L’Ironie - Étude psychologique
L’IRONIE
ÉTUDE PSYCHOLOGIQUE
L’ironie est une attitude de pensée qui relève à la fois de la psychologie individuelle et de la psychologie sociale. — De la dernière, il est vrai, moins directement que de la première.
Car l’ironie est, par ses origines, un sentiment plutôt individualiste. Elle est telle du moins en ce sens qu’elle requiert certaines dispositions individuelles de nature spéciale et en ce sens aussi qu’elle semble jaillir du fond le plus intime de la personnalité.
Cela est si vrai que l’ironie devient difficilement un sentiment collectif et on peut remarquer qu’elle n’est guère goûtée, ni même comprise par les foules et par les collectivités. — D’autre part, l’ironie n’est pas non plus un sentiment proprement social par son objet. Car l’ironie peut s’appliquer à d’autres objets et s’exercer sur d’autres thèmes que la vie sociale. On peut ironiser sur soi-même, sur la nature, sur Dieu. L’ironie a devant elle un domaine infini, et on peut dire qu’elle s’étend à la réalité universelle.
Toutefois, comme la société est pour l’homme un milieu nécessaire, incessant et inévitable, il est naturel que ceux qui ont un penchant à l’ironie dirigent de préférence leur regard sur ce qui les touche de plus près, c’est-à-dire sur la société de leurs semblables. C’est sur la vie sociale, sur ses travers, ses ridicules, ses contradictions, ses étrangetés et ses anomalies de toute sorte, que s’est exercée de tout temps la verve des grands ironistes. On pourrait trouver chez les observateurs, les théoriciens et les peintres de la vie sociale toutes les formes et toutes les nuances de l’ironie ; soit l’ironie misanthropique et méchante d’un Swift, soit l’ironie scientifique et métaphysique d’un Proudhon, soit l’ironie tempérée de sourire et d’indulgence d’un Thackeray ou d’un Anatole France.
Dans ce milieu complexe, ondoyant, déconcertant et menteur qu’est le monde social, l’ironie se déploie comme sur sa terre d’élection.
Elle est une des principales attitudes possibles de l’individu devant la société ; elle est en tous cas une des plus intéressantes. Elle voisine avec d’autres attitudes de pensée qui lui ressemblent sans se confondre avec elle : scepticisme social, pessimisme social, dilettantisme social ou disposition à envisager et à traiter la vie sociale comme un jeu, comme un spectacle tragique ou comique, comme un mirage amusant, troublant et décevant, dont on jouit esthétiquement sans le prendre au sérieux.
C’est comme attitude de l’individu devant la société que l’ironie intéresse le psychologue social. Il importe toutefois, avant d’examiner les causes sociales de l’ironie ou les applications qu’on en peut faire au spectacle de la société, de dire un mot des conditions psychologiques générales qui l’engendrent ou qui la déterminent.
Si l’on cherche le principe générateur de l’ironie, il semble qu’on le rencontre dans une sorte de dualisme qui peut revêtir différentes formes et donner lieu à diverses antinomies. C’est tantôt le dualisme de la pensée et de l’action ; tantôt celui de l’idéal et du réel, tantôt celui de l’intelligence et du sentiment ; tantôt celui de la pensée abstraite et de l’intuition.
Ce dernier dualisme forme, comme on sait, d’après Schopenhauer, le fond même de l’explication du ridicule. — On sait que, suivant Schopenhauer, ce qui provoque le rire, c’est une incompatibilité inattendue entre l’idée préconçue (abstraite) que nous nous faisons d’une chose et l’aspect réel que nous montre soudain cette chose et qui ne répond nullement à l’idée que nous nous en étions faite. — Le problème de l’ironie reçoit quelque lumière de cette explication du rire. « Quand un autre rit de ce que nous faisons ou disons sérieusement, nous en sommes vivement blessés, parce que ce rire implique qu’entre nos concepts et la réalité objective, il y a un désaccord formidable. C’est pour la même raison que l’épithète « ridicule » est offensante. Le rire ironique proprement dit semble annoncer triomphalement à l’adversaire vaincu combien les concepts qu’il avait caressés sont en contradiction avec la réalité qui se révèle maintenant à lui. Le rire amer qui nous échappe à nous-mêmes quand nous est dévoilée une vérité terrible qui met à néant nos espérances les mieux fondées est la vive expression du désaccord que nous reconnaissons à ce moment entre les pensées que nous avait inspirées une sotte confiance aux hommes ou à la fortune et la réalité qui est là devant nous[1]. »
Ainsi le rire et l’ironie auraient une même source. Mais d’où vient que le rire est gai, tandis que l’ironie est plutôt douloureuse ? Schopenhauer a bien expliqué la raison de l’élément de gaîté inclus dans le rire ; mais il n’a pas insisté sur l’élément de douleur et même d’angoisse qui se glisse souvent dans l’ironie. « En général, dit Schopenhauer, le rire est un état plaisant. L’aperception de l’incompatibilité de l’intuition et de la pensée nous fait plaisir et nous nous abandonnons volontiers à la secousse nerveuse que produit cette aperception. Voici la raison de ce plaisir. De ce conflit qui surgit soudain entre l’intuitif et ce qui est pensé, l’intuition sort toujours victorieuse ; car elle n’est pas soumise à l’erreur, n’a pas besoin d’une confirmation extérieure à elle-même, mais est sa garantie propre. Ce conflit a en dernier ressort pour cause, que la pensée, avec ses concepts abstraits, ne saurait descendre à la diversité infinie et à la variété des nuances de l’intuition. C’est ce triomphe de l’intuition sur la pensée qui nous réjouit. Car l’intuition est la connaissance primitive, inséparable de la nature animale ; en elle se représente tout ce qui donne à la volonté satisfaction immédiate ; elle est le centre du présent, de la jouissance et de la joie, et jamais elle ne comporte d’effort pénible. Le contraire est vrai de la pensée : c’est la deuxième puissance du connaître ; l’exercice en demande toujours quelque application, souvent un effort considérable ; ce sont ses concepts qui s’opposent fréquemment à la satisfaction de nos vœux, car, résumant le passé, anticipant l’avenir, pleins d’enseignement sérieux, ils mettent en mouvement nos craintes, nos remords et nos soucis. Aussi devons-nous être tous heureux de voir prendre en défaut cette raison, gouvernante sévère et infatigable jusqu’à en devenir importune. Et il est naturel que la physionomie du visage, produite par le rire, soit sensiblement la même que celle qui accompagne la joie[2]. »
L’explication de Schopenhauer est exacte, mais incomplète en ce qui concerne l’ironie.
Ce qui fait la gaîté du rire, dit Schopenhauer, c’est la revanche de l’intuition sur la notion abstraite.
Mais l’ironie qui renferme quelque chose de douloureux n’est-elle pas caractérisée par la même défaite de la notion ? — Sans doute, et c’est là précisément ce qui la rend douloureuse. Mais il importe d’en bien marquer la raison qui, selon nous, est la suivante : en tant qu’êtres pensants, la défaite de la pensée, de la raison, nous est pénible. Nous ne pouvons, quoique nous en ayons, nous dépouiller de notre raison et nous ne pouvons, sans inquiétude et sans souffrance, la voir convaincue de fausseté et de myopie. De plus notre raison est, par essence, optimiste ; naïvement optimiste, confiante en elle-même et dans la vie. Il nous est cruel de voir cet optimisme brutalement démenti par les argumenta baculina de l’expérience ; et c’est là la source de l’élément d’inquiétude et de tristesse qui entre dans l’ironie, dans celle du moins qui s’applique à nous-mêmes et à notre propre sort. — Ajoutons que la raison n’a pas seulement un usage théorique ; elle a un usage pratique ; elle nous sert d’arme dans la lutte pour la vie et il est inquiétant pour nous de reconnaître que cette arme est d’une mauvaise trempe et sujette à se fausser. — On voit que la source de l’ironie est, comme celle du rire, dans cette dualité de notre nature. Elle provient de ce que nous sommes à la fois des êtres intuitifs qui sentent et des êtres intelligents qui raisonnent. Nous prenons pied alternativement et suivant l’heure, dans chacune de ces deux parties de notre nature, ce qui nous invite alternativement et suivant le point de vue à fêter la défaite de notre raison (comme dans le rire) ou de contempler cette défaite avec angoisse (comme dans l’ironie). Car, au fond, quand nous fêtons la défaite de la raison, c’est la défaite de nous-mêmes que nous fêtons. Et c’est pourquoi l’ironie qui est proche parente de la tristesse et qui renferme quelque chose de douloureux et de tragique, est un sentiment plus profond et plus conforme à notre nature que le rire. Ce dernier se teinte lui-même de mélancolie et devient le rire amer dont parle Schopenhauer quand il se moque de notre propre détresse. — Quant à la distinction faite par Schopenhauer entre l’ironie et l’humour, l’une objective (tournée contre autrui), l’autre (l’humour) appliqué à soi-même, nous la croyons simplement verbale. La vérité est que l’ironie peut s’appliquer à soi-même aussi bien qu’à autrui. L’ironie de H. Heine est un jeu perpétuel de sa propre détresse. L’exemple le plus parfait de cette ironie sur soi-même est le passage célèbre où l’auteur de l’Intermezzo raconte comment, autrefois, dans sa période de belle santé, il s’était cru Dieu ; mais comment aujourd’hui, sur son lit de maladie et de souffrance, il ne se divinise plus du tout, mais il fait au contraire amende honorable à Dieu et a grand besoin « d’avoir quelqu’un dans le ciel à qui il puisse adresser ses gémissements et ses lamentations pendant la nuit, quand sa femme est couchée ».
Le conflit entre la notion abstraite et l’intuition n’est qu’un des aspects du dualisme dans lequel l’ironie prend sa racine. Le dédoublement de la pensée et de l’action, de l’idéal et du réel, tient de près au précédent et n’est pas moins mystérieux ni moins troublant. N’est-ce pas, en effet, une étrange condition que celle d’un être qui est capable de se dédoubler en acteur et en spectateur dans le drame de la vie, qui s’élance vers les hauteurs de l’idéal pour retomber l’instant d’après dans les servitudes et les petitesses de la vie réelle ? Ce sont ces « contrariétés » de notre nature qui avaient conduit Pascal à installer un ironisme transcendant au cœur de la philosophie. Amiel voit aussi dans ce dédoublement, dans cette Doppelgängerei, une source d’ironie. « Mon privilège, dit-il, c’est d’assister au drame de ma vie, d’avoir conscience de la tragi-comédie de ma propre destinée, et plus que cela d’avoir le secret du tragi-comique, c’est-à-dire de ne pouvoir prendre mes illusions au sérieux, de me voir pour ainsi dire de la salle sur la scène, d’outre-tombe dans l’existence, et de devoir feindre un intérêt particulier pour mon rôle individuel, tandis que je vis dans la confidence du poète qui se joue de tous ces agents si importants, et qui sait tout ce qu’ils ne savent pas. C’est une position bizarre, et qui devient cruelle quand la douleur m’oblige à rentrer dans mon petit rôle, auquel elle me lie authentiquement et m’avertit que je m’émancipe trop en me croyant, après mes causeries avec le poète, dispensé de reprendre mon modeste emploi de valet dans la pièce. — Shakespeare a dû éprouver souvent ce sentiment, et Hamlet, je crois, doit l’exprimer quelque part. C’est une Doppelgängerei tout allemande et qui explique le dégoût de la vie réelle et la répugnance pour la vie publique si communs aux penseurs de la Germanie. Il y a comme une dégradation, une déchéance gnostique à replier ses ailes et à rentrer dans sa coque grossière de simple particulier[3]. »
Mais la source la plus fréquente de l’ironie est peut-être la dissociation qui s’établit dans une âme entre l’intelligence et la sensibilité. Les âmes qui sont capables d’une telle dissociation sont celles où domine une intelligence très vive, étroitement unie à la sensibilité. « Toutes les intelligences originales, dit M. Remy de Gourmont, sont ainsi faites : elles sont l’expression, la floraison d’une physiologie. Mais, à force de vivre, on acquiert la faculté de dissocier son intelligence de sa sensibilité : cela arrive, tôt ou tard, par l’acquisition d’une faculté nouvelle, indispensable, quoique dangereuse, le scepticisme[4]. » — C’est parmi les sentimentaux que se recrutent les ironistes. Ils cherchent à se libérer de leur sentimentalisme et comme outil, ils emploient l’ironie. Mais le sentimentalisme résiste et laisse percer le bout de l’oreille à travers l’intention ironiste. D’autres se complaisent dans leur sentimentalisme ; ils le chérissent et ne voudraient, pour rien au monde, arracher et rejeter loin d’eux la fleur délicate du sentiment. Chez ceux-là l’ironie sert de voile au sentiment. Elle est une pudeur de la passion, de la tendresse ou du regret. — Il y a une jouissance d’une espèce particulière dans ces états complexes d’une sensibilité passionnée qui se moque ou fait semblant de se moquer d’elle-même. Il y a là aussi une source d’inspiration à laquelle ont puisé les grands artistes de la Douleur, un Heine par exemple. L’ironie peut avoir ainsi un double aspect selon que domine en elle l’une ou l’autre des deux puissances en lutte : l’Intelligence ou la sensibilité. L’ironie est la fille passionnée de la Douleur ; mais elle est aussi la fille altière de la froide intelligence. Elle unit en elle deux climats opposés de l’âme. Heine la compare à du champagne glacé parce que, sous son apparence glaciale, elle recèle l’essence la plus brûlante et la plus capiteuse.
Ce n’est pas seulement entre l’intelligence et la sensibilité que peuvent surgir ces conflits qui engendrent l’ironie. Il peut aussi se produire des déchirements au sein de la sensibilité elle-même entre plusieurs instincts opposés. L’évolution de la vie est une lutte perpétuelle entre nos instincts. En nous voisinent des aspirations, des sympathies et des antipathies, des amours et des haines qui cherchent à s’étouffer. En particulier l’instinct individualiste cherche à tuer en nous l’instinct social, et vice versa. Vous êtes dans un de ces moments où le contact avec les hérissons humains dont parle Schopenhauer vous replie sur vous-même. Votre bonne volonté d’animal social s’est butée à pas mal de sottises, de vilenies grégaires, et l’instinct de solitude se met à parler en vous plus haut que l’instinct social. Vous vous retranchez dans un altier stoïcisme individualiste ; vous élevez une barrière entre la société de vos semblables et vous ; vous fermez les yeux, vous bouchez les oreilles au monde social comme Descartes faisait pour le monde sensible ; vous opposez un halte-là impérieux aux suggestions ambiantes et vous dites comme le personnage du poète : « Moi seul et c’est assez ». Mais au même moment une vague mystérieuse de sympathie humaine monte en vous, un écho d’anciennes paroles de pitié… Vous vous souvenez d’avoir, vous aussi, sucé le lait de la tendresse humaine, et un besoin de serrer une main amie, d’entendre des paroles fraternelles, vous rend amère votre solitude volontaire. — À quoi cela aboutit-il ? À un compromis assez piteux entre les deux instincts en lutte, compromis que Maupassant a bien exprimé : « Chacun de nous, sentant le vide autour de lui, le vide insondable où s’agite son cœur, où se débat sa pensée, va comme un fou, les bras ouverts, les lèvres tendues, cherchant un être à étreindre. Et il étreint à droite, à gauche, au hasard, sans savoir, sans regarder, sans comprendre, pour n’être plus seul. Il semble dire, dès qu’il a serré les mains : « Maintenant, vous m’appartenez un peu. Vous me devez quelque chose de vous, de votre vie, de votre pensée, de votre temps. » Et voilà pourquoi tant de gens croient s’aimer qui s’ignorent entièrement, tant de gens vont les mains dans les mains ou la bouche sur la bouche, sans avoir pris le temps même de se regarder. Il faut qu’ils aiment, pour n’être plus seuls ; qu’ils aiment d’amitié, de tendresse, mais qu’ils aiment pour toujours… Et de cette hâte à s’unir naissent tant de méprises, d’erreurs et de drames. Ainsi que nous restons seuls, malgré tous nos efforts, de même nous restons libres malgré toutes les étreintes[5]. » — Comment le philosophe ne verra-t-il pas un nouveau thème d’ironie dans la bataille que se livrent en nous l’instinct de sociabilité et l’instinct d’égotisme, et dans le misérable et précaire compromis qui s’institue entre eux et qui constitue la trame de notre vie ?
On le voit, de quelque côté qu’on se tourne, on reconnaît que la Muse des Contrastes est le véritable musagète de l’Ironie. Une intelligence ironiste n’est jamais une intelligence simpliste. Elle est forcément une intelligence dualiste, bilatérale, dominée par cette Doppelgängerei, dont parle Amiel, de poser des thèses et des antithèses autour desquelles se joue le génie énigmatique de l’Ironie. Elle déplace à volonté son centre de gravité et par là même son centre de perspective. C’est pourquoi l’ironie est légère et ailée comme la fantaisie.
On voit à présent quel est le principe métaphysique de l’ironie. Il réside dans les contradictions de notre nature, et aussi dans les contradictions de l’univers ou de Dieu. L’attitude ironiste implique qu’il existe dans les choses un fond de contradiction, c’est-à-dire, au point de vue de notre raison, un fond d’absurdité fondamental et irrémédiable. Cela revient à dire que le principe de l’ironie n’est autre que le pessimisme. C’est une conception essentiellement pessimiste que celle de cette Loi d’Ironie que plusieurs penseurs de notre temps ont formulée presque dans les mêmes termes et sans s’être donné le mot. Nous la trouvons chez Ed. de Hartmann. « C’est une remarque triviale, dit-il, que l’homme le plus prévoyant est incapable de calculer la portée de ses actes. Une fois que la flèche a quitté l’arc, que la balle a quitté le fusil, que la pierre a quitté la main qui l’a lancée, elles appartiennent au diable, comme le dit le proverbe… » Plus loin, Hartmann parle de « cette loi historique générale qui veut que les hommes sachent rarement et obscurément les buts auxquels ils tendent et que ces buts se transforment entre leurs mains en fins toutes différentes. Cela peut être appelé l’Ironie de la nature et n’est qu’une suite des ruses de l’Idée inconsciente[6]. » — Amiel insiste à diverses reprises sur la même pensée : « Chemin faisant, dit-il, vu de nouvelles applications de ma loi d’ironie. Chaque époque a deux aspirations contradictoires, qui se repoussent logiquement et s’associent de fait. Ainsi, au siècle dernier, le matérialisme philosophique était partisan de la liberté. Maintenant les darwiniens sont égalitaires, tandis que le darwinisme prouve le droit du plus fort. L’absurde est le caractère de la vie ; les êtres réels sont des contre-sens en action, des paralogismes animés et ambulants. L’accord avec soi-même serait la paix, le repos et peut-être l’immobilité. La presque universalité des humains ne conçoit l’activité et ne la pratique que sous la forme de la guerre, guerre intérieure de la concurrence vitale, guerre extérieure et sanglante des nations, guerre enfin avec soi-même. La vie est donc un éternel combat, qui veut ce qu’il ne veut pas, et ne veut pas ce qu’il veut. De là ce que j’appelle la loi d’ironie, c’est-à-dire la duperie inconsciente, la réfutation de soi par soi-même, la réalisation concrète de l’absurde[7]. »
M. Jules de Gaultier a retrouvé de son côté et sans l’emprunter aux penseurs précédents cette loi d’ironie dont il fait un usage important dans une philosophie qui, si elle n’est pas pessimiste, se présente du moins comme nettement hostile au béat rationalisme optimiste qui fait de la logique humaine la norme et la mesure des choses[8].
L’ironisme social n’est qu’un cas particulier de l’ironisme métaphysique dont on vient d’énoncer la formule. C’est sur le terrain social que la loi d’ironie trouve ses plus notables applications. La source de l’ironisme social réside ici encore dans les contradictions dont fourmille le spectacle des idées, des croyances, des usages, des mœurs en vigueur parmi les hommes, soit à des époques différentes, soit à la même époque de l’évolution humaine. La loi d’ironie fonctionne, d’après Amiel, dans le champ de l’histoire d’une manière inlassable. L’esprit pénétrant, ondoyant, inquiet et paradoxal de Proudhon découvre partout des antinomies sociales irréductibles. Il se joue au milieu des contradictions comme dans son élément propre, se délectant au choc des idées, faisant saillir l’antinomie des choses, pour déconcerter le lecteur et l’accabler sous l’idée opprimante qu’une divinité cruelle se fait un jeu de regarder sa créature se débattre au milieu des contradictions où elle l’a jetée.
Mais il y a une antinomie sociale qui prime et résume les autres. C’est l’antinomie qui se pose sur les terrains divers de l’activité humaine entre les aspirations et les exigences de l’individu d’une part, et d’autre part les aspirations et les exigences de la société. Si cette antinomie est réelle, c’en est fait des prétentions dogmatiques du rationalisme et de l’optimisme social ; c’est le pessimisme et l’ironisme social qui est le vrai. Un personnage romantique du roman de Sainte-Beuve : Volupté, M. de Couaen, exprimait déjà cette loi d’ironie sociale : « Il y a une loi, probablement un ordre absolu sur nos têtes, quelque horloge vigilante et infaillible des astres et des mondes. Mais, pour nous autres hommes, ces lointains accords sont comme s’ils n’étaient pas. L’ouragan qui souffle sur nos plages peut faire à merveille dans une harmonie plus haute ; mais le grain de sable qui tournoie, s’il a la pensée, doit croire au chaos… Les destinées des hommes ne répondent point à leur énergie d’âme. Au fond, cette énergie est tout dans chacun ; rien ne se fait ou ne se tente sans elle ; mais entre elle et le développement où elle aspire il y a l’intervalle aride, le règne des choses, le hasard des lieux et des rencontres. S’il est un effet général que l’humanité en masse doive accomplir par rapport à l’ensemble de la loi éternelle, je m’en inquiète peu. Les individus ignorent quel est cet effet : ils y concourent à l’aveugle, l’un en tombant comme l’autre en marchant. Nul ne peut dire qu’il ait plus fait que son voisin pour y aider. Il y a une telle infinité d’individus et de coups de dés humains qui conviennent à ce but en se compensant diversement, que la fin s’accomplit sous toutes les contradictions apparentes ; le phénomène ment perpétuellement à la loi ; le monde va et l’homme pâtit ; l’espèce chemine et les individus sont broyés[9]. »
Cette façon énergique d’opposer la destinée de l’ensemble à la destinée des individus contient en germe tout le pessimisme et tout l’ironisme social.
On le voit, la philosophie de l’ironie se résout en un nihilisme métaphysique et social, qui pourrait prendre pour devise ce vers d’Amiel :
La nature et la société ne sont qu’un tissu de contradictions et d’illusions. Notre moi n’échappe pas à l’universelle loi d’ironie ; il est lui-même, à ses propres yeux, une perpétuelle contradiction et une perpétuelle illusion. Il se rit de lui-même, de sa propre incertitude et de son propre néant.
C’est ici qu’apparaît la différence qu’il faut marquer entre l’ironie et le cynisme.
Le cynisme est un égotisme transcendant. L’égoïsme, l’égoïsme porté à l’absolu est, comme l’a très bien montré M. le Dr Tardieu[10], le principe métaphysique du cynisme. Le cynique ne prend rien au sérieux, si ce n’est toutefois son propre moi, son propre égoïsme. Ce dernier n’est pas pour lui une illusion, mais une réalité, la réalité par excellence, la seule réalité. Devant la ruine de tout le reste, le cynique a sur les lèvres le salut triomphant de Stirner : Bonjour, Moi ! L’ironiste, lui, ne prend pas son moi plus au sérieux que tout le reste. Il y a une ironie envers soi-même aussi sincère et aussi profonde, sinon davantage, que celle qui s’adresse à autrui et au monde. L’ironie recouvre un fond d’agnosticisme, une hésitation douloureuse et résignée, un inquiet pourquoi sur le fond des choses ; le doute même qu’il existe un fond des choses ; la question d’Hamlet : Être ou ne pas être ? Le cynisme est un état d’âme tranchant et simpliste. Il est une forme grossière du sentiment de l’absolu. L’ironisme est un état d’âme nuancé. Par le dédoublement, la Doppelgängerei qu’il implique, il est une forme du sentiment du relatif.
Le cynisme est la pente des natures vulgaires. Suivant la remarque du Dr Tardieu, il est le fait des sensuels, des égoïstes, des méchants, des ambitieux effrénés ou déçus, des lâches, des âmes de valets. Julien Sorel est un cynique plutôt qu’un ironiste. Le cynisme est une quintessence d’égoïsme qui suppose un manque de noblesse d’âme. L’ironie suppose une intelligence fine et nuancée, une grande délicatesse sentimentale, un raffinement de la sensibilité qui ne se rencontrent pas chez les êtres vulgairement et platement égoïstes.
Par là aussi l’ironie se distingue du rire. Le rire est vulgaire, plébéien. D’après Nietzsche, aucun geste de l’animal n’égale la vulgarité du rire humain. Cette observation est très juste. Il faut avoir vu le rire de certains hommes. — Le rire est grégaire, bestial. Il est le ricanement heureux des imbéciles triomphant de l’intelligence par un accident et un hasard. Le rire est l’arme des lâches coalitions grégaires. Le ridicule est une brimade sociale contre celui qui se trouve en contravention avec un préjugé et qui est jeté, par là même, en marge du troupeau. Ce qui fait l’infériorité intellectuelle du rire, c’est qu’il est toujours une manifestation sociale. L’ironie est au contraire un état d’âme individuel. Elle est la fleur de désillusion, la fleur funéraire qui fleurit dans le recueillement solitaire du moi.
Le contraire de l’ironie, c’est le sérieux, le pectus, comme dit Amiel. Toutefois cela n’est vrai qu’en partie. Car l’ironie profondément sentie et intellectuellement motivée a elle-même quelque chose de sérieux et même de tragique. Cela est si vrai que les âmes les plus sérieuses, les plus passionnées — la passion est toujours sérieuse — sont aussi les plus enclines à l’ironie, quand les circonstances les y portent. Amiel en est lui-même un exemple. Il a compris admirablement la double nature du sérieux et de l’ironie, tout en donnant la préférence au premier. « La raison, dit-il, pour laquelle l’ironie à perpétuité nous repousse, c’est qu’elle manque de deux choses : d’humanité et de sérieux. Elle est un orgueil, puisqu’elle se met au-dessus des autres… Bref on traverse les livres ironiques, on ne s’attache qu’à ceux où il y a du pectus[11]. »
L’espèce de gens à qui l’ironie est antipathique éclaire aussi sa nature. Ce sont les femmes et le peuple. Le peuple ne comprend pas l’ironie ; la femme non plus. Le peuple voit sous l’ironie un orgueil de l’intelligence, une insulte à Caliban. Quant à la femme, elle est peuple par son incompréhension et par son mépris de l’intelligence. Le paradoxe de Schopenhauer reste vrai. La femme est surtout une physiologie et une sensibilité, non un cerveau. L’ironie, attitude de cérébral en qui s’affirme le primat de l’intelligence sur le sentiment, lui est suspecte et antipathique. La femme est et reste un être passionné dans sa chair et dans ses nerfs. Or l’ironie glace la passion ; elle est le sourire méphistophélique qui se joue autour de la divinité qui reste le vrai culte de la femme : l’amour.
Ce qui vient d’être dit nous permet de résumer en quelques traits les caractères psychologiques de l’ironie.
Comme nous l’avons dit, l’ironie est une attitude essentiellement pessimiste. L’ironie se fait jour chez ceux en qui s’affirme le sentiment profond des désharmonies cachées sous les harmonies superficielles dont une certaine philosophie optimiste décore les avenues et les façades de la vie et de la société. Le véritable ironiste est celui qui n’a pas seulement de ces désharmonies une vue théorique et abstraite, mais une expérience directe et une intuition personnelle. Il faut posséder, pour devenir un ironiste, la faculté de s’étonner. L’homme qui ne s’étonne pas, qui n’est pas saisi devant ce qui est plat, vulgaire et bête, de cette stupéfaction douloureuse dont parle Schopenhauer et dont il fait le musagète de la philosophie, celui-là ne sera jamais un ironiste. Un Thackeray, un Anatole France ont évidemment éprouvé devant la vanité et la sottise de leurs contemporains cette petite secousse de stupéfaction qui vous traverse comme une commotion électrique ; sinon ils n’auraient pas écrit ces chefs-d’œuvre d’ironie légère, souriante et cinglante : le Livre des Snobs et les Histoires contemporaines.
L’ironie est souvent provoquée par un heurt brusque de la conscience individuelle et de la conscience sociale, par la vision subite de ce qu’il y a de stupidement et d’impudemment mensonger dans les simulacres sociaux. L’individu trouve alors que ces simulacres ne valent pas qu’on les discute sérieusement et que tout ce qui leur convient est le sourire de l’ironie.
L’ironie est donc un sentiment individualiste et, jusqu’à un certain point, antisocial. Car, par son sourire méphistophélique, l’ironiste annonce qu’il s’est isolé, qu’il s’est retiré de la scène du monde, qu’il est devenu un pur contemplateur et que là, sous les templa serena de la pure et immaculée connaissance, il se rit des entraves sociales, des conventions, des rites et des momeries de tout genre qui, comme autant de fils, font mouvoir les marionnettes de la comédie sociale. Antisocial, l’ironiste l’est encore par son dédain de ces préjugés qu’on décore du nom de principes. Il se rit du philistin, de l’homme aux préjugés immuables d’Ibsen ; et réciproquement il est lui-même en horreur au philistin, c’est-à-dire à l’être social par excellence. Cette attitude est admirablement décrite dans Adolphe : « J’avais contracté une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j’entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu’elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire, non que j’eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j’étais impatienté d’une conviction si ferme et si lourde… Je me donnai, par cette conduite, une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. On eût dit qu’en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confiance qu’ils m’avaient faite ; on eût dit qu’en se montrant à mes yeux tels qu’ils étaient, ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence ; je n’avais point conscience d’avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière, j’en trouvais à les observer et à les décrire, et ce qu’ils appelaient une perfidie me paraissait un dédommagement très innocent et très légitime[12]. »
Attitude essentiellement intellectuelle, l’ironie est par là même une attitude aristocratique. L’ironiste a conscience d’être placé à un point de vue supérieur d’où il plane très haut au-dessus des intérêts et des soucis dont le grouillement compose la vie sociale. L’ironiste est l’aristocrate de l’intelligence comme le philistin en est le roturier ou le bourgeois.
Psychologiquement, une des sources de l’ironie est l’orgueil, cet orgueil qu’Amiel a appelé chez Chateaubriand « le mépris d’un géant pour un monde nain ». Le mépris, quoi qu’on en ait pu dire, est une grande vertu intellectuelle et esthétique. Savoir mépriser est une grande force et une grande supériorité, tout comme savoir admirer. D’ailleurs les deux vont de pair.
Par son aspect individualiste, pessimiste et aristocratique, l’ironie apparaît comme un sentiment essentiellement romantique. L’ironie est un romantisme de la pensée et du sentiment. Un des principaux penseurs romantiques, Frédéric Schlegel, s’est érigé en théoricien de l’ironie. On sait que ce philosophe a entendu la liberté absolue de Fichte, c’est-à-dire le suprême désintéressement, le dépouillement absolu du moi, dans le sens d’un dilettantisme esthétique, d’un ironisme détaché de tous les devoirs, qui annonce déjà l’immoralisme de Nietzsche.
Les héros romantiques : un Adolphe, un M. de Couaen, un M. de Camors, sont des ironistes pessimistes et immoralistes, sérieux toutefois et de portée vraiment philosophique, sans rien de l’emphase mélodramatique des fantoches de Hugo. Les époques classiques sont peu enclines à l’ironie. Le naturalisme qui représente un art populaire et philistin ne l’est pas davantage. L’ironisme semble donc rester un trait caractéristique de l’art et de la pensée romantiques.
Sur le terrain philosophique, l’ironisme est, cela va de soi, directement opposé à ce rationalisme, que Schopenhauer appelait philistinisme hégélien, qui croit à la vertu de l’idée et qui attend de l’avenir le règne de la Logique dans le monde. Au regard de ce rationalisme humanitaire et moralisant, l’ironie est chose foncièrement immorale. En effet, le but politique et social de ce rationalisme est de former par l’éducation des âmes nullement douteuses, nullement nuancées, nullement ironistes ou sceptiques, mais au contraire des âmes tout d’une pièce, foncièrement dogmatiques et philistines, toutes prêtes à entrer dans les cadres des majorités compactes. Contrairement à ce rationalisme, l’ironisme est dominé par le sentiment de ce qu’il y a de contingent, de hasardeux, d’alogique dans l’évolution humaine, par l’idée de la faillibilité de la raison ratiocinante, à prétentions dogmatiques. À cette raison, l’ironisme oppose ce que Nietzsche appelle la « grande raison », c’est-à-dire le dictamen de la physiologie, le vœu du tempérament individuel, où plongent les humbles origines de nos idées les plus éthérées et de nos certitudes les plus rationalistes et qui se fait un jeu, au moment où nous nous y attendons le moins, de contrecarrer notre sagesse orgueilleuse.
L’Ironie représente, comme on le voit, l’antithèse de l’attitude rationaliste. Elles est différente également de l’attitude critique, qui, comme l’a montré Stirner, n’est qu’une variété de rationalisme. Elle est une attitude essentiellement esthétique. L’ironie, en effet, ne se propose aucun but étranger à elle-même, ni la vérité, ni le bonheur de l’humanité ; elle a sa propre finalité en elle-même. Elle relève de ce que Nietzsche appelle la pure et immaculée connaissance.
Le rôle du vouloir-vivre y est réduit à son minimum. Même là où il subsiste, il cède le pas à l’intelligence contemplative, éclairée sur la vanité des choses et sur sa propre vanité.
La proportion variable de vouloir-vivre et d’intelligence contemplative qui entrent dans l’ironie peut servir à distinguer deux variétés d’ironie : l’ironie intellectuelle et l’ironie sentimentale ou, si l’on veut, émotionnelle.
L’ironie intellectuelle est celle qui procède ou semble procéder de la seule intelligence contemplative, froide et impassible comme elle. Cette ironie a sans doute ses racines lointaines dans le vouloir-vivre, dans quelque disposition native ou dans quelque expérience sentimentale, quelque passion ou quelque désillusion ; mais elle semble actuellement vidée de tout contenu émotionnel ou passionnel et parvenue à l’impassibilité absolue, au détachement complet de la réalité. Telle est l’ironie de Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. Chez cet artiste, le détachement du fond a pour contrepartie le culte — porté à l’absolu — de la forme, et fait ainsi triompher l’élément intellectuel. Le docteur Noir du Stello, de Vigny, semble aussi représenter le pur ironisme intellectuel.
L’ironie sentimentale ou émotionnelle est celle où domine et transparaît la passion : tantôt une passion contenue et voilée de mélancolie comme chez Heine, tantôt une passion violente et indomptée qui se manifeste comme chez Swift (ambition déçue) par une verve indignée et vengeresse.
À un autre point de vue, on pourrait distinguer peut-être une ironie spontanée, inconsciente, et une ironie réfléchie, consciente. Cette dernière est la seule, à vrai dire, qui semble au premier abord mériter le nom d’ironie. Car ce qui caractérise l’ironie, c’est une intellectualité très lucide, très consciente des choses et d’elle-même. Toutefois n’oublions pas que le trait essentiel de l’ironie se trouve dans cette dualité de pensée que nous avons dite, dans cette Doppelgängerei qui scinde l’être conscient en deux parties, qui le brise, le désagrège, le rend multiple et inconsistant à ses propres yeux. Or, cette dualité peut exister chez un être humain à l’état spontané et latent avant de passer à l’état de pleine conscience. M. A. Gide a donné, dans son roman l’Immoraliste, une curieuse peinture d’un cas pathologique d’une âme en voie de désagrégation ou plutôt en voie de transformation et de mutation, qui se joue d’elle-même, de ce qu’elle est et de ce qu’elle possède ; qui détruit peu à peu tout ce qui fait sa vie, par une sorte d’ironisme en action qu’elle pratique inconsciemment.
Signalons enfin une dernière distinction possible entre les variétés de l’ironie. On pourrait distinguer de l’ironie proprement dite, qui est un état d’intelligence et de sensibilité, une sorte d’ironisme pratique qui consiste à ériger l’ironie en méthode de vie, à porter l’ironie dans la vie courante et dans ses rapports avec les hommes. Un écrivain belge, M. Léon Wéry, définit ainsi l’ironie comme méthode de vie : « La vie en ironie accentue et parfait l’esthétisme de l’ironie latente. Elle réalise une vivante œuvre d’art. Elle joue, non plus avec des pensées pures, mais avec les chairs et les os qui donnent un corps aux pensées. L’ironiste devient un dramaturge de la vie même[13]. » Mais, suivant nous, l’ironie ainsi entendue se confond plutôt avec ce cynisme dont Julien Sorel reste le type. L’ironie est essentiellement une attitude contemplative ; elle recouvre un fond philosophique : le pessimisme. Hamlet en reste le type.
Il resterait à apprécier l’ironie et à indiquer son rôle possible dans la phase intellectuelle et morale que nous traversons. Les avis sont naturellement très partagés. Les intelligences vives, nuancées, multilatérales, sont enclines à regarder le simplisme de l’esprit comme une infériorité intellectuelle et reconnaissent à l’ironie une haute valeur intellectuelle et esthétique. On connaît la page éloquente que Proudhon consacre à l’ironie à la fin de ses Confessions d’un révolutionnaire : « La liberté, comme la raison, n’existe et ne se manifeste que par le dédain incessant de ses propres œuvres ; elle périt dès qu’elle s’adore. C’est pourquoi l’ironie fut de tout temps le caractère du génie philosophique et libéral, le sceau de l’esprit humain, l’instrument irrésistible du progrès. Les peuples stationnaires sont tous des peuples graves : l’homme du peuple qui rit est mille fois plus près de la raison et de la liberté que l’anachorète qui prie, ou le philosophe qui argumente… Ironie ! vraie liberté, c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même. Douce ironie ! Toi seule est pure, chaste et discrète…[14] » Stirner célèbre la liberté absolue de l’ironiste, c’est-à-dire du propriétaire de ses pensées. « Propriétaire des pensées, je protégerai sans doute ma propriété sous mon bouclier, juste comme propriétaire des choses, je ne laisse pas chacun y porter la main ; mais c’est en souriant que j’accueillerai l’issue du combat, c’est en souriant que je déposerai mon bouclier sur le cadavre de mes pensées et de ma foi, et en souriant que, vaincu, je triompherai. C’est là justement qu’est l’humour de la chose[15]. » M. Remy de Gourmont dit de son côté : « Il n’est rien de durable sans l’ironie : tous les romans de jadis qui se relisent encore, le Satyricon et le Don Quichotte, l’Âne d’or et Pantagruel, se sont conservés dans le sel de l’ironie. Ironie ou poésie, hors de là tout est fadeur et platitude[16] »
Par contre, les esprits simplistes et dogmatiques ont l’ironie en abomination. Beaucoup la regardent, ainsi que le pessimisme, son compagnon, comme une tare intellectuelle. Nous sommes trop portés, en effet, à qualifier de morbides les manières de sentir ou de penser que nous ne pratiquons pas. Aux yeux du rationaliste, du dogmatique et de l’optimiste, l’ironiste est, comme le pessimiste, un aigri, un ambitieux ou un sentimental déçu, ou encore c’est un malade, un neurasthénique. Cela est commode ; mais cela ne dit rien et ne prouve rien.
Employer le même mode de réfutation vis-à-vis des dogmatiques et des optimistes, leur reprocher leur bonne santé ou leur réussite relative dans la vie ou telles autres conditions ou circonstances génératrices d’optimisme, serait également vain. D’ailleurs, on peut constater aussi qu’il y a parfois des gens bien portants et favorisés du sort qui sont pessimistes et ironistes, et d’autres, de santé ou de fortune médiocres, qui sont résolument optimistes ; et c’est là sans doute encore une application de la loi d’ironie.
Tout ce qu’on peut faire, c’est constater l’existence de ces catégories différentes d’intelligences sans se prononcer sur la valeur des métaphysiques qu’elles inventent. Disons seulement qu’en notre temps de dogmatisme social et moral à outrance, d’évangélisme et de moralisme sous toutes les formes, l’Ironie joue le rôle d’un utile contrepoids et qu’elle doit être la bienvenue auprès des intelligences qui s’efforcent d’être désintéressées.
- ↑ Schopenhauer, Le monde comme volonté, éd. F. Alcan, t. II, p. 233.
- ↑ Schopenhauer, Le monde comme volonté, éd. F. Alcan, t. II, p. 232.
- ↑ Amiel, Journal intime, t. I, p. 64.
- ↑ Remy de Gourmont, Promenades littéraires, p. 108. La sensibilité de Jules Laforgue.
- ↑ Guy de Maupassant, Sur l’Eau, p. 181.
- ↑ E. von Hartmann, Das sittliche Bewusstsein, p. 589.
- ↑ Amiel, Journal intime, t. II, p. 217.
- ↑ Voir le Bovarysme et la Réforme philosophique, p. 136.
- ↑ Sainte-Beuve, Volupté, pp. 74-75.
- ↑ Dr Tardieu, Le cynisme, Revue philosophique, janvier 1904.
- ↑ Journal intime, t. II, p. 305.
- ↑ Benjamin Constant, Adolphe, p. 16.
- ↑ Léon Wéry, De l’Ironie, Le Thyrse, août 1904.
- ↑ Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire, Sub fin.
- ↑ Stirner, L’Unique, trad. Reclaire, p. 440.
- ↑ Remy de Gourmont, Le IIe livre des Masques, p. 125.