L’Irlande et les causes de sa misère

L’Irlande et les causes de sa misère
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 964-985).
L'IRLANDE
ET
LES CAUSES DE SA MISERE

I. Considérations sur l’étal de l’Irlande et sur son avenir, par Camille de Cavour; Londres 1845. — II. L’Irlande sociale, politique et religieuse, par Gustave de Beaumont, nouvelle édition ; Paris 1863. — III. The Condition and prospects of Ireland and the evils arising front the present distribution of landed property, etc., by Jonathan Pim; Dublin 1848. — IV. Letter of the most Rev. Dr. Cullen to the Rt. Hon. Thomas O’Hagan, M. P., on National Education, etc., Dublin 1863.

L’année 1863 laisse à l’Irlande une bonne récolte : blés, avoines, foins, pommes de terre, rien ne manque. Quand la terre y nourrit les habitans, l’Irlande n’a plus guère à supporter que les malheurs ordinaires de l’humanité. Dans les pays où la richesse s’est accumulée de longue main, le capital national supplée en partie au déficit de la récolte; il sert de grenier d’abondance, et, grâce à lui, les crises de subsistances se transforment en crises financières ou monétaires. En Irlande, où il n’y a de réserve ni en denrées ni en capitaux, l’insuffisance de la récolte produit son effet direct, la famine. Il faut saluer la venue de cette bonne récolte, mais ne pas se faire illusion : les causes qui ont rendu en Irlande la détresse habituelle et la famine périodique n’ont pas disparu. On n’a qu’un instant de répit, et l’on doit en profiter pour étudier les raisons de cette misère qui résiste à la civilisation, et fait presque douter de sa vertu.

L’Irlande (l’occasion s’est offerte de le dire dans la Revue)[1] est libre, aussi libre que l’Angleterre; elle possède la liberté civile, la liberté politique, la liberté religieuse, la liberté commerciale. Entre l’Irlandais et l’Anglais, entre le catholique et le protestant, l’égalité devant la loi est complète. Si cinq fonctions sont interdites aux catholiques, — celles de régent du royaume-uni, de lord-lieutenant d’Irlande, de chancelier d’Angleterre, de chancelier d’Irlande et de président de l’assemblée générale de l’église d’Ecosse, — ce sont des exceptions qui, sauf une, se justifient par la nature des attributions, des exceptions qui, comme on dit, confirment la règle. Partout où s’étend l’action de l’état, l’égalité pratique fait des progrès. Après plusieurs lords-lieutenans qui ont gouverné dans un esprit de justice et de réparation, l’Irlande possède aujourd’hui un vice-roi qui est de tous les hommes d’état anglais le plus dévoué à l’Irlande, et dont on peut dire, comme des Fitz-Gerald : « Plus Irlandais que les Irlandais[2]. »

Il faut aussi le répéter : en matière fiscale, l’Irlande est traitée équitablement et plutôt favorisée. Sauf l’income tax, et, si l’on veut, les patentes, tous les impôts perçus par l’état sont des impôts de consommation : douanes, excise, timbre et postes. L’Irlandais paie ainsi par tête infiniment moins que l’Anglais. Toutes les sommes perçues en Irlande y sont dépensées, et au-delà. Si l’Angleterre ruine l’Irlande, c’est assurément sans profit pour ses finances. En même temps la propriété est fortement imposée pour le soulagement de la misère; la taxe des pauvres est de tous les impôts fonciers et locaux le plus considérable. Depuis l’établissement de cette taxe en 1846 jusqu’en 1861, on a dépensé 13,800,000 livres sterling (345 millions de francs). Comme la taxe est locale et s’élève avec la misère, elle a dans certains lieux et en certaines années dépassé le montant du revenu de la propriété. Il a été en outre établi des dispensaires où l’on donne des secours et des remèdes gratuits, et qui coûtent annuellement, en dehors de la dépense publique pour les hôpitaux de comtés, plus de 100,000 livres sterling (2,500,000 francs). Enfin l’éducation primaire est gratuite, et la somme dépensée par l’état pour les écoles nationales a monté en 1861 à 350,000 livres sterl. (8,750,000 francs).

Au moment de la grande famine, le gouvernement du royaume-uni a donné ou prêté aux comtés d’Irlande des sommes suffisantes pour entretenir pendant plus d’une année 3 millions de personnes. Depuis, des fonds importans sont annuellement votés pour servir de prêts à l’agriculture et d’encouragement aux améliorations agricoles. D’autres sont également alloués en faveur des pêcheries, et pour aider les marins à se procurer des engins de pêche. Par instans, l’Angleterre a su dominer ses préjugés religieux et sociaux : la taxe des paroisses pour l’entretien des édifices du culte anglican a été supprimée; on a sécularisé, pour en faire emploi dans un intérêt général, une partie des biens de l’église établie; on a changé la dîme ecclésiastique en une rente qui en a diminué singulièrement le montant, et qui doit être payée par le propriétaire, au lieu d’être payée par le fermier. A l’égard de la propriété, on a adopté une mesure radicale : la cour dite des Encumbered Estates a été instituée pour vendre, en les divisant, les propriétés surchargées d’hypothèques. Cette cour et celle qui lui a été substituée, avec des pouvoirs plus larges, sous le nom de Landed Estates Court, ont en douze ans vendu au profit des créanciers et divisé une masse de propriétés pour la valeur de 31,130,000 livres sterling (778 millions de francs). La transformation de la grande propriété en propriété moyenne, de la propriété obérée en propriété liquide, se poursuit sans relâche au moyen de ces nouvelles cours de justice. En même temps que la propriété se divise, la culture de la terre tend à s’agglomérer. Sur les 300,000 locations au-dessous de cinq acres, 200,000 ont été jointes à des exploitations plus considérables. Depuis longtemps, la loi odieuse qui rendait les sous-locataires parcellaires responsables des faits du locataire principal a été révoquée, et l’on vient d’essayer, bien que sans succès pratique, de résoudre la question des droits du tenancier en cas de plus-value donnée à la terre.

Toutefois l’Europe ne veut pas croire que, depuis la fin du dernier siècle, l’Angleterre soit entrée dans une carrière de réparations. Elle se dit : «Ces libertés sont une vaine apparence, un mensonge, une hypocrisie, quelque chose de semblable à ce qu’est l’égalité des blancs dans les pays à esclaves. Si l’Irlande n’était pas opprimée et dépouillée, elle ne serait pas mécontente et misérable. » La plus simple réflexion montre cependant que l’union de l’Irlande opprimée avec l’Angleterre libre sous un même parlement devait amener, avec le cours du temps, la liberté pour l’Irlande. L’égalité politique des citoyens devait à son tour conduire à l’égalité entre les hommes professant des cultes différens, à l’émancipation des catholiques, et cette émancipation elle-même devait avoir pour conséquence la taxe des pauvres, qui, si l’efficacité pratique de cette taxe est contestable, a du moins le mérite d’être une rançon payée par la richesse à la pauvreté et une reconnaissance des devoirs de la société envers les plus malheureux de ses membres. Que les ennemis de la liberté anglaise me permettent de le dire, ils ne se font pas une idée suffisante des vices de l’oppression et de l’intolérance. La tyrannie produit ses effets après que la tyrannie a cessé d’exister, comme les dettes d’un gouvernement prodigue grèvent les générations à venir. Il y a quelque chose de plus effrayant qu’une Irlande opprimée et dépouillée à laquelle on pourrait rendre justice : c’est une Irlande libre qui est mécontente et offensée, c’est une Irlande peu imposée, en proie à la détresse et à la famine. Écoutez ce qui s’est dit, lisez ce qui s’est écrit, voyez ce qui se prépare cette année même, l’une des plus calmes, l’une des plus heureuses qu’ait connues l’Irlande.

Au mois d’août 1863, sur la colline de Dunamon, dans le comté de Tipperary, s’est tenu, par une pluie battante, un meeting en plein air auquel assistaient huit cents cultivateurs et paysans. Le président commença par recommander au peuple de ne pas se fier aux orateurs et au parlement britannique pour le redressement de ses griefs. « Les Irlandais qui veulent servir leur pays doivent courtiser la déesse Liberté de la seule manière dont on puisse mériter ses faveurs. Prenons exemple sur les Polonais ! Cela peut être dangereux, je l’admets; mais le but ne sera pas atteint sans danger, sans sacrifices et sans souffrances. Avant longtemps, les braves Finiens[3] s’assembleront dans leur force... » Une résolution fut proposée aussitôt et fut soutenue en des termes qu’il faut reproduire textuellement :


« Ce que nous voulons, c’est un gouvernement national, et l’Angleterre nous le refuse. Lord Palmerston a dit au parlement qu’il ne voulait pas intervenir dans les affaires intérieures des Irlandais et qu’il fallait les laisser eux-mêmes livrer leurs batailles entre landlords et tenants. L’Angleterre ne se soucie pas de l’Irlande, et les ministres anglais ne s’inquiètent pas de savoir si vingt propriétaires sont tués par jour et si cinquante paysans sont pendus pour chaque propriétaire assassiné ! (Une voix : Ils voudraient qu’il y eût plus de paysans de pendus! Une autre : Ils le veulent ! — Applaudissemens et cris : A bas les propriétaires!) Le gouvernement anglais entretient la police pour massacrer les restes de la population irlandaise. (Cris de fureur.) C’est pour cela que la police a des épées et des fusils, ce n’est pas pour arrêter les meurtriers et les assassins. L’aristocratie irlandaise est une troupe de chiens avides de sang; elle n’a idée ni de la liberté ni de la patrie ; elle est, sous forme de bipèdes, la dernière classe des êtres de la création ! Aucune nation chrétienne n’a été soumise au même degré d’humiliation, de tyrannie et de persécution que l’infortunée race irlandaise... » (Tonnerre d’applaudissemens.)

« Nous n’avons pas besoin d’aristocrates (dit un second orateur, venant appuyer la motion du premier); nous avons besoin de mains durcies par le travail, de cœurs forts et intrépides, d’hommes capables de saisir la pique. Les Irlandais doivent se rappeler que jamais une nation n’a conquis l’indépendance sans verser plus ou moins de sang; (Applaudissemens.) Si après des années de pétitions au parlement anglais, si après des années où l’on a envoyé des représentai, — des non-représentans! — au parlement, notre cause n’est pas gagnée, comment la gagner ? (Une voix : Par la pique!) Nous sommes sans armes, mais les faulx serviront, si l’on nous provoque par trop. Que les patriotes se rallient autour du drapeau vert, jusqu’à ce qu’il soit planté pour toujours au-dessus du drapeau rouge, sur le plus haut parapet de Dublin ! »


On adopta une motion tendant à déclarer qu’il n’y avait plus lieu de songer aux moyens légaux pour le redressement des griefs. Pendant que l’on discutait ainsi, le drapeau vert, avec la harpe et sans couronne, flottait sur la hauteur appelée Meagher’s-Rock.

Je n’ai pas besoin de prévenir le lecteur que piques, faulx, chiens et sang ne sont que de simples tours oratoires. Personne ne songeait à s’insurger à Dunamon. Ce meeting, comme le meeting semblable d’il y a huit jours (octobre 1863), n’a produit aucun effet en Irlande, et les journaux anglais n’en ont parlé que comme d’un trait de caractère. La seule chose sérieuse, c’est que le langage de la haine est le langage habituel de la partie la plus nombreuse de la population; il est, avec les différences que peuvent apporter l’éducation et la responsabilité, celui de quelques hommes considérables. Dans un écrit récent sur les écoles nationales, le docteur Cullen, archevêque catholique de Dublin, parlant de lord Palmerston et de sir Robert Peel, s’exprime en ces termes : « Ces messieurs[4] ne peuvent pas épargner un shilling pour secourir le pauvre affamé ; mais ils sont généreux pour soutenir le système le plus vil qui ait jamais été imaginé par la perversité humaine et la plus grande tromperie qui ait jamais été pratiquée dans ce pays. »

On me permettra quelques détails, car cet écrit jette un grand jour sur les difficultés du gouvernement en Irlande. De toutes les institutions tentées en faveur de l’Irlande, si l’on excepte la cour des Encumbered Estates, une seule a jusqu’à présent réussi : ce sont les écoles nationales, qui réunissent sur les mêmes bancs, pour leur donner une instruction commune, les enfans de toutes les croyances. Les plus grands soins ont été pris pour que chacun puisse recevoir l’éducation de son pasteur et pour que toute tentative de prosélytisme soit écartée. Le gouvernement a remis ses pouvoirs entre les mains d’un comité composé en nombre égal de catholiques et de protestans, et un heureux hasard a fait qu’à l’origine de l’institution il y eut en même temps à Dublin un évêque anglican et un évêque catholique également éclairés et également tolérans, qui ont choisi ou composé les livres dont on doit faire usage dans les écoles nationales. Comme de raison, l’institution a été attaquée des deux côtés, par le clergé protestant d’abord, par le clergé catholique ensuite; mais le peuple irlandais, avide d’instruction, a tenu bon, et aujourd’hui 800,000 enfans, dont plus de 600,000 catholiques, fréquentent les écoles nationales. Ces écoles sont l’honneur du pays, elles en sont aussi l’espérance; c’est le seul point sur lequel l’Irlande soit supérieure à l’Angleterre. Un Irlandais catholique, membre du parlement et membre du comité des écoles nationales, ayant été nommé attorney-général d’Irlande, fut soumis à la réélection et fit devant ses électeurs l’éloge des écoles nationales. C’est à cette occasion que le docteur Cullen a publié une réponse qui est le manifeste de la partie la plus active, si elle n’est pas la plus nombreuse, du clergé catholique d’Irlande.

Il est difficile d’analyser un pamphlet dont chaque mot fait allusion à des querelles locales et contient une attaque contre les personnes; mais le fond de l’argumentation du docteur Cullen est celui-ci : il n’y a pas égalité dans le comité des écoles nationales, parce que le nombre des membres protestans est égal à celui des membres catholiques, tandis que la population catholique est plus nombreuse que la population protestante. D’ailleurs il importe peu que les catholiques soient en nombre égal ou supérieur, si ce sont des laïques; les laïques, et même les prêtres qui n’ont pas reçu mission spéciale de leurs évêques, ne sont pas aptes à se mêler d’instruction publique; ce droit appartient exclusivement aux évêques, comme successeurs des apôtres auxquels Jésus-Christ a dit : « Allez et enseignez. » L’archevêque de Dublin ne s’arrête pas là; il fait, au nom du clergé, la guerre au catholicisme laïc, qui ne rappelle pas assez au peuple sa nationalité, ses griefs et ses souffrances; il signale nominativement à la défiance du peuple les catholiques qui acceptent des fonctions publiques et qui votent au parlement sans l’assentiment de leurs propres évêques.

Je n’ai pas à discuter la politique du docteur Cullen, et je n’ai cité son manifeste que comme un des symptômes de l’état des esprits. Je dirai seulement que de tels écrits font comprendre la froideur nouvelle de beaucoup de protestans libéraux, l’empressement à se rallier du plus grand nombre des catholiques éminens, l’éloignement pour la vie publique chez la plupart des hommes modérés, la disparition des whigs dans les collèges électoraux d’Irlande et la nomination d’une majorité tory, enfin la conduite des émigrans, qui, en brisant les liens qui les unissaient à la patrie, brisent ceux qui les attachaient au clergé.

Il y a cette année dans l’émigration un caractère nouveau qui est un signe de l’état social. Si l’émigration, a d’abord eu pour cause la misère et a été alors encouragée par le gouvernement et par les propriétaires, elle s’est développée ensuite d’elle-même et a été pratiquée à l’aide des fonds envoyés par les premiers émigrans. Pendant l’année de la famine, les Irlandais des États-Unis ont envoyé aux Irlandais d’Irlande plus d’un million sterling (25 millions de francs). Aussi, durant les dix dernières années, le nombre des émigrans a-t-il- dépassé le chiffre de 1,200,000. Il y avait lieu de croire que la bonne récolte de l’Irlande et les troubles des États-Unis arrêteraient un peu cette année le courant de l’émigration. Cette espérance ne se réalisera pas; la pensée de l’émigration s’est emparée des esprits. On saisit l’opportunité d’une bonne moisson, on craint de ne pouvoir pas plus tard payer les frais du passage. L’idée de la guerre excite au lieu d’effrayer; on se dit que, la guerre civile terminée, les États-Unis feront la guerre à l’Angleterre; on se berce de la pensée de combattre l’ennemie nationale sur le sol américain. C’est là, soit dit en passant, ce qui par contre rend populaire dans la Grande-Bretagne l’expédition française du Mexique; elle est fêtée comme un moyen de détourner vers le sud la colère des États-Unis et de sauver le Canada sans dépense d’hommes ni d’argent. L’émigration va donc prendre un nouvel essor. On s’était trompé en déclarant qu’il était impossible de transporter des populations entières d’un côté de l’Atlantique à l’autre. Malheureusement on ne s’était pas trompé en ce qui touche l’efficacité de ce remède cruel. Ce sont en général les hommes dans la force de l’âge qui émigrent; la quantité et la qualité du travail diminuent donc bien plus que le nombre des bouches à nourrir. L’Irlande souffre beaucoup sans doute d’une propriété en quelque sorte viagère et des locations, qui ne sont d’ordinaire qu’à l’année : combien doit être encore plus préjudiciable à la production le désespoir ou l’attrait qui pousse une population à abandonner le sol qu’elle cultive, et qui ne lui fait voir dans son travail qu’un moyen de gagner les 100 ou 150 francs nécessaires pour payer le passage! Quand même l’émigration aurait les mérites économiques qu’elle n’a pas, elle serait fatale, au point de vue matériel, par ses effets moraux. Il n’y a pas de progrès possible chez une population qui vit déracinée sur la terre où elle est née et où elle ne veut pas mourir.

Quelles sont donc les causes de cette misère, ou, pour parler plus correctement, de ces famines, tantôt locales, tantôt générales, qui menacent toujours une portion de la population irlandaise? Assurément l’histoire d’Irlande est lamentable : c’est la conquête, jamais achevée et sans cesse recommencée, les guerres religieuses succédant aux guerres de race, puis l’oppression du grand nombre par le petit nombre, du catholique par le protestant, du pauvre par le riche. On comprend les haines. Soixante-dix ans de liberté civile, soixante ans de justice politique, trente ans d’émancipation religieuse, n’ont pu effacer les souvenirs laissés par tous les genres d’oppression. L’état économique, l’état social, l’état religieux sont tels que les a faits la tyrannie. La liberté n’a encore eu le temps de créer ni les capitaux, ni les situations, ni les mœurs que donne la liberté, et, à mesure qu’elle s’est développée, elle a fait sentir plus vivement les injures du passé et les souffrances du présent; mais que les choses aient tant de rancune en Irlande, tandis que les hommes ont si peu de mémoire ailleurs, voilà ce qu’il est difficile de concevoir. Il devrait être, ce semble, indifférent à l’économie publique qu’un champ appartienne au fils d’un soldat de Cromwell ou au descendant d’un chef de clan, qu’il soit cultivé par celui-ci ou par celui-là, qu’une inégalité ait pris la place d’une autre inégalité. Comment l’ordre social qui n’a pas empêché le développement de la richesse en Angleterre a-t-il produit en Irlande la détresse et la famine? L’Angleterre s’en étonne, car pour elle le bien ou le mal, c’est ce qui est ou ce qui n’est pas comme en Angleterre. Après avoir donné à l’Irlande le bienfait de la législation anglaise, elle ne sait que faire, et s’indigne contre l’obstination des Irlandais à mourir de faim. En Irlande même, on est divisé sur toutes les questions, depuis la pomme de terre et la culture à la main jusqu’à la nationalité et à la religion. Chacun accuse une race, une classe, un culte; aucun cri unanime ne s’élève pour diriger le législateur. Il n’y a de reconnu que le mal et l’inefficacité des remèdes.

Suivant M. Gustave de Beaumont, les maux de l’Irlande doivent être attribués à une mauvaise aristocratie, à la mauvaise constitution de la propriété. Le vice originaire a été aggravé par des circonstances particulières à l’Irlande, qui ont produit la ruine des riches et la misère des pauvres, la dureté des uns et les crimes des autres. A l’appui de l’opinion de M. de Beaumont, il faut citer celle de M. de Cavour, dont l’écrit sur l’Irlande n’est pas assez connu et étonnerait grandement, s’ils le lisaient, les nombreux admirateurs et les plus nombreux ennemis que compte en Irlande le ministre de l’Italie. « M. de Beaumont, dit-il, a montré dans son remarquable ouvrage sur l’Irlande que presque toutes les souffrances de ce pays peuvent être attribuées à une mauvaise aristocratie. Il est évident que, dans un pays où la propriété est la base de presque tout le pouvoir, rien ne peut être plus funeste que de voir d’un côté la classe des propriétaires et de l’autre la masse du peuple appartenir à des races différentes et à des religions opposées. On ne pourra jamais trop souvent répéter que là est l’origine fatale des maux sans nombre qui vicient toutes les institutions politiques et sociales de l’Irlande. »

Ajoutons à ces deux autorités le témoignage d’un Irlandais mieux placé que personne pour savoir et pour apprécier. Dans son livre sur la Condition de l’Irlande, M. Jonathan Pim, secrétaire du comité de la Société des Amis pour la distribution des secours pendant la grande famine d’Irlande, assigne à la détresse de son pays des causes qui peuvent se résumer ainsi : une législation qui rend facile d’endetter la propriété et impossible de la vendre; — une propriété échelonnée entre des propriétaires à titres différens, et des locations avec des sous-locations successives ; — des propriétaires à tous les degrés n’ayant qu’un intérêt viager et des cultivateurs n’ayant qu’un intérêt annuel; — enfin un état social aristocratique avec une aristocratie absente et des lois politiques démocratiques sans classes moyennes pour les mettre en œuvre.

Il est impossible de ne pas partager l’opinion exprimée par les autorités qui viennent d’être citées; elle est aujourd’hui universellement adoptée. L’Angleterre l’a sanctionnée en créant la cour des Encumbered Estates, l’Irlande en acceptant cette institution comme un bienfait. Indépendamment de toute théorie, on ne pouvait laisser se perpétuer un état de propriété qui donnait à gérer au chancelier d’Irlande, année moyenne, de 35 à 40 millions de revenus territoriaux pour cause d’insolvabilité de propriétaires incommutables. Les expropriés eux-mêmes ont senti la nécessité du coup qui les frappait. Est-il juste cependant de rejeter le méfait entier sur la mauvaise constitution de la propriété et l’absence des propriétaires? Est-il certain que, si l’on détruisait les vices de la propriété, on chasserait la misère de l’Irlande? Je ne le pense pas. L’état de la propriété est une des causes des maux de l’Irlande, comme l’état du fermage en est une autre. Il y a des malheurs généraux qui dominent ici les vices particuliers, qui attachent la misère à l’Irlande, qui corrompent toutes les améliorations, qui, dès que l’Irlande s’élève, la font retomber dans le creux de la vague. En voici la preuve. Les obstacles qui gênaient les manufactures irlandaises ont été brisés, les lois de douane qui empêchaient l’importation des produits irlandais en Angleterre ont été détruites, et l’union n’a pu être défavorable à la venue des capitaux. Dans les manufactures, il n’y a ni souvenirs de confiscation, ni législation féodale, ni propriétaires absens, ni locataires intermédiaires. Eh bien ! sauf l’industrie des lins, qui, en se développant, se cantonne de plus en plus dans un district particulier, toutes les industries irlandaises sont en décadence depuis le commencement du siècle. Le sort des pêcheries est le même : il y avait, en 1845, 93,000 pêcheurs irlandais; il y en a, en 1861, 50,000, et ce sont les marins anglais qui font la pêche du hareng sur les côtes d’Irlande. On a en partie modifié l’état territorial. La cour des Encumbered Estates a, comme on dit dans nos colonies, blanchi un quart de la propriété. Une classe moyenne territoriale commence à se former; elle est presque tout irlandaise d’origine et souvent catholique. La plupart des conseils donnés par M. de Cavour ont été suivis. L’état prête à l’agriculture; des voies de communication sont partout ouvertes; les routes d’Irlande valent celles d’Angleterre; le pays est sillonné de chemins de fer ; les paquebots transatlantiques s’arrêtent à Cork et à Derry, il en part de Galway pour les États-Unis; les banques et les institutions de crédit couvrent l’Irlande... Cependant la misère est toujours là. Adopterait-on les excellentes suggestions de M. Pim, qui aboutissent à la mobilisation de la propriété, à la liberté et à la fermeté des contrats territoriaux, une des causes de la misère n’existerait plus, la détresse existerait toujours. Disons les deux raisons fondamentales des maux de l’Irlande moderne, et commençons par le mal que personne ne pouvait empêcher, ni gouvernement, ni propriétaires, ni fermiers, car il est moins dur de subir la tyrannie du sort que la tyrannie de son semblable.

En cent quarante-six ans, la population de l’Irlande a doublé, elle a quadruplé, elle est même devenue huit fois plus considérable. Elle était en 1695 de 1,034,000 habitans, en 1788 de 4,040,000; elle avait atteint, en 1841, avant la famine, le chiffre de 8,175,000. On comprend que, fécondée par le travail de l’agriculture, une même terre puisse nourrir un plus grand nombre d’habitans, et que le travail industriel puisse, par ses produits, donner à une population nouvelle de nouveaux moyens de subsistance; mais les choses ne se sont pas passées ainsi en Irlande : il est unanimement reconnu que la fertilité du sol n’y a pas augmenté et que l’industrie y a diminué. Ainsi huit personnes ont dû vivre avec les ressources qui en faisaient vivre une seule. Admettons, si l’on veut, l’inexactitude des anciennes statistiques; reconnaissons que la population de l’Irlande avait diminué avant 1695 de 300,000 habitans par suite des guerres civiles; disons que la portion de terre cultivée est aujourd’hui d’un cinquième ou d’un quart plus considérable qu’alors; réduisons les chiffres de moitié. Il restera toujours que quatre personnes au lieu d’une devront tirer leur aliment d’une même terre douée d’une même fertilité. Dans aucun pays de l’Europe, il n’y a d’exemple ni d’un accroissement si grand de la population, ni d’une augmentation si petite des facultés productives. Si la fécondité de la terre ne s’est pas développée, l’introduction d’une denrée alimentaire nouvelle, singulièrement productive dans ce sol et sous ce climat, a permis à une population quadruple de subsister. Aussi une partie considérable de la population vit-elle sans rapports économiques avec les autres classes; elle n’achète pas de denrées, elle ne reçoit pas de salaire, elle connaît aussi peu l’argent que le pain. Les pommes de terre sont tout pour elle; elles sont sa nourriture et son moyen d’échange. Un certain nombre de journées de travail paie la location de la parcelle de terre où poussent les tubercules. En comparant le chiffre de la population qui vit exclusivement sur la pomme de terre avec le nombre d’acres où on la cultive, on arrive à ce résultat effrayant, que trois ou quatre personnes ont dû vivre sur le produit d’un acre de terre. Naturellement la perte des pommes de terre en 1846 a produit une famine complète parmi la population qui s’en nourrit exclusivement, et les manques partiels de récolte, si fréquens aujourd’hui, produisent chez la même population des demi-famines, c’est-à-dire des famines qui durent quelques mois, au lieu de durer une année. Les sages disent : « Ne cultivez plus la pomme de terre, » et ils ont raison. Pourtant cette malheureuse population a encore plus raison de s’obstiner à la cultiver. Avec les pommes de terre, si la récolte est bonne, elle peut vivre sur la parcelle de champ qui seule est à sa portée; avec le blé, avec l’avoine, même en cas de bonne récolte, elle ne peut avoir pour trois mois de subsistance. C’est donc la pomme de terre que l’Irlandais préfère cultiver, et quand elle manque, rien ne donne une idée de l’horrible détresse où il tombe. Ce n’est pas ici une crise alimentaire qui frappe tout le monde en tombant plus cruellement sur les pauvres; c’est encore, c’est surtout la perte d’une classe entière, celle qui cultive la pomme de terre, s’en nourrit et en trafique. Son moyen de subsistance lui est enlevé, et elle n’a pas de moyen de travail; elle est dépourvue comme un naufragé sur un rocher nu. Laissez-moi cependant aller plus avant encore et rechercher ce que sont devenus le travail et le capital.

On reproche au peuple irlandais de s’abandonner à la paresse, à l’imprévoyance, à l’ivrognerie; il ne se soucie ni de la manière dont il est logé, ni de celle dont il est vêtu. Je le crois bien : il est misérable et il a les vices de la misère. Ce qui est merveilleux, c’est que, sous l’accablement de ces maux, il ait conservé la beauté, l’intelligence ; la vivacité d’esprit, la soif d’apprendre et le tour poétique du langage. On lui dit : « Fais effort ! travaille ! » Mais il n’y a pas de travail en Irlande; il n’y avait pas de travail pour le nombre des bras avant la famine, il y en a encore moins depuis que la maladie des pommes de terre a fait perdre en une seule année au capital national une valeur en subsistances estimée 16 millions sterling (400 millions de francs). Les seuls changemens notables sous ce rapport sont l’émigration et la loi des pauvres; mais l’émigration enlève les bras valides, et la maison de charité empêche le travailleur de mourir de faim sans accroître le travail. On pourrait multiplier les citations : les documens officiels sont nombreux et s’accordent à démontrer que, depuis longtemps, une partie considérable de la population agricole reste inoccupée, même à l’époque de la moisson du blé et de l’avoine. En 1846, les inspecteurs de la loi des pauvres rapportent que dans l’union de Milford, comté de Donegal, sur une population rurale de 38,108 personnes, il n’y avait que 779 hommes et 287 femmes occupés durant la semaine finissant le 11 septembre, c’est-à-dire en pleine moisson irlandaise. Le nombre des personnes pouvant compter sur un emploi constant était de 341 hommes et de 152 femmes. Dans un des districts de cette union, il n’y avait que 4 hommes employés sur 2,006 habitans. La situation était à peu près la même dans la plupart des comtés de l’ouest pour la portion de la population vivant sur le système des conacres, c’est-à-dire sur la culture d’une parcelle de champ plantée en pommes de terre, et dont le loyer est payé quelquefois en argent, plus souvent en journées. Cette situation s’est depuis améliorée, et elle est aujourd’hui, toute compensation faite des différences, moins douloureuse qu’avant la famine de 1846, car c’est une partie spéciale de la population, disséminée à peu près partout, plutôt que la population irlandaise en général qui est atteinte. Les grandes et moyennes fermes prospèrent dans toutes les régions, les petites dans l’Ulster, et le salaire des ouvriers d’état est égal en Irlande à ce qu’il est en Angleterre. Il n’en est pas moins vrai qu’une portion de la population rurale d’Irlande est constamment dans une situation analogue à celle où la disette du coton a jeté les populations industrielles du Lancashire; elle a les chômages et le travail à journées, à heures et à salaires réduits. Pendant les cinq mois d’hiver, la population agricole ne travaille pas, pendant l’été, elle ne travaille pas tous les jours. La journée de travail commence à sept heures du matin et dure dix heures. Ce temps si court est mollement employé et faiblement rétribué. L’ouvrier travaille comme on le paie, le maître paie comme on travaille, en sorte qu’avec des salaires insuffisans le prix de la main-d’œuvre est en réalité aussi cher en Irlande que dans les pays prospères, ce qui fait obstacle à l’accroissement du travail comme au développement des améliorations agricoles. Il est douloureux de le penser et pénible de le dire, mais, en considérant la production du travail, on retrouve ce qui avait frappé en examinant la production du sol. Si une partie de la population rurale d’Irlande produit quatre fois moins de travail que les populations agricoles d’Angleterre ou de France, il est presque impossible qu’elle ne soit pas quatre fois plus mal logée, quatre fois plus mal vêtue et quatre fois plus grossièrement nourrie.

Malheureusement, s’il n’y a pas de travail en Irlande, il y a encore moins de capital. La situation économique et sociale empêche le capital de s’y former, et la situation politique l’empêche d’y venir. Chaque année, l’Irlande se vide; chaque année, elle est dépouillée de son capital, comme un champ de ses fruits après la moisson. Il est impossible que la population du conacre et celle des fermiers d’un ou deux acres, dont le sort est analogue, puissent faire aucune épargne. Les bonnes années, elles vivent sur les pommes de terre qu’elles ont récoltées et qu’elles consomment. Dans les années médiocres ou moyennes, elles comblent le déficit au moyen de farine de maïs venue des États-Unis, et vont remplir les maisons de charité. Elles diminuent ainsi le capital national et tombent à la charge de la propriété. L’état improductif, dépensier malgré la misère, de la population qui vit de ses bras, de celle qui chez nous accroît sans cesse le capital national et augmente sans cesse la valeur de la propriété, est certainement un des embarras économiques les plus graves de l’Irlande.

Il y a moins de différence dans la situation des fermiers comparée à des situations analogues dans d’autres pays; mais les habitudes et les mœurs sont venues aggraver les difficultés. On sait que, l’accroissement de la population ayant rendu le travail incertain et les salaires précaires, la compétition a été ardente pour le loyer de la terre. Le prix des locations est donc plutôt élevé, excessif pour les mauvaises terres divisées par parcelles, raisonnable pour les bonnes terres et les grandes fermes; mais on ne loue pas seulement la terre, on vend en même temps le loyer. Le fermier entrant doit acheter la bonne volonté du propriétaire ou la bonne volonté du fermier sortant, souvent celle de tous les deux, par la remise immédiate d’une somme qui monte parfois à cinq, six années de loyer, et plus. Un témoin digne de foi, cultivateur lui-même, écrivant d’Irlande à un journal écossais pour démontrer que la misère de l’Irlande tenait à la diminution de fertilité causée par une culture épuisante, raconte ce fait significatif et presque général. Deux fermes de son voisinage venaient d’être louées à leur valeur avec des baux assez courts, et pour chacune la bonne volonté avait été achetée 13 livres sterling ( 325 fr. ) l’acre, dix fois la valeur de l’ancien loyer. Que devient, avec ce système, le capital de culture? Il va chez le propriétaire, ou passe de fermier à fermier sans jamais féconder le sol. On ne donne rien à la terre, on en retire tout. Le fermier s’est obéré pour entrer en jouissance ; il lui faut se libérer au plus vite et se hâter de pratiquer les deux axiomes de l’agriculture irlandaise : « pas de jachères et pas d’engrais. »

L’usage de faire payer la faveur d’une location indépendamment de la rente annuelle n’a pas eu seulement pour conséquence directe de rendre inévitable la mauvaise agriculture dans les terres à bail, et pour conséquence indirecte de maintenir sans baux et avec de simples locations annuelles une grande partie des terres, ce qui est devenu encore plus funeste à l’agriculture; il est le sujet de perturbations, de violences et de crimes. Le fermier qui a payé un prix d’entrée en jouissance veut garder la ferme quand il n’en paie pas les loyers. Le paysan qui cultive sans bail n’admet pas que la parcelle de terre où il vit soit, comme on dit en Irlande, consolidée, c’est-à-dire réunie à une ferme plus considérable. Peut-être, en approfondissant, découvrirait-on là le secret de cette question mal définie qui agite étrangement les esprits, le tenant’s right, le droit au fermage comme en Ulster. A l’époque de la confiscation des terres dans cette province du nord, à l’époque dite des plantations, il y eut, ce semble, une sorte de compromis entre les nouveaux occupans et la population dépossédée, d’où vint cette coutume, que le fermier présenterait au propriétaire son successeur. Si l’on argumente au parlement sur les droits du fermier en cas d’une plus-value imaginaire donnée à la terre, en réalité il s’agit de donner au cultivateur le moyen de conserver, en cas de non-paiement, son fermage et le droit de présenter son successeur, en d’autres termes de lui attribuer la portion du prix du fermage qui se paie à l’entrée en jouissance. Cette question terrienne, comme on le voit, ressemble assez à la question de l’investiture des bénéfices, qui pendant trois siècles a troublé l’Europe; c’est une partie du droit de propriété cachée sous le droit de simple présentation à la jouissance du fermage.

On doit le dire aussi, la pression des lois pénales ayant longtemps retenu dans la pauvreté la grande masse de la population, et le poids de cette masse ayant empêché le reste de s’élever, les situations intermédiaires sont rares, et commencent seulement à se former. Il en est résulté que ce pays de riches et de pauvres a pris tout entier les mœurs de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté, qui sont assez semblables en ce qui touche la prévoyance. La statistique officielle du royaume d’Irlande en donne la preuve quand elle dit avec un naïf orgueil : « Toute personne qui a au-dessous d’elle des sous-locataires prend la position et l’état d’un gentleman[5]. » Aussi n’existe-t-il en Irlande aucune classe de yeomen respectables, c’est-à-dire aucune classe de laboureurs riches cultivant eux-mêmes leurs terres. Dans le commerce comme dans l’agriculture, on vit donc en gentleman, ce qui veut dire en bon français que l’on dépense plus que l’on n’a, et que les hommes de loi font seuls fortune.

Si les classes qui produisent ailleurs consomment ici, doit-on s’attendre à ce que la classe qui partout consomme et ne produit pas vienne combler les vides du capital national? Ce serait se faire une idée exagérée des vertus de l’aristocratie en général, et une idée bien fausse de la situation particulière de l’aristocratie irlandaise. Il y a deux catégories de propriétaires irlandais, les absens et les résidens. Les absens sont ou des grands seigneurs anglais dont les ancêtres ont reçu aux diverses époques des guerres civiles de larges concessions de terres, ou des propriétaires, sans distinctions de race ni d’origine de propriété, qui aiment mieux vivre en Angleterre qu’en Irlande. Pour les uns et les autres, le calcul économique est facile à faire : ils enlèvent chaque année à l’Irlande une partie de ce que l’Irlande produit chaque année. Ce n’est pas une exportation qui se balance avec une importation ; le capital tiré d’Irlande sous la forme de grains ou de bestiaux n’y rentre pas, la perte pour l’Irlande est complète. Toujours prendre et ne jamais rendre, toujours recevoir et ne pas dépenser, c’est une véritable dévastation. Quel que soit le système de répartition de la propriété, le revenu de la propriété doit être dépensé ou épargné; il doit se transformer en salaires pour le travail, en achats de denrées, en accroissement de capital. S’il est enlevé en masse et transporté dans un autre pays, l’appauvrissement général devient inévitable, et l’un des vice-rois d’Irlande, lord Normanby, avait raison lorsqu’il disait à une députation de propriétaires : « La propriété a des devoirs aussi bien que des droits; qu’elle remplisse ses devoirs pour que l’on respecte ses droits ! »

La même responsabilité morale ne pèse pas sur les propriétaires résidens : s’ils ne remplissent pas toujours leurs devoirs, ils sont dans la plupart des cas les victimes du sort et autant à plaindre qu’à blâmer. Le système aristocratique donne à la propriété une valeur politique et morale indépendante de la valeur du revenu; il a pour fondement les substitutions, qui ne laissent au possesseur qu’un intérêt viager, quelquefois opposé à ses autres intérêts; il s’appuie sur une loi civile qui rend l’hypothèque réelle et en fait une dette de la propriété seule. De ces trois causes combinées doit résulter nécessairement une propriété foncière surchargée d’hypothèques. Maintenant que, par l’interversion des conditions économiques ordinaires, le revenu de la terre chez un même peuple devienne en tel lieu plus élevé que n’est le revenu de l’argent dans tel autre, que la terre rapporte 6 comme en Irlande et l’argent 4 comme à Londres, la dette de la propriété dépassera la valeur du capital de la propriété. Cette situation donnée, si le revenu de la terre s’abaisse tout à coup, si, développé par l’accroissement de la population, il est subitement anéanti par la détresse et par la famine, la ruine d’une partie de la propriété sera inévitable. C’est le fait de l’Irlande avec cette circonstance aggravante que la plupart des capitaux empruntés sont des capitaux anglais, et que les arrérages des emprunts doivent être payés à Londres. Il y a donc de la part des propriétaires résidens enlèvement involontaire et partiel des produits annuels de l’Irlande, comme de la part des propriétaires absens enlèvement total et volontaire ; il y a l’absentéisme des capitaux comme celui des personnes. Ajoutez que, pour une partie des propriétaires résidens, la propriété n’est pas complète. En recevant des concessions de terres confisquées, les anciens concessionnaires furent souvent embarrassés pour les faire valoir. Ils les livrèrent à d’autres à perpétuité moyennant une faible rente et en se réservant ce qu’on appelle le droit de head-landlord. Une nouvelle portion du revenu annuel quitte ainsi l’Irlande pour n’y pas revenir. Comment résister à un pareil délabrement? La terre, le travail et le capital font défaut. De ces malheurs, que l’on peut résumer et définir ainsi : accroissement de la population sans accroissement de fertilité, de travail ni de capital, — le plus grand est la disparition du capital.

Vous ne comprenez pas la misère de l’Irlande, et vous accusez une classe, une race, une religion; mais la perte continue et progressive du capital, savez-vous bien ce que c’est? Une série de souffrances qui conduit à la décadence. Le plus grand désastre de l’humanité, la destruction de la civilisation romaine et l’invasion des Barbares, n’a pas eu d’autres causes. Si l’Irlande du XIXe siècle est exposée aux famines du moyen âge, c’est que l’Irlande, comme le moyen âge, n’a pas de richesse accumulée; mais à trois heures de l’Irlande, sur l’île-sœur, comme on l’appelle, existe la plus merveilleuse accumulation de capital qu’ait jamais connue le monde. Que le capital anglais, qui va se répandre sur tous les points du globe, consente à féconder l’Irlande : à l’instant même, la propriété secouera la chaîne de ses dettes, le travail fertilisera le sol, et la production renaîtra. Sous le rapport économique, et sous ce rapport seulement, l’Irlande est de plusieurs siècles en arrière des pays qu’elle égale en lumières; d’un seul élan, elle peut conquérir le bien-être de la civilisation, à laquelle elle a conservé jadis le dépôt des sciences et des lettres.

En appréciant l’influence de l’accroissement de la population, on comprend pourquoi, à mesure que les anciens maux sociaux diminuent, ils deviennent plus difficiles à supporter. Ils sont mis en relief par la détresse, ils sont jugés à la sinistre clarté de la famine. Ne disons pas que la justice et la civilisation n’ont rien produit! Chaque fois qu’on revoit l’Irlande, on sent une amélioration, on reconnaît un progrès, on est certain que les plus mauvais jours sont passés. Si les faits généraux ne le constatent pas, c’est que, comme les moyennes de la statistique, ils ne rendent pas compte des cas particuliers, qui produisent, en se multipliant, de nouveaux faits généraux. Il y a du pire et du mieux ; le mieux est ce qui restera. Évidemment l’Irlande est entrée dans une phase nouvelle le jour où elle s’est élevée du régime de l’oppression au régime de la liberté, et il s’agit moins aujourd’hui de rechercher les causes de sa vieille misère que de signaler celles qui empêchent encore ce pays de se relever. Là aussi on rencontre un malheur général qui domine les vices particuliers.

Pourquoi le bien, la justice, la liberté semblent-ils en Irlande frappés d’impuissance? Les choses n’y portent pas leurs conséquences naturelles; la générosité ne soulage pas la misère, le travail n’accroît pas les produits, l’émigration ne donne pas de place à ceux qui restent, les améliorations sont stériles, et les lois, à peine promulguées, deviennent caduques. Il serait bon assurément de modifier plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent les lois civiles, et meilleur de supprimer les obstacles imposés sans raison par la législation et par la jurisprudence; mais, il faut le savoir, le résultat serait à peine sensible. La société n’est pas assise; il n’existe pas de société dans le sens moral du mot. Tout est incertain, controversé, ennemi : la nationalité, la propriété, les religions. Chacun a deux patries, l’Angleterre ou les États-Unis, aussi bien que l’Irlande. On ne sait même pas si la terre peut nourrir ses habitans. Des populations diverses occupaient l’Irlande. La conquête, la guerre civile et l’intolérance avaient créé des divisions nouvelles de races, de classes et de religions, sans que jamais l’opprimé cédât dans sa conscience à l’oppresseur. Tous les faits avaient été des faits de force; à tous avait répondu la rébellion morale. Quand l’oppression disparut, il se trouva qu’elle n’avait rien fondé, et, à mesure que la lutte nationale devenait moins vive, le conflit prit le caractère d’une guerre entre la religion des riches et la religion des pauvres.

La difficulté économique de l’Irlande, on a pu le voir, est moins encore la mauvaise répartition de la richesse que l’insuffisance générale de la production. Quant à la difficulté sociale, elle vient plutôt du trouble causé par le désaccord des idées, des sentimens, des croyances religieuses, que de telle ou telle partie de la législation. Lorsqu’on a vécu dans une société formée de longue main sous l’impulsion du mouvement national, on a peine à se rendre compte de l’impuissance et de l’agitation qui tourmentent une société où il n’y a pas de vie commune. En Irlande, les habitans foulent le même sol, respirent le même air; mais celui-ci n’en est pas moins pour les uns un usurpateur et un damné, celui-là pour les autres un rebelle et un idolâtre. Les riches s’absentent, les pauvres émigrent, et ceux qui restent campent en ennemis, au lieu de vivre en voisins. Le sentiment qui fait donner en une fois une partie de la valeur annuelle du loyer, qui fait tirer de la terre tout ce qu’on peut sans s’inquiéter du lendemain, cette façon de courir après la poule aux œufs d’or pour l’égorger, le train violent et inconstant des choses, la multiplicité des entreprises inachevées, l’ardeur des polémiques, la mollesse des actions, les crimes et la popularité des criminels, toutes les fautes individuelles ou collectives viennent de l’instabilité sociale. Je le sais, il y a du faux en même temps que du vrai dans tout ce qu’on peut dire sur l’Irlande, car il y a de tout en Irlande. Les rapports de la propriété et de la culture s’améliorent; la civilisation moderne est partout, si elle n’a nulle part pénétré dans les cœurs ; les lignes de chemins de fer traversent les campagnes sauvages, la vapeur siffle au milieu des marais, et la mauvaise agriculture se sert d’outils perfectionnés. La liberté est entrée dans les mœurs, le pouvoir est stable; mais la désunion sociale empêche le progrès de prendre racine, et comme la cause du mal est morale, on n’a rien fait tant qu’on n’a pas tout fait.

Malheureusement les deux causes de la détresse de l’Irlande, le trouble de la société comme la disparition du capital, sont de tous les maux les plus rebelles à l’action d’un gouvernement. Il semble qu’on ne puisse les vaincre qu’à l’aide du temps ou de l’un de ces événemens qui font en un jour la besogne des siècles. C’est encore un de ces cercles vicieux qu’on ne sait comment briser. A dire vrai, si le mystère semble impénétrable, c’est qu’on ne veut pas l’éclaircir, c’est que les uns veulent garder leur suprématie, et les autres leurs griefs. Aussi vrai qu’un trouble social maintient l’Irlande dans la misère, un seul effort de justice, un seul après tous les autres, donnerait la stabilité, créerait le travail et sauverait des multitudes. Il suffirait que l’intolérance religieuse fût moins impitoyable que ne l’ont été les haines de races ou de classes.

Je laisse de côté toutes les questions secondaires, toutes celles dont la solution est impossible, ou ne produirait qu’un changement éloigné et douteux. Je viens au point capital, l’état du clergé catholique en Irlande. Aucun clergé n’est plus justement populaire que le clergé catholique irlandais. Il a combattu pour la foi, pour la liberté, pour la pauvreté. Il a été la vie morale d’un peuple qui serait tombé sans lui dans la dégradation du malheur. Il a ennobli les maux de la vie présente par l’espérance de la vie future. Si, dans une situation matérielle souvent comparée pour la souffrance au servage ou à l’esclavage, les âmes sont restées libres, si le peuple irlandais est moralement l’égal des peuples heureux, c’est grâce au clergé catholique. Ce clergé doit s’attribuer des droits sociaux et politiques d’une nature particulière, et l’on ne peut pas s’étonner si dépouillé et offensé en cessant d’être opprimé, il porte aujourd’hui l’esprit d’opposition sociale et politique au-delà de ce qu’exigent les circonstances et au-delà de ce que demande l’intérêt des classes malheureuses. Uni à la pauvreté par tant de liens, vivant de l’aumône des misérables, il doit partager-les passions qui conduisent aux crimes, tout en imposant un frein efficace aux crimes. Ses services l’ont rendu puissant, et la puissance l’a fait ambitieux; le lecteur a pu en juger par l’analyse du manifeste de l’archevêque de Dublin. Qu’il soit permis de le dire, en reconnaissant toutes les justifications du passé et même celles du présent, si l’ordre est impossible avec un état dans l’état, comme on dit en France, l’ordre est encore plus impossible avec une théocratie sociale dans une société fondée sur le principe de la liberté civile. Ce qui a été le salut du peuple dans les temps d’oppression devient dans un temps de liberté un grand obstacle à l’amélioration de son sort. La paix sociale ne peut s’établir, si un clergé que sanctifient la foi et la nationalité vient séparer d’abord sans doute le catholique du protestant, mais ensuite, quelles que soient les croyances et la nationalité, le pauvre du riche, le paysan du propriétaire, l’ignorant de l’instruit et le justiciable du juge.

En même temps il est impossible que le clergé catholique d’Irlande consente à désarmer devant le gouvernement et devant la société, impossible qu’il abdique son action politique et sociale, si une réparation éclatante ne lui est pas offerte, si une justice complète ne lui est pas rendue. Son seul vice est l’orgueil ; en recevant un salaire, il craindrait de paraître déserter la cause nationale : il n’abandonnera pas l’aumône du peuple pour le traitement de l’état, le secours des pauvres pour la protection des riches. Rien ne sera accepté par lui, hormis le partage des terres et des dîmes entre l’église anglicane et l’église catholique.

La mesure qui établirait l’égalité entre les deux clergés serait d’elle-même un traité d’union politique et sociale, d’union entre l’Angleterre et l’Irlande, d’union entre les pauvres et les riches. Par la reconnaissance légale de l’existence du clergé catholique, on effacerait les souvenirs de la défaite nationale et l’amertume des persécutions religieuses. Donner à l’Irlande la liberté civile, la liberté politique et l’émancipation des catholiques, puis maintenir la suprématie protestante, refuser l’égalité au clergé catholique d’Irlande quand on a reconnu les droits du presbytérianisme en Écosse, sous prétexte que l’Irlande a été une conquête et l’Écosse une annexion, c’est agiter le drapeau rouge devant le taureau dans l’arène, c’est pousser le peuple à la haine, c’est perpétuer le souvenir de l’oppression chez ceux auxquels on a donné les armes de la liberté, c’est maintenir le clergé catholique dans une situation qui n’est bonne ni pour la société, ni pour le gouvernement, ni pour la religion. Il y a vingt ans, quand M. de Beaumont et M. de Cavour écrivaient sur l’Irlande, on ne pouvait pas mesurer l’importance relative des diverses questions; les griefs étaient trop nombreux et trop mêlés les uns aux autres. Aujourd’hui, après toutes les réformes accomplies et le peu de succès des efforts, après vingt ans d’émigration, quinze ans de loi des pauvres et douze ans de la cour des Encumbered Estates, après tous les chemins de fer et toutes les institutions de crédit, il apparaît clairement que la cause fondamentale du malaise social qui perpétue la détresse est une cause morale et religieuse. Rendons hommage à M. de Beaumont et à M. de Cavour; ils ont senti et exprimé avec force les malheurs qui résultent de la situation du clergé. Le livre de M. de Beaumont est trop répandu pour qu’il soit besoin de le citer; mais le lecteur sera sans doute bien aise de connaître l’opinion de M. de Cavour en faveur du clergé catholique d’Irlande. Je la transcris[6], sans me faire solidaire de la façon sommaire dont est traité un clergé protestant que son savoir et ses vertus rendent digne de tous les ménagemens.

M. de Cavour commence par rappeler tout ce qui a été fait en faveur de l’Irlande depuis l’émancipation des catholiques; ensuite il examine successivement, sous les divers rapports financiers, économiques, sociaux et religieux, en quoi l’union de l’Angleterre et de l’Irlande a pu être avantageuse ou contraire à ce dernier pays, et il conclut en faveur de l’union. Parlant de la question religieuse, il s’exprime ainsi :


« Si le rappel de l’union avait lieu, la conduite d’un parlement irlandais à l’égard de l’église anglicane ne serait pas longtemps douteuse : on la réformerait, ou plutôt on la renverserait de fond en comble. O’Connell prétend que les droits actuels des possesseurs seraient respectés. J’en doute fort : les catholiques, enivrés par le succès de leurs luttes prolongées, n’agiraient probablement pas avec beaucoup de ménagement et de délicatesse envers un clergé qu’ils considèrent comme la cause première des humiliations et des souffrances que les membres de leur propre église ont endurées pendant des siècles. Les protestations d’O’Connell m’inspirent peu de confiance. Constant dans l’objet qu’il a en vue, il ne se fait aucun scrupule de changer son mode d’action : il laisse de côté les engagemens qui le gênent et oublie aujourd’hui les promesses d’hier. Quant à moi, je considérerais le clergé protestant comme très heureux, si, après le rappel, la révolution était conduite simplement d’une manière légale, et si les masses s’abstenaient d’agir comme elles ont agi, il y a quelques années, en Espagne, à l’égard des couvens. Néanmoins la réforme de l’église établie est si essentielle au bien-être de l’Irlande qu’on ne doit pas être trop scrupuleux sur les moyens par lesquels elle s’accomplira, et je n’hésite pas en conséquence à déclarer que si le rappel de l’union était indispensable pour atteindre ce but, je ne pourrais m’empêcher de désirer le rappel, quelque nuisible que cette mesure puisse être à tous autres égards; mais heureusement ce n’est pas le cas... La réforme de l’église établie aura lieu d’une manière ou d’une autre. Sous un parlement national, elle serait soudaine et absolue; mais elle serait probablement accompagnée de violences, d’injustices et peut-être de cruautés. Avec l’union, elle aura lieu lentement, par des moyens réguliers et légaux. Je comprends qu’on préfère le premier mode d’action; mais, si grand que soit notre goût pour les révolutions, nous ne pouvons nous cacher à nous-mêmes combien l’humanité souffre des conséquences désastreuses que des mesures soudaines et violentes entraînent après elles. »


M. de Cavour est sans doute trop confiant lorsqu’il décide du sort de l’église établie en Irlande avec l’esprit qu’il portera plus tard dans sa lutte contre le saint-siège. L’affaire n’est pas aussi aisée qu’il semble le penser, quand il dit plus loin : « La réforme radicale de l’église établie n’est pas seulement compatible avec le maintien de l’union, elle est un événement probable, si la violence des catholiques irlandais n’arrête pas le mouvement de l’opinion publique en Angleterre. » Depuis l’époque où M. de Cavour émettait de telles idées, le concours des circonstances a fait perdre du terrain aux idées de tolérance. D’abord la famine de l’Irlande en 1846 a détourné les regards de ses griefs moraux et les a fait porter exclusivement sur ses maux matériels. En Angleterre, l’amour de la liberté a diminué à mesure que la liberté réalisait ses conquêtes, et l’amour de la liberté est celui de la justice. L’économie politique a pris la place de la politique ; on n’a plus vu les hommes qu’à travers les choses, et, les anciens partis n’ayant guère conservé d’eux-mêmes que leur nom, les hommes d’état ont gouverné comme les paysans irlandais cultivent leurs terres, sans penser à l’avenir. Pendant que le parlement passait le temps à glaner dans le champ moissonné par sir Robert Peel, l’apparition du puséyisme excitait les craintes du protestantisme, et les affaires d’Italie ses espérances. La malencontreuse division de l’Angleterre en provinces ecclésiastiques (ce qu’on a appelé « l’agression papale ») est venue surexciter la passion nationale. Chaque jour le docteur Cullen multiplie les obstacles; les catholiques ont perdu leur influence au parlement, et la question dont dépend l’avenir de l’Irlande paraît plus que jamais éloignée d’une solution.

Néanmoins, bien que les apparences soient aujourd’hui contraires, il n’est pas impossible qu’un parlement britannique réforme une église protestante et rende justice à une église catholique. Il ne s’agit pas ici de l’église anglicane en Angleterre, mais de l’église anglicane en Irlande; il ne s’agit pas d’une église protestante pour les protestans, mais d’une église protestante pour les catholiques. Autant les personnes sont respectables, autant l’institution est monstrueuse. Déjà l’aristocratie anglaise a brisé les privilèges de l’aristocratie irlandaise pour ne point paraître complice de la misère de l’Irlande. L’église établie d’Angleterre à son tour trouvera qu’il est dur d’être tenu responsable de la famine d’un pays, et le peuple anglais se demandera si la satisfaction d’avoir dans chaque paroisse d’Irlande un gentleman accompli, qui ne peut pas toujours réciter son sermon, parce que les règlemens exigent la présence de trois personnes, n’est pas achetée bien cher quand elle est payée par le mécontentement, la rébellion et la détresse d’une nation entière. Il se demandera si c’est un bon calcul d’avoir à côté de soi le dénûment et la misère, quand, par un simple acte d’équité, on créerait la prospérité et la consommation. Espérons, car l’Angleterre est un pays libre et une société chrétienne. Son sentiment religieux s’est égaré en ce qui touche l’Irlande; il peut revenir à la justice. S’il n’est pas vrai, comme on le prétend, que la vapeur et les chemins de fer aient détruit les distances morales, étouffe, les haines nationales et rendu les guerres impossibles, nous sommes. cependant dans un siècle où l’on se demande quelquefois : Ce qui est doit-il être?


JULES DE LASTEYRIE.

  1. Voyez la livraison du 15 décembre 1860.
  2. Lord Carliste.
  3. Dans le langage des associations secrètes, les Irlandais s’appellent Finiens.
  4. Il y a dans le texte noblemen, qui ne signifie pas noble, mais lord, et cette expression ne peut pas s’appliquer à sir Robert Peel.
  5. Gentleman comme on sait, ne signifie pas gentilhomme; le vrai sens de gentleman serait ici : un monsieur en habit noir.
  6. L’écrit de M. de Cavour sur l’Irlande a été publié en français sous la forme de lettres insérées dans la Bibliothèque universelle de Genève (décembre 1843, janvier 1844). M. de Cavour lui-même composa de ces lettres un corps d’ouvrage qui fut traduit et publié en anglais. Je n’ai que le texte anglais; mais la traduction est telle qu’on lit en quelque sorte le mot français sous chaque mot anglais.