous sommes trop affinés, trop en avant sur la nature pour subir sans déchirement cette rupture que la puberté amène naturellement dans la famille animale, l’envolée du jeune oiseau qui a des plumes ; nous n’avons pas la bravoure d’accepter ce déchirement, de le vouloir même comme une chose nécessaire et bonne. Cette affection a son côté égoïste, c’est par là qu’elle est stérile. Les parents élèvent un enfant moins pour lui que pour eux-mêmes.

Après avoir dégagé les causes principales qui, dans la famille française, restreignent le nombre des enfants, demandons-nous comment la loi et les mœurs pourraient réagir. Le système des réformes légales devrait porter avant tout sur ces principaux points : 1o réforme de la loi sur les devoirs filiaux (entretien et nourriture des parents) ; 2o réforme de la loi sur les successions ; 3o réforme de la loi militaire, dans le but de favoriser les familles nombreuses et de permettre l’émigration aux colonies françaises.

Élever des enfants étant une dépense considérable, il faudrait que cette dépense pût devenir pour les parents un profit possible, comme une sorte de placement à longue échéance. La loi peut y aider, et de diverses façons. Les législateurs français ont protégé les enfants contre la volonté du père en lui interdisant de les déshériter complètement ; il aurait fallu aussi mieux protéger le père contre l’ingratitude possible des enfants. Combien de fois arrive-t-il, à la campagne surtout, que de vieux parents, après avoir élevé à grand’peine une nombreuse génération, se voient à la charge de leurs fils ou de leurs beauxfils, mal nourris, accablés de gros mots. La loi dit que les enfants doivent la nourriture à leurs parents, sans doute ; mais il y a une nourriture donnée de telle façon que c’est presque un empoisonnement. La loi, qui s’est occupée à établir l’indépendance morale des fils par rapport aux pères, aurait pu établir mieux l’indépendance morale des parenis eux-mêmes. Si un père ne peut pas aujourd’hui dépouiller son fils, n’est-il pas choquant qu’un fils puisse dépouiller ses parents, prendre d’eux la vie, les aliments, l’éducation pour ne leur rendre qu’une hospitalité dérisoire, de mauvais propos, parfois des coups ? Parmi ceux qui ont habité au milieu du peuple et surtout dans les campagnes, il n’est personne qui n’ait été témoin de la situation déplorable où se trouvent réduits certains vieillards, contraints à mendier aux voisins ou même sur les grandes routes une existence qui leur est refusée dans leur propre maison. La loi française actuelle est tout à fait désarmée à l’égard d’une ingratitude filiale qui ne se traduit pas par des voies de fait, mais par de simples injures. Elle annule les donations faites à un ingrat, n»ais on ne peut pas annuler la donation de la vie, et les enfants ingrats bénéficient de cette situation. Le père devrait pouvoir compter au moins sur un minimum exigible de ses enfants, quel que fut leur caractère[53].

Si, comme il est probable, le principe de l’assurance sociale vient un jour à prévaloir, et si on forme, par une retenue régulière au profit de chaque travailleur et pour ses vieux jours un capital que le patron et l’État accroîtront eux-mêmes par une redevance, nous croyons qu’il sera équitable d’accroître plus fortement la masse attribuée au père de famille et de diminuer d’autant la masse attribuée au célibataire : le premier a en effet dépensé davantage pour l’État et lui a légué davantage ; il a capitalisé pour l’État en élevant pour lui une génération nouvelle : il serait légitime que l’État lui restituât une minime portion des dépenses qu’il a faites d’une manière désintéressée et qui, infructueuses pour lui, sont fructueuses surtout pour l’État.

En attendant cette époque un peu lointaine, il y a une réforme immédiatement praticable, l’impôt sur les célibataires. Chaque fois qu’il a été question de cet impôt, tout le monde a raillé, parce que, suivant la remarque de M. Ch. Richet, on s’est représenté la chose comme une amende, une sorte de punition à celui qui n’a pas voulu ou pu se marier. C’est là se faire une idée très fausse d’une mesure qui ne serait que la plus stricte justice. En effet, à fortune égale, un célibataire paye évidemment à l’État moins d’impôts (impôts indirects, impôt des portes et fenêtres, etc.) ; enfin il se dispense de cette partie de l’impôt du sang qui est payée par la génération du père de famille, car en réalité ce dernier sert plusieurs fois son pays, par lui-même et par ses enfants. Le célibataire est donc dans une situation tout à fait pridlégiée ; il échappe d’un seul coup à presque toutes les charges sociales ; par rapport à tous les impôts directs ou indirects, il jouit de dispenses qui ne sont pas sans analogie avec celles dont jouissaient autrefois les prêtres et les nobles. Les mêmes observations valent pour les ménages sans enfants ; ils sont privilégiés et pour ainsi dire protégés, encouragés par la loi : c’est un état de choses qui ne doit pas, qui ne peut pas durer.

Par l’impôt sur les célibataires, on ne ferait que revenir aux idées de la révolution française. La révolution avait eu soin, par de nombreuses lois, de favoriser l’homme marié en imposant davantage le célibataire. Ainsi tout célibataire était rangé dans une classe supérieure à celle où son loyer l’eût placé s’il eût été marié ; s’il réclamait des secours pour causes imprévues, il ne recevait que la moitié des sommes accordées à l’homme marié ; s’il avait plus de trente ans, la loi l’obligeait à payer un quart en sus de toute contribution foncière ; la valeur imposable de ses loyers était surhaussée de moitié. Le fabricant était tenu de déclarer pour la répartition de l’impôt s’il était célibataire ou marié. La loi considérait comme célibataire tout homme âgé de trente ans qui n’était ni marié, ni veuf[54].

Outre l’impôt particulier sur les célibataires, une plus équitable répartition de l’impôt dans les familles est réalisable. Comme le remarque avec raison M. Richet, si l’on ne peut soulager le père de famille des impôts indirects, il faudrait du moins que l’impôt direct payé par lui fût inversement proportionnel au nombre de ses enfants[55]. En outre la prestation, cet impôt si impopulaire qui est un dernier vestige de la corvée, pourrait sans doute être supprimée entièrement pour ceux qui sont pères de plus de quatre ou même de trois enfants[56].

Tout le monde est d’accord aujourd’hui pour reconnaître la mauvaise organisation d’un autre impôt, celui des héritages. Nous croyons que c’est surtout en modifiant l’assiette de cet impôt qu’on pourrait atteindre le malthusianisme. Il faudrait dégrever autant que possible toute succession qui est à partager entre un grand nombre d’enfants, et au contraire faire porter le poids des impôts sur les successions tombant dans une seule main. Le polit propriétaire qui n’avait qu’un enfant pour ne pas diviser son champ comprendra qu’il a fait un mauvais calcul si à cause même de cet unique héritier, la loi impose fortement sa succession. Au contraire, celui qui dépense beaucoup pour élever beaucoup d’enfants aura du moins cette satisfaction de penser que tout ce qu’il possède leur parviendra presque intégralement, que le trésor public en prélèvera peu de chose et que, si ses biens sont divisés, ils ne seront pas du moins amoindris : presque rien ne « sortira de la famille[57]. »

Au début de toute réforme des lois sur les héritages, il faut poser ce principe que deux motifs excitent seuls l’homme à amasser un patrimoine : son intérêt personnel ou celui de sa femme et de ses enfants. Aussi, toutes les fois qu’un homme est veuf et sans enfants, son héritage peut être frappé d’un impôt très élevé sans que la considération de cette perte d’argent puisse l’émouvoir beaucoup ni entraver cette soif de capitaliser que la société doit respecter chez tous en vue de son propre intérêt. Un impôt considérable sur la succession des célibataires et des ménages sans enfants serait donc une réforme d’une évidente équité. Pas plus ici que pour la taxe du célibat il ne s’agit d’une sorte de punition ou d’amende ; il s’agit de ce simple fait qu’un homme qui n’a pas élevé d’enfants a dépensé beaucoup moins pour la société, et que la société a toujours le droit, soit de son vivant, soit à sa mort, de lui demander une compensation. Elle doit le faire en vertu même de la proportionnalité des charges.

Étant donnée la prépondérance que tend à prendre dans nos sociétés modernes le capital sous sa forme massive, l’esprit religieux joint à l’esprit patriarcal avait trouvé, en imaginant le droit d’aînesse, un accommodement entre les nombreuses familles et le capital indivisible. Rétablir ce droit aujourd’hui chez les nations qui l’ont répudié, serait impraticable et injuste, reconnût-on que, sur ce point, les superstitions et les préjugés traditionnels n’étaient pas sans renfermer une certaine part de vérité. Mais, pour rassurer ceux qui redoutent le partage inévitable de leurs possessions territoriales, on pourrait atténuer les lois actuelles sur la réserve légale. Tout propriétaire d’un domaine territorial, d’une usine ou d’une maison de commerce pourrait rester libre de désigner celui de ses enfants qu’il considère comme le plus apte à lui succéder dans la possession de ces immeubles, et le partage légal s’effectuerait en respectant cette réserve créée par la volonté paternelle. — Ce serait une sorte de liberté de tester, restreinte à la famille. Les auteurs de notre Code civil ont brisé la lig’ne de succession des vieilles familles nobles ; on peut les approuver sur ce point, car ils ont forcé au morcellement un capital improductif et par là même ils l’ont rendu productif ; mais il est un autre point sur lequel on ne peut que les blâmer : c’est qu’ils ont rendu très difficile la transmission des grands établissements agricoles ou industriels. Ils ont morcelé ainsi des capitaux qui étaient beaucoup plus productifs à l’état massif pour ainsi dire ; grâce à eux, nous n’avons presque plus en France ces longues familles d’agriculteurs ou d’industriels qui, se transmettant de père en fils la même entreprise, pouvaient la porter à un plus haut point. Ce sont ces dynasties de commerçants ou de propriétaires qui ont fait la grandeur de l’Angleterre et de l’Allemagne. On n’improvise pas du jour au lendemain une maison de commerce ou un domaine agricole, et si, après votre mort, la nécessité du partage fait disparaître votre œuvre, c’est une perte sèche pour la patrie. On sait avec quelle force Le Play a peint le désespoir du cultivateur qui a constitué lentement un domaine, de l’industriel qui a créé une maison prospère, et qui sont menacés l’un et l’autre de voir leur œuvre anéantie s’ils se sont permis d’avoir de nombreux enfants. Ils n’ont qu’un souci : distraire de leur entreprise une quantité de valeurs mobilières suffisante pour que les enfants qui ne leur succéderont pas y trouvent cependant de quoi satisfaire à la réserve légale et ne fassent pas vendre leur établissement. Fort souvent le résultat de cette manœuvre est que l’héritier du principal établissement, n’ayant plus assez de fonds de roulement, ne peut plus continuer l’œuvre paternelle et se ruine là où le père s’était enrichi. La loi, pour accomplir le partage des produits du travail paternel, en vient trop souvent à anéantir ce travail même ; afin d’obtenir une plus grande équité apparente dans le partage des revenus, ou en épuise la source. C’est l’éternelle histoire des sauvages coupant l’arbre pour en cueillir les fruits.

Le service militaire, — la charge peut-être la plus lourde que l’État fasse peser sur l’individu, — est aussi le principal moyen d’action que l’État ait sur lui. Le Normand le plus malthusien se convertirait soudain si on pouvait à volonté lui imposer ou lui retirer cinq ans de service militaire. Dès maintenant on dispense du service des vingt-huit jours le père de quatre enfants vivants (loi d’ailleurs peu connue, et qui devrait l’être) ; il faudrait faire plus et e dispenser absolument de tout service de réserve, même en temps de guerre. De même, comme on l’a demandé, une famille qui a fourni deux soldats devrait être quitte envers l’armée : les fils plus jeunes seraient exemptés définitivement par le passage de leurs deux frères sous les drapeaux. Actuellement, les familles où il y a plus de deux fils sont assez rares pour qu’une telle mesure diminue à peine les contingents annuels[58]. D’ailleurs les ressources budgétaires sont insuffisantes pour incorporer chaque classe en entier ; il est donc irrationnel de s’adresser au sort pour désigner la seconde partie du contingent. C’est là s’adresser à l’inégalité même et à la grâce sous prétexte d’égalité et de droit : l’avenir de toute société dépend de la part décroissante qu’on laissera aux injustices du hasard. Il faudrait donc régler la charge militaire incombant à chaque famille selon le nombre de ses enfants[59]. L’émigration tendant à augmenter la fécondité, il faudrait que la loi favorisât l’émigration. Dès maintenant il’après des calculs sérieux, on estime à 30 000 au moins, à 40 000 au plus, le nombre des Français qui s’expatrient chaque année ; chiffre relativement restreint, mais avec lequel on pourrait cependant peupler d’importantes colonies[60]. Il est peu scientifique de soutenir, encore aujourd’hui, que la race française soit incapable de coloniser, alors qu’elle a aidé si puissamment à la formation de grandes colonies anglaises, le Canada, l’Inde, l’Égypte même ; qu’elle est en train de créer l’Algérie et la Tunisie. Ce qui nous manque, ce n’est pas la faculté de coloniser, mais l’habitude d’émigrer. L’émigration, malgré l’importance relative qu’elle a déjà prise chez nous, existe surtout dans certaines contrées pauvres de la France ; elle s’est trop insuffisamment généralisée pour avoir pu encore relever la masse de la natalité : il dépendrait de la loi de contribuer ici à corriger les mœurs. En Angleterre, sur quatre fils, on en compte le plus souvent un aux Indes, un autre en Australie, un autre en Amérique : rien d’étonnant à cela ; c’est la coutume. Le sentiment des distances existe à peine de l’autre côté du détroit. En France, si un seul enfant s’expatrie, fût-ce par exemple comme secrétaire d’ambassade, on lui fait des adieux aussi solennels que s’il s’agissait d’un départ sans retour, de la mort même. Il y a beaucoup de préjugés et d’ignorance dans ces angoisses paternelles. Telle profession sédentaire, celle de médecin par exemple, a des périls que la statistique rend frappants et que nous ne redoutons cependant point pour nos enfants, précisément parct qu’ils Bont plus voisins de nous et qu’il n’est pas nécessaire tl’aller les chercher au bout du monde. Ces préjugés nationaux se guériront par l’instruction, par l’habitude croissante des voyages, par la circulation toujours plus précipitée dans les artères du grand corps social : les lois peuvent favoriser cette circulation. L’esprit d’entreprise et de colonisation, qui semble au premier abord si étranger à l’esprit de famille, s’y rattache pourtant ; il en est à certains égards la condition même. Élever une nombreuse famille, c’est toujours en un certain sens coloniser, même quand on ne sort pas du sol natal ; c’est se lancer ou lancer ses enfants dans des voies inconnues : il faut pour cela de l’activité d’esprit, il faut une sorte de fécondité intellectuelle inséparable de l’autre. La création d’une famille nombreuse est une véritable entreprise sociale, comme la création d’une maison de commerce ou d’une ferme agricole est une entreprise économique. Pour faire réussir l’une comme l’autre, il faut des efforts constants, mais l’une comme l’autre peut rapporter des avantages de toute sorte à celui qui a réussi. Supposez dix enfants élevés dans le travail et l’honnêteté, il y a grande chance pour qu’ils forment autour des parents une sorte de phalange protectrice, pour qu’ils leur donnent, sinon des bénéfices directs et grossiers, tout au moins honneur et bonheur. Seulement, nous ne nous le dissimulons pas, élever une famille, c’est toujours courir un risque : toutes les fois qu’on entreprend quelque chose, on risque d’échouer. Il faut donc développer l’esprit d’entreprise et d’audace, si puissant autrefois dans la nation française. Aujourd’hui, beaucoup de gens restent célibataires pour les mêmes raisons qu’ils restent petits rentiers sans essayer d’accroître leur fortune dans le commerce ou l’industrie : ils ont peur de la famille, comme ils ont peur des risques commerciaux ; ils consomment au lieu de produire, parce que la production est inséparable d’une certaine mise de fonds et d’activité. De même encore beaucoup de gens, une fois mariés, tâchent de réduire pour ainsi dire le mariage au minimum, en évitant presque la famille ; ils n’osent pas avoir d’enfants : ils ont toujours peur de dépenser quelque chose d’eux-mêmes, en sortant de la coquille de leur égoïsme mal entendu.

L’émigration que la loi devrait surtout favoriser, c’est l’émigration dans les colonies françaises. De là une réforme nécessaire dans la loi militaire. En fait, et malgré la loi du 27 juillet 1872, le gouvernement est forcé d’amnistier les nombreux basques ou savoisiens qui émigrent pour échapper à la loi militaire. Aussi le seul courant d’émigration important qui existe en France va-t-il se perdre dans des colonies étrangères, y créer souvent des industries rivales de la nôtre, bien rarement y ouvrir des débouchés avantageux pour notre commerce. Ne serait-il pas urgent de mettre nos colonies dans une situation aussi avantageuse pour l’émigrant que tout autre pays étranger ? Si le jeune homme de vingt ans qui va passer plusieurs années de sa vie à la Plata ou au Brésil se trouve en fait dispensé du service militaire, ne devrait-il pas l’être en droit lorsqu’il ira s’établir en Algérie, en Tunisie, au Tonkin, à Madagascar ? Les colons sont des soldats à leur manière : ils défendent eux aussi, en les élargissant, les frontières de la patrie ; ils devraient donc être considérés précisément comme des soldats par une loi vraiment conséquente. C’est avec raison que 54 chambres de commerce de nos principales villes, « considérant qu’il est du plus grand intérêt d’encourager, par tous les moyens, l’émigration des jeunes gens instruits et intelligents disposés à s’établir dans nos colonies,… » ont demandé « d’accorder en temps de paix, aux jeunes gens séjournant aux colonies, un sursis d’appel de cinq ans, sursis qui se transformerait en exemption définitive après un nouveau séjour de cinq années consécutives. » Nous croyons que ce laps de dix ans pourrait être raccourci, et qu’un séjour de sept ans aux colonies, de cinq ans même dans certaines colonies éloignées, comme le Tonkin, pourrait être infiniment plus profitable à la mère patrie qu’un séjour de trois ans sous les drapeaux[61]. Nous avons beaucoup moins besoin, pour garder nos colonies, de soldats que de colons : elles sont trop souvent « des colonies sans colons ». De plus, nous ne voyageons pas assez, nous ne connaissons pas assez nos propres possessions : quiconque y aura passé cinq années, parmi les plus belles et les plus actives de sa vie, sera tenté d’y revenir ou d’y envoyer ses amis et ses parents. Un amendement visant cette dispense du service militaire a déjà été discuté à la Chambre des députés, en mai et juin 1884. Ce simple amendement, s’il passait un jour, pourrait avoir une influence considérable sur les destinées de la race française[62].

III. — Outre les lois, le grand moyen d’action sur les races est l’éducation publique ; c’est par là qu’on agit le plus sur les idées et les sentiments. Il faudrait donc éclairer les esprits sur les conséquences désastreuses de la dépopulation : il faudrait, par tous les moyens possibles, susciter les sentiments de patriotisme, d’honneur, de devoir. On pourrait agir par l’instituteur, par le médecin, par le maire. On néglige trop une foule de ces moyens très pratiques d’instruction.

Il y a d’abord les conférences faites aux soldats. Des conférences d’une demi-heure avec des faits frappants, des exemples, un petit nombre de chiffres significatifs, pourraient exercer une influence considérable sur l’armée, qui aujourd’hui est la nation même. Les conférences aux soldats seront certainement un jour un des grands moyens de la vulgarisation des connaissances ; elles ont été récemment employées avec succès en Belgique, pendant les grèves, pour inculquer à l’armée des notions d’économie politique et la prémunir contre certaines naïvetés communistes.

Après les conférences aux soldats, mentionnons les affiches. Certains discours politiques de la Chambre ou du Sénat, qu’on placarde sur les murs du village le plus reculé, sont infiniment moins utiles à connaître que ne le serait tel ou tel renseignement statistique, économique, géographique. Outre l’affichage dans les campagnes, on peut indiquer encore la lecture à haute voix soit par un fonctionnaire important du village, soit même par le crieur public. Le Bulletin des Communes, rédigé avec plus de soin qu’il ne l’est, rempli d’exemples utiles, pourrait être lu chaque dimanche sur la place de la mairie. Si le maître d’école était chargé de ce soin, il y aurait là le germe d’une conférence hebdomadaire, instructive, qui aurait grande chance de réussir et d’attirer un public, dans le vide et la monotonie de la vie à la campagne. On pourrait de cette manière faire afficher, faire lire et commenter à haute voix des renseignements statistiques et économiques sur la dépopulation de certaines provinces, séries dangers de cette dépopulation, sur l’accroissement énorme des peuples allemand, anglais, italien, sur les conséquences sociales de l’affaiblissement d’une race, enfin appeler l’attention de tous sur la ruine économique et politique qui nous menace. Là où diminue l’influence de l’instruction religieuse, il est essentiel d’y suppléer par une éducation morale et patriotique qui combatte les préjugés, l’égoïsme, l’imprévoyance ou la fausse prévoyance.

Une des illusions psychologiques les plus fréquentes qu’une meilleure éducation pourrait faire disparaître, c’est de se figurer le bonheur de ses enfants exactement sur le type de son propre bonheur. Un avare, qui n’est heureux qu’en amassant de l’argent, ne voit pas pour sa postérité de jouissance pareille à la possession d’un capital massif, nun divisé entre plusieurs. Le paysan, qui a passé sa vie à arrondir son lopin de terre par un travail de chaque jour et par des stratagèmes sans nombre, ne conçoit pas pour son fils d’autre idéal que la culture et l’agrandissement de cette terre tant désirée : sa vue ne s’étend pas au delà de la haie de son pré, ou plutôt du pré voisin qu’il convoite. Un boucher de petite ville n’aura qu’un enfant afin d’en faire un boucher comme lui, son successeur ; s’il en avait deux, le second serait peut être forcé de se faire boulanger, menuisier, serrurier : quel malheur, et comment vivre si l’on n’est pas boucher ! Le rentier paresseux, dont la quarantaine se passe entre les femmes et les chevaux, ne rêve pour son héritier rien de meilleur que la paresse. Au contraire, ceux qui sentent vivement tel ou tel inconvénient inhérent à leur état s’imaginent qu’ils obtiendront, pour leur fils, le bonheur parfait par cela seul qu’ils supprimeront pour lui cet inconvénient. Le journalier laborieux, le petit commerçant, le fonctionnaire qui a travaillé toute sa vie dix ou douze heures sur vingt-quatre, et qui n’a jamais eu qu’un désir, se reposer, imagine que la vie de son fils sera nécessairement bien plus heureuse si ce fils peut travailler moins. Les quatre-vingt-quinze centièmes de l’humanité étant soumis à un dur travail, quatre-vingt-quinze hommes sur cent s’imaginent que le bonheur suprême consisterait à pouvoir ne rien faire. La plupart ignorent absolument que le bonheur, toutes circonstances égales, n’est jamais exactement proportionnel à la richesse et que, suivant un théorème de Laplace, si la fortune croît selon une progression géométrique, le bonheur croîtra tout au plus selon une progression arithmétique : le millionnaire n’a guère à sa portée qu’une fraction de bonheur de plus que le bon ouvrier gagnant assez pour vivre. Enfin la fortune n’a tout son prix que pour celui qui l’a acquise lui-même, qui sait ce qu’elle vaut, qui la regarde avec la satisfaction de l’artiste regardant son œuvre, du propriétaire contemplant sa maison, du paysan mesurant son champ. Aussi la fortune a-t-elle toujours un prix plus grand pour le père qui l’a faite que pour le fils, qui souvent la défera. S’il est un axiome dont les pères de famille devraient se pénétrer, c’est le suivant : un fils robuste et intelligent, muni de l’éducation aujourd’hui indispensable, a d’autant plus de chance d’être heureux qu’il sera plus occupé dans la vie, et il ne sera occupé que si une fortune ne lui tombe pas du ciel à sa majorité. Pour faire le bonheur d’un enfant, le plus sûr n’est donc pas de lui donner une fortune, mais de lui donner tous les moyens de l’acquérir, s’il le veut et s’il prend la fortune pour but[63].

Le paysan et le bourgeois français, plus éclairés qu’ils ne le sont, en viendront facilement à comprendre que l’univers ne se borne pas à leur village ou à leur rue, que leurs enfants, une fois munis d’une instruction suffisante, auront des carrières multiples ouvertes devant eux, qu’enfin les colonies sont prêtes à les recevoir. Toutes les fois qu’une sphère d’action illimitée s’ouvre devant une race, celle-ci ne restreint plus le nombre de ses enfants. Pour ceux qui habitent auprès de terres non défrichées ou qui voient s’ouvrir des carrières nombreuses devant leurs enfants, il se produit ce qui a lieu chez les marins, placés au bord des richesses de l’Océan. D’où vient, en France même, la fécondité bien connue des pêcheurs ? On l’a attribuée à la différence de nourriture ; elle vient plus probablement, comme on l’a remarqué, de ce que le produit de la pêche est proportionnel au nombre des pêcheurs, et que la mer est assez large, assez profonde pour tous.


En résumé, le rapport des croyances religieuses avec le maintien du progrès des races est un des plus graves problèmes que soulève l’affaiblissement du christianisme. Si nous avons tenu à insister ainsi sur ce problème, c’est qu’il est à peu près le seul où ni la morale ni la politique n’ont encore sérieusement tenté de suppléer la religion. Devant ces questions la morale a eu peur jusqu’ici, elle n’a pas osé insister ; la politique a eu des négligences impardonnables. La religion seule n’a eu peur de rien et n’a rien négligé. Il faut pourtant changer cet état de choses ; il faut trouver une solution à ce problème vital, qui se posera avec d’autant plus de force que les instincts s’affaibliront dans l’humanité au profit de l’intelligence réfléchie[64]. Faudra-t-il donc en venir un jour à la solution la plus radicale, par laquelle on ferait élever, aux frais de ceux qui n’ont pas du tout ou pas assez d’enfants, les enfants de ceux qui en ont beaucoup ? Non ; avant d’en arriver à une extrémité pareille, bien des palliatifs doivent être tentés, et nous avons essayé d’en rappeler quelques-uns. Ce qui est essentiel, encore une fois, c’est que ni la politique, ni la morale, ni la pédagogie, ni l’hygiène ne se désintéressent de ces questions, dans lesquelles la religion commence à devenir et deviendra un jour impuissante. Il faut que la science fasse désormais ce que la religion fit jadis : il faut qu’elle assure, avec la fécondité de la race, sa bonne éducation physique, morale et économique.





  1. M. Franck, Des rapports de la religion et de l’État.
  2. On comprend les hautes autorités ecclésiastiques qui, dans le catholicisme, ont érigé en article de foi le droit de réprimer l’erreur. Rappelons les pages bien connues où saint Augustin raconte comment il a constaté le bon emploi de la contrainte en matière religieuse. « Plusieurs, ramenés à l’unité du christianisme par la répression, se réjouissaient fort d’avoir été tirés de leur ancienne erreur, lesquels, pourtant, par je ne sais quelle force de la coutume, n’auraient jamais songé à changer en mieux si la crainte des lois n’avait remis leur esprit en présence de la vérité… Il faut faire marcher ensemble le bon enseignement et la crainte utile, de façon que non seulement la lumière de la vérité chasse les ténèbres de l’erreur, mais que la charité brise les liens de la mauvaise coutume, et que l’on ait alors à se réjouir du salut de plusieurs… Il est écrit : Contraigniez d’entrer tous ceux que vous rencontrerez… Dieu lui-même n’a pas épargné son fils, et l’a livré pour nous aux bourreaux. » C’est le mot que Schiller prête au grand inquisiteur dans Don Carlos. Voir saint Augustin, Epist. CXIII, 17, 5 — Saint Paul, Ephes. VI, 5, 6, 9. — Rappelons enfin les décisions raisonnées des docteurs et des conciles. « Le gouvernement humain, dit saint Thomas, dérive du gouvernement divin et doit l’imiter. Or Dieu, bien que tout-puissant et infiniment bon, permet néanmoins que dans l’univers il se fasse du mal qu’il pourrait empêcher ; il le permet de peur qu’en l’empêchant, de plus grands biens ne soient supprimés ou de plus grands maux provoqués. De même donc, dans le gouvernement humain, les chefs tolèrent avec raison quelque mal, de crainte de mettre obstacle à un bien ou de causer un plus grand mal, comme le dit saint Augustin dans le traité de l’Ordre. C’est ainsi que les infidèles, bien qu’ils pèchent dans leurs rites, peuvent être tolérés, soit à cause de quelque bien venant d’eux, soit pour éviter quelque mal. Les Juifs observent leurs rites, dans lesquels la vérité de la foi que nous gardons était autrefois préfigurée : il en résulte cet avantage que nous avons le témoignage de nos ennemis en faveur de notre foi, et que l’objet de notre croyance nous est, pour ainsi dire, représenté en image. Quant au culte des autres infidèles, qui sont contraires en tout à la vérité et complètement inutiles, ils ne mériteraient pas de tolérance, si ce n’est toutefois pour éviter quelque mal. comme le scandale ou le trouble qui pourrait résulfer de la suppression de ce culte ; ou encore un empêchement au salut de ceux qui, à la faveur de cette tolérance, reviennent peu à peu à la foi, car c’est pour cela que l’Église a toléré quelquefois même le culte des hérétiques et des païens, quand la multitude des infidèles était grande. (Summa theol., 2 a ; q. x, a. 11.) » On voit de quelle nature est la tolérance ainsi entendue ; elle ne reconnaît nullement le droit de ses contradicteurs ; si elle ne sévit pas contre eux, c’est simplement pour éviter un plus grand mal, ou plutôt parce qu’elle n’a pas en main une force suffisante et que la multitude des infidèles est trop grande.

    Un professeur de théologie à la Sorbonne a voulu récemment contester l’intolérance catholique (dont M. Alfred Fouillée venait de parler dans sa Science sociale). Il l’a fait par des raisons qui peuvent être citées comme une preuve de plus. « Ni aujourd’hui, ni jamais, à aucune époque de son histoire, l’Église catholique n’a prétendu imposer la vérité du dehors par la violence. Tous les grands théologiens ont enseigné que l’acte de foi est un acte volontaire, qui présuppose une illumination de l’esprit ; mais ils ont enseigné aussi que la contrainte peut favoriser cette illumination et surtout préserver les autres du mauvais exemple ou de la contagion des ténèbres. L’église chrétienne n’a pas eu besoin de l’épée pour évangéliser les nations : si elle a versé du sang pour triompher, elle a versé le sien. » — N’en a-t-elle donc jamais versé d’autre ? Si on comptait tous les meurtres commis par l’intolérance au nom des dogmes absolus, dans tous les pays du monde, si on mesurait tout le sang versé, si on amoncelait tous les cadavres, ne verrait-on point ce monceau s’élever plus haut que la flèche des cathédrales et le dôme des temples où les hommes vont encore, avec une inaltérable ferveur, invoquer et bénir le « Dieu de bonté ? » La foi en un Dieu qui parle et agit, qui a son histoire, sa Bible, ses prophètes et ses prêtres, finit toujours par être intolérante. En adorant le dieu jaloux et vengeur, on se fait à la fin son complice. On approuve tacitement tous les crimes commis en son nom et souvent, si on en croyait les livres saints, commandés par lui-même. Il est des choses qu’il faut tâcher d’oublier quand elles sont trop souillées de sang et de boue : on a rasé des monuments, on a purifié et transformé les lieux auxquels s’attachaient de trop sanglants souvenirs ; les partisans de certains dogmes auraient aussi besoin de laver leur cœur à l’eau lustrale.

  3. Voir A. Fouillée, Systèmes de morale contemporaine.
  4. Voir M. Goblet d’Alviella, Évolution religieuse contemporaine.
  5. M. Seeley, dans son ouvragée intitulé Natural Religion (1882), s’efforce aussi d’établir que, des trois éléments qui peuvent fournir une idée religieuse, l’amour du vrai ou la science, le sentiment du beau ou l’art, la notion du devoir ou la morale, il n’y a plus que le troisième qui puisse se concilier aujourd’hui avec le christianisme.
  6. Outre M. Matthew Arnold, voir M. L. Ménard, Sources du dogme chrétien (Critique religieuse, janvier 1879).
  7. Voir M. L. Ménard, ibid. (Crit. relig., 1879).
  8. M. Henry Ward Beecher.
  9. Un autre, dont le nom a failli devenir célèbre il y a quelques années, le Dr Junqua, avait entrepris lui aussi de fonder une Église, l’Église de la liberté : tous ceux qui devaient y entrer étaient libres de croire à peu près ce qu’ils voulaient, l’athée même à la rigueur pouvait y être admis. L’Église en question devait avoir des attributs purement symboliques : — le baptême, c’est-à-dire le « symbole de l’initiation à la civilisation chrétienne, » la confirmation, c’est-à-dire le « symbole de l’enrôlement dans la milice de la liberté, » l’eucharistie ou agape religieuse, c’est-à-dire le symbole de fraternité humaine ; — ajoutons que ces sacrements n’avaient rien d’obligatoire et qu’on pouvait s’en abstenir entièrement si on voulait. Néanmoins on devait faire partie d’une Église, d’une communion ; on pouvait désigner sa foi propre sous un nom commun ; on était enfin en relations avec un prêtre, qui commenterait devant vous les maximes de l’Évangile, qui vous parlerait du Christ comme si vous croyiez en lui et comme s’il y croyait lui-même. L’Église du Dr Junqua eût facilement réussi en Angleterre à côté de M. Moncure Conway et des sécularistes.
  10. Voir notre livre sur la Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines, p. 186.
  11. Sur la fin de sa vie, Luther découragé sentait l’inquiétude le gagner au sujet de la réforme inaugurée par lui : « C’est par de sévères lois et la superstition, écrivait-il avec amertume, que le monde veut être conduit. Si je pouvais en prendre la responsabilité devant ma conscience, je travaillerais plutôt à ce que le pnpe, avec toutes ses abominations, redevînt notre maître.» — Responsabilité devant la conscience personnelle, telle est bien en effet l’idée fondamentale de Luther, celle qui justifie la réforme aux yeux de l’histoire, comme elle l’avait justifiée aux yeux mêmes de son auteur.
  12. Voir notre Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 188 et suivantes.
  13. « Si Dieu avait créé des volontés d’une nature assez perverse pour lui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face d’elles à l’impuissance, il ne pourrait que les plaindre et se plaindre lui-même de les avoir faites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d’alléger le plus possible leur malheur, de se montrer d’autant plus doux et meilleur qu’elles seraient pires : les damnés, s’ils étaient vraiment inguérissables, auraient en somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. De deux choses l’une : ou les coupables peuvent être ramenés au bien ; alors l’enfer prétendu ne sera pas autre chose qu’une immense école où l’on tâchera de désiller les yeux de tous les réprouvés et de les faire remonter le plus rapidement au ciel ; ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques inguérissables (ce qui est absurde) ; alors ils seront aussi éternellement à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leur misère par tous les moyens imaginables, par la somme de tous les bonheurs sensibles. De quelque façon qu’on l’entende, le dogme de l’enfer apparaît ainsi comme le contraire même de la vérité.

    « Au reste, en damnant une âme, c’est-à-dire en la chassant pour jamais de sa présence ou, en termes moins mystiques, en l’excluant pour jamais de la vérité. Dieu s’exclurait lui-même de cette âme, limiterait lui-même sa puissance et, pour tout dire, se damnerait aussi dans une certaine mesure. La peine du dam retombe sur celui même qui l’inflige. Quant à la peine du sens, que les théologiens en distinguent, elle est évidemment bien plus insoutenable encore, même si on la prend en un sens métaphorique. Au lieu de damner, Dieu ne peut qu’appeler éternellement à lui ceux qui s’en sont écartés ; c’est surtout pour les coupables qu’il faudrait dire avec Michel-Ange que Dieu ouvre tout grands ses deux bras sur la croix symbolique. Nous nous le représentons comme regardant tout de trop haut pour qu’à ses yeux les réprouvés soient jamais autre chose que des malheureux ; or les malheureux ne doivent-ils pas être, en tant que tels, sinon sous les autres rapports, les préférés de la bonté infinie ? » (Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 189.)

  14. Le fait est constaté par les autorités anglaises de l’Inde, et il a été commenté par le physiologiste W. Preyer (Ueber die Erforschung des Lebens, Iéna, et Sammlung physiologischer Ahhandlungen). Des Yoghis arrivés au plus haut degré de la perfection, insensibles au froid et à la chaleur, ayant enfin contracté par une suite de pratiques empiriques l’habitude de ne presque plus respirer, ont pu être enterrés vivants et ressusciter au bout de plusieurs semaines. On a noté au réveil l’élévation de la température, comme dans le réveil des mammifères hibernants, et c’est en effet des phénomènes de sommeil hibernal que se rapproche le plus cet étrange sommeil volontaire, ce retour mystique à la vie végétative, cet anéantissement dans l’inionscient où le Yoghi espère trouver Dieu. Pour en arriver à cet état, les Yoghis diminuent par degrés bien ménagés la quantité d’air et de lumière nécessaires à la vie ; ils vivent dans des cellules où l’air et le jour ne pénètrent que par une seule fente, ils ralentissent tous leurs mouvements pour ralentir la respiration, ne parlent qu’intérieurement pour répéter douze mille fois par jour le nom mystique d’Om, restent de longues heures dans une immobilité de statue. L’air rejeté par l’expiration, ils s’exercent à le garder pour le respirer de nouveau, et plus ils mettent de temps entre une respiration et une expiration, plus ils sont parvenus haut dans les degrés de la sainteté ! Enfin, ils bouchent soigneusement toutes les ouvertures de leur corps avec de la cire ou du coton, ferment la glotte avec la langue, que des incisions permettent de replier en arrière, et tombent finalement dans une léthargie où les mouvements de la respiration peuvent être suspendus sans que la vie soit définitivement brisée.
  15. Voir plus loin, ch. IV.
  16. Toutefois ce caractère expressif de la prière est assez exceptionnel : dans une église, pendant les offices, la moyenne des visages reste inexpressive, parce que le côté mécanique de la prière domine toujours chez le plus grand nombre des fidèles.
  17. Voir sur ce point notre Esquisse d’une morale sans obligation, p. 27.
  18. « Ô Dieu, disait Diderot à la fin de son Interprétation de la nature, je ne sais si tu es, mais je penserai comme si tu voyais dans mon âme, j’agirai comme si j’étais devant toi… Je ne te demande rien dans ce monde, car le cours des choses est nécessité par lui-même si tu n’es pas, ou par ton décret si tu es. »
  19. Rapport de MM. Bourru et Burot au Congrès scientifique de Grenoble, 18 août 1885.
  20. Un défenseur du haschich manié scientifiquement, M. Giraud, qui imagine la possibilité de l’extase à volonté provoquée par la thérapeutique et réglée par doses médicales, nous écrit avec enthousiasme : « Un peu de cette matière dispense des pénibles entraînements mystiques pour faire pénétrer dans l’extase. Plus besoin d’ascétisme ! C’est l’ivresse, mais l’ivresse sacrée qui n’est autre chose que le surcroît d’activité dans les centres supérieurs. » Nous croyons que toute ivresse, loin d’avoir un caractère sacré, constituera toujours pour la science un état morbide, nullement enviable au point de vue rationnel pour un individu de santé normale : l’emploi constant d’un excitant du système nerveux l’userait et le détraquerait, comme l’usage quotidien de la noix vomique épuiserait à la longue un estomac sain.
  21. Voir plus haut ce que nous avons déjà dit des Yoghis et de l’ascétisme.
  22. M. Sully-Prudhomme.
  23. Au reste, quand on a passé sa vie ou même quelques années de sa vîe à une étude quelconque, on est porté à s’exagérer extrêmement l’importance de cette étude. Les professeurs de grec croient que le grec est nécessaire à l’humanité. Quand il s’agit de fixer un programme, si on interroge les professeurs, chacun veut donner le premier rang à la branche des sciences qu’il enseigne. Je me rappelle qu’après avoir fait des vers latins pendant plusieurs années, je me serais rangé volontiers parmi les défenseurs du vers latin. Pour quiconque étudie quelque œuvre de génie, celle d’un individu ou à plus forte raison celle d’un peuple. Platon, Aristote ou Kant, les Védas ou la Bible, cette œuvre tend à devenir le centre même de la pensée humaine, ce livre devient le Livre. Aux yeux du prêtre, la vie tout entière se résume dans la croyance ; le savoir, dans la connaissance des pères de l’Église. Il n’est pas étonnant que les laïques mêmes, qui ont fait de la religion le principal objet de leur étude, soient portés à grandir son importance pour l’humanité, que l’historien de la pensée religieuse la voie envahir toute la vie humaine et acquérir, même indépendamment des idées de révélation, une sorte de caractère inviolable.
  24. Act, 44, 45 ; IV, 32, sqq.
  25. Tertul. Apolog. c. 39, Justin., Apolog. I, 14.
  26. Il ne faut pas croire que la classe même des prostituées, si voisine de celle des délinquants, soit irréligieuse dans le fond. On cite nombre de prostituées qui se sont cotisées pour faire transporter, hors d’une maison mal famée où le prêtre ne pouvait pénétrer, une de leurs compagnes sur le point de mourir ; d’autres se sont cotisées afin de faire dire un grand nombre de messes pour l’âme d’une compagne défunte. En tout cas elles restent toutes superstitieuses, et la religion s’éparpille pour elles en croyances bizarres et absurdes.

    En Italie, les criminels sont le plus habituellement religieux. Tout récemment, la famille de bouchers Tozzi, après avoir tué, dépecé un jeune homme, et vendu dans leur boutique son sang mêlé à du sang de mouton, n’en va pas moins faire ses dévotions à la Madone et baiser la statue de la Vierge. La bande Caruso, nous dit M. Lombroso, plaçait dans les bois et dans les grottes des images sacrées devant lesquelles elle allumait des cierges. Verzeni, qui étrangla trois femmes, fréquentait assidûment l’église et le confessionnal ; il sortait d’une famille non seulement religieuse, mais bigote. Les compagnons de La Gala, transportés à la prison de Pise, refusèrent obstinément de manger les vendredis de carême, et comme le directeur les y engageait, ils répondirent : — Est-ce que par hasard vous nous avez pris pour des excommuniés ? Masini, avec les siens, rencontre trois habitants du pays, parmi lesquels un prêtre ; à l’un, il scie lentement la gorge avec un couteau mal effilé ; puis, la main encore sanglante, il force le prêtre à lui donner l’hostie consacrée. Giovani Mio et Fontana, avant de tuer leur ennemi, vont se confesser. Un jeune parricide napolitain, couvert d’amulettes, confie à M. Lombroso que, pour accomplir l’horrible forfait, il alla invoquer l’aide de la madone de la Chaîne. « Et qu’elle m’est venue en aide, je le conclus de ceci qu’au premier coup de bâton mon père tomba mort. Et pourtant je suis très faible. « Un autre meurtrier, une femme, avant de tuer son mari, se jette à genoux pour prier la bienheureuse vierge Marie de lui donner la force d’accomplir son crime. Un autre enfin, acceptant le plan d’un assassinat, dit à son compagnon : « Je viendrai et je ferai ce que Dieu t’inspire. »

  27. Tous les États protestants. Saxe, Danemark, Suède, Prusse, Écosse (sauf l’Angleterre), ont le minimum d’illettrés. Les pays catholiques les plus favorisés, comme la France et la Belgique, ont un tiers au moins d’ignorants. Dans ce contraste, la race n’est pour rien ; on peut le vérifier en Suisse : les cantons purement latins, mais protestants, de Neuchâtel, de Vaux et de Genève sont au niveau des cantons germaniques de Zurich et de Berne, et ils sont très supérieurs à ceux du Tessin, du Valais ou de Lucerne.
  28. En Suisse, les cantons de Neuchâtel, de Vaud et de Genève l’emportent d’une manière frappante sur ceux de Lucerne, du haut Valais et des cantons forestiers : ils sont non seulement plus instruits, mais plus industrieux, plus commerçants, plus riches ; enfin ils offrent une plus grande production littéraire et artistique. « Aux États-Unis, dit Tocqueville, la plupart des catholiques sont pauvres. » Au Canada, les grandes affaires, les industries, le commerce, les principales boutiques dans les villes sont aux mains des protestants. M. Audiganne, dans ses études sur les populations ouvrières de la France, remarque la supériorité des protestants dans l’industrie, et son témoignage est d’autant moins suspect qu’il n’attribue pas cette supériorité au protestantisme. « La majorité des ouvriers nîmois, dit-il. notamment les taffetassiers, sont catholiques, tandis que les chefs d’industrie et du commerce, les capitalistes en un mot, appartiennent en général à la religion réformée. » — « Quand une même famille s’est divisée en deux branches, l’une restée dans le giron de la croyance de ses pères, l’autre enrôlée sous l’étendard des doctrines nouvelles, on remarque presque toujours, d’un côté, une gêne progressive et, de l’autre, une richesse croissante. » — « À Mazamet, l’Elbœuf du Midi de la France, dit encore M. Audiganne, tous les chefs d’industrie, excepté un, sont protestants, tandis que la grande majorité des ouvriers est catholique. Il y a moins d’instruction parmi ces derniers que parmi les familles laborieuses de la classe protestante. » Avant la Révocation de l’édit de Nantes, les réformés l’emportaient dans toutes les branches du travail, et les catholiques, qui ne pouvaient soutenir la concurrence, leur firent défendre, à partir de 1662, par plusieurs édits successifs, l’exercice de différentes industries où ils excellaient. Après leur expulsion de France, les protestants apportèrent en Angleterre, en Prusse, en Hollande leur esprit d’entreprise et d’économie ; ils enrichissaient le district où ils se fixaient. C’est à des latins réformés que les Germains doivent en partie leurs progrès. Les réfugiés de la Révocation ont introduit en Angleterre différentes industries, entre autres celle de la soie, et ce sont les disciples de Calvin qui ont civilisé l’Écosse. (Voir M. de Laveleye, De l’avenir des peuples catholiques.)
  29. « Les institutions publiques sont encore fort imprégnées de christianisme. Le Congrès et les législatures d’État ont leurs chapelains, ainsi que la Hotte, l’armée et les prisons. On continue à lire la Bible dans un grand nombre d’écoles. L’invocation à la divinité est généralement obligatoire dans le serment judiciaire et même administratif. En Pensylvanie, la Constitution exige de quiconque veut remplir un emploi public la croyance à Dieu et aux rémunérations de la vie future. La Constitution du Maryland n’accorde la liberté de conscience qu’aux déistes. Ailleurs, les lois sur le blasphème n’ont jamais été formellement abrogées. Dans certains États, les tribunaux prêtent la main plus ou moins indirectement à l’observation du repos dominical. En 1880, une cour a décliné de reconnaître, même comme obligation naturelle, une dette contractée le dimanche, et un voyageur, blessé dans un accident de chemin de fer, s’est vu refuser des dommages-intérêts par ce considérant qu’il n’avait pas à prendre le train un jour du Seigneur. Enfin, les biens-fonds affectés au service du culte sont, dans une large proportion, soustraits à tout impôt. » (M. Goblet d’Alviella, Évolution religieuse, p. 233.)

    De même, en Suisse, au mois de février 1886, le tribunal criminel de Glaris, chef-lieu de canton de 7000 habitants, à 130 kilomètres de Berne, rendait un curieux jugement. Un manœuvre, nommé Jacques Schiesser, occupé à travailler dans l’eau par une température excessivement froide, grelottant, les mains bleuies, s’était emporté contre la température dans un mouvement d’impatience et avait proféré des paroles irrévérencieuses envers Dieu. Procès-verbal fut aussitôt dressé contre lui. Il comparut devant les juges, qui le condamnèrent, pour blasphème, à deux jours de prison. On est étonné de voir la Suisse ramenée ainsi aux coutumes du moyen âge par son vieux fonds de protestantisme.

  30. « Par le confessionnal, dit M. de Laveleye, le prêtre tient le souverain, les magistrats ei les électeurs, et par les électeurs les Chambres. Tant que le prêtre dispose des sacrements, la séparation de l’Église et de l’État n’est donc qu’une dangereuse illusion… L’absolue soumission de toute la hiérarchie ecclésiastique à une volonté unique, le célibat des prêtres et la multiplication des ordres monastiques, constituent pour les pays catholiques un danger que ne connaissent pas les pays protestants. »
  31. Ne pourrait-on, dès maintenant, assigner des traitements plus élevés aux prêtres qui se trouveraient munis de certains diplômes laïques, comme celui de bachelier, de licencié, etc., et qui, par là même, seraient des éducateurs et des moralistes d’un esprit plus scientifique, plus moderne ?
  32. M. Goblet d’Alviella.
  33. « L’enseignement laïque, disait aussi Littré, ne doit se désintéresser de rien qui soit essentiel ; or, quoi de plus essentiel, en fait de gouvernement moral des sociétés, que les religions, qui ont dominé ou dominent encore au sein des sociétés ? »
  34. M. Maurice Vernes (approuvé par Littré), et plus tard M. Paul Bert.
  35. On sait qu’il y a quelques années, en effet, le 1er octobre 1877, la Faculté de théologie des trois Universités de l’État, Leyde, Utrecht et Groningue, et de l’Université communale d’Amsterdam, était déclarée Faculté laïque, débarrassée de tous les liens avec les Eglises, réduite à l’enseignement purement scientifique de la philosophie et de l’histoire religieuses, à l’exclusion des disciplines pratiques. (Voyez M. Steyn Parvé, Organisation de l’instruction primaire, secondaire et supérieure dans le royaume des Pays-Bas, Leyde, 1878, et M. Maurice Vernes, Mélanges de critique religieuse, page 305.)

    Voici le programme de cette Faculté : 1o l’encyclopédie de la théologie ; 2o l’histoire des doctrines concernant la divinité ; 3o l’histoire des religions en général ; 4o l’histoire de la religion Israélite ; 5o l’histoire du christianisme ; 6o la littérature des Israélites et la littérature chrétienne ancienne ; 7o l’exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament ; 8o l’histoire des dogmes de la religion chrétienne ; 9o la philosophie de la religion ; 10o la morale.

  36. Comme le remarque M. Vernes, le personnel enseignant de l’histoire des religions pourra se former de la même manière et dans le même milieu que le personnel de la philosophie, de l’histoire et des lettres. Il faudrait lui donner à l’École normale, à la section philosophique de l’École des hautes études et aussi dans les diverses Facultés un cours préparatoire, un véritable cours normal. Dans ce cours, le professeur indiquerait les principes généraux de l’histoire des religions et se bornerait à des indications très sommaires sur les religions classiques (Grèce et Italie), dont l’éducation littéraire générale met l’étude à la portée des élèves ; il traiterait sans trop de détail des autres religions indo-européennes (Inde, Perse, etc.) ; des religions de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Phénicie ; de l’islamisme ; enfin il consacrerait tout son effort à la critique du judaïsme et des origines du christianisme, à l’histoire rfes principaux dogmes chrétiens et de leur évolution.
  37. Dans les bibliothèques des facultés trouveraient naturellement leur place les ouvrages de critique religieuse. À la bibliothèque pourrait s’adjoindre un musée plus ou moins riche, où les fétiches des sauvages commenceraient une galerie qui pourrait se continuer jusqu’à nos jours.

    Pour la masse du public français, les résultats solides obtenus par la critique indépendante de la Bible sont une terra incognita ; il faudrait travailler à les vulgariser. L’entreprise de M. Lenormant, par exemple, pourrait servir d’exemple pour d’autres entreprises de ce genre. Afin de faire constater de visu comment le Pentateuque est formé par la combinaison et la fusion de deux sources antérieures, M. Lenormant a entrepris de publier une traduction sur l’hébreu, dans laquelle il distingue, par l’emploi de caractères typographiques différents, les morceaux où la critique reconnaît la provenance de l’une ou de l’autre source. Ainsi on a l’explication toute naturelle de la manière dont tous les épisodes de la Genèse se présentent répétés dans deux versions parallèles, quelquefois juxtaposées, d’autres fois enchevêtrées l’une dans l’autre.

  38. « Le souvenir, c’est l’affliction, sans doute, — pour l’homme bien plus que pour l’enfant, — mais c’est aussi la consolation. La culture du souvenir fournit de puissants moyens d’éducation morale pour tous les âges, et pour les peuples comme pour les individus. Il est tout naturel que nous trouvions le culte des ancêtres à l’origine des sociétés. » Félix Henneguy, Critique philosophique, 8e année, t. II, page 218.
  39. Voir ibid.
  40. Parmi les plus grandes causes de trouble pour l’enfant, signalons la suivante : son père est libre-penseur, sa mère catholique ; il entend dire
  41. tous les jours à l’église que ceux qui ne pratiquent pas leurs devoirs religieux iront dans l’enfer : l’enfant fait donc ce raisonnement que, si son père meurt, il ne le verra plus, à moins d’aller en enfer avec lui, et encore, dans ce dernier cas, il ne reverrait plus sa mère. Une croyance pleine et entière dans l’anéantissement serait moins douloureuse et moins troublante que cette croyance dans la daninaiion élernelle. — Ajoutons que, sous ce rapport, beaucoup de pasteurs protestants. surtout en Angleterre et aux États-Unis, ne sont pas moins intolérants que les prêtres catholiques.
  42. En règle générale, dit Darwin, l’homme va plus loin que la femme, qu’il s’agisse de méditation profonde, de raison ou d’imagination, ou tout simplement de l’usage des sens ou même des mains. D’après certaines statistiques, il paraît que le cerveau féminin moderne est resté presque stationnaire, tandis que le crâne de l’homme s’est développé dans de notables proportions. Le cerveau d’une parisienne n’est pas plus grand que celui d’une chinoise, et elle a sur celle-ci le désavantage de posséder un pied moins petit.

    En admettant ces faits, on n’en peut pas inférer immédiatement une incapacité congénitale, car la manière dont les femmes ont été toujours traitées par l’homme et l’éducation qu’elles ont reçue ont dû laisser des résultats capables de devenir héréditaires. L’instruction des femmes a été de tout temps en retard sur celle des hommes, et leur esprit, peut-être naturellement moins scientifique, n’a jamais été développé par le contact direct avec le monde extérieur. En Orient et en Grèce, chez les peuples d’où nous vient notre civilisation, la femme (au moins celle de condition aisée et distinguée), fut précisément toujours réduite à un rôle subalterne, enfermée dans le gynécée ou soustraite à tout contact direct avec le monde réel. De là une sorte de tradition d’ignorance et d’abaissement intellectuel qui s’est propagée jusqu’à nous. Il n’y a rien de tel, aujourd’hui, qu’un cerveau de petite fille, élevée à l’ombre paternelle et maternelle, pour recueillir, sans en rien perdre, tout le résidu de la sottise bourgeoise, des préjugés naïfs et orgueilleux d’eux-mêmes, de l’ignorance s’étalant sans avoir conscience de soi, enfin des superstitions s’érigeant en règle de conduite. Mais changez l’éducation, et vous changerez en grande partie ces résultats. D’après la théorie même de Darwin, ce que l’hérédité et l’éducation ont fait, elles peuvent aussi le défaire à la longue. Quand même il resterait des différences générales d’intelligence en faveur du sexe masculin, et que la femme demeurât, comme le lui reproche Darwin, incapable de pousser l’invention aussi loin que l’homme, il n’en résulterait pas qu’on dût remplir l’intelligence et le cœur de la femme avec des idées et des sentiments d’un autre ordre que ceux de l’homme. Autre chose est d’inventer et d’agrandir le domaine de la science, autre chose est de s’assimiler des connaissances déjà acquises ; autre chose est d’élargir l’horizon intellectuel, autre chose est d’adaptor, dès sa naissance, ses yeux et son cœur à cet horizon déjà ouvert.

  43. Sir Rutherford Alcock nous dit aussi qu’au Japon « il est fort rare de voir dans les temples d’autres fidèles que des femmes et des enfants ; les hommes qu’on y rencontre, toujours extrêmement peu nombreux, appartiennent aux basses classes. » On a compilé que « les 5/6 au moins, et souvent les 9/10 » des pèlerins qui se rendent au temple de Jaggernaut, sont des femmes. On raconte aussi que chez les Sikhs, les femmes croient à plus de dieux que les hommes. Tous ces exemples empruntés à des races et à des époques différentes, montrent suffisamment, selon Spencer, que, lorsque nous retrouvons un fait analogue dans les pays catholiques et même, dans une certaine mesure, en Angleterre, il ne faut pas l’attribuer uniquement à l’éducation des femmes : « la cause est plus au fond, dans la nature. » (V. Spencer, la Science sociale, p. 408).
  44. On considère d’habitude la pudeur comme constituée essentiellement par la honte ; mais la honte n’a dû être qu’un des éléments de sa formation. Cette honte s’explique très bien par le sentiment de souillure qu’apportent certaines fonctions, surtout chez la femme, dont les hébreux exigeaient la purification périodique. Le vêtement une fois admis dans les mœurs, d’abord sous forme de simple ceinture, a envahi peu à peu tout le corps (même le visage chez les Orientaux). Il a progressivement développé la pudeur : en effet la pudeur et le vêtement réagissent l’un sur l’autre. L’habitude d’être couvert éveille très rapidement la honte d’être découvert. De petites négresses recueillies par Livingstone reçurent des chemises : peu de jours après s’être habituées à ce vêtement nouveau qui leur cachait le haut du corps, si on les surprenait le matin dans leur chambre, elles se couvraient prestement la poitrine.
  45. Voir nos Problèmes de l’esthétique contemporaine, livre II.
  46. « Parmi les ouvrages de polémique sur le christianisme, j’en citerai un, peut-être un peu vieilli, mais précieux en ce qu’il résume avec assez d’impartialité la masse des objections séculaires et bon nombre d’objections modernes au christianisme, le livre de M. Patrice Larroque intitulé Examen critique des doctrines de la religion chrétienne. »
  47. Ce qui reste établi par les économistes, et ce qu’ont raison de soutenir encore aujourd’hui. M.M. Maurice Block, Courcelles-Seneuil, Paul Leroy-Beaulieu, Othenin d’Haussonville, c’est qu’il est nuisible pour la société de procréer des non-valeurs, des êtres chétifs non faits pour le travail, des mendiants, des incapables, quels qu’ils soient ; or, la misère favoiise la naissance de ces êtres qui sont à charge à la société, et la naissance de tels êtres augmente encore la misère : de là un cercle dont tant d’économistes ont cru sortir par les préceptes de Malthus. Malheureusement, s’il est un caractère universel de la misère, c’est sa fécondité. Dans toutes les nations, les misérables sont et seront toujours ceux qui ont le plus d’enfants Malthus n’a jamais été écouté d’eux ; ceux dont il est écouté sont précisément ceux qui, au point de vue même d’une sage économie politique, devraient être féconds, parce qu’ils peuvent mener jusqu’au bout l’« élevage » et l’éducation des enfants : ce sont les paysans économes, les bourgeois, petits et grands. De telle sorte que la fécondité de la misère est absolument sans remède (sauf l’assistance, la charité, l’émigration) ; mais elle constitue en somme un mal beaucoup moins grand que l’infécondité totale d’une nation, et d’ailleurs elle n’est un mal définitif que parce qu’elle aboutit en dernière analyse à une réelle infécondité. La misère, surtout celle des villes, tue rapideme nt les races lesûina prolifiques.
  48. M. Richet.
  49. Toubeau, la Répartition des impôts, t, II.
  50. Voir M. Baudrillart, les Populations rurales de la Bretagne.
  51. Dr Lagneau, Remarques démographiques sur le célibat en France.
  52. Arist., Polit., II, 6, 13.
  53. Nous n’avons pas à entrer ici dans les détails de l’application. Peut-être la loi ne serait-elle que juste en donnant aux parents dans le besoin le choix entre l’habitation chez leurs enfants, rendue si souvent très pénible, et une somme annuelle, proportionneile au salaire ou aux ressources des enfants, dont elle fixerait le minimum. Cetti^ somme pourrait être perçue par l’État ou la commune et payée par lui au vieillard. Tout père de famille ne tarderait pas à réfléchir que, s’il est un jour dans le besoin et s’il n’a qu’un enfant, il aura droit simplement à une somme donnée ; tandis que, avec dix enfants, il aura droit à la même somme décuplée, peut-être centuplée si quelqu’un d’entre eux s’est enrichi. Une nombreuse famille constituerait ainsi un gage d’indépendance pour le père ; d’autre part, plus celui-ci dépenserait en frais d’éducation, plus il aurait chance de retrouver plus tard l’équivalent. En travaillant à l’augmentation du capital social, il se serait créé à lui-même une sorte d’épargne pour ses vieux jours. - Même en supposant que l’application entière d’une loi de ce genre lût très difficile dans la pratique, il faudrait néanmoins que le droit des parents à une gratitude vraiment active fût reconnu et consacré par un article formel de la loi, traçant aux enfants une ligne de conduite, fixant même une certaine proportionnalité entre leur gain et leurs redevances annuelles à leurs parents. Il faudrait que la loi même contribuât à effacer du langage courant, surtout pour ceux qui ont rempli largement les devoirs de la paternité, ces mots honteux : » être à la charge de ses enfants » ; il faudrait qu’un s’habituât à considérer ce genre de charge non comme un accident pour les enfants, comme un malheur et presque une honte pour les parents, mais comme la conséquence même et l’exercice d’un droit légal.
  54. Voir les Études sur le célibat en France, du Dr G. Lagneau. (Académie des sciences morales et politiques, page 835, année 1885.)
  55. « Les contributions directes elles-mêmes, dit M. Javal, sont, pour une forte part, une taxe sur les enfants : les prestations frappent les fils avant l’âge adulte ; les portes et fenêtres sont un impôt sur l’air et la lumière, dont le poids s’aggrave à mesure que l’accroissement de la famille oblige le père à occuper un plus vaste appartement ; la patente elle-même, s’appliquant au loyer de l’habitation personnelle, est, pour une bonne part, proportionnelle aux charges et non pas aux ressources du contribuable. » (Revue scientifique, no 18, 1er novembre 1884, p. 567). « On sait, dit M. Bertillon, que la ville de Paris paye à l’État l’impôt des locations inférieures à 400 francs. En principe, quoi de mieux ? Mais voyons-en l’application : voici deux voisins ; l’un, garçon, a un logement confortable de deux pièces et leurs accessoires ; l’une de ces chambres ne lui sert à peu près à rien et n’est que pour sa commodité. Celui-là, la ville paye l’impôt à sa place. — À côté loge une famille de quatre enfants, dans trois pièces où ils sont fort à l’étroit et à peine proprement, mais le loyer en est de 500 francs, et il faut que ces malheureux payent : 1o six fois plus d’impôts de consommation que leur voisin ; 2o leur impôt mobilier ; 3o enfin, qu’ils contribuent à la générosité faite à leur voisin, l’heureux célibataire. Évidemment c’est le contraire qui devrait arriver. » (Bertillon, La statistique humaine de la France).
  56. En accordant au concours une bourse à l’un des sept enfants d’un père de famille (suivant une loi de la Révolution récemment reprise et corrigée), on ne fera sans doute qu’un acte de justice, presque de réparation ; mais il ne faut pas croire qu’on obtiendra par là un bien grand résultat pratique. D’une part, le profit qu’on propose au père de famille est trop aléatoire ; d’autre part, la perspective de cet avantage ne pourra toucher que celui qui a déjà six enfants et qui hésite à en avoir un septième ; mais celui qui a six enfants ne pratique pas la loi de Malthus et n’est pas porté à la pratiquer.
  57. Supposons, pour prendre un chiffre un peu au hasard, que la loi frappe d’un impôt équivalent à 20 pour 100 la succession destinée à un fils unique ; elle pourrait frapper de 15 pour 100 seulement la succession destinée à deux enfants, de 10 pour 100 celle de trois, de 8 pour 100 celle de quatre, de 6 pour 100 celle de cinq, de 4 pour 100 celle de six, de 2 pour 100 celle de sept. Enfin les successions destinées à plus de sept enfants pourraient être entièrement déchargées de l’impôt. Remarquons que cette gradation approximative dans le chiffre des impôts existe dès maintenant, mais renversée. Voici en quel sens on pourrait le soutenir : plus la succession doit être morcelée entre un grand nombre d’enfants, plus les frais de vente et de partage deviennent considérables, plus d’autre part la propriété ainsi morcelée perd de sa valeur. On citerait des cas nombreux dans lesquels les successions, devant écheoir à sept ou huit enfants, ont perdu par le partage et la transmission non-seulement vingt, mais vingt-cinq et même cinquante pour cent de leur valeur. Au contraire, l’héritage transmis à un seul héritier n’a à subir que l’impôt actuel, qui est au plus de dix pour cent. Ici, comme partout ailleurs, la loi protège en fait les familles infécondes, elle pousse à la stérilité.
  58. M. Javal, en 1885, a proposé à la Chambre de remplacer l’article 19 de la commission par un article aux termes duquel, quand une famille aurait deux ou trois fils sous les drapeaux, ils ne seraient tenus ensemt)le qu’à trois ans de service, et quand il y en aurait plus de trois, chacun ne ferait qu’un an de service. Cet amendement était inspiré par l’arrêt de la population en France.
  59. On pourrait encore, comme le demande M. Richet, permettre le mariage aux jeunes soldats dans certaines conditions : ils ont l’âge où préciémeat la fécondité est la plus grande.
  60. Pour apprérier la puissance de colonisation de la France, il ne faut pas comparer ce chiffre avec celui de l’émigration dans les autres pays, mais avec le chiffre de l’excédent actuel de notre natalité. Par rapport à ce nouveau point de comparaison, le nombre de 40,000 émigrants (adopté par M. Paul Leroy-Beaulieu) devient considérable, puisque l’excédent annuel de nos naissances n’est pas de 100,000.
  61. Il ne faut pas se figurer la durée minimum de séjour qu’exigerait la loi comme représentant la durée réelle : on ne revient pas de si loin comme on veut, à moins d’une fortune qui est chose rare ; mais le législateur doit tenir compte de l’effet psychologique d’un chiffre, et se dire qu’un émigrant ne part que rarement avec la notion exacte du temps qu’il restera. La plupart des Basques qui émigrent en si grand nombre pour l’Amérique s’imaginent revenir bientôt au pays natal ; les trois quarts ne tardent pas à devenir là-bas de bons citoyens de la république Argentine.
  62. Parmi les causes secondaires qui tendent à diminuer la natalité française et que la loi peut atteindre, signalons l’avortement, qui se pratique en France non moins largement qu’en Allemagne, mais qui a des conséquences bien pires à cause du peu d’enfants que la France produit. Paris a réussi à se créer une réputation dans l’art de l’avortement, et des dames de divers pays y viennent pour se faire avorter. « Un des professeurs de notre école a dit cette année, en plein cours, qu’une sage-femme lui avait avoué faire en moyenne cent avortements par an. » Dr Verrier, Revue scientifique. 21 juin 1881). Pajot affirme que le chiffre des avortements est plus grand que celui des accouchements. Ne serait-il pas possible de remédier en partie à cet état de choses : 1o par le rétablissement des tours ; 2o par une surveillance plus constante sur les livres et les cabinets des sages-femmes et des accoucheurs, analogue à celle qui est exercée à Paris sur les logements garnis ?

    Parmi les principales raisons qui empêchent les mariages, mentionnons les formalités, déjà beaucoup trop compliquées quand il s’agit de deux individus français, et qui deviennent sans nombre quand un français et un étranger sont en question. La loi relative au mariage entre français devrait étre simplifiée le plus possible, afin que le temps perdu, l’ennui causé par les démarches ne pussent point entrer en considération. De plus, on devrait faire les plus grands efforts pour faciliter les mariages entre français et étrangers, unions dont les résultats sont généralement bons pour la race et qui rencontrent des obstacles dans les lois très arriérées de certains pays ; cette dernière question rentre dans le ressort de la diplomatie.

    D’autres causes que la loi peut moditier, agissent encore en France, sinon pour diminuer la natalité, du moins, — ce qui revient au même, — pour augmenter la mortalité des enfants. En premier lieu il faut compter l’industrie des nourrtws, qui pourrait être l’objet d’ume surveillance beaucoup plus grande encore qu’elle ne l’est depuis la loi Roussel. En second lieu, la situation déplorable où se trovent les enfants illégitimes sur lesquels la mortalité est beauconp plus grande en France que dans les autres pays : une partie est inscrite au nombre des morts-nés par suite de crimes non constatés que les statistiques médicales rendent pourtant probables ; une autre partie meurt de faim dans la seconde semaine de la naissance, par suite de la négligence ou de la cruauté des mères. Le rétablissement des tours serait encore ici un premier remède. En troisième lieu mentionnons la mortalité exceptionnelle qui frappe en France les adultes de 20 à 25 ans, et qui ne saurait guère avoir d’autre cause que l’administration inintelligente de l’armée. C’est sur tous les points à la fois que le politique, le législateur, l’administrateur, doivent porter leur attention pour lutter contre le courant qui entraîne la dépopulation de la France.

  63. Nous croyons par exemple qu’un père de famille, lorsqu’il dote son fils à vingt-cinq ans, pourrait souvent prendre pour mesure de sa générosité la somme que son fils peut épargner et épargne réellement en une année de travail. Libre au père de décupler, de centupler même cette somme ; mais il devrait la prendre pour base de ses calculs, au lieu de s’en rapporter exclusivement et grossièrement soit à des principes assez trompeurs d’égalité, soit à une affection qui peut être elle-même un principe d’inégalité. Nous connaissons un jeune homme qui, à vingt-huit ans, avait gagné par lui-même, après dix ans de travail, une quarantaine de mille francs : ses parents lui constituèrent une dot qui triplait cette somme.
  64. Voir l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 53, et la Morale anglaise contemporaine, 2e partie.