L’Irlande religieuse

L’Irlande religieuse
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 891-922).
L’IRLANDE RELIGIEUSE

Lorsque Edouard VII, en ceignant la couronne britannique, dut naguère, selon la tradition, déclarer en un serment solennel et « en présence de Dieu » le catholicisme « superstitieux et idolâtre, » — « idolâtres » ses dix-neuf cent mille sujets catholiques de Grande-Bretagne et ses trois millions et demi de sujets catholiques irlandais, — l’Angleterre catholique sourit et, sûre de sa force, protesta sans s’émouvoir : en Irlande au contraire, tandis que la minorité protestante triomphait bruyamment, fière d’avoir fait maintenir, après avoir craint un moment de voir abroger, cette déclaration fondamentale d’indignité à l’adresse de la majorité « papiste, » celle-ci frémit sous l’injure officielle où elle trouvait une nouvelle raison de haïr l’Angleterre et qui, marque d’opprobre, rappelait et symbolisait à ses yeux tout un passé de souffrances et d’asservissement. C’est que la question religieuse occupe en Irlande une tout autre place qu’en Angleterre. Nulle part elle n’est plus aiguë, nulle part elle n’est plus intimement mêlée à la vie publique ou sociale, à la question politique ou nationale. Et c’est pourquoi nous voudrions, après avoir retracé ici même le mouvement psychologique et le mouvement politique[1], étudier le mouvement religieux de l’Irlande contemporaine.

Entre protestans et catholiques, la lutte dure depuis trois siècles et demi en Irlande, épuisante et désastreuse, déplorée par les vrais patriotes qui tous ont eu pour idéal cette Irlande-Unie qui n’a vécu, il y a un peu plus de cent ans, que juste assez pour montrer qu’elle pouvait vivre. D’un côté la force, la richesse, les honneurs et le pouvoir, le glaive rouillé et le code jauni de la persécution, aux mains de la caste unioniste, de la « garnison » anglaise en Irlande ; de l’autre le nombre, la misère, tout un peuple de vaincus que la conquête anglo-saxonne a dépouillés de leurs terres, de leur aristocratie, de leur gouvernement, séparés des anglicans dans la société par une ligne de démarcation horizontale, — en haut les privilégiés, les amis du « château, » en bas la masse catholique et pauvre, — au lieu de l’être par une coupe verticale comme en Angleterre où le catholicisme compte en ses rangs un duc, des pairs, des bourgeois, des ouvriers, des représentans de toutes les classes sociales[2].

Les catholiques, étant majorité, font la guerre défensive. Il y a en eux moins d’antiprotestantisme que d’antibritannisme : s’ils attaquent la « colonie » anglaise, l’Ascendancy, c’est pour ses privilèges et sa tyrannie bien plutôt que pour sa religion. Qu’un protestant soit nationaliste, nul ne sera plus populaire ; de fait, il y a plusieurs protestans parmi les députés nationalistes, et les mauvaises langues disent même que les électeurs catholiques votent volontiers pour un protestant, s’il est nationaliste, sûrs que celui-là, au moins, ne les trahira pas : n’a-t-il pas brûlé ses vaisseaux ? — Chez les protestans d’Irlande au contraire, — si différens des protestans d’Angleterre, dont ils ne laissent pas de choquer souvent l’esprit libéral et tolérant, — l’anticatholicisme égale ou domine l’antinationalisme. La religion catholique n’est pas seulement pour eux l’ « erreur de Rome ; » c’est la religion des vaincus, et ils la méprisent ; c’est la religion qu’après avoir tout pris à l’Irlande ils n’ont pu confisquer, la religion qui a survécu aux massacres et aux « plantations, » à la famine et aux lois « pénales, » et qui les brave dans leur échec : de ce chef, ils la haïssent. Certes il y a, même en Irlande, des protestans qui ont le courage d’être libéraux ; on voudrait qu’il y en eût davantage ! Rien de pareil au monde, croyons-nous, à l’état d’esprit régnant aujourd’hui encore à Belfast ou à Portadown, où, périodiquement, émeutes et manifestations sont organisées contre les « Papistes, » avec coups de pierres, de poings et de bâton, où les « Papistes » sont insultés par les rues aux cris de Croppies lie down et de To hell with the Pope, les ouvriers « papistes » chassés des usines pour satisfaire les « orangistes : » notez qu’à Belfast, les protestans sont trois contre un ! Dans le reste du pays, tout en prêchant la paix religieuse, en criant à la persécution, on attaque le papisme dans les journaux, les placards, les réunions publiques ; mieux encore, on exclut en pratique les papistes des fonctions d’Etat, des jurys, des meilleures places dans le commerce et l’industrie : no papist need apply, le mot n’est encore que trop souvent vrai en Irlande. — Les papistes, à vrai dire, commencent à regimber sous l’éperon, à revendiquer leur place au soleil, et, récemment, une loi sur le gouvernement local a fait tomber dans leurs mains, par le jeu de l’élection populaire, tous les emplois locaux que monopolisaient autrefois les protestans : de là, par un contre-coup naturel, cette recrudescence de l’anticatholicisme protestant dont on relève actuellement mille signes en Irlande, ces diatribes contre Rome prononcées par des évêques anglicans, ces protestations indignées contre l’établissement d’une université catholique, ces hauts cris jetés lorsque de plus tolérans proposèrent, à la mort de la reine Victoria, de supprimer dans la formule du serment royal la fameuse déclaration contre l’ « idolâtrie » catholique, bref toutes les plaintes d’une oligarchie qui se sent atteinte dans ses privilèges et sa dignité par le relèvement des « idolâtres, » et se désespère de l’échec final des efforts qu’elle a faits, trois siècles durant, pour prendre à l’Irlande sa religion, pour « décatholiciser » Erin.

Ce n’est pas que l’Angleterre et ses représentans en Irlande n’aient tout fait depuis la Réforme pour protestantiser l’ « Ile-Sœur. » On sait de quel magnifique épanouissement religieux, de quelle floraison artistique et intellectuelle avait été suivie cette christianisation irlandaise dont la légende, sinon l’histoire, attribue le succès aux prédications de saint Patrick, et comment, du Ve au VIIIe siècle, l’Ile des Saints et des Docteurs, gardienne de la civilisation, illustrée par sainte Brigitte, par saint Columban, envoyait ses missionnaires par toute l’Europe, et attirait de toutes parts les étudians à ses écoles d’Armagh, de Lismore, de Clonmacnoise. Restaurée par saint Malachie après les invasions danoises, l’Eglise celtique d’Irlande voyait, au XIIe siècle, lors de l’invasion anglo-normande, s’établir auprès d’elle, sur l’étroit domaine de la « colonie » du Pale, une Eglise conquérante, un clergé anglais. Au XVIe siècle, cette Eglise anglaise du Pale acceptait la Réforme : l’Eglise celtique d’Irlande, comme toute l’Irlande celtique, la rejeta, et dès lors, avec la « bonne reine Bess, » commencèrent les persécutions et les confiscations. Ne pouvant « réformer » le catholicisme irlandais, Elisabeth l’interdit ; ne pouvant gagner les Irlandais au protestantisme, elle « planta » en Irlande ses colonies de protestans anglais. Elle « établit » officiellement l’Eglise anglicane d’Irlande, lui livra les Eglises, les biens des monastères, des terres sans limite. Elle massacra, déporta, le peuple des papistes, faisant, dit éloquemment le cardinal Perraud, « peu d’apostats et beaucoup de martyrs. » Cromwell, après la rébellion de 1641, reprit l’œuvre et l’acheva. Hibernia pacata : l’Irlande alors est pacifiée, mais elle reste catholique.

Au XVIIIe siècle, de violente, la persécution se fait légale. Le traité de Limerick ayant en 1691 promis à l’Irlande la liberté religieuse, Guillaume III et la reine Anne lui donnent à la place le célèbre Code pénal, le code de l’oppression et de la corruption, qui, maintenu pendant près d’un siècle, a marqué sur l’âme du peuple asservi une si profonde et si durable empreinte. Les droits politiques, le droit d’enseigner, la plupart des droits civils sont retirés aux catholiques, des barrières légales mises de tous côtés à leur relèvement, tout un système d’appâts offerts aux apostats et aux délateurs. Le culte est toléré, mais à titre provisoire, et à l’exclusion de toute pratique extérieure : évêques, moines et jésuites sont bannis de par la loi ; on ne respecte les séculiers que s’ils se font enregistrer, en prêtant un serment que l’Eglise d’ailleurs déclare illégal. Les prêtres, très réduits en nombre, vivent sous de faux noms, dans des cabanes perdues, toujours à la merci d’une dénonciation des « chasseurs de curés. » A partir de 1778, ce Code pénal, « fruit de la sécurité, » disait Burke, « non de la crainte, » s’abroge peu à peu par morceaux ; c’est alors la fin des grandes persécutions, sinon des efforts secrets ou patens du prosélytisme protestant. Pour la première fois depuis la Réforme, le catholicisme irlandais trouve à la fin du XVIIIe siècle un peu de calme et de tranquillité : dès lors nous le verrons se relever et s’épanouir. Mais suivons d’abord l’histoire de l’Église officielle et « établie, » de « l’Église d’Irlande, » pour lui donner son nom statutaire.


I

L’ « Eglise d’Irlande » est encore à la fin du XVIIIe siècle, et pendant une partie du XIXe , souveraine en Erin. Elle est l’Eglise de la minorité gouvernante, le rempart de la « garnison, » la forteresse avancée de l’Angleterre en Irlande. Soumise au Parlement pour son formulaire et sa discipline, à la Couronne pour le choix des évêques, elle constitue l’une des premières puissances de l’Etat, puissance plus séculière que spirituelle : ses pasteurs, oublieux de leur mission évangélique, se sont faits les agens politiques du gouvernement. Emblème et instrument de l’oppression anglaise, l’ « Etablissement, » comme on l’appelle, comblé par les rois du produit des confiscations, riche des dépouilles de l’Église de Rome, extorquant de plus — au prix de quelles exactions ! — la dîme des paysans « papistes, » pèse d’un poids terrible sur l’Irlande catholique ; il est haï même par les presbytériens. Ses revenus annuels atteignent encore en 1868 la somme brute de sept cent mille livres sterling, dont plus de moitié en dîmes. Fatalement, l’excès des richesses a engendré les abus. Les hauts dignitaires sont comblés et oisifs, le bas clergé vit à peine. Moitié des « bénéficiers, » avec des revenus variant de huit cents à trois mille livres sterling, sont absentéistes. En 1809, il y a encore 199 paroisses où ne se trouve pas un protestant, et 107 où il n’y a de protestans que deux ou trois familles en moyenne, dont celles du parson et du sacristain. Eglises et cathédrales, çà et là, ‘tombent en ruines. Voilà l’Eglise que Macaulay en 1845 définissait « de toutes les institutions du monde civilisé la plus absurde, » et dont un député protestant allait bientôt dire à Westminster dans un discours resté célèbre : « Elle est fondée sur l’injustice. Eglise missionnaire, elle a misérablement échoué. La malédiction de la stérilité est sur elle ; elle n’a point de feuilles, elle ne porte pas de fruits. Coupez-la ! Pourquoi encombre-t-elle le sol ! »

Du jour où l’ère des réparations s’ouvrait, l’ « Etablissement, » instrument de conquête et de tyrannie, était condamné. Par deux fois, l’Angleterre tenta de le sauver en le réformant, en convertissant la dîme en une taxe foncière à la charge des landlords, lesquels s’empressèrent de hausser d’autant les fermages de leurs tenanciers. En 1869 enfin, M. Gladstone dut passer condamnation et faire voter la fameuse loi de « désétablissement, » ou pour prendre le terme français, assez peu exact ici, la séparation de l’Eglise (épiscopale) et de l’État en Irlande : œuvre considérable, dont il n’est pas inutile de préciser quelque peu le caractère, ne fût-ce que pour prévenir les rapprochemens qu’on pourrait être tenté d’établir entre la mesure très libérale et très respectueuse de M. Gladstone et notre récente et jacobine loi de séparation française. L’Eglise « désétablie » ne cesse pas de par la loi, comme on l’a dit, d’être reconnue par l’État, elle cesse d’être une Eglise d’État, un « Etablissement » temporel implanté par l’Angleterre pour le service de sa garnison au milieu et à la charge d’un pays vaincu. D’autre part, la loi ne « sécularise » pas purement et simplement les immenses dotations et dîmes attribuées par l’État à l’Église au temps de la Réforme ; l’Église est mise à même de se reconstituer une dotation nouvelle au moyen de ce qui lui est laissé à titre de compensation pour droits acquis.

Elle perd ses privilèges politiques. Elle n’envoie plus de représentans à la Chambre des lords. Elle n’est plus institution publique, partie intégrante de l’État. La suprématie de la Couronne tombe à son égard, ainsi que les droits du Parlement. En revanche toute liberté lui est laissée pour s’organiser et se gouverner : elle se constitue en effet une sorte de gouvernement représentatif, avec convocations du clergé, synodes diocésains et synode général, etc. Elle est, nous le répétons, reconnue par l’État en tant qu’institution religieuse et non plus temporelle. Elle a son rang de préséance, elle est représentée dans les cérémonies publiques ; officieusement, sinon officiellement, l’Eglise et l’État restent alliés en Irlande.

Qu’advient-il de la fortune, du temporel de l’Eglise désétablie ? Eglises et cathédrales, avec tout leur contenu mobilier, lui sont laissées gratuitement ; les presbytères, à très bas prix[3]. Tout le reste, terres et dîmes, passe aux mains d’une Commission de liquidation chargée d’en réaliser la valeur[4]. La loi, notons-le, réserve et indemnise tous les droits acquis, ceux mêmes des landlords propriétaires de bénéfices, ceux des maîtres d’écoles, chantres, bedeaux, et jusqu’à ceux des fossoyeurs des cimetières : le surplus du Church Fund devra servir d’abord à compenser par une dotation en capital la suppression des crédits annuels en faveur des presbytériens et du collège de Maynooth, et, pour le reste, à satisfaire éventuellement à des besoins d’intérêt public en Irlande.

De tous les droits acquis, les plus importans sont naturellement les droits viagers des membres du clergé : la valeur capitalisée au taux des tables de mortalité et augmentée d’une prime supplémentaire de 12 pour 100, don gracieux de l’Etat, en est versée entre les mains de l’Eglise désétablie qui reçoit de ce chef, pour les 2 043 ministres du culte alors en fonctions[5], un capital de 7 581 075 livres sterling, sur lequel elle a réalisé, toutes compensations payées aux ayans droit, grâce à la prime supplémentaire du Trésor, à une heureuse gestion financière, à un système de transactions pour retraites anticipées, grâce enfin à l’importance même du chiffre des droits acquis, un bénéfice ou profit net qu’on évalue à 3 millions et demi de livres sterling :[6], ou 87 millions et demi de francs, — soit à peu près 150 francs par tête d’épiscopalien irlandais, — sans parler du demi-million sterling qui lui fut remis en représentation des dons et legs reçus par elle depuis 1660, date de sa reconstitution après les temps cromwelliens. Voilà le re-endowment, la dotation nouvelle constituée à l’Église désétablie par l’opération même du désétablissement : ce n’est pas peu de chose, surtout si l’on considère que cela fait à l’Église d’Irlande, avec tout ce qu’elle a mis de côté sur les contributions volontaires de ses membres, un capital assuré, liquide, inattaquable, alors que l’ancienne fortune de 16 millions sterling, fruit des confiscations du passé, rendait peu et rentrait mal, sans cesse menacée par les guerres agraires et les revendications nationalistes.

Le désétablissement n’a donc pas laissé l’Église d’Irlande dans la misère. Il a d’autre part consolidé sa situation en effaçant en elle la marque oppressive et privilégiée, en lui rendant l’indépendance, en rompant ses compromettantes attaches avec le gouvernement et le « château, » avec « ces amis qui avaient été ses pires ennemis, » selon le mot d’un auteur protestant, et qui l’avaient si longtemps associée à leur politique de persécutions et de confiscations. On s’explique donc que plusieurs de ses dignitaires avouent qu’elle a plus gagné que perdu à cette opération de 1869, dont l’exemple sert aujourd’hui d’argument aux partisans du désétablissement de l’autre côté du canal Saint-Georges. Les parsons vivent maintenant en bonne intelligence avec la population catholique, et les évêques ne sont plus des ennemis aux yeux des presbytériens. Les laïques enfin se sont rapprochés des pasteurs, prenant un intérêt nouveau aux choses d’église et une part croissante à la gestion des affaires, et c’est là même ce qui explique que depuis trente ans on ait vu s’accentuer de plus en plus dans la doctrine et le rituel de l’Église d’Irlande, par contraste avec les pratiques de l’Église d’Angleterre, les tendances anti-ritualistes dites de la Basse-Église, low church. — Il faut dire que jamais les deux Églises sœurs n’avaient été en complète harmonie quant à la nature et aux formes de leur protestantisme depuis que la Restauration de 1660 avait ramené dans l’Église d’Angleterre un certain degré de sacerdotalisme, tandis que l’Église d’Irlande avait gardé la marque puritaine de la Révolution. La commune soumission au Parlement et à la couronne d’Angleterre maintenait cependant depuis 1800 entre les deux Églises une certaine uniformité extérieure, bien que la poussée évangélique se fût encore affirmée chez les laïques irlandais dans la première moitié du XIXe siècle. Du jour du désétablissement, tandis que se propagent en Angleterre les tendances ritualistes, les tendances contraires s’accentuent en Irlande, par un contre-coup de la liberté rendue à l’Église et de l’influence nouvelle prise dans son sein par les laïques. Aujourd’hui, s’il y a quelques paroisses « suspectes, » notamment à Dublin, s’il est même vrai que la Divinity school soit imprégnée d’un certain esprit ritualiste en même temps d’ailleurs que rationaliste, l’Irlande épiscopalienne n’en est pas moins dans l’ensemble nettement, agressivement low church, plus proche à bien des égards du calvinisme que de l’anglicanisme. On est « protestant » tout court en Irlande, au moins chez les laïques, et l’on n’a cure de se dire catholique par-dessus le marché, comme on le fait en Angleterre par amour du contradictoire. On est d’autant plus antiritualiste que les catholiques sont plus voisins. « Nous avons ici le papisme dans toute sa beauté, » disait naguère le colonel Saunderson, « pas de danger que nous n’en fassions comme en Angleterre une feinte imitation, a sham imitation ! »

Tout cela tend, on le conçoit, à relâcher les liens naturels qui jadis associaient l’Église d’Irlande à l’Église d’Angleterre, et à accentuer l’isolement où en est réduite aujourd’hui l’Église désétablie, entre les catholiques qui ont pour eux le nombre, les dissidens qu’elle n’a pu se concilier, et l’Église d’Angleterre dont la sépare un différend trop profond. Les évêques ont beau célébrer, quant à eux, la « catholicité » de leur Église, — l’Église historique d’Irlande, disent-ils, vieille de quinze siècles, l’héritière directe de saint Patrick et des premiers apôtres, — son particularisme se fait sentir de plus en plus à ses membres. Impérialistes et unionistes en politique, ils ont été home rulers et nationalistes en religion, et de leur indépendance est né leur isolement. Effet du même esprit : paroisse ou diocèse, chaque unité tend à s’isoler de l’ensemble, l’Épiscopalisme se teinte de congrégationalisme, l’unité de l’Église et l’intérêt commun ne semblent plus s’imposer. Ajoutons que la situation sociale des principaux soutiens de l’Église d’Irlande, des landlords, qui sont presque seuls à subvenir aux frais du culte, est fort menacée : non seulement les lois et guerres agraires ont réduit leurs ressources, mais la législation nouvelle sur le rachat des terres les porte de plus en plus à quitter le pays, avec leurs familles et leurs cliens ruraux, une fois leurs domaines vendus aux paysans. Les campagnes se vident et se videront de plus en plus de protestans. Dès à présent le nombre des paroisses et des diocèses excède les besoins d’une population de fidèles réduite : pourra-t-on « amalgamer » les paroisses sans créer des circonscriptions où l’énormité des distances rendra tout service impossible ? Voudra-t-on renoncer à cette organisation paroissiale à laquelle pour tant de raisons historiques et politiques l’Eglise d’Irlande a toujours attaché tant de prix ? Quoi qu’on fasse, ce ne sera pas une tâche aisée que de faire vivre en Irlande, l’Ulster et les villes exceptés, une Église qui, par la force des choses, paraît vouée à perdre de jour en jour ses propres ouailles.

N’en regagne-t-elle pas, dira-t-on, d’autres par ailleurs, sur les catholiques ? Officiellement, elle ne s’adonne plus aujourd’hui à l’œuvre d’évangélisation des Papistes irlandais, elle l’abandonne à un certain nombre de sociétés spéciales de prosélytisme que patronnent d’ailleurs ses propres dignitaires. Fondées pour la plupart au commencement du XIXe siècle, ces sociétés organisèrent dès l’origine en Irlande un vaste système de secours en nature destinés à acheter les conversions, distributions de vêtemens, de soupes surtout, d’où le nom de souperism appliqué au système, et celui de soupers à ceux qui s’y laissaient prendre : un système établi à la fois sur la corruption c’ l’exploitation de la souffrance, et dont le caractère apparut plus odieux que jamais lors de la grande famine de 1847, quand les paysans mouraient par milliers, par les champs et les routes, refusant le secours offert au prix d’une apostasie. Trois ou quatre seulement ont quelque vitalité apparente aujourd’hui ; elles opèrent dans les quartiers les plus pauvres des grandes villes et les campagnes les plus pauvres de l’Ouest. Prêches en plein air, meetings de controverse, lecture de la Bible sur les places publiques, aux foires et marchés, avec lanterne magique pour attirer la foule, placards attirans, tournées d’agens missionnaires qui promènent avec eux leur « hutte » de bois et ne craignent pas de recevoir quelques horions quand ils agacent par trop les populations : tout cela reste absolument sans résultat. Mais les enfans ne se défendent pas comme les adultes, et ce sont eux que visent surtout les sociétés d’évangélisation. Elles les racolent et les achètent, matériellement ou moralement, pour les instruire dans des écoles protestantes ou les élever dans des homes spéciaux décorés du doux nom de Bird’s nests (nids d’oiseaux). Ce coupable trafic de jeunes âmes, qui s’exerce encore assez largement à Dublin, — il a fallu créer une maison spéciale, dite du Sacré-Cœur, destinée à secourir les enfans « prosélytisés » ou en danger de l’être, — est jugé par les protestans libéraux comme il doit l’être — comme une œuvre de scandale et de dégradation. On peut regretter toutefois qu’aucune voix autorisée du monde épiscopalien ne se soit encore élevée publiquement contre ces pratiques d’un prosélytisme corrupteur, qui ne fait qu’exaspérer les catholiques et nourrir en Irlande l’esprit de guerre religieuse. L’ « Eglise d’Irlande » perd, croyons-nous, plus qu’elle ne gagne à l’œuvre des sociétés de propagande, aux bird’s nests et aux scripture readers. Ce ne sont pas quelques centaines d’âmes d’enfans peu honorablement gagnées au protestantisme qui la fortifieront contre l’avenir. L’expérience est fuite : l’Irlande s’est anglicisée au cours du XIXe siècle, elle ne s’est pas, si l’on nous permet ce mot, « anglicanisée ; » et la déchéance officielle subie par l’épiscopalisme en Irlande a pour contre-partie l’épanouissement du catholicisme irlandais depuis cent ans.


II

Le catholicisme, au sortir des lois pénales, était comme paralysé. Point d’églises, elles ont été prises ou détruites par les protestans ; des « chapelles » sans croix, ni cloche, ni clocher, masures cachées dans les ruelles écartées des villes, hors des regards intolérans de la « garnison » protestante, simples cabanes aux murs de boue séchée dans les campagnes, au sol de terre battue, trop petites pour contenir les fidèles dont la moitié reste à genoux devant la porte. En maint village, on dit la messe en plein air, sur la place. Bien avant dans le XIXe siècle, il n’y avait encore qu’une « chapelle » catholique à Belfast. Un jour à Callan, pendant le saint sacrifice, le toit de la chapelle cède, les hommes en soutiennent le poids sur leurs épaules jusqu’à la cérémonie terminée. Le clergé tout entier reçoit son éducation sur le continent, dans les collèges de Louvain, de Paris, de Douai, de Salamanque, où règne un esprit traditionnel d’obéissance aux lois et aux autorités établies ; loyaliste et conservateur, ferme devant la persécution, il souffre sans révolte, toujours frémissant à la crainte de provoquer de nouvelles tyrannies ; il hait la Révolution française et combat énergiquement l’insurrection des United Irishmen en 1798.

Quel contraste aujourd’hui, et comment dire l’impression de puissance libre et forte qui ressort de toutes les manifestations extérieures du catholicisme irlandais ! Sur 2 418 églises, pas une peut-être qui n’ait été bâtie depuis un siècle. Partout de somptueuses cathédrales, décorées, on regrette de le dire, dans un assez mauvais goût italien ou munichois, et dont on serait tenté de trouver les dimensions excessives, la richesse hors de proportion avec la misère du pays, si l’on ne se disait qu’elles sont le seul luxe que se donne l’Irlande et que la piété du peuple y met toute sa gloire. Dès 1825, Dublin avait son église métropolitaine dans Marlborough street, à peu de distance de ces célèbres cathédrales gothiques de Saint Patrick’s et de Christ Church demeurées aux mains des protestans. Chaque village a sa « chapelle » catholique (le mot est resté), blanche et gracieuse, à côté de l’autre église, de l’église du landlord, celle-là même où les ancêtres allaient prier avant la réforme, close, froide et muette, tandis que l’Angelus tinte discrètement du haut du clocheton voisin. — Au centre du pays, à quelques lieues de Dublin, voilà le célèbre collège de Maynooth, « le plus grand séminaire de la chrétienté, » disait le cardinal Newman, et d’où sort la grande majorité des 2 953 prêtres séculiers irlandais sans parler des 27 évêques et archevêques de la province d’Hibernie[7]. Pittoresquement situé sur l’ancien domaine du duc de Leinster, — la chapelle protestante du domaine s’enclave encore dans ses murs et, libéralement, s’ouvre chaque dimanche au culte, — il semblerait une vaste université anglaise avec son parc, ses prairies, la rivière qui le borde, et en un sens avec la vie même des étudians qu’aux heures de récréation on entraîne à l’équitation, aux grands jeux extérieurs, si ce n’était la régularité de ces grands bâtimens scolaires à l’air encore neuf et la magnificence de cette haute chapelle de Saint Patrick qui se dresse sur le flanc du cloître collégial. Maynooth compte normalement six cents élèves destinés aux ordres. La majorité sert en Irlande ; les autres seront appelés, avec les prêtres spécialement formés par le collège d’All Hallows, vers les régions du nouveau monde ou des antipodes, pour satisfaire à cette mission qui semble avoir été celle de l’Irlande au XIXe siècle, de fonder le catholicisme dans les sociétés anglo-saxonnes d’au delà des mers, comme celle de l’Irlande primitive avait été d’instruire dans la foi les nations du continent européen. L’Irlande a fourni au XIXe siècle à l’Australie tout son clergé, sans en excepter l’éminent archevêque de Sidney, le cardinal Moran. Elle a présidé à l’enfance de l’Eglise catholique aux Etats-Unis, elle fournit encore aujourd’hui de prêtres tout l’Ouest américain, et la liste des dignitaires de l’Eglise de Rome en Amérique est encore presque exclusivement composée de noms irlandais, depuis celui de S. E. le cardinal Gibbons jusqu’à celui de Mgr Keane, archevêque de Dubuque. Nation missionnaire par excellence, l’Irlande a mérité ce nom de « mère de toutes les Églises du monde anglo-saxon, » elle a rempli héroïquement, par ses prêtres du XIXe siècle comme par ses moines du vue, cette fonction suprême de l’apôtre : peregrinari pro Christo.

Fidèle servante du Saint-Siège, elle jouit aujourd’hui chez elle, dans l’exercice de la religion catholique et romaine, sous le gouvernement anglais et protestant, de la tolérance la plus large. L’Etat sans doute ne fournit au culte nulle subvention, exception faite pour la petite dotation de Maynooth. Le curé irlandais vit des contributions que lui paient ses paroissiens à Pâques et à Noël et auxquelles s’ajoutent les droits pour messes et cérémonies[8], et il est bien payé, eu égard surtout à la pauvreté qui l’entoure. Il n’est éligible à aucune assemblée politique ou fonction publique ; il ne saurait porter extérieurement la soutane, ce qui a peut-être cet avantage de le rapprocher naturellement du peuple. Ceci dit, il est maître chez lui, le culte est libre de toute restriction légale ou policière, et nulle part le bras séculier ne respecte davantage la religion et ses ministres : un tel exemple de tolérance, venant du gouvernement protestant, — et fort s’il en fut, — d’un pays qui comme l’Irlande reste à tant d’égards encore un pays conquis, n’est-il pas instructif, et doit-il être à jamais perdu pour nos gouvernemens jacobins ?

Notez que le prêtre irlandais n’a guère cessé depuis près de cent ans de jouer un rôle politique ; qu’il prend parti dans toutes les élections ; qu’il n’est guère de meeting nationaliste où l’on ne voie le curé de l’endroit sur l’estrade ; que, lors de la guerre du Transvaal, les évêques ont tous condamné les armes anglaises dans leurs lettres pastorales : l’autorité civile ne voit dans tout cela ni crime ni délit. Le clergé tout entier est nationaliste : n’est-ce pas après tout son droit ? — Il l’est devenu, on le sait, dès le commencement du XIXe siècle, alors que, passée l’ère des grandes persécutions, s’ouvrait celle des revendications. Son premier témoignage public fut de rejeter, malgré l’avis de Rome, le salaire officiel que l’Angleterre lui offrait, dans un projet de concordat, en échange d’un droit de veto sur les nominations épiscopales. Avec O’Connell, avec ces deux grands prélats qui s’appelèrent Mac Hale et Doyle, il prend officiellement la défense des catholiques contre l’intolérance protestante et celle des paysans contre l’oppression du landlord, il entre dans l’action politique. Grâce à lui, l’émancipation catholique est gagnée en 1829, les dîmes abolies en 1838. Il soutient la campagne du Repeal et étouffe dans l’œuf l’insurrection de 1848. Après les années de réaction où domine un prélat à tendances ultramontaines, le cardinal Cullen, il reprend sa place de bataille, à la voix du grand archevêque de Cashel, Mgr Croke, pendant la terrible crise qui convulsé l’Irlande de 1880 à 1890. — On sait enfin que les excès populaires du boycottage et du « plan de campagne, » qui provoquèrent, en 1888, l’intervention du Vatican et les paternelles admonestations de Léon XIII « à son peuple d’Hibernie, » contribuèrent pour beaucoup, avec l’échec final de la campagne entreprise par une grande partie du clergé, après la mort de Parnell, contre les fidèles du parnellisme, à provoquer la retraite politique du gros de l’armée ecclésiastique. Son abstention relative est aujourd’hui déplorée par tous les partisans d’un mouvement fort en Irlande, sa prudence même lui est imputée à faiblesse et indifférence : mais qui sait s’il retrouvera jamais, du moins au même degré, son pouvoir politique d’antan ?


III

A vrai dire, ce pouvoir politique n’est qu’une des formes, et non pas même la principale, de l’action prépondérante, de l’espèce de « suprématie » qu’exerce à bien des égards le clergé catholique en Irlande. Cette suprématie n’a sans doute rien d’absolu, j’entends en matière temporelle. Il faut se défier ici des exagérations intéressées qui voudraient nous faire voir dans l’Irlande actuelle a priest-ridden country, un pays esclave du prêtre. Hors du domaine spirituel, en politique surtout, ce sont ses qualités personnelles qui font au prêtre son influence : le paysan d’Irlande a de la pénétration, il juge l’homme sous le prêtre, et selon ce jugement il suit ou non son conseiller ; qu’une fois ce conseiller se trompe, et voilà la confiance disparue ! Ne croyons pas non plus que l’Irlande, victime de l’ultramontanisme, soit en danger de « romanisation, » et qu’à force de méprendre les intérêts de « Rome » pour les siens, elle tende à n’être qu’» une province romaine, » avec un souverain qui ne serait plus le roi d’Angleterre, mais « l’évêque de Rome : » les catholiques anglais se chargent de répondre à cette absurdité lorsqu’ils nous disent que ce qu’ils reprochent le plus à l’Irlande, c’est justement de ne point obéir à Rome ! La vérité, c’est que si la religion se mêle étroitement en Irlande à la vie nationale, emplissant l’atmosphère publique, intervenant dans toutes les affaires politiques ou sociales, sans que personne songe à s’en étonner, — c’est le résultat de trois siècles de persécution à la fois religieuse et nationale, de trois siècles de lutte pour la patrie et la foi irlandaise, — l’Irlande a toujours su distinguer entre sa politique et sa religion. « Nous demandons notre religion à Rome, » disait O’Connell, « mais nous irions plutôt chercher notre politique à Constantinople ! » O’Connell en ce mot était « peuple, » il reflétait exactement le sentiment du peuple, et le peuple a si peu changé de sentiment qu’il lui a repris son mot pour en faire aujourd’hui une maxime courante : our religion from Rome, our politics from home.

Il n’en est pas moins vrai qu’en nul pays l’ascendant moral du clergé n’est plus puissant. En religion, en morale, son autorité est indiscutable et indiscutée. Il a l’instruction presque tout entière dans ses mains : entrez dans une école primaire « publique, » l’instituteur sera toujours un laïque, mais neuf fois sur dix le manager ou gérant sera le curé de l’endroit, et quant à l’enseignement secondaire ou technique, ce sont partout des prêtres, des « frères » ou des « sœurs » qui le donnent aux catholiques. Toutes les difficultés entre les paysans et le landlord, c’est au curé qu’on s’en remet de les faire lever. Lorsqu’en 1898 l’Irlande eut à faire l’apprentissage du local government, c’est le clergé qui l’y aida, et fit le succès de l’expérience. En politique même, sa voix pèsera toujours d’un grand poids sur les conseils de la nation ; elle sera parfois décisive s’il s’agit des intérêts catholiques, comme en 1902, quand l’épiscopat força le groupe des députés nationalistes irlandais à voter au Parlement pour l’Education bill anglais, c’est-à-dire à soutenir le gouvernement unioniste, par intérêt pour l’éducation catholique en Angleterre. Le clergé dispose ainsi en Irlande d’une puissance exceptionnelle, cela ne peut se contester, si même cette puissance est moindre qu’on ne le dit parfois ; cherchons-en d’abord les causes.

La première est évidente en soi, car il y a peu de caractéristiques de race aussi marquées que l’intensité de la foi religieuse dans les races celtiques, et surtout dans la race irlandaise. Celle-ci était comme prédestinée au catholicisme par ses aspirations spiritualistes, par cet idéalisme instinctif, toujours en contact avec l’au-delà, par ce mysticisme dédaigneux de l’irréalité du monde réel, qui semble avoir protégé du rationalisme protestant non seulement le peuple irlandais, mais la plupart des peuples de sang celtique ; ajoutons par le langage gaélique, de caractère si profondément religieux, si différent du matérialisme utilitaire de cette langue anglo-saxonne où certains esprits croient voir aujourd’hui un danger pour la foi irlandaise. Trois siècles de persécutions n’ont fait que rendre l’Irlande plus attachée à sa foi, et cet attachement plus méritoire, si l’on ne veut dire héroïque. Et maintenant cette foi semble faire partie de la race et de la nationalité, ne se distinguer plus de l’une ni de l’autre. Elle est dans le sang. C’est une seconde nature, un instinct traditionnel qui n’a pas besoin d’être raisonné pour être profond, et qui de fait n’est pas très raisonné, ni philosophiquement étayé, comme il est naturel en un pays où l’instruction est arriérée, la culture et l’esprit scientifique rares. Il y a ainsi, avec quelque exagération, un fond de vrai peut-être dans ce que nous disait naguère un catholique anglais qui prétendait que la foi irlandaise est « dans la race » plus que « dans l’individu : » « Ils sont catholiques parce qu’Irlandais, et Irlandais parce que catholiques ; ils ne veulent pas que, moi Anglais, je sois catholique, — c’est leur privilège, — et ils me détestent, moi catholique, parce qu’Anglais, et peut-être plus encore parce que catholique anglais. »

S’il est vrai que la piété, comme la moralité, ait quelque peu baissé depuis un demi-siècle en Irlande, la raison n’en est pas à chercher bien loin, c’est l’introduction brutale dans un milieu resté très primitif des élémens d’une demi-instruction et d’une demi-civilisation, étrangères toutes deux à l’esprit de la race, et dont les premiers effets, sinon les seuls, sont les mauvais effets. Il est certain que dans l’état actuel des choses, les Irlandais ne sont guère mieux armés pour la lutte dans la vie spirituelle que dans la vie matérielle : dès qu’ils émigrent, la déperdition est énorme, par la brusque transition entre des conditions de vie très saines et les bas-fonds des grandes villes d’Angleterre ou d’Amérique. Notre Anglais de tout à l’heure nous dirait ici que le plus grand obstacle à la « catholicisation » de l’Angleterre, c’est l’Irlande, lisez l’impiété de vie des Irlandais de Liverpool ou de Glasgow. Aux États-Unis on estime que, dans les soixante dernières années, la moitié des Irlandais immigrés ou nés d’immigrés aurait été perdue au catholicisme et à toute espèce de religion positive. — N’empêche qu’on ne peut qu’être encore frappé dans l’Irlande d’aujourd’hui de l’intensité de la foi catholique et de ses manifestations extérieures : l’énorme foule populaire qui se presse aux Eglises dans les villes, les hommes plus nombreux encore que les femmes, semble-t-il, tout ce monde agenouillé à même les dalles, sans un geste, sans un bruit, prosterné et comme pétrifié dans la prière ; à Dublin, aux messes matinales, trois ou quatre prêtres donnant en même temps la communion aux nombreux fidèles ; dans les campagnes et surtout dans l’Ouest, la récitation habituelle du rosaire en famille, la pratique fréquente du jeûne de deux jours avant la communion, les « stations » faites à Pâques et à Noël dans chaque hameau, avec confession et communion générale, par le pasteur de la paroisse qui descend chez l’habitant et célèbre le Saint-Sacrifice dans les maisons de ferme, selon un touchant usage qui date du temps des persécutions. Admirons cette piété irlandaise, si vive et si ardente ! Et si les critiques y relèvent quelque trace de la légèreté d’esprit et de la mobilité de caractère de ce grand enfant qu’est souvent le paysan d’Irlande, reconnaissons du moins que, de tous les peuples européens, celui-là est le plus foncièrement religieux, et que c’est à lui que serait le mieux appliqué, s’il doit l’être jamais, le mot divin : « Allez, votre foi vous a sauvés ! »

Aimant sa religion, il aime son Eglise. Son Eglise est sa maîtresse, dit le proverbe populaire. Elle est l’autorité spirituelle à qui se doit le respect, l’obéissance ; elle est le joyau que n’a pu lui arracher le Sassenach, la seule organisation permanente, la seule expression nationale de l’Irlande : autant de raisons de l’aimer ! Aux temps d’épreuve, elle a été son seul soutien. Sous Elisabeth et sous Cromwell, sous les « lois pénales, » le prêtre a souffert avec le peuple, il lui est resté fidèle jusqu’à la mort et au martyre. L’alliance, l’union s’est ainsi scellée entre le prêtre et le peuple. Le prêtre a conquis pour jamais la reconnaissance, et la vénération du peuple, il est devenu son guide, son ami, il a gagné ce nom qui lui restera de sagart a ruin, de prêtre aimé du peuple. — Rien de touchant à voir, aujourd’hui encore, comme cet attachement des paysans d’Irlande pour leur pasteur, ce respect et cette affection dont il est entouré, cette intimité et cette confiance qui règnent entre ses ouailles et lui. C’est ce qui frappe quand on rencontre dans les bourgades de l’Ouest le curé du village, le parish priest, — chapeau haut-de-forme, pardessus noir et pantalon noir, — grand, fort, le teint coloré, se promenant avec son jeune curate, son vicaire à la physionomie fine et grave ; tout le monde le salue sans qu’il réponde (il y userait son chapeau) autrement que par un mot aimable à l’adresse de chacun ; il semble un roi dans son royaume, il est vraiment le père de son peuple, un père parfois un peu autoritaire, mais affable, courtois, familier, s’intéressant à tous, et par-dessus tout « populaire. » Pour lui, le peuple est prêt à tout ; il n’est pas d’hommage qu’on ne lui rende. Combien de pareils à ce spirituel et vieux curé, Father Dan, dont M. l’abbé Sheehan a si joliment dessiné le type dans cette charmante peinture de la vie ecclésiastique en Irlande, My new curate ! Quelle simplicité, quelle jovialité chez tous ces « clercs » qui, comme le légendaire Father O’Flynn chanté par A. P. Graves, n’entendent cas laisser toute gaîté au siècle : « le prêtre n’est-il pas un Irlandais lui aussi ? » Nulle roideur, nulle hauteur, point de mur de pierre qui les sépare des simples fidèles, ils se font aimer par leur bonne grâce et au besoin leur rudesse. Et, avec cela, généreux, pleins d’entrain, de chaleur : quand ils voyagent en France, notre clergé rural leur fait une singulière impression de passivité qu’ils s’expliquent par sa dépendance à l’égard de l’Etat. Mais s’ils sont eux-mêmes si populaires et si forts, ne croyons pas que ce soit seulement qu’ils sont indépendans du gouvernement, soutenus et payés par le peuple. Plus haute est la question : leur force, c’est la foi et la piété de l’Irlande, c’est un peuple entier croyant et pratiquant.

Il y a autre chose, un second facteur à la situation. Le prêtre irlandais n’est pas seulement le pasteur spirituel, il est le guide, le conseiller temporel ; l’histoire l’a fait par la force des choses le leader, et le seul leader, du peuple. Le peuple d’Irlande aurait pu avoir, comme les autres, son aristocratie nationale, sa bourgeoisie cultivée, si la conquête anglaise n’avait arrêté dans son cours naturel le développement du pays, sans d’ailleurs pouvoir créer de toutes pièces un nouvel état social durable. Lorsque, au XVIIIe siècle, la conquête étant parfaite, l’oppression s’organise, l’Irlande n’a plus ni aristocratie, — la terre est aux mains des landlords anglais et protestans, — ni bourgeoisie, — elle est anéantie ou elle a fui ; — la nation n’est plus qu’une plèbe inorganisée de paysans très pauvres, esclaves d’une Ascendancy et d’un gouvernement étrangers de race et de religion, et à qui il ne reste plus de chefs que dans le clergé qui seul a de l’instruction, et la confiance de tous.

Voyez la situation, aujourd’hui encore, dans les campagnes : dans l’Ouest, le prêtre est normalement le seul individu tant soit peu instruit du village ; il est, dans les quatre provinces, le seul conseiller capable, le seul chef écouté. Les politiciens ? Le peuple s’en sert, mais les juge à leur valeur. Le landlord ? Il n’a pas le plus souvent un intérêt, un sentiment, un but qui ne soient contraires à ceux des paysans, aux yeux de qui, fatalement, il est un ennemi ou un suspect, fût-il même catholique, car alors c’est un traître qui a vendu son pays pour garder sa terre. A la ville, le cas se présente un peu différemment, mais la même cause historique donne au clergé une influence exceptionnelle : c’est l’absence ou du moins l’insuffisance, en nombre et en valeur, d’une bourgeoisie vraiment instruite, cultivée, indépendante, capable de remplir son rôle dans la société. Sur les ruines de l’ancienne, une bourgeoisie nouvelle commence sans doute à se reconstituer, mais le haut enseignement fait encore si cruellement défaut, l’enseignement secondaire est lui-même si faible souvent, qu’on ne trouverait aujourd’hui encore chez les catholiques d’Irlande, même dans les classes libérales, qu’un petit nombre d’hommes ayant une véritable et complète instruction, une réelle culture. Ce qui se trouve partout au contraire, c’est une certaine forme d’apathie intellectuelle, un dégoût de l’effort mental, une certaine absence de sens critique et de jugement personnel qui est d’autant plus à remarquer que l’Irlandais a naturellement l’esprit caustique et gouailleur, et le don psychologique : notez que cela n’est pas vrai des seuls catholiques, mais tout autant de l’Ascendancy protestante, car c’est la revanche de l’histoire que les lois pénales n’aient guère moins fait sentir leur effet sur les persécuteurs que sur les persécutés. Voilà une question capitale par exemple, celle de l’enseignement, qui n’intéressera là-bas que fort peu de gens, catholiques ou protestans. D’opinion catholique, on ne trouverait guère, dans le monde laïque, qui soit digne de ce nom, d’autant que l’instruction religieuse des upper classes est rarement poussée un peu avant. L’Irlande n’a pas de ces grands champions du catholicisme qui ont eu nom Windhorst, Ward ou Montalembert. On compterait les hommes d’esprit sûr et cultivé qui sont vraiment indépendans, capables de servir de point d’appui à une opinion publique saine et réfléchie, et de contrepoids à l’influence du clergé dans la vie nationale ; ils sont isolés, trop peu nombreux et trop peu organisés pour s’imposer, et naturellement la masse continue de s’appuyer traditionnellement sur son seul protecteur, le clergé.

Celui-ci est d’ailleurs le premier à reconnaître ce qu’il y a d’anormal, de malsain, dans une société où manque l’educated laity, l’élément laïque supérieur et indépendant, et il est le premier à désirer le développement de cette bourgeoisie instruite et libérale dont il ne réclame que la reconnaissance de ses droits en matière de morale et de foi. Mais d’où vient le mal si ce n’est des lois pénales et des persécutions, — il faut toujours en revenir là, — qui, en privant l’Irlande de ses classes dirigeantes, ont fait la prépondérance du clergé, qui ont réduit le peuple à l’ignorance obligatoire comme à la misère obligatoire, et l’ont frappé de cette servitude dont il n’y a que les suites nécessaires dans ce que nous voyons aujourd’hui, cette inertie, cette léthargie de l’opinion, ce manque de liberté d’esprit, d’énergie et de résistance morale ? « Les épaules restent courbées, » disait Shiel, « bien longtemps après que le poids de l’oppression est à bas. » Le catholique irlandais porte encore la marque du servage, il y a encore en lui, selon le mot de G. de Beaumont, la moitié d’un esclave : half slave ! dit-il lui-même, demi-serf de son ignorance et de sa faiblesse de caractère. Le mal, cependant, diminue. L’Irlande se relève peu à peu de son antique servitude. Les papistes, nous l’avons dit, commencent à revendiquer leurs droits, à se faire respecter et à faire respecter leur religion. De même et en même temps, l’instruction se développe, la bourgeoisie grandit, le noyau libéral et cultivé grossit. Plus ces forces s’accroîtront, plus les causes de la prépondérance séculière du clergé diminueront, et, lorsque la nation se sera enfin créé cette haute bourgeoisie réellement instruite et indépendante qui est actuellement le premier de ses besoins, on peut prédire qu’on verra disparaître en ce qu’elle a dès à présent d’anormal, en ce qu’elle aura alors d’excessif, et qui ne répondra plus à une nécessité des faits, cette suprématie temporelle du clergé catholique en Irlande.


IV

Elle n’est donc, à voir les choses historiquement, qu’une phase transitoire de l’évolution sociale du pays, un legs du passé, produit nécessaire de conditions très spéciales dont l’Angleterre et les « Anglais en Irlande, » perpétuels dénonciateurs du clergé irlandais, sont aussi bien les premiers responsables. Reste à savoir l’usage qui en a été fait. Disons-le tout de suite : l’influence du clergé catholique au XIXe siècle en Irlande a été surtout conservatrice, modératrice, plus apte à prévenir le mal qu’à susciter le bien. Et ne fallait-il pas qu’il en fût ainsi quand les persécutions récentes et l’oppression constante provoquaient le peuple esclave à des violences, à des révoltes qui, pour être contenues, demandaient une main répressive et apaisante, la bride et non pas la cravache ?

Le plus puissant facteur de paix qui ait jamais agi en Irlande, c’est l’Église catholique : l’Angleterre ne lui en saura jamais assez gré. Si ce facteur de paix n’a pu toujours éliminer les facteurs de troubles, il en a toujours contre-balancé l’action, amorti les effets. « Les Irlandais seraient libres depuis longtemps disait le révolutionnaire John Mitchel, but for heir damned souls, n’étaient leurs diablesses d’âmes ! » Le clergé a sapé les bases de toute insurrection, paralysé par l’excommunication tout effort de la « force physique » et toute action des « sociétés secrètes. » Et pour peu qu’on réfléchisse à l’étendue de son pouvoir, à son influence dans la vie publique et jusqu’au dernier des hameaux perdus de la campagne, à la force et à la ferveur du loyalisme que lui a voué le peuple, on se demandera ce qui serait advenu si par impossible il s’était jeté du côté de l’action !...

Il a pris part à l’agitation légale et constitutionnelle, par patriotisme non moins que par crainte de l’agitation révolutionnaire. Il ne l’a pas fait toujours avec mesure, et sans doute il va bien des choses à regretter dans son intervention proprement politique au cours du dernier siècle : ces emportemens de prêtres changés en tribuns pendant la crise agraire de 1880-1890, cette inutile campagne antiparnelliste menée par une grande partie du clergé, de 1890 à 1895, et, aujourd’hui même, ces harangues parfois excessives prononcées par des prêtres sur les plates-formes des meetings, ces discussions politiques soulevées au sein du clergé même et qui font qu’un petit vicaire de campagne se permettra d’attaquer le primat d’Irlande pour ses déclarations sur la loi agraire. Mais n’oublions pas, ici encore, que c’est la tyrannie anglaise qui a fait au clergé son rôle politique et qui a « forcé » le pays dans une série d’agitations constitutionnelles, agitations civiles et religieuses d’abord, puis agraires et politiques, dont le clergé n’avait ni le pouvoir ni le devoir de rester spectateur indifférent. Seul leader du peuple, il se devait à lui, il s’est fait son soutien dans les revendications nécessaires et dans cette lutte inégale contre l’oppression dont, sans lui, le peuple ne fût jamais sorti vainqueur, et il n’est pas de juge impartial qui ne reconnaisse que, dans l’ensemble et sauf les excès individuels, il employa le meilleur de sa force à contenir l’agitation, à proscrire les violences, à faire sentir contre l’anarchie et la jacquerie son autorité modératrice et répressive.

Un pouvoir conservateur se fait malaisément artisan de progrès. Si, moralement, le clergé irlandais a, en somme, admirablement réussi à garder son peuple vertueux et pieux, il n’a pas eu autant de succès dans cette tâche autrement difficile de régénération intellectuelle et sociale, à laquelle pourtant il n’a pas manqué de prêtres qui aient travaillé et réussi, dans leur sphère locale, tels ce Father Davis, de Baltimore, et tant d’autres dont un ministre anglais disait un jour en plein Parlement qu’ils furent « des héros en même temps que des saints. » Lorsqu’en 1749, un observateur protestant, l’évêque philosophe Berkeley, écrivait dans ce curieux opuscule, A word to the wise, qu’il ne connaissait « pas sur terre de classe d’hommes ayant pouvoir de faire plus de bien que le clergé catholique d’Irlande, de le faire plus aisément et avec plus de profit pour autrui, » il en jugeait à son aise, il ne se demandait pas si les lois pénales, alors florissantes, n’allaient pas prolonger bien avant dans le siècle suivant des effets que le pire des régimes agraires et civils devait aggraver encore, de manière à paralyser d’avance tout progrès en Irlande et pour combien de temps ?... Il faut sentir le poids de ces causes qui s’opposaient naguère encore au développement social de l’Irlande, il faut voir aussi celles qui ont fait le clergé irlandais ce qu’il est.

Il est du peuple. Les lois pénales ont imprimé sur lui leur marque comme sur le peuple, et si ces lois ont passé, leur œuvre faite, l’Angleterre est restée, qui se dresse devant l’Irlande comme un mur de prison, l’isole du monde et l’enferme dans le cercle étroit de son horizon factice : le prêtre irlandais n’est pas sorti de ce milieu léthargique dont il subit l’influence déprimante, ses regards n’ont pas franchi le cercle magique. Ajoutez que le peuple a la fierté de faire son clergé, sinon riche, du moins aisé ; ajoutez que ce clergé ne sent pas l’aiguillon d’une opinion indépendante et éclairée, qu’il ne sent plus l’aiguillon de la persécution violente. La conséquence, c’est que, comme le peuple, il s’est laissé attarder aux revendications politiques, absorber par la lutte contre l’oppression, lent à suivre son siècle dans la voie du progrès social. Voyez dans le roman de M. l’abbé Sheehan cette jolie figure de Father Dan, si caractéristique de toute une génération de prêtres irlandais, génération finissante aujourd’hui. Father Dan est de caractère aisé et tranquille, respectueux du passé, défiant du nouveau ; il a essayé de faire quelque chose pour son peuple, il a échoué, et a fini par « accepter l’inévitable, » se disant « qu’il faut aller doucement et qu’on ne peut défaire en un jour l’œuvre de trois cents ans. » Il a pris pour maxime : quieta non movere, et il s’est résigné : « Cui bono ! ce sera la même chose dans cent ans d’ici ! »

C’est surtout en matière d’enseignement qu’on reproche aujourd’hui au clergé irlandais de n’avoir pas montré assez d’initiative et d’esprit de progrès. Directement ou indirectement, il tient presque toute l’instruction des catholiques, et la raison, c’est d’abord l’insuffisance de l’élément laïque instruit et capable, c’est aussi que pour se défendre contre les efforts faits de toutes parts par le prosélytisme officiel ou officieux, à l’école primaire ou dans les sociétés de propagande, le catholicisme a dû rejeter l’enseignement neutre et « confessionnaliser » l’instruction. « Nous vivrions en Espagne, » nous disait un ami d’Irlande, un laïque, « que nous serions libéraux, mais le libéralisme est ici un luxe que nous ne pouvons nous permettre, il coûte trop cher ! » N’empêche qu’en fait d’enseignement, le monopole n’est jamais une bonne chose, et de fait, il n’est guère contestable que l’instruction publique en Irlande ne soit restée assez faible et arriérée au moins jusqu’à ces dernières années. De là des attaques assez vives, et souvent fort exagérées, contre le clergé irlandais dans son rôle d’éducateur, dont la plus retentissante émana, il y a quatre ans, du commissaire permanent de l’Enseignement primaire, le docteur Starkie. On riposte d’autre part que la grande faute est à l’État qui, par les programmes et les examens, tenait la clef du système, imposait cependant un enseignement mal entendu, des méthodes arriérées et destructives de l’intelligence, enterrait tout son argent dans des établissemens mort-nés comme les écoles dites modèles et les Queens colleges de Cork et Galway. Aussi bien, n’est-il pas piquant de voir des protestans, et non des moindres, — par exemple l’évêque anglican de Killaloe en un discours synodal, — reconnaître la supériorité des écoles catholiques sur les écoles protestantes en Irlande ; de voir bon nombre de familles protestantes envoyer de préférence leurs enfans à ces écoles catholiques, et de trouver 10 pour 100 d’étudians protestans sur les rôles de l’University college de Dublin, lequel est tenu par les jésuites ?

Quoi qu’il en soit, le clergé irlandais aurait sans doute mieux réussi dans l’œuvre du développement intellectuel et social d’Erin, s’il avait lui-même été mieux préparé à la tâche. Le grand séminaire irlandais de Maynooth a toujours fait de très saints prêtres, admirablement préparés à leur mission spirituelle ; mais jusqu’à ces derniers temps du moins, il ne les préparait pas assez efficacement à leur rôle de leaders, au sens le plus élevé du mot, à cette fonction spéciale de promoteurs du progrès en Irlande. Les études sacrées y étaient supérieures, les études profanes un peu négligées ; le prêtre sortait de là avec, une instruction ecclésiastique excellente, mais avec une instruction générale assez incomplète et étroite ; il lui manquait un peu de ces qualités mentales que donne une bonne éducation littéraire, un peu « de cette chose indéfinissable, » dit l’éminent évoque de Limerick, Mgr O’Dwyer, « qui n’est pas le savoir mais la culture. » Quoi d’étonnant dès lors si souvent le prêtre, installé et isolé dans son petit presbytère rural, montrait peu d’activité intellectuelle, peu de goût pour l’étude, si sa bibliothèque était pauvre et sa plume peu féconde, s’il réussissait mal dans le training des esprits et des caractères ?

Constatons d’ailleurs que depuis une vingtaine d’années on a commencé à réaliser à Maynooth, dans l’ordre des études classiques et scientifiques, des progrès remarquables dont la répercussion ne peut manquer de se faire sentir sur le clergé irlandais dans son ensemble. Tant dans les sciences que dans les lettres, le niveau des études a été fortement relevé, le nombre des professeurs augmenté, des laïques nommés à cinq ou six chaires, des séries de conférences confiées à des gens compétens sur des sujets économiques et sociaux. On s’efforce de procurer à une partie au moins du clergé les bénéfices d’un enseignement universitaire, qui doit non seulement permettre à l’Eglise, selon le vœu célèbre de Léon XIII, d’avoir des représentans dignes d’elle dans toutes les branches de la haute culture, mais contribuer aussi, en mettant l’étudiant ecclésiastique plus en contact avec l’étudiant laïque, à rapprocher le prêtre des fidèles. Chaque année, on envoie donc des Maynooth students prendre leurs « degrés « à Dublin devant cette commission d’examens universitaires qui est décorée du nom de l’Université royale d’Irlande ; on envoie des prêtres ou futurs prêtres aux Facultés du continent, à Paris, à Bonn, à Louvain, de même qu’à l’Univeraity College de Dublin. De quel avantage ne sera pas enfin, pour le clergé lui-même, cette Université nationale et ouverte aux catholiques que l’Irlande ne cesse de demander, et que le gouvernement anglais se décidera peut-être à créer et à doter en face de la vieille Université protestante de Trinity College, donnant ainsi au monde, une fois de plus, l’exemple d’un bel et vrai libéralisme !


V

Ce n’est que justice de dire que tous ces efforts faits pour fortifier la culture générale du prêtre ont largement contribué au succès rencontré, et à la transformation opérée, dans le sein du clergé irlandais, par ces mouvemens récens, ces nouvelles tendances des esprits qui se sont fait jour en Irlande depuis dix ou quinze ans. L’Irlande a compris, depuis la crise du home rule, qu’à se laisser trop longtemps absorber par la politique et l’agitation, elle compromettait sa nationalité menacée par l’anglicisation, et que c’était maintenant le premier de ses devoirs de restaurer au pays son individualité nationale, en le rattachant à ses traditions, à son histoire, à son langage, en lui refaisant une vie propre au point de vue psychologique et social : de là d’abord le mouvement « gaélique, » qui vise à régénérer, à « renationaliser » l’âme irlandaise ; puis, parallèlement, un mouvement « économique, » qui s’efforce de rendre au pays par le self help, la coopération et l’enseignement technique, le caractère et les formes économiques qui le sauveront de la ruine matérielle. Il y avait là. de quoi faire réfléchir le clergé et lui inspirer quelque salutaire examen de conscience. N’avait-il pas lui-même abusé de la politique et fait trop longtemps passer les revendications agraires ou constitutionnelles avant la réforme intérieure et l’éducation de l’individu ? N’avait-il pas inconsciemment favorisé les progrès de l’anglicisation par cet esprit d’opportunisme qui le faisait toujours regarder vers l’Angleterre pour toute mesure de réparation ? Le ’ait est que très vite il fut touché de l’esprit nouveau. Son horizon dès lors se déplace, s’élargit. Son activité temporelle s’oriente de moins en moins vers la politique et de plus en plus vers les réformes intellectuelles et sociales, vers le travail nécessaire de l’éducation nationale, d’autant plus aisément que la nécessité de son intervention politique diminue elle-même peu à peu. S’il se trouve encore aujourd’hui de ses membres pour contester la possibilité d’une renaissance gaélique, pour déclarer qu’il faut remettre tout effort économique à l’heure qui suivra le rachat général des terres ou l’obtention du home rule, voici dans son sein toute une génération nouvelle et pénétrée des idées nouvelles, très différente de celle qui l’a précédée et qu’illustrait si bien le Father Dan de My new Curate, une génération active et énergique, mieux instruite et mieux outillée pour son rôle social, et qui fournit aujourd’hui des leaders aux deux grands mouvemens de la régénération irlandaise.

Les précurseurs n’avaient d’ailleurs pas manqué, au sein même du clergé. Maynooth, où pendant trente ans la chaire de langue irlandaise s’était vue négligée, eut l’honneur de former l’un des premiers promoteurs de la renaissance gaélique dans la personne de feu l’abbé O’Growney, comme l’un de ses principaux artisans actuels dans celle de M. l’abbé O’Hickey ; tous deux ont remis l’irlandais en honneur au séminaire, et il y a déjà bon nombre d’années que de tous les jeunes lévites de Maynooth, il n’y a pas un qui ne soit un enthousiaste du langage gaélique et de l’idée de la régénération gaélique. — De même, je ne crois pas qu’après Horace Plunkett personne ait fait davantage pour préciser et propager les idées maîtresses du nouvel esprit économique que le Père Finlay. Par toute l’Irlande, les « Frères chrétiens, » de l’ordre fondé en 1802 par Ignatius Rice, le De la Salle irlandais, se sont faits à côté du clergé paroissial les pionniers des idées nouvelles. L’éducation se désanglicise peu à peu dans ces centres d’anglicisation qu’étaient les collèges congréganistes et les couvens. Les évêques favorisent le mouvement gaélique, où ils voient un auxiliaire dans la lutte pour la foi, ils sont les plus actifs soutiens du mouvement économique. Partout le clergé met lui-même la main à la pâte : il fonde des classes et des associations gaéliques, des industries nouvelles, des caisses rurales et des syndicats. À Ballina, c’est un vicaire de campagne, Father Quinn, qui établit une fabrique coopérative de chaussures ; à Castlebar, c’est M. le curé Lyons qui organise une société de force électrique ; à Foxford, ce sont les Sœurs de la Merci qui fondent un tissage et réalisent des prodiges en relevant la condition des tenants cinq lieues à la ronde. Seul avec la sœur de charité, le prêtre sait se faire entendre du paysan irlandais, lui faire rompre avec les vieux usages, lui faire désirer le progrès en le lui faisant comprendre : seul il est écouté parce qu’il est désintéressé.

Autre chose : le clergé s’est repris, sous la pression des idées nouvelles, à lutter avec ardeur contre ces deux fléaux nationaux de l’Irlande, l’émigration et l’alcoolisme. Contre l’émigration, qui tient à des causes économiques et sociales trop profondes, tout ce qu’il peut faire est peu de chose : il peut combattre une partie du mal, l’émigration volontaire, provoquée moins par la misère que par l’esprit d’imitation, le désir du nouveau, la tristesse de la vie rurale, et il le fait en prêchant sur les risques matériels et moraux de l’émigrant, mais surtout en rattachant le paysan au pays par l’organisation de cercles ruraux, de lectures, de bibliothèques. Plus active, et relativement plus aisée, est la lutte contre l’alcoolisme, où l’on sait qu’il y a une soixantaine d’années un fameux capucin, le Père Matthew, avait obtenu le succès le plus merveilleux par le moyen le plus radical, l’enrôlement en masse sous le drapeau de l’« abstinence totale. » Brochures, discours, congrès anti-alcooliques, le clergé irlandais méprise ces moyens : il n’en a qu’un, mais qui réussit, c’est le pledge, l’engagement solennel d’ « abstinence » ou de « tempérance » pris collectivement et périodiquement par tous les hommes enrôlés dans une « ligue. » Il y a aujourd’hui de ces « ligues » un peu partout : l’abstinence totale est pour l’élite, la tempérance pour la masse. Et comme les mœurs, surtout quand elles sont vicieuses, se ressemblent fort souvent de pays à pays, on ne s’étonnera pas de savoir que celle qui réussit le mieux, c’est l’antitreating league, la ligue contre les « tournées » au cabaret, chaque membre s’engageant à n’accepter ni ne payer de tournée : ne serait-ce pas à imiter en maint endroit de France ? Souhaitons à toute cette campagne un succès pareil à celui de Father Matthew, mais plus durable : elle a ce que n’avait pas l’autre, l’organisation, à quoi rien ne supplée, pas même l’enthousiasme !


VI

De ces premiers pas faits dans la bonne voie on est sans doute en droit de bien augurer de l’avenir. Les temps, à vrai dire, sont pressans, l’heure est critique : l’Irlande est au point tournant de son histoire, et selon la direction prise, selon l’effort accompli, elle va dès maintenant vers la décadence finale ou la régénération. Il faut des leaders à une démocratie, et jusqu’au jour où la démocratie irlandaise se sera fait une élite assez forte, assez indépendante et assez éclairée pour diriger à elle seule les destinées du pays, il est inévitable que le leadership social de l’Irlande reste provisoirement, qu’on le veuille ou non, aux mains du clergé, seul agent capable, seul facteur éventuel de ces mouvemens nouveaux d’où la nation espère son salut. Sans doute la mission des ministres de Dieu n’est pas de ce monde, et les apôtres ont été envoyés aux nations pour prêcher la loi divine et non le progrès humain. Mais n’y a-t-il pas en Irlande des circonstances spéciales qui, legs d’un passé de souffrances, imposent au clergé, à côté de sa mission spirituelle, après sa mission spirituelle, une mission sociale à laquelle il a le devoir de travailler dès qu’il en a le moyen ? Ce que le clergé tchèque a fait pour la Bohême, ce que le clergé flamand a fait pour la Belgique, le clergé irlandais a le moyen de le faire pour l’Irlande. D’autre part, et qu’il se le dise, tout ce qui se fera hors de lui ou malgré lui pourrait bien se faire contre lui ; l’émigration et l’anglicisation, si elles ne sont enrayées, pourraient bien réduire au pasteur son troupeau jusqu’à ne lui plus laisser un jour de fidèles à garder ! Aura-t-il maintenant la souplesse et la largeur d’esprit nécessaires pour exercer cette délicate fonction de promoteur du progrès social sans blesser la susceptibilité d’une démocratie naissante, sans alarmer les indépendances ni susciter les jalousies ? Aura-t-il l’énergie et la persévérance nécessaires pour mener à bien cette régénération d’un peuple par l’éducation de l’individu, pour vaincre « cette inertie de l’Irlande que rien, » au dire de Father Dan, « ne saurait vaincre au monde ? » Réussira-t-il enfin dans son œuvre et saura-t-il rendre à l’Irlande, après la faillite qu’y a subie le protestantisme, quelque chose de cette splendeur dont les moines des VIe et VIIe siècles avaient fait briller sa civilisation ?

C’est le secret de l’avenir. Pour le moment, il n’a pas à se dissimuler que le jour n’est peut-être plus bien lointain où, devenue majeure, la démocratie irlandaise lui demandera ses comptes. L’anticléricalisme, au sens où nous entendons ce mot en France, n’a pas de prise bien sérieuse, quant à présent, sur ce peuple d’Irlande où la foi catholique a des racines trop profondes et, si l’on peut dire, trop nationales[9]. Nous n’appellerons pas en effet de ce nom l’hostilité acharnée, à la fois confessionnelle et politique, que témoignent à l’Eglise romaine les protestans irlandais, ou au moins les plus bruyans d’entre eux, qui ne cessent de clamer : « Trop d’églises ! Trop de prêtres ! Trop de richesses ! » sans se souvenir qu’ils n’ont pas eu à se bâtir d’églises, ayant pris aux papistes les leurs sous la Réforme, et sans s’apercevoir que l’Eglise épiscopale d’Irlande possède non seulement un capital fort honnête que lui a constitué le désétablissement, mais un clergé sensiblement plus nombreux que le clergé catholique à proportion du nombre des fidèles. Du côté des catholiques, nous ne trouvons guère, à côté d’un petit noyau d’intellectuels ou soi-disant tels, naïfs admirateurs de nos pires anticléricaux de France, à côté des « agnostiques » voltairiens et gouailleurs, indifférens surtout, que des politiciens en froid avec le clergé pour causes électorales, et des « intransigeans » à l’idéal séparatiste et républicain, partisans plus ou moins avérés de cette doctrine de la « force physique » que l’Eglise a toujours proscrite, adversaires de la politique du clergé sans l’être du clergé lui-même. En fait d’anticléricalisme, tout cela est assez peu de chose, pour le présent. L’Irlande, qui, par ce qu’il y a d’exceptionnel dans la puissance sociale de son clergé, semble offrir tant de tentations aux attaques des sectaires, n’est pas mûre encore pour le mouvement. Mais le mouvement est d’ores et déjà en progrès. Que sera-t-il ? Cela dépend pour beaucoup du clergé lui-même. D’ailleurs, au jour de l’épreuve, la meilleure sauvegarde de l’Irlande ne se trouvera-t-elle pas être précisément, — felix culpa, — l’anticatholicisme du protestant irlandais, de l’ennemi-né de l’Irlande nationale ? N’empêche qu’il n’y aurait pas présentement de plus grand danger pour l’avenir du pays que celui d’une poussée d’anticléricalisme, et nous pouvons en croire ce que disait naguère un protestant, un libéral celui-là, sir Horace Plunkett, devant une commission officielle, c’est que « si un mouvement anticlérical devait jamais réussir, ce serait un tel danger de dégradation morale, sociale et politique, que toute espérance de renaissance nationale en serait du coup ruinée. »

Il faut à l’Irlande, pour le succès de sa régénération nationale, il lui faut de toute nécessité, le premier des biens : la paix religieuse. En religion surtout, la guerre est impie ! Il lui faut la paix entre protestans et catholiques, la paix entre cléricaux et anticléricaux. Que les protestans d’Irlande sachent se faire tolérans à l’égard du catholicisme et des catholiques, comme le sont leurs frères d’Angleterre ! Que le clergé catholique sache, dans son action sociale, se faire libéral, comme il est de sa nature de l’être, comme il le serait sans les persécutions passées et les constantes embûches du prosélytisme protestant en Irlande, comme l’est actuellement en Amérique le clergé d’origine irlandaise, si différent sur ce point du clergé germano-américain ! Enfin que l’union se maintienne entre le prêtre et le peuple aussi forte, aussi confiante qu’elle l’a été depuis deux siècles ! Ce n’est qu’à ce prix que des jours meilleurs pourront venir, et que pourra se réaliser peut-être la prédiction célèbre que fit en un jour d’enthousiasme le cardinal Newman : « Je vois, dit-il, une cité nouvelle, loin des vieux sanctuaires, une nation à la fois très vieille et très jeune, vieille en son christianisme, et jeune en ses promesses d’avenir, un peuple qui reçut la grâce avant que le Saxon ne fût venu en Bretagne et qui n’a jamais forfait sa foi. C’est un peuple qui a eu une longue nuit et qui va voir enfin le jour. Là, comme vers un sol sacré, seconde patrie du christianisme, viennent étudier les hommes en foule : tous ont une même foi, tous cherchent la vraie sagesse, et ils retournent dans leur patrie pour porter la paix aux hommes de bonne volonté. »


L. PAUL-DUBOIS.

  1. Voyez la Revue des 15 avril 1902 et du 15 mai 1903.
  2. Il y avait en Irlande, en 1901, 3 308 661 catholiques, soit 74 pour 100 ; 581 089 protestans épiscopaliens, soit 13 p. 100 ; 443 276 presbytériens, soit 10 pour 100 de la population totale, sans compter 125 749 individus appartenant à des confessions ou religions diverses. Des presbytériens, — descendans des colons écossais plantés par Jacques Ier et Cromwell en Ulster, — on pourrait dire, si l’on ne savait qu’au XVIIIe siècle ils ont eux-mêmes été persécutés par les anglicans, que, comme les peuples heureux, ils n’ont pas d’histoire. Le chiffre de la population catholique d’Irlande n’a cessé d’osciller depuis trois siècles autour de 75 ou 80 pour 100 de la population totale selon les fluctuations de l’émigration et de l’immigration.
  3. Le sol des presbytères, jardins et dépendances, est vendu à l’église désétablie moyennant dix fois le montant du revenu annuel imposable de ces propriétés. Quant aux maisons, elles sont données pour rien quand il n’y a pas de building charge (charge de construction à payer par l’État), et là où il y a building charge, pour un prix que Gladstone qualifiait de nominal. (Voyez Hansard, vol. CXCIV, p. 442, vol. CXCV, p. 1630. Cf. le Discours de Gladstone à la Chambre des communes du 26 juillet 1870. Cf. la très intéressante étude du Rev. Dr J. F. Hogan dans le Freeman’s Journal du 17 novembre 1904.)
  4. La Church Temporalities Commission, dont les opérations furent reprises à partir de 1881 par la Land Commission. Les terres sont vendues peu à peu ; les dîmes sont capitalisées et un « système de rachat de ces dîmes par les landlords est organisé au moyen d’avances faites par l’Échiquier, avances remboursables en 45 ans. — Voyez, sur les finances du Désétablissement le Report of the Commissioners of Church temporalities in Ireland for the period 1869-1880 (Dublin, 1880).
  5. Le nombre exact des ministres du culte alors en fonctions était de 2 282, mais un petit nombre furent traités à part, ayant demandé à profiter d’une disposition de la loi qui leur permettrait de refuser la « capitalisation » de leurs droits viagers et de se faire servir ces droits annuellement par l’Etat jusqu’à leur décès.
  6. C’est le chiffre donné par un protestant, M. Houston, Q. C. dans un article de la Contemporary Review de mai 1894. — Sur ces 3 millions et demi de livres sterling, la prime de 12 pour 100, fournie par le Trésor, représente 812 258 livres sterling ; les transactions pour retraites anticipées ou « rengagemens « selon le nouveau régime ont donné 1 648 809 livres sterling ; le reste provient des bénéfices réalisés sur la gestion financière du capital de 7 581 075 livrée sterling remis au Church Representative Body en 1871. Le Church Representative Body, commission de 65 membres, tant laïques qu’ecclésiastiques, chargée de gérer le temporel de l’Église désétablie, a mis de côté et capitalisé au fur et à mesure une partie du profit réalisé sur le désétablissement, mais le montant de ces capitalisations ne ressort pas des comptes publiés annuellement par cette assemblée ; le surplus a été chaque année appliqué aux besoins du culte, versé aux comptes diocésains, de façon qu’on rendait disponible et qu’on pouvait capitaliser pendant ce temps tout ou partie des contributions volontaires versées à l’Église par les fidèles. Le capital de l’Église désétablie s’élevait en 1904, selon le dernier rapport du G. R. B., à la somme de 8 414 138 livres sterling. D’après ce même rapport, les contributions volontaires reçues des fidèles depuis 1870 s’élevaient au total de 5 941 547 livres sterling, somme qui, pour trente-quatre ans, si l’on compte sur un chiffre moyen de 600 000 épiscopaliens irlandais, représenterait une charge annuelle et par tête de 5 sh. 9 d. ou 7 fr. 25. Ajoutons que les autorités officielles de l’Église désétablie nient expressément qu’un re-endowment soit sorti de l’opération même du désestablissement. M. Gladstone, quant à lui, estimait que, sur 10 millions de livres sterling de capital, l’opération laissait à l’Église désétablie 7 millions de livres sterling, plus la valeur des édifices et constructions (Cf. Fortniyhtly Review, mars 1901, p. 460).
  7. Chiffres extraits de l’Irish Catholic Directory pour 1903. Ajoutons 588 prêtres du clergé régulier, 212 maisons religieuses d’hommes et 31 communautés religieuses de femmes. — On sait comment sont nommés les évêques irlandais. Une liste de pénétration comprenant trois noms (dignus, dignior et dignissimus) est dressée par l’assemblée des curés du diocèse, auxquels se sont joints les membres du chapitre ; les évêques de la province, réunis sur l’invitation du Métropolitain, font leurs observations sur la liste de présentation, laquelle est ensuite envoyée à Rome. Le Pape peut, bien entendu, choisir le nouvel évêque en dehors de la liste ; le fait, pourtant, est rare. L’évêque nomme les curés, vicaires, etc., en toute indépendance ; les curés, une fois nommés, sont inamovibles. — Comment sont administrés les biens ecclésiastiques ? Ils sont, dans chaque diocèse, immatriculés (vested] au nom de 4 ou 5 Trustees, qui les administrent. Autrefois les Trustees étaient paroissiaux, mais on tend de plus en plus à n’avoir que des Trustees diocésains. Les Trustees sont presque tous des ecclésiastiques (ce n’est qu’exceptionnellement qu’on prend des laïques) ; au décès de l’un d’eux, les survivans élisent un nouveau membre. Lorsqu’il y a une grosse dépense à faire, église ou école à bâtir par exemple, le curé forme un Committee composé tant de laïques que d’ecclésiastiques pour recueillir les fonds et établir les devis ; le curé rend compte à l’évêque, les comptes sont en général publiés quand tout est fini.
  8. Il est assez malaisé de savoir à combien se montent ces « contributions » paroissiales annuelles. L’évêque de Raphoe les évaluait, il y a quelques années, à une moyenne de 6 à 7 shillings par famille dans les régions très pauvres de l’ouest. Mgr Perraud, en 1862, estimait le traitement annuel moyen d’un vicaire à 80 livres sterling., celui d’un curé à 200 liv. st., celui d’un évêque à 500 liv. st. (Études sur l’Irlande contemporaine, II, 492. — Cf. Financial Relations Commission, Evidence, I, 170). Une part proportionnelle du produit des contributions annuelles est versée par le curé à son vicaire ou à ses vicaires ; en outre, chaque curé verse une subvention annuelle à son évêque, lequel jouit en outre du revenu de deux paroisses dont il est officiellement le curé et qu’il fait gérer par un administrator.
  9. Il a cependant un représentant, et des plus brillans, dans un romancier d’esprit plus anglais qu’irlandais, disons même : plus français qu’anglais, M. George Moore, qui, convaincu de la décadence du catholicisme et des nations catholiques, a récemment fait application de sa thèse favorite à l’Irlande dans un charmant petit volume de nouvelles irlandaises, d’un art délicat et très habile, mais inspiré du plus pur préjugé anticlérical à la française, The Untilled Field.