L’Irlande et l’Impérialisme britannique

L’Irlande et l’Impérialisme britannique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 390-427).
L’IRLANDE
ET
L’IMPÉRIALISME BRITANNIQUE

L’Irlande, politiquement, s’est réveillée. Au centre de cet empire britannique dont la guerre et la conquête viennent de resserrer, de fortifier l’unité, l’Irlande indomptée se reprenait naguère à défier l’Angleterre. Il y a peu de mois, à la Chambre des communes, par les mains de quelques-uns de ses représentans, elle applaudissait au désastre du général Methuen ; à Galway, ayant à élire un député, elle choisissait l’homme qui rentrait, disait-il, de combattre dans les rangs des Boers ; en août dernier, elle refusait, en la personne de ses élus, d’assister au couronnement du roi Edouard. L’Impérialisme, — avec cette terrible et poignante « illustration » qu’il s’est donnée lui-même dans la guerre sud-africaine, après qu’il eut par un travail de longues années pris possession de l’âme de la démocratie anglaise, — l’Impérialisme a réveillé le sphinx irlandais. Il est intervenu, comme un facteur nouveau, dans cette éternelle question d’Irlande, toujours pareille et toujours nouvelle, il est venu par une réaction fatale exciter les passions et précipiter les événemens, à peu près comme avait fait, il y a un peu plus de trois siècles et demi, l’introduction de la Réforme par l’Angleterre protestante dans l’Irlande catholique. S’il n’est pas la cause unique, ni peut-être même la cause essentielle de la crise qui depuis trois ans s’est déroulée en Irlande et dont on voudrait exposer ici les grands traits, il en a du moins déterminé l’explosion, il a déchaîné l’agitation, provoqué la répression, mis « le feu aux poudres » en exaspérant d’une part l’hostilité irlandaise contre l’Angleterre, et de l’autre l’hostilité anglaise contre l’Irlande. Ne sortira-t-il pas maintenant de l’excès du mal quelque bien inattendu, dans le calme renaissant, c’est ce que nous aurons à examiner.


I

Nous avons dit, ici même[1], ce que l’Irlande a fait de ces années de calme, de « recueillement, » qui suivirent la mort de Parnell et la fin de cette longue crise du home rule qui influa si fort sur les progrès de l’esprit « impérial » en Angleterre et dont l’échec fut en somme la première victoire de l’Impérialisme britannique. Nous avons essayé de montrer comment l’Irlande vaincue, repliée sur elle-même, se met alors à travailler à la restauration de sa nationalité en se rattachant aux traditions et au langage d’autrefois, en s’affranchissant du joug intellectuel et social de l’Angleterre. Epuisée par les luttes passées, elle a besoin de reprendre des forces avant de nouveaux combats. Elle se désintéresse alors de la politique, lasse pour un temps de l’agitation, du parlementarisme, peu édifiée d’ailleurs par le spectacle que donnent à Westminster ses députés, qui, Parnell disparu, passent leur temps à s’entre-quereller, les « anti-parnellistes, » sous M. John Dillon, excommuniant M. John Redmond et les « parnellistes » restés fidèles à la mémoire du chef, et les indépendans groupés autour de M. Healy : dissensions sans intérêt pour l’étranger, sans gloire pour l’Irlande, et auxquelles un jour elle dut mettre fin en refusant son obole au « fonds parlementaire. » Cependant l’opinion, désemparée, s’épuise en questions de personnes ; le clergé se tient à l’écart, tandis que, parmi les jeunes gens, beaucoup se reprennent à l’idéal séparatiste et républicain ; la masse enfin reste défiante, découragée. L’Irlande, divisée contre elle-même, est pour un temps frappée d’impuissance politique.

C’était là, si l’on en avait su profiter, une belle occasion pour l’Angleterre, pour le gouvernement conservateur et unioniste qui depuis plus de seize ans, sauf le court intervalle de 1892 à 1895, régit le Royaume Désuni de Grande-Bretagne et d’Irlande : c’était le moment, ou jamais, de tenter de concilier l’inconciliable Erin par une politique généreuse et vraiment réparatrice qui, de l’Ile Rebelle, eût fait à jamais l’Ile-Sœur. De fait, une politique de réformes et de concessions fut inaugurée il y a une douzaine d’années, — oh ! bien timidement et avec quelle réserve ! — par le premier ministre d’aujourd’hui, M. Arthur Balfour, alors secrétaire en chef pour l’Irlande, et continuée depuis lors par son frère, M. Gerald Balfour. Le « Balfourianisme, » comme on l’appela, eut cet objet avoué, tout en développant les ressources matérielles de l’Irlande, de « tuer le home rule par la douceur, » de faire oublier aux Irlandais leur sentiment national, sentiment factice et suranné, disait-on, que flattent par calcul les politiciens et les agitateurs, mais qui ne répond plus à rien de réel et qui devra faire place un jour au sens vrai de l’Empire dans l’âme de l’Irlande. L’Irlande accepta les concessions, si modiques fussent-elles, elle les accepta non sans défiance, — Timeo Danaos et dona ferentes ; — mais, quant à se faire impérialiste et à renoncer à ses droits nationaux, elle en était si loin, que, lorsque éclata en 1899 la guerre sud-africaine, on vit l’opinion populaire se monter et s’enflammer soudain, comme si elle n’avait attendu qu’une occasion pour sortir de son inertie, s’enthousiasmer pour la cause anti-anglaise et donner cours à la recrudescence de son hostilité contre l’Angleterre et l’Empire : c’est alors qu’on put voir quels fruits avait portés l’Impérialisme dans l’île d’Erin.

Pendant les trois années que dure la guerre, on dirait que toute la politique de l’Irlande se réduit à crier : Hourrah pour les Boers ! A peine réunis, les nouveaux conseils de district et de comté, créés en 1898, s’affirment à la vie en votant des adresses de félicitation au président Krüger et des ordres du jour de flétrissure pour l’ « Empire-pirate du monde. » La presse et les politiciens rivalisent dans leurs démonstrations de sympathie pour les deux républiques : l’Angleterre, — patience ou impuissance ? — laisse faire et laisse dire. On acclame chacune des défaites anglaises, sans cacher qu’on est assez fier au fond de l’héroïsme des Inniskillings à Pieters, des Dublin Fusiliers à Talana Hill et des Connaught rangers à Colenso, de tous ces beaux régimens irlandais qui, sous la Croix du Sud, sauvent l’honneur des armes britanniques. À Queenstown, dans les premiers mois de la guerre, on voit de ces soldats irlandais s’embarquer pour le Cap sur les transports anglais en criant : Vive Krüger ! Une campagne, d’ailleurs, s’organise pour arrêter les enrôlemens en Irlande. Un dernier fait enfin, et le plus grave : une « brigade irlandaise, » spécialement levée à cet effet dans les élémens extrêmes de la population, va se mettre dans l’Afrique du Sud au service des Boers.

Il ne faudrait pas croire qu’il n’y ait eu dans toutes ces manifestations anti-anglaises que le vain plaisir d’agacer, d’irriter l’ennemi héréditaire et la joie de le voir déchu dans son prestige : C’eût été trop risquer que de froisser pour un caprice la susceptibilité britannique. Il y avait d’abord de l’admiration pour le petit peuple qui luttait, comme lutte l’Irlande, pour sa nationalité. Il y avait cette sympathie que la sentimentale Erin donne naturellement aux faibles, aux vaincus, qu’elle a donnée naguère à l’Espagne, lors de la guerre hispano-américaine, malgré tant de liens qui l’attachent à cette greater Ireland, l’Amérique. Il y avait surtout l’horreur pour la conquête et ses excès, pour l’Impérialisme qui avait tout provoqué, pour l’Angleterre et l’Empire qui avaient tout accepté. Qu’est-ce que l’Impérialisme, aux yeux de l’Irlande ? Une doctrine de réaction, un Évangile de la force, au nom duquel on resserre ses liens de captivité. Que lui importe cet Empire britannique, c’est-à-dire étranger, dont elle n’est pas maîtresse, mais sujette, qui ne lui est pas une gloire, bien que ses fils aient donné, pour le fonder, plus que leur part d’efforts et d’intelligence, qui ne lui est même pas un profit, puisqu’elle n’a ni industrie ni commerce, et dont cependant elle paie en sa misère toutes les charges et plus que sa part de charges ? Invita pars Imperii, l’Irlande ne demande qu’à vivre, et non à conquérir ni à s’enrichir. L’Empire est pour nous a curse, une malédiction, disait naguère en pleine Chambre des communes l’éloquent et passionné tribun irlandais, M. John Dillon ; il ne nous a jamais valu que souffrances, misères et ruines !…

L’Irlande ne demande qu’à vivre : encore veut-elle vivre libre, et tous ses griefs séculaires contre la domination anglaise lui remontent naturellement au cœur et s’exaspèrent sous l’influence de la guerre et de l’Impérialisme. On nous reproche, disent les Irlandais, cette hostilité, cette disloyalty croissante : mais à qui et à quoi serions-nous « loyaux[2] ? » A un gouvernement qui, fondé tout entier sur le Divide ut imperes, n’a cessé de dégrader et de démoraliser le peuple conquis ? A une constitution qui depuis cent ans nous prive de nos droits autonomes ? A l’Angleterre qui depuis sept siècles nous opprime et nous exploite, qui à présent encore dépeuple et anglicise le pays, détruit la race, n’ayant pour but que de faire de l’Irlande un ranch à bestiaux et un garde-manger pour John Bull ; à cette Angleterre qui se dresse de toute sa hauteur devant notre soleil, comme un mur de prison, qui dénature l’histoire pour répandre par le monde sur nous-mêmes et notre patrie sa thèse calomnieuse, et qui croit avoir enfin racheté le passé par une série de demi-mesures ou de réformes mal appropriées à nos besoins, toujours venues trop tard et qui ne lui ont été arrachées que sous la menace de la violence ou du fenianisme ! L’Angleterre a tout fait pour nous faire rebelles. Du « loyalisme » de notre part ne serait que de l’hypocrisie : loyauté sans liberté, a dit Grattan, c’est corruption !

Notez à quel moment éclate cette recrudescence d’anti-britannisme : au moment où l’Irlande, après avoir accueilli sans enthousiasme, mais sans arrière-pensée, les concessions dont le gouvernement conservateur avait fait depuis quelque temps son programme, constate en fait la radicale insuffisance de ces timides essais de réparation. La première de toutes les questions dont l’ensemble constitue « la question d’Irlande, » c’est la question agraire : or, elle reste ouverte, plus complexe et plus urgente que jamais, — nous le verrons plus loin, — après les deux lois nouvelles de 1891 et 1896. On s’est attaqué, il est vrai, pour la première fois au problème de l’Ouest irlandais, — problème social, — mais sans confier au Congested Districts Board nouvellement créé les fonds ni les pouvoirs qui lui seraient nécessaires. On a enfin donné aux Irlandais un local government représentatif, c’est-à-dire des assemblées électives chargées de l’administration locale : ici, au contraire, le résultat est si satisfaisant qu’ils en tirent un argument de plus pour réclamer, avec l’autonomie locale, l’autonomie politique. — Qu’a-t-on fait, d’ailleurs, depuis dix ans dans l’ordre administratif ou judiciaire pour donner satisfaction à l’Irlande ? Rien. Le triage des jurys, le jury parking, se pratique au grand jour. Le « Château » de Dublin, siège et symbole du gouvernement, est plus anti-national que jamais. La police, — 12 000 hommes armés de rifles, — occupe toujours le pays en pays conquis, et, pour soigner leur avancement, les agens provocateurs continuent de faire condamner des innocens pour des crimes et délits imaginaires ou qu’ils ont eux-mêmes « manufacturés » à cet effet.

Financièrement, l’Irlande, déjà surimposée en 1893-1894 d’une somme annuelle de deux millions et demi de livres sterling, comme la montré le rapport de la Commission dite « des relations financières, » a vu depuis lors ses impôts s’accroître d’une nouvelle somme de deux millions et demi. La conséquence, c’est que le fléau de l’émigration enlève encore au pays chaque année de quarante à cinquante mille de ses enfans ; ceux qui restent n’en sont pas plus riches, la misère générale ne fait qu’augmenter, et, comme ce sont surtout les jeunes qui s’en vont, la natalité baisse, l’aliénation mentale progresse dangereusement, la race s’affaiblit et s’épuise[3]

L’Irlande, en voyant cette ruine, se prend alors d’impatience et se révolte. Son cas est un cas suprême, un crying case ! L’héroïque défense du petit peuple boer développe les espérances : on se dit que les Boers travaillent pour l’Irlande, qu’ils apprennent aux Anglo-Saxons de quoi est capable une nationalité forte, si petite soit-elle ; on se prend à rêver de la décadence prochaine de l’Angleterre ; on se persuade que l’Impérialisme provoquera partout des complications et que les difficultés de l’Angleterre feront le succès de l’Irlande : Englands difficulty, Ireland’s opportunity ! Les esprits se montent, et les têtes s’échauffent ; l’agitation va reprendre, au moins dans la fraction la plus excitable de la population, qui ne voit de salut que dans la lutte politique : elle reprend en effet au cours de l’année 1900, sous l’égide de la nouvelle ligue fondée par M. William O’Brien, la Ligue irlandaise unie, l’United Irish League.


II

L’Irlande a toujours eu, depuis un siècle, de ces grandes ligues d’agitation populaire dont il semble que ce soit elle qui ait donné l’exemple, la formule, à l’Angleterre moderne : après l’ « Association catholique » et la Repeal Association de Daniel O’Connell, elle eut l’Irish Tenant League, de triste mémoire ; elle eut plus tard, avec Parnell, la Ligue agraire et la Ligue nationale, comme elle a aujourd’hui la Ligue irlandaise unie, fille de celles-là. Il y a pour elle une nécessité de fait, — c’est du moins sa conviction, — à maintenir sur son sol une certaine forme d’organisation politique et une certaine forme d’agitation politique : l’une, pour assurer l’union des nationalistes irlandais et maintenir au-dessus des partis le drapeau des revendications nationales ; l’autre, pour contraindre l’Angleterre aux mesures de réparation qu’elle ne consent jamais de son plein gré. « De l’agitation, de l’agitation ! » disait, il y a quinze ans, aux Unionistes de l’Ulster un homme qui pourtant n’avait rien d’un agitateur de profession, — ce n’était autre que lord Salisbury, — « on n’obtient rien aujourd’hui que par l’agitation ! »

L’United Irish League, l’U. I. L., comme on l’appelle, naquit en 1898 à Westport, dans le comté de Mayo ; elle grandit assez vite pour que, dès l’année 1900, elle fût devenue politiquement une puissance prépondérante, l’organe quasi officiel du nationalisme irlandais. Elle est aujourd’hui maîtresse presque souveraine dans l’Ouest de l’Irlande, dans le Connaught, elle a une situation assez forte dans le Sud et dans l’Est, et quant au Nord, à l’Ulster protestant et unioniste, il est à peine besoin de dire que son existence n’y est que nominale. Elle a en Irlande, dit-on, plus de douze cents branches ou comités locaux, centres plus ou moins actifs d’action et d’agitation qui récoltent des fonds et obéissent, — plus ou moins, — au Directory central de Dublin ; elle a une ligue-sœur aux États-Unis, une autre en Australie, une autre, assez puissante, en Angleterre. Comme personnel, elle a englobé de gré ou de force, à une exception près, celle de M. Healy, la plupart des hommes politiques en renom de l’Irlande, depuis M. John Redmond et les plus modérés des nationalistes jusqu’à d’anciens fenians et au « père de la Ligue agraire, » M. Michaël Davitt. Est-ce à dire qu’elle représente le nationalisme « intégral » et qu’en dehors d’elle il n’y ait plus rien que des unionistes, disons des Anglais ? Ce serait sa prétention, mais, si l’on passe en revue les forces actives de la politique nationaliste en Irlande, on trouve, lui faisant opposition, à sa droite, l’essaim clairsemé des « opportunistes, » qui, sur la lisière du nationalisme, coquettent avec le gouvernement, et, à sa gauche, le petit noyau serré, intransigeant, des « séparatistes, » qui rêvent, avec Wolfe Tone et Mitchell, d’une Irlande indépendante et républicaine, et qui surtout méprisent l’action constitutionnelle, parlementaire, jeu inutile et dégradant, à leur sens, école d’esclavage et d’anglicisation.

Ce qui fit la force de la Ligue, c’est que du premier coup, aux élections générales de 1900, elle réussit à rétablir l’unité, en s’imposant à tout le monde, au sein de la députation nationaliste à Westminster, — à l’exclusion, il est vrai, du spirituel et caustique député de Louth, M. Healy, autour duquel s’est reconstitué récemment un petit groupe d’indépendans, adversaires de la Ligue, avec une étiquette cléricale. — C’était, dans l’ensemble, an résultat fort important, et dont l’Irlande sut gré à M. William O’Brien et à la Ligue. Au lieu des anciens partis usés et émiettés, il y a aujourd’hui à la Chambre des communes une phalange unie d’environ quatre-vingts députés irlandais nationalistes, libres de toute alliance avec les partis anglais, toujours sur la brèche et qui, notamment au cours de la guerre sud-africaine, ont constitué vraiment la seule opposition sérieuse et suivie à la majorité impérialiste. Il y a là des hommes d’un talent hors ligne et d’un haut caractère, comme M. John Dillon, comme M. John Redmond, le chef du parti, des hommes à qui l’Angleterre ne sait ou ne veut rendre justice ; il y a aussi bon nombre d’enfans terribles et d’enfans perdus qui n’aiment qu’à faire du tapage ou du scandale[4], et ce ne sont pas les occasions qui manquent, car, sitôt l’union faite dans le parti, on organise la lutte à outrance contre le gouvernement. On fourbit à neuf l’arme rouillée de Biggar et de Parnell, l’obstruction ; on entasse questions et interpellations ; on provoque scènes sur scènes, surtout quand les chefs ne sont pas là pour tenir leur monde ; on se fait expulser individuellement ou en masse et manu militari. Ajoutons qu’on expose avec une éloquence inépuisable la longue série des griefs de l’Irlande, en des réquisitoires dont les Anglais ont pour principe de ne pas croire le premier mot, quand ils les écoutent, et auxquels le plus souvent personne ne se donne la peine de répondre. Pendant trois ans le parti nationaliste uni a ainsi livré bataille à Westminster, exaspérant à plaisir l’opinion britannique, dégradant à dessein le Parlement et entravant son fonctionnement : le résultat pratique, il faut le reconnaître, est mince pour l’Irlande, qui semble condamnée à rester impuissante à Westminster tant que subsistera l’énorme majorité conservatrice d’aujourd’hui. C’est ce qui fait dire à bien des gens que mieux vaudrait se dispenser d’entretenir à grands frais « en terre ennemie » une « brigade » dont les violences ne font pas toujours le plus grand honneur au pays, et dont l’éloquence même ne fait guère effet sur l’Angleterre ; à quoi d’autres répondent que, tant qu’elle sera privée de sa liberté, l’Irlande aura le devoir de faire entendre sa voix au Parlement d’Angleterre et, par-là, au monde entier qui la juge[5].

Tandis qu’à la Chambre des communes, la petite armée irlandaise s’efforçait ainsi d’arrêter la vie parlementaire, la Ligue, en Irlande, ne visait à rien de moins qu’à rendre le présent gouvernement « impossible et dangereux, » cela par l’arme de l’agitation politique. Elle entame à cet effet, dès 1900, par tout le pays et tout le long de l’année, une campagne de meetings populaires où l’on dénonce la tyrannie britannique, où l’on expose dans une série d’ordres du jour flamboyans les revendications traditionnelles d’Erin, où orateurs et spectateurs se grisent de phraséologie, de raimeis, et d’illusions : ah ! si l’Irlande pouvait être sauvée par l’éloquence des mots !… — Rendre impossible le gouvernement anglais en Irlande, ce n’est pas chose facile si l’on s’en tient à l’agitation légale. Mais il faut dire que l’Angleterre a mis en 1899 aux mains des Irlandais une arme qu’ils se sont empressés de retourner contre elle, et qui, toute pacifique qu’elle soit, pourrait bien en lin de compte se montrer assez dangereuse : c’est le nouveau local government, ce sont les conseils élus qui dans chaque district ou comté ont remplacé ces anciens comités de landlords qu’on appelait les « grands jurys, » et qui, par le fait de l’élection populaire, sont tombés d’emblée entre les mains des nationalistes, et souvent des membres de la Ligue. Non seulement les « loyalistes » sont ainsi exclus de la vie publique locale, mais les nationalistes, et souvent les créatures de la Ligue, ont mis la main sur les places et les fonctions, — elles sont légion, — à la disposition des conseils locaux, places de médecins, d’avoués, de clerks, d’agens de toute espèce. En s’appuyant sur les corps élus, par un procédé fort connu de la politique américaine, la Ligue a d’abord doublé sa force d’action : que demain le gouvernement la supprime par mesure de police, après-demain elle se retrouvera intacte dans les assemblées locales. De plus, et tout de suite, la guerre s’est ouverte entre les assemblées locales et le pouvoir central, et il est clair que cette guerre ne finira que par la reddition ou la suppression de l’une des deux parties en présence : c’est-à-dire que l’Angleterre devra en arriver, — de deux choses l’une, — à retirer aux Irlandais ce qu’elle vient de leur donner, une part dans l’administration de leurs affaires locales, ou à leur donner ce qu’elle leur refuse depuis un siècle, une part dans l’administration de leurs affaires nationales. Le dilemme sera au moins gênant pour le gouvernement. Il y avait d’ailleurs dès l’origine quelque chose qui le préoccupait davantage : c’est le mouvement « agraire » dirigé par la Ligue parallèlement au mouvement politique, la question de la terre a, en effet, une telle prééminence dans ce peuple de paysans qu’est encore pour une grande part l’Irlande nationaliste, et Parnell lui-même l’a si bien su lier à la question de l’autonomie politique, qu’il était inévitable que l’agitation nouvelle en Irlande prît tout de suite et pardessus tout la forme d’une guerre agraire.


III

La guerre aux landlords, ou, pour mieux dire, au « landlordisme, » pas plus que la guerre au gouvernement, n’est, hélas ! chose nouvelle en Irlande. Elle n’a rien d’une agitation communiste, non plus que celle-là d’une agitation anarchique. Elle est le produit fatal d’un régime agraire imposé par la force britannique plus encore que par la loi britannique, qui a indéfiniment retardé en Irlande l’évolution naturelle de la propriété collective en propriété individuelle, et qui de tout temps a mis le très grand nombre de petits paysans ou tenants, celtes et catholiques, à la merci d’un tout petit nombre de grands propriétaires ou landlords, pour la plupart Anglais et protestans, maîtres de les évincer à volonté et de fixer les fermages arbitrairement. On sait comment M. Gladstone tenta, pour la première fois, par deux lois célèbres de 1870 et 1881, de mettre un frein à cette monstrueuse exploitation légale de tout un peuple de paysans par ceux que la confiscation avait faits les maîtres du sol, en faisant d’abord reconnaître au tenant un droit de co-propriété sur la terre, puis en faisant fixer périodiquement son fermage, ou, pour prendre le mot consacré, sa « rente, » par un tribunal spécial, la « Commission agraire. » La réforme très radicale de M. Gladstone fut très discutée, elle l’est encore ; elle a certainement fait en son temps du bien, mais tout le monde est aujourd’hui d’accord sur un point, et le gouvernement, chose étrange, est ici d’accord avec tout le monde : c’est que le régime où l’on a abouti, — cette dualité de propriété, — n’est actuellement plus tenable pour personne.

Et pourquoi ? Parce qu’il n’est qu’un compromis, non pas une solution. Economiquement, il paralyse l’industrie agricole en ôtant au landlord comme au tenant tout intérêt à la bonne culture. Pratiquement, il suscite entre eux tout un monde de procès qui ne finiront jamais : depuis vingt ans, l’Irlande vit chez l’avoué, et le nombre des solicitors a augmenté de trente pour cent ! Enfin l’on serait peut-être tenté de croire que la Commission agraire a fait bonne justice en réduisant les vieilles « rentes » de 42 pour cent en moyenne, car, en le faisant, elle a également mécontenté tous les intéressés, dont les uns disent qu’elle les vole et les autres qu’ils sont volés par elle : or, on croit pouvoir affirmer ici que, malgré les lois, ou, si l’on veut, en vertu des lois telles que les interprète la Commission agraire, la moyenne des « rentes » actuellement perçues en Irlande est encore excessive, et qu’il y a encore en Irlande un grand nombre, sinon une majorité, de « rentes » injustes ou, comme on dit là-bas, de rackrents[6].

La solution ? Il y a plus de vingt ans que les fondateurs de la Land League l’ont formulée : il faut rendre le paysan propriétaire de la terre qu’il cultive, en rachetant cette terre au landlord. C’est la solution simple, définitive, et c’est si bien la solution conservatrice de la question agraire que le gouvernement conservateur anglais a de lui-même commencé à l’appliquer, après expérience et sur petite échelle, en vertu d’une loi de 1891. Un landlord consent-il à vendre ? Le Trésor avance au tenant le prix d’achat, sous certaines garanties, puis se fait rembourser par lui au moyen d’annuités à longue durée dont l’intérêt et l’amortissement sont comptés à un taux assez bas, grâce au crédit britannique, pour que non seulement la charge annuelle de l’intéressé ne soit pas augmentée, mais qu’en fait elle se trouve réduite, si le prix d’achat n’est pas trop élevé, d’un quart ou d’un cinquième environ. Cela est parfait. Dès à présent, il y a en Irlande quatre-vingt mille paysans propriétaires, qui tous s’acquittent de leur dette envers le Trésor avec une régularité exemplaire. Pour eux, plus de landlord, plus de « rente, » plus d’affaires avec tous ces petits tyrans locaux qui s’appellent agens, receveurs, huissiers ; ils sont rois en leur domaine et heureux comme des rois : « Nous sommes comme un chœur d’anges, » disait l’un d’eux, ex-tenant de lord Dillon, en son langage imagé. — Il n’y a qu’un malheur, c’est qu’au train dont vont les choses, il faudrait près d’un siècle pour que tous les paysans irlandais fussent admis dans ce paradis ; en attendant, il leur faudrait continuer de payer des « rentes » normalement supérieures aux annuités payées par leurs voisins, les paysans propriétaires, et cependant l’agriculture continuerait de décliner, les rackrents de se percevoir et les gens de loi de s’engraisser aux dépens de la communauté ! Non, cela ne se peut, dit le paysan d’Irlande, et la Ligue qui le soutient. Une fois les concessions commencées, le remède trouvé, il faut aller jusqu’au bout ; la vente à l’amiable ne suffit plus : ce que nous voulons, c’est la vente forcée, par mesure d’ensemble, des terres que nous cultivons, c’est la fin du régime de la dualité de propriété, l’abolition du landlordisme[7].

On veut autre chose encore : une large et intelligente mesure de « remembrement » agraire dans l’Ouest irlandais, dans le Connaught. Latifundia perdidere Hiberniam ! Autrefois surpeuplé, le Connaught n’est guère plus aujourd’hui qu’une immense prairie déserte et nue comme celle du Montana ou de l’Idaho ; les paysans, expulsés en masse lors de la grande famine, y ont fait place aux brebis du Roscommon et aux jolies petites vaches noires du Kerry ; ceux qui restent sont parqués sur des pierriers ou dans des tourbières où ils meurent de faim, faute de terre à cultiver, tandis que sous les yeux s’étalent à perte de vue les vastes terres d’élevage, les riches grazings. Rendre des terres à la culture, c’est la vraie solution du problème de l’Ouest ; elle est officiellement acceptée, il faut seulement avoir le courage de l’appliquer, non pas par places, mais largement, en expropriant partie de ces latifundia et en les morcelant, pour qu’ils fassent vivre non plus des bœufs et des moutons, mais des hommes, des femmes et des enfans…

Un exemple pour éclaircir les choses. Lora de Freyne, landlord catholique et descendant d’une vieille famille établie en Irlande au temps de Henri VII, possède dans le comté de Roscommon en Connaught environ dix mille hectares de terres, y compris son manoir de Frenchpark et de vastes terres d’élevage. Il a là quelque chose comme deux mille tenants, sur des terres qui ne sont guère que landes et tourbières, mal défrichées et plus mal drainées, gonflées par l’eau qui sourd de toutes parts ; tout ce qui est terre arable a été gagné sur le bog à force de bras. Quelques-uns de ces paysans exploitent dix hectares ou davantage ; le grand nombre n’a que deux ou trois hectares en moyenne, et il est clair que ceux-là, eussent-ils la libre jouissance du sol, n’en tireraient qu’à grand’peine leur propre subsistance. Or, tout ce monde paie tant bien que mal des « rentes » d’environ cinquante francs par hectare, parfois de soixante francs, et les paie non sur le revenu de la terre, à vrai dire, mais sur l’argent envoyé d’Amérique par les en fan s’émigrés, filles et fils, ou sur celui que gagnent des hommes, qui, chaque été, vont travailler en Angleterre pour le temps des moissons. — « Rentes » trop hautes, tenures trop petites, on touche ici du doigt les deux plaies vives du régime agraire irlandais. Ce qui complique d’ailleurs les choses, c’est que, depuis quelques mois, ces paysans ont vu leurs voisins à droite et à gauche sortir de misère comme par enchantement ; leurs landlords les ont faits propriétaires, et, en ce cas, leurs annuités sont inférieures aux « rentes » antérieures ; mieux encore, l’État, je veux dire le Congested Districts Board, a acquis la propriété de lord Dillon, trente mille hectares de terres sur la lisière de lord de Freyne, et là il a rebâti les chaumières, dépecé le surplus des terres d’élevage, arrondi les lots de chacun, et réduit d’un tiers les « rentes » en attendant la vente finale du sol au cultivateur : c’est, jusqu’à présent, la seule grande opération faite en ce genre, avec celle de l’île de Clare, et il faut avouer qu’elle a parfaitement réussi. Seulement on devine reflet produit sur les tenants de lord de Freyne, le fatal, — et après tout assez légitime, — « pourquoi eux et pas nous ? » qui s’élève comme un murmure grandissant jusqu’au jour où, l’occasion se présentant, en octobre 1901, ils réclament d’un seul cri la diminution d’un tiers dans les « rentes, » comme chez lord Dillon, pour attendre la solution définitive. Refus de lord de Freyne, que soutient le syndicat des landlords, comme la Ligue soutient les paysans. La guerre est déclarée ; les paysans refusent la « rente ; » le district est occupé par la police, au point que même un étranger ne peut faire vingt pas sans avoir des agens à ses trousses ; on jette en prison les chefs de la résistance, et, en manière d’exemple, trente familles sont évincées de chez elles. Voilà où l’on en est, et Dieu sait comment cela finira…

Vente de la terre au paysan, arrondissement des tenures dans l’Ouest par division des latifundia, voilà ce que réclame l’Irlande et ce que la Ligue a voulu obtenir par une agitation populaire, par un régime de pression pacifique qui incite le landlord à la conciliation, au besoin par un système d’intimidation qui l’effraie, sans retomber dans ce qui fut la faute de la Ligue nationale, sans décréter la grève obligatoire contre la « rente : » on sait trop ce que cette erreur a entraîné de misère et de désastres pour le paysan. Le landlord, il est vrai, ne se laisse pas aisément atteindre ni intimider ; la loi est pour lui ; il vit d’ordinaire au loin, et on ne connaît que son agent. Cependant, il y a moyen de le toucher indirectement, par ricochet, dans la personne de deux classes d’individus qui sont ses « cliens » et les soutiens indispensables du landlordisme en Irlande : le grazier d’abord, le marchand de bétail qui chaque année lui loue les terres d’élevage pour y mettre ses bêtes pendant la saison ; puis le grabber ou voleur de terre, le tiers larron qu’il installe sur les fermes d’où il a « injustement » évincé le tenant légitime (injustement signifiant ici, dans le langage du paysan irlandais : pour non-paiement d’une rente excessive et injuste). Aux uns et aux autres on fait donc la guerre. On les invite à vider la place, sauf compensation s’il y a lieu ; on les fait comparaître au besoin devant le comité local de la Ligue. Refusent-ils de céder ? On les boycotte. Sans doute ils ne font rien que de légal, mais ils sont par définition les ennemis du peuple : sans eux, le landlord convertirait en terres à culture ses pâturages inutiles, il ne ferait plus d’évictions injustes, sachant qu’il n’aurait personne à mettre à la place de l’évincé. Supprimez grabbers et graziers, c’en est fait du landlordisme ! Ajoutons qu’en fait, ces personnages sont peu intéressans d’ordinaire : usuriers ruraux, marchands à crédit, — « cormorans avides, » disait déjà d’eux en son temps sir Thomas More.

Sortons ici de nos idées françaises, faites au Code civil et à l’uniforme simplicité de notre régime de petite propriété terrienne, pour entrer un moment dans celles du paysan d’Irlande. Plus que tout autre il aime la terre, sa terre, pour elle-même d’abord, et puis parce qu’en l’absence d’industrie, elle est pour lui le seul moyen de vivre, ou de ne pas mourir de faim. Le landlord, à ses yeux, est toujours le conquérant, tout au moins l’étranger, — nu-propriétaire légal qui, notons-le, n’a jamais avancé à la terre un centime de capital, et draine constamment le revenu de l’Irlande hors d’Irlande ; — jamais il n’a accepté le régime agraire coin posé par ce conquérant, la loi de cet étranger : la loi anglaise n’est pour lui qu’une loi de fait, qui s’est superposée à la vieille coutume irlandaise sans la remplacer ni la détruire. De par cette coutume, le tenant s’est toujours considéré, — et bien avant même les lois Gladstone, — comme copropriétaire du sol. L’expulser injustement, c’est-à-dire pour non-paiement d’une rente excessive, c’est donc un acte criminel, c’est un vol, dont se rend complice, comme un receleur de biens volés, l’intrus qui, sans droit, dans une idée de lucre, et sans être lui-même un paysan, vient lui prendre sa place et lui arracher son bien. De par cette même coutume, le paysan injustement évincé garde virtuellement ses droits ; s’il peut reprendre possession par force, qu’il le fasse, — il le fait souvent ; — ceux qui ne le peuvent attendent, et souvent, après dix ans, vingt ans, ils arrivent à leurs fins. Telle ferme dont le possesseur a été injustement évincé, il y a vingt-cinq ans, est restée depuis lors en friche, et l’est aujourd’hui encore, parce que personne n’ose la prendre en violation de la coutume : c’est le cas de la black farm près de Maryborough.

Contre le « voleur de terre » et son compère le grazier, l’arme de défense naturelle et populaire, le boycottage, est ainsi légitimée par les mœurs : et à qui la faute, si ce n’est à un régime agraire artificiel, ne répondant ni aux conditions de la vie ni au caractère du peuple, qui n’est comparable à rien et n’a son pareil nulle part, car nulle part on n’a vu de lois permettant d’évincer 50 000 familles en une année, comme en Irlande, au temps de la famine, ou 17 000 paysans en quelques mois, comme en 1881-1882 ! Plus ou moins rigoureux, le boycottage est ici à l’état endémique. Naturellement, la Ligue l’a développé en développant l’agitation, mais il est resté pacifique, nul crime ne l’accompagne, c’est la grande différence avec les temps passés : on a fini par reconnaître que les attentats d’autrefois ne servaient qu’à provoquer la répression et à légitimer la coercition. La Ligue elle-même s’assimile aux Trade unions anglaises ; elle entend exercer, vis-à-vis des landlords et au nom du prolétariat agraire, la même action que celles-ci vis-à-vis des patrons et au nom des ouvriers des villes ; elle se flatte enfin d’avoir fait du boycottage en Irlande une arme aussi légale que la « mise à l’index » ou l’exclusive dealing à Glasgow ou à Birmingham, et d’avoir substitué dans la guerre agraire, comme disait naguère M. William O’Brien, « les gros mots aux balles de fusil, » — les coups de langue aux coups de feu.

Ne croyons pas cependant que ce boycottage ne soit jamais qu’un « ostracisme moral, » et qu’on s’abstienne toujours de toute pression illégitime. Tantôt, par un accord spontané, tout le monde dans la région cesse ses relations avec le coupable, à qui l’on ne parle plus que pour le saluer, quand on le rencontre, d’un « au diable le grabber ! » Tantôt, ce qui est moins innocent, on organise des meetings de dénonciation à proximité de chez lui, ou bien on va en bande, avec fifres et tambours, parader devant sa maison en le conspuant. Un grazier boycotté ne trouve plus à vendre son bétail. On a vu un maître d’école « voleur de terres » quitté du jour au lendemain par ses élèves, sur l’ordre de leurs parens. Le boycotté tient-il boutique ? Sa clientèle l’abandonne, et, en quelques semaines, son chiffre d’affaires peut tomber de moitié. Le cas extrême est celui où l’interdit frappe non seulement le principal intéressé, mais, avec lui, tout ouvrier qui travaillerait pour lui, tout commerçant qui le servirait, toute personne qui ferait affaire avec lui ou même tout individu qui lui parlerait : celui qui en est l’objet, landlord ou autre, vit au pays comme un paria.

Qu’une telle arme engendre des abus, cela est fatal, surtout lorsqu’elle est mise aux mains d’une Ligue politique : elle en provoque bien d’autres dans les Trade unions anglaises, où il est vrai qu’ils passent plus inaperçus, tant l’opinion y est accoutumée. De fait, on a vu un comité local de la Ligue imposer d’office telle mesure de boycottage, dans un intérêt qui n’était pas toujours l’intérêt général, ou forcer les récalcitrans à s’enrôler dans la Ligue en menaçant de mettre à l’index toute personne qui n’aurait pas souscrit son nom dans les quinze jours : bon nombre de « loyalistes » et de protestans auraient, paraît-il, cédé à cette sorte d’intimidation. On a vu, dans la retentissante affaire de Tallow, un commerçant, accusé sans raison de grabbing, ruiné sous ce prétexte par ses rivaux dans la localité. Et, pour passer du sérieux au risible, on raconte qu’à Sligo une vieille femme a été boycottée pour avoir été vue causant avec un agent de police, et un commerçant de Castlebar pour avoir mis en montre une gravure représentant le siège de Ladysmith !

Il y a ainsi, dans l’Ouest de l’Irlande, quelques localités où, avec l’aide de la presse, les branches de l’U. I. L. ont prétendu exercer, sous prétexte d’agitation agraire, une vraie petite tyrannie sociale et politique. Au temps de la National League ou de la Land League, quand il se produisait dans une localité quelque abus, il suffisait que le curé ou quelque notable de l’endroit écrivît au secrétaire de la Ligue à Dublin, à M. Harrington, ou à M. Davitt, pour qu’après enquête ou sur simple ordre télégraphique, on fît rentrer toutes choses dans l’ordre. Aujourd’hui, le contrôle des chefs ne se fait pas autant sentir, extérieurement du moins ; le clergé ne surveille plus comme autrefois ce qui se passe dans les branches, son influence modératrice manque souvent ; et puis l’on vous dira en Irlande que le personnel local de la Ligue ne vaut souvent pas grand’chose, — agitateurs de profession, cabaretiers, parfois simples ruffians, — et même qu’il arrive que parmi les chefs des comités locaux se trouve justement le principal grabber ou grazier de l’endroit, lequel se met ainsi à couvert, et poursuit tranquillement, fructueusement, ses opérations.

Je sais bien qu’on ne fait pas de l’agitation, et surtout de l’agitation agraire, avec un personnel de braves bourgeois paisibles, ni avec la seule arme de la persuasion morale, et qu’après tout, s’il y a des abus, ce sont ceux des comités locaux plus que de la Ligue elle-même. Mais cela n’empêche qu’en Irlande même la Ligue se voit souvent et vivement prise à partie par les esprits indépendans. On lui en veut de ce qu’elle a d’étroit dans ses conceptions, de répréhensible dans quelques-unes de ses méthodes ; on lui en veut de ce qu’elle s’en prend aux petites gens, au lieu d’agir directement sur les grands de ce monde, les landlords. Les grands leaders d’autrefois ne sont plus, ou n’ont plus leur influence passée : ils portent le faix de l’échec de ce mouvement du home rule qui fut la grande pensée de leur temps. La Ligue n’a pas non plus, tant s’en faut, la souveraineté incontestée de la Land League ou de la National League, elle ne concentre pas en elle, comme faisaient celles-là, toutes les aspirations de la nation irlandaise. Les temps ont changé, les idées ont marché depuis quinze ans. L’Irlande a compris que la politique n’était pas tout ; il s’est élevé en elle d’autres désirs, d’autres aspirations, qui ne lui font certes pas oublier la cause des paysans, ni celle de l’autonomie nationale, mais qui font que la partie la plus laborieuse et la plus éclairée de la nation ne tient pas à se laisser absorber par une agitation purement agraire ou politique. De cet état de choses nouveau, les chefs de la Ligue, comme ceux de la Députation irlandaise au Parlement, ne semblent pas toujours pleinement consciens ; autoritaires et exclusifs, ils réprouvent toute critique, ils jalousent toute indépendance. Cela est d’autant plus regrettable qu’à peu d’exceptions près (notons celle des Séparatistes partisans de la « force physique »), les Irlandais vraiment patriotes sont au fond du cœur, sinon toujours pour la Ligue, du moins contre les ennemis de la Ligue, pour l’idée qu’elle représente et la cause dont elle porte le drapeau ; ils ne regardent que le drapeau sans s’inquiéter du reste. Voilà ce que n’a pas compris l’Angleterre, qui n’a vu dans la Ligue qu’une maffia ou une camorra irlandaise, et qui, croyant qu’il suffisait de la supprimer pour supprimer l’agitation, prit un jour prétexte des excès de quelques comités locaux pour appliquer à l’Irlande, une fois de plus, le vieux remède brutal, celui qui ne guérit pas : la « coercition. »


IV

Bien des choses, — et au premier rang l’Impérialisme britannique, avec son corollaire, l’Anti-impérialisme irlandais, — portaient, depuis quelque temps déjà, l’Angleterre à une politique de répression, de coercition envers l’Ile-Sœur. Si l’Impérialisme, à le prendre psychologiquement, ou le « jingoïsme, » suivant la définition qu’en a donnée M. John Morley, est en un sens l’état d’esprit engendré par cette conviction qu’il n’y a pas de difficulté politique qui ne se résolve au mieux par la force, c’est à la force qu’il devait naturellement demander la solution de la question d’Irlande, avec d’autant moins de scrupule qu’on sait combien les longues guerres et les conquêtes coûteuses peuvent endurcir le cœur d’un peuple et émousser sa sensibilité.

Il faut dire que, depuis dix ans, absorbé par d’autres soins, des intérêts plus vastes, le peuple britannique n’avait guère songé à l’Irlande. L’Anglais, même libéral, n’a guère de sympathie pour ce parent pauvre, dont la misère, la paresse et les clameurs, si fort qu’il les méprise, froissent toujours un peu sa dignité ; habitué à ses plaintes, il ne les entend plus ; la question d’Irlande est de celles dont il n’aime pas la pensée, elle l’importune ou l’humilie : et puis, qu’est-ce après tout, dans un Empire de 200 millions d’âmes, que la bouderie ou les criailleries d’une poignée de 3 millions et quart de soi-disant « rebelles, » enfans gâtés, toujours mécontens de tout, indisciplinés et indisciplinables ? « Les Irlandais ne cherchent qu’à nous embêter, » disait naguère celui des députés libéraux anglais qui connaît le mieux la France, « comme les Polonais à embêter les Allemands. » — Le conservateur moyen, le lecteur du Times, si l’on veut, met dans son anticeltisme plus que du mépris ou de l’indifférence, et le raisonne davantage. Si l’Angleterre, dans un lointain passé dont il ne vaut rien de rappeler sans cesse le souvenir, a pu faire tort à l’Irlande, il y a longtemps que ce tort a été réparé par la justice et la générosité britanniques ; le malheur d’Erin n’est dû qu’à ses fautes, à son infériorité de race et de religion, aux vices originels d’un caractère fait d’inertie et d’hystérie : the Irish made themselves, selon l’heureuse formule du feu duc d’Argyll, les Irlandais se sont faits eux-mêmes ce qu’ils sont, ils n’ont que ce qu’ils méritent ! L’Irlande jouit d’ailleurs aujourd’hui de la liberté la plus complète (nulle autre puissance n’aurait osé lui en donner tant, mais l’Angleterre est si forte !…) ; elle est même prospère, — les dépôts dans les banques et les caisses d’épargne s’accumulent à n’en savoir que faire, — et, pour être tout à fait heureuse, elle n’a besoin que de calme, d’ordre et de tranquillité. Ceux qui font tout le mal à l’heure qu’il est, ce sont les politiciens et les agitateurs, dont le seul objet est d’entretenir les griefs de l’Irlande et qui se sont faits, avec le clergé catholique, les maîtres, les exploiteurs de toute cette masse ignorante et excitable. Ce qu’il faut à l’Irlande, c’est, comme l’a dit un jour lord Salisbury, « vingt ans d’un gouvernement résolu. » — Tout cela ne se résumerait-il pas assez exactement dans ces deux mots qu’à la Chambre des communes le Speaker adresse d’un ton sévère aux interrupteurs malencontreux Order, order ?

On devine quel toile d’indignation, quelle poussée de « celto-phobie » devaient provoquer, dans cette opinion conservatrice anglaise, — l’opinion de la majorité, — les démonstrations anti-britanniques de l’Irlande lors de la guerre sud-africaine, suivies de la reprise de l’agitation avec l’United Irish League. Pour le coup, c’en est trop ! pense-t-on. Quos ego !… Comment ! On disait qu’il n’y a plus de question d’Irlande, que le home rule, est mort, « mort comme la reine Anne, » et voilà que les Irlandais profilent de la guerre pour jouer les traîtres de théâtre et applaudir devant le monde entier aux défaites britanniques ! On s’applique à les concilier en douceur, et ils répondent aux avances de l’Angleterre par la révolte agraire et la sédition politique ! — Dès lors, dans cette majorité conservatrice qui a vu sans enthousiasme et sans illusions le gouvernement de lord Salisbury faire l’essai d’une politique de conciliation vis-à-vis de l’Irlande, ce n’est qu’un cri de protestation pour réclamer de ce même gouvernement des mesures de rigueur. On réclame, sinon la suppression, du moins la réduction de la représentation irlandaise à Westminster, comme conséquence de la baisse de la population en Irlande, et comme punition de l’ « insolence » nationaliste au Parlement : la menace de proscription est officiellement lancée par M. Chamberlain à Blenheim, en août 1901. Symptôme grave, la cause du home rule est reniée par une importante fraction de l’ancien parti libéral, par les « libéraux-impérialistes, » à la suite de lord Rosebery, de sir E. Grey, de sir H. Fowler. Les journaux conservateurs font une vive campagne contre les « agitateurs » irlandais, dénoncent le règne de l’anarchie, l’imminence d’une explosion d’attentats en Irlande. Ne pouvant imputer à l’Irlande ses crimes, on lui fait grief de sa non-criminalité, preuve, dit-on, de la toute-puissance de la Ligue, dont la tyrannie ne rencontre plus d’obstacle. On montre la Ligue mettant à néant les lois ; le terrorisme et la révolte partout ; les nationalistes eux-mêmes pliant sous le faix et implorant d’être protégés contre les tyrans populaires ; et tout le mal provenant de la faiblesse du gouvernement, qui manque à son premier devoir, au devoir d’assurer l’ordre et la souveraineté de la loi. Le gouvernement résista quelque temps, puis céda : après dix ans de suspension, il remit en vigueur, dans la moitié de l’Irlande, Dublin compris, par deux « proclamations » en date des 16 avril et 2 septembre 1902, le régime d’exception datant de la loi Balfour de 1887, la loi de coercition.

Deux mots pour expliquer ce terme de coercition, qui ne dit rien de net à nos esprits français. Du jour où le Lord Lieutenant a signé en conseil privé et fait publier dans la Gazette de Dublin une « proclamation » officielle, de ce jour-là, dans les comtés, villes ou circonscriptions spécifiées, le jury criminel est remplacé pour le jugement des crimes par un jury spécial et restreint ; il est aboli purement et simplement pour tous les faits qualifiés d’intimidation (pression ou violence morale), d’entente criminelle (conspiracy) et d’incitation à boycottage, lesquels sont jugés « sommairement » dans chaque district par deux magistrates spéciaux, désignés par le Lord Lieutenant, et qui, en fait, sont des fonctionnaires, révocables à volonté, d’ordre demi-policier et demi-judiciaire[8]. En vertu de ces dispositions, il a été prononcé, sans jury, jusqu’au 31 décembre 1902, pour discours publics ou articles de presse, plus de cent condamnations, avec peines variant de quelques jours à six mois de prison ; dix membres du Parlement ont été ainsi condamnés, et plusieurs l’ont été plusieurs fois.

Je ne voudrais pas parler ici trop sévèrement de ce régime de coercition, — nous n’avons plus en France, hélas ! le droit de critiquer trop haut les lois d’exception. — Il a eu cet effet de pacifier dans une certaine mesure les régions où quelque désordre était né de causes d’ailleurs plus économiques que politiques. Il a eu aussi cet effet, auquel on pouvait s’attendre, de donner un nouvel essora l’agitation qu’il avait pour but de réduire, en exaspérant le sentiment national, en rejetant les modérés du côté des violens, en développant l’influence de la Ligue. « M. George Wyndham, Secrétaire en chef pour l’Irlande, est le meilleur promoteur que la Ligue ait jamais eu ! » déclarait récemment M. John Redmond. Et, de fait, deux mois après la « proclamation » de Dublin, laquelle n’eut pour objet que de faire condamner sans jury le journal officiel de la Ligue, l’Irish People, — un journal qui, dit-on, n’avait pas de lecteurs, ou si peu !… — le nombre des adhérens de la Ligue à Dublin avait doublé. Mais, dans l’ensemble, l’application de la coercition était-elle justifiée, rendue nécessaire par la gravité de la situation ? Voilà ce qu’à la Chambre des communes ont refusé d’admettre les porte-parole du libéralisme anglais, et notamment M. John Morley.

C’est toujours chose grave que d’enlever à un peuple les garanties du jugement par le jury. Si M. Balfour l’a fait en Irlande, il y a quinze ans, c’est que la criminalité y était alors fort inquiétante ; aujourd’hui, au contraire, selon M. Wyndhum lui-même, pas de crimes, pas même de crimes agraires, à part quelques lettres de menace qualifiées crimes et poursuivies comme telles en vertu du whiteboys act de 1775 ! La plupart des juges d’assises constatent, chaque trimestre, cette situation qui serait exceptionnelle partout ailleurs qu’en Irlande, et reçoivent des mains du haut shériff la traditionnelle paire de gants blancs qui témoigne qu’ils n’ont personne à condamner de leurs blanches mains. Faute de prisonniers, les prisons se ferment ; on en a désaffecté cinq dans la seule année 1901. Quant au boycottage, puisque c’est là contre que le gouvernement a voulu s’armer, qu’en disaient l’an dernier les statistiques officielles[9] ? Cinq ou six cas de boycottage absolu, plus une cinquantaine de cas de boycottage partiel, intéressant ensemble trois cents individus, contre trois mille en 1887 ! Si l’on prend tous les cas légers, infimes, que négligent les statistiques et dont le gouvernement ne tire qu’un argument subsidiaire, on arrive à un total général de 318 cas, englobant 1 500 ou 1 900 personnes, ce qui, sur une population de 4 millions et demi, n’est pas encore, on l’avouera, bien terrible. Encore ces cas de boycottage résultent-ils le plus souvent du simple consensus de la communauté, sans recours aux seuls faits punissables par la loi, menace, violence ou intimidation. La loi même reste d’ailleurs quasi impuissante contre une pratique qui est, sous des formes subtiles et variées, de tous les pays, de tous les mondes et de tous les temps : « la coercition, disait lord Salisbury en 1889, n’a que peu d’effet sur le boycottage ; il grandit malgré elle… ; au fond, il dépend de l’humeur changeante de la population. » Enfin ne sait-on pas que la cause du mal est dans la situation agraire, et dira-t-on que c’est justice d’édicter un régime de rigueur sans appliquer au mal de remède définitif, en se contentant, selon le mot de lord Cowper, « de faire rentrer le mécontentement sous terre, » au risque de provoquer une levée de sociétés secrètes et une recrudescence d’attentats violens en Irlande ? Ce sont des mesures de réparation qu’il faut, non de coercition : la coercition ne guérit rien, car la force, selon le mot fameux, n’est pas un remède.

Si la force devait guérir l’Irlande, ce serait fait depuis longtemps, car les Irlandais ont compté que c’est la quatre-vingt-septième fois depuis l’an 1800 qu’on les a soumis à un régime spécial de coercition. C’est dire qu’ils sont quelque peu blasés sur les lois d’exception et qu’ils en eussent subi sans doute assez philosophiquement l’application, si cette application, confiée à un ministère public indépendant, à des juges impartiaux, s’était faite avec équité et sans excessive sévérité : ce n’est malheureusement pas le cas, disent-ils.

Les poursuites, d’abord, sont le plus souvent de caractère politique. Point de règle suivie, point de commune mesure ; le « Château » choisit ses victimes, il ménage les grands chefs de la Ligue, qui pourtant ne le ménagent ni ne se ménagent, mais frappe les hommes de moindre notoriété et d’influence plus locale ; il poursuit John Fitzgibbon, l’ami des tenants de lord de Freyne, pour un embarras de voiture sur la grand’route, avec l’espoir de mettre ce gêneur à l’ombre pour quelque temps, il s’attaque aux membres des assemblées locales, il s’acharne, on ne sait pourquoi, sur certains malheureux comme ce député John O’Donnell qui ne peut ouvrir la bouche à une réunion publique sans être appréhendé au corps et conduit devant les magistrates, tandis qu’on laisse tranquillement parler ses voisins de plate-forme, et qui, voulant naguère protester au Parlement contre cette persécution, se fit expulser de la Chambre avec fracas. On entasse les frais de justice et les dépens, pour frapper la Ligue à la bourse, à quoi la Ligue répond en formant par souscription publique un « fonds de défense » que l’Amérique, regagnée à la cause du nationalisme constitutionnel par reflet de la coercition, s’empresse de doter de larges contributions. On poursuit et fait condamner des comités de la Ligue pour tentative d’intimidation sans résultat ; des journaux pour articles violens sans doute, mais d’objet général et ne visant personne nominativement ; de simples paysans qui, de leur propre mouvement, sans violence, boycottent un grazier au marché ou qui, passant devant chez un grabber, lui envoient une salve de cris et de sifflets. Doux députés, MM. Roche et Dufly, sont poursuivis et condamnés sur le chef d’avoir, « lors d’un meeting à Caltra, comté de Galway, le 17 août 1902, par entente avec diverses personnes non dénommées, illégalement tenté de contraindre diverses personnes non dénommées à restituer certaines terres non dénommées, et incité diverses autres personnes non dénommées » à en faire autant : quel discours prononcé en Irlande et touchant à la question agraire échapperait à une accusation aussi vague ? La rigueur de la loi est multipliée par la rigueur de l’interprétation ; tout orateur populaire, tout assistant à un meeting public est suspect, toute propagande politique est punissable : l’insécurité est partout.

Second point : les condamnations prononcées sont d’une sévérité calculée qui en fait des exemples plus que des peines. Trois mois, six mois de prison pour un discours en faveur du rachat des terres, c’est une peine qui peut compter. Or, le plus souvent, un premier supplément s’y ajoute sous la forme vulgairement dénommée bail or jail, « caution ou prison. » Il y a dans la « loi commune » britannique une vieille coutume réglementée par certain act d’Edouard III (1361), tombée en désuétude en Angleterre, mais non en Irlande, en vertu de laquelle un magistrate peut exiger caution de tout individu « susceptible de troubler la paix publique, » et à défaut l’envoyer préventivement en prison pour le temps qui lui plaît ; une fois sur deux, cela s’ajoute à la condamnation passée en vertu de la loi de coercition, et le condamné qui refuse par principe de donner caution voit ainsi doubler la durée de sa peine. Autre supplément gracieux dont on surcharge fort souvent la peine ordinaire : le hard labour ou travail forcé, qui implique trois jours par mois au pain sec et à l’eau et quinze nuits au plank bed (nous dirions salle de police). Ainsi, ce n’est même plus le régime des condamnés de droit commun[10] qu’on inflige à ces condamnés politiques, mais le régime des grands criminels ; à ce régime, l’un d’eux, M. Flanagan, est devenu fou, dans la prison de Limerick. La raison, si on veut la savoir, c’est que le hard labour a pour conséquence de disqualifier le condamné en le rendant inéligible pendant cinq ans aux assemblées locales. Il est vrai que cela ne l’empêche pas, s’il est M. P., de revenir prendre séance à la Chambre des communes, sa peine finie, d’y interpeller le gouvernement et d’y dîner sur la terrasse côte à côte avec ses collègues du Parlement : on voit bien que ce ne sont pas des condamnés de droit commun !

Tout cela a exaspéré, on le conçoit, les plus modérés même des Irlandais. Du haut en bas de l’échelle, prêtres ou paysans, bourgeois ou gentlemen, adversaires ou amis de la Ligue, tous les nationalistes, — et bon nombre d’unionistes avec eux, — se sont mis d’accord pour flétrir les abus de la coercition. La coercition, pour eux, est une provocation. On veut leur arracher des mains la seule arme qui leur reste, l’arme de l’agitation légale : leur antibritannisme en est doublé. — Sont-ce des juges à leurs yeux que les magistrates, les removables, comme on les appelle, les révocables ? Non pas, ce sont des agens, des préposés du pouvoir exécutif. Leur justice n’est pas une justice, mais une farce judiciaire. Nul n’a de confiance en eux, de respect pour eux ; nombre de leurs justiciables refusent de se défendre, et se contentent, à leur barre, de dire leur fait à ces créatures du « Château. » — Et le « Château » lui-même ? Il est aux mains des landlords. Tout dans l’Etat est disposé en vue de ce but unique, maintenir les landlords et le landlordisme, par conséquent faire rentrer les « rentes, » coûte que coûte et quelles qu’elles soient. On n’assiste graziers et grabbers que parce qu’eux-mêmes ils assistent les landlords. Le paiement plein des « rentes » est pour l’autorité le critérium unique de la prospérité du pays. District par district on eût pu, dit-on, désigner les noms des landlords en difficulté avec leurs tenants et au soutien de qui les « proclamations » ont été rendues. La coercition elle-même n’a ainsi été, aux yeux des Irlandais, qu’une démonstration en faveur des landlords et une mesure d’intimidation à 1 encontre des paysans : strictement elle a été, pour eux, l’œuvre des landlords, ceux-ci étant, au vrai, les maîtres du gouvernement.


V

Le gouvernement en Irlande, ce serait donc le landlordisme organisé, personnifié : il y a du vrai dans ce point de vue, et il s’explique historiquement. Qui sont, en effet, les landlords actuels ? Les descendans des conquérans anglais, propriétaires et colons « plantés » par l’Angleterre comme sa « garnison » pour occuper le pays, après les confiscations en masse d’Elisabeth, de Cromwell, de Guillaume III. Avec leurs « cliens » ruraux, — tout ce monde d’agens et d’intermédiaires qui vivent à leurs dépens, — avec une partie de la bourgeoisie des villes, importée par l’Angleterre ou ralliée à elle, — fonctionnaires, gens de loi, professeurs, commerçans et industriels, — ils composent ce qui reste de la caste naguère souveraine, de l’Ascendancy, n’ayant les uns et les autres d’irlandais que le nom, Uitlanders de l’Irlande dont Froude a écrit l’histoire sous ce titre : The English in Ireland. On sait qu’en ajoutant à cette Ascendancy anglicane la population presbytérienne de l’Ulster, les descendans des colons écossais établis par Jacques Ier, on a finalement le total des forces de la minorité unioniste, ou comme on dit, « loyaliste, » en Irlande : un million et quart d’habitans sur 4 millions et demi, soit un peu plus du quart.

Pendant tout le XVIIIe siècle et une partie du XIXe, la « garnison » ou « colonie » anglo-saxonne et protestante est restée maîtresse de l’Irlande cette et catholique. Gouvernement, fonctions, richesses, elle a tout à elle ; son Eglise est l’Eglise d’Etat, riche des dépouilles de l’Eglise de Rome ; les « lois pénales » font des papistes des outlaws. L’Angleterre lui ayant livré, pour prix de son asservissement législatif et commercial, les Irlandais à exploiter, elle exploite sans frein cette nation d’ilotes qu’il n’y a pour elle ni intérêt à protéger ni péril à opprimer. — Il est vrai qu’à ce régime elle devait elle-même se dégrader, se démoraliser singulièrement. Les temps, d’ailleurs, changeaient. Elle vivait de l’oppression des catholiques et des paysans d’Irlande. Or, les catholiques, déclarés électeurs dès 1793, étaient, en 1829, légalement émancipés ; en 1869, ils obtenaient le « désétablissement » de l’Eglise épiscopale ; en 1870 et 1881, une législation agraire à demi révolutionnaire affranchissait les paysans, rognait les droits et surtout les « rentes » des landlords ; en 1898, enfin, le peuple reprenait l’administration des affaires locales. Peu à peu la caste souveraine vil ainsi ses privilèges tomber par morceaux, et se relever en face d’elle son esclave d’autrefois, l’Irlande nationale. Aujourd’hui, elle tient encore les neuf dixièmes de la propriété foncière en Irlande, elle reste dominante dans le monde des affaires et les professions libérales, elle reste la classe riche, bien que cette richesse soit fort obérée par les folies du passé. Son influence parlementaire est restreinte, puisqu’elle ne dispose plus que d’une vingtaine de sièges à la Chambre des communes, mais elle a pour elle toute la représentation irlandaise à la Chambre des pairs ; elle détient presque toutes les fonctions publiques d’État, fait l’entourage exclusif du Lord Lieutenant et garde une influence prépondérante sur le gouvernement, dans ce « Château » qui reste aujourd’hui encore tout pénétré de l’esprit et des préjugés de l’Ascendancy.

Elle n’a donc pas tout perdu, mais elle a beaucoup perdu, et elle ne s’en console pas. Naguère encore souveraine, elle ne prend pas son parti de ne plus l’être. Depuis plus de vingt ans elle passe son temps à se plaindre, et, en ces dernières années, la poussée de l’Impérialisme, contemporaine des timides expériences du « Balfourianisme » en Irlande, est venue raviver ses griefs et ranimer l’agitation dans le camp unioniste comme elle l’avait fait inversement dans le camp nationaliste. Un souffle de réaction a passé sur les unionistes irlandais, semant la discorde et la haine. De là, d’abord, au point de vue religieux, ce réveil d’anti-catholicisme, qui se traduit, dans l’Ulster presbytérien, par une recrudescence d’outrages et de provocations contre les « Papistes, » avec coups de poings et coups de pierres aux ouvriers catholiques passant isolément par les rues de Belfast, et, dans le reste du pays, par un renouveau du prosélytisme protestant, voire par des dénonciations publiques émanant d’évêques anglicans, comme à Limerick et à Coleraine. De là aussi, au point de vue politique, une vigoureuse campagne de protestations et de réclamations à l’adresse du gouvernement :

« Nous sommes ici par la volonté de l’Angleterre et pour son service. Nous sommes la chair de sa chair et les os de ses os ; c’est sa Bible que nous lisons, ce sont ses psaumes que nous chantons, c’est son sang qui coule dans nos veines. Depuis des siècles, nous avons été ses champions en Irlande ; aujourd’hui, nous sommes encore ici l’élément de progrès, de culture, nous représentons le drapeau et l’Empire, nous incarnons le loyalisme au cœur de l’Ile Rebelle. C’est nous qui avons vaincu le home rule, c’est de nous que dépend l’avenir de l’Union : comme les loyalistes de l’Afrique du Sud, nous avons droit à la reconnaissance et à l’appui de l’Angleterre. — Or, l’Angleterre nous a dépouillés de nos droits ; elle nous fait expier les crimes des fenians, et, en voulant tuer le nationalisme en douceur, c’est l’unionisme qu’elle frappe à mort. Est-ce notre faute si nous sommes une minorité, une minorité loyale, et est-ce une raison pour nous sacrifier à la majorité déloyale ? Concessions et conciliation, c’est trahison et lâcheté. Si la persécution dure, la « garnison, » — nous sommes fiers encore de ce nom, — n’a plus qu’à lâcher pied ou à passer à l’ennemi. Prenez garde, un jour viendra où l’Angleterre aura besoin de nous pour une nouvelle bataille à livrer contre les rebelles : Dieu veuille qu’elle nous trouve encore là, ni trop découragés, ni trop affaiblis pour défendre une fois de plus la cause de l’Union et de l’Empire ! »

Ainsi protestent, par plaintes et menaces, ceux qui se nomment les loyalistes, et notamment une petite coterie de tories réactionnaires, ultra-anglicans et anti-irlandais : grands et riches landlords, tout-puissans au club de Kildare street à Dublin comme à la maison voisine, à ce comité des propriétaires fonciers qui a nom Landowners Convention ; bourgeois aisés, industriels anoblis, professeurs de Trinity College, qui dirigent l’Irisch Unionist Alliance. Depuis trois ou quatre ans, ils appellent la « garnison » aux armes, ils font la guerre au gouvernement qu’ils sont censés soutenir, à sa politique de réforme et de réparation envers l’Irlande, tout en réclamant sans cesse des compensations pour leurs privilèges perdus. Aux élections générales de 1900, ils font échouer à Dublin l’un des hommes qui dans le parti unioniste ont le plus fait pour le bien de l’Irlande, M. Horace Plunkett, qu’ils accusent de complaisance envers le nationalisme. Après les élections, ils forcent lord Salisbury à rappeler de Dublin M. Gerald Balfour, alors secrétaire en chef, et, dès la nomination de son successeur, M. George Wyndham, ils se mettent en mesure de prendre barre sur lui, bataillent un an pour obtenir l’application du souverain remède, la coercition ; après quoi, ils réclament la dissolution de la Ligue et la poursuite de ses chefs en justice. En attendant, sous prétexte de répondre au boycottage et aux attaques des nationalistes, ils reforment, comme au temps des grandes luttes passées, sous le nom de Land Trust, un syndicat de défense au capital de cent mille livres sterling, pour la guerre aux paysans et à la Ligue.

Ce mouvement de réaction politique et religieuse au sein de l’Unionisme irlandais ne pouvait plaire à tout le monde, j’entends à tout le monde unioniste ; il ne pouvait manquer de provoquer des divisions, ou mieux encore, une véritable crise, au sein d’un parti aussi peu homogène, composé d’élémens aussi divers, landlords et paysans, anglicans et presbytériens, conservateurs et libéraux-unionistes. Longtemps la lutte contre le home rule avait maintenu une apparence d’unité dans le « bloc, » mais, une fois le danger disparu, le « bloc » devait tendre à se rompre, et c’est vraiment un signe des temps de voir qu’en Irlande, sous la pression de l’Impérialisme, tandis que les forces nationalistes se ralliaient et s’unissaient, les forces unionistes, au contraire, se sont désunies et rompues. Voici tantôt huit ans que le parti unioniste détient sans interruption le pouvoir dans l’Empire, avec une énorme majorité au Parlement ; or, loin de gagner du terrain en Irlande, il n’a même pas su y conserver ses positions. Le gouvernement unioniste n’a réussi ni à rallier les rebelles ni à garder ses fidèles en Irlande ; les loyalistes entrent en révolte ouverte contre lui ou ne le soutiennent plus qu’à condition : l’avenir est noir pour l’unionisme irlandais !

Première cassure dans le « bloc : » les paysans presbytériens de l’Ulster sont aujourd’hui en rébellion contre le landlordisme, par suite aussi contre le gouvernement. Écossais d’origine, établis depuis trois siècles dans les comtés du Nord-Est de l’Irlande, longtemps maltraités et persécutés par la « garnison » anglicane, ils se sont définitivement ralliés à l’unionisme, il y a cent ans, après cette courte période de rapprochement avec l’Irlande catholique qui fut le temps des « Irlandais-Unis, » ce qui n’empêche qu’aujourd’hui encore la démocratie de l’Ulster soit tenue à l’écart et comme en disgrâce par le pouvoir conservateur. Simples tenants, comme leurs frères du Sud, ils n’ont d’autre privilège que d’avoir su faire respecter au cours des temps leur tenant right, le droit de copropriété terrienne que leur avait reconnu Jacques Ier dans leur charte d’établissement. Comme leurs frères du Sud et pour des motifs pareils, ils réclament, eux aussi, le rachat général des terres, et leur cause, longtemps négligée, a été récemment enfin prise en main par un homme d’une rare énergie, le député libéral-unioniste de South Tyrone, M. T. W. Russell. Vers la fin de l’année 1900, M. Russell, alors membre du ministère Salisbury, ouvrait dans I’Ulster, par protestation contre les tendances réactionnaires de l’unionisme régnant, une active campagne en faveur de l’abolition du landlordisme, campagne où lord Salisbury se déclara, « dans les circonstances présentes, » incapable de le suivre. Cette campagne, M. Russell la continue depuis lors à titre privé, dans le pays et dans la presse, au Parlement où il gagne à ses idées une grosse fraction du parti libéral. L’Ascendancy, d’ailleurs, l’outrage, ses anciens amis le traitent de nationaliste déguisé, — lui qui, lors de la crise du home rule, lutta avec plus d’ardeur et de succès que personne pour la cause de l’Union ; — récemment, à Dromore, il est blessé à coups de pierres par un parti « d’orangistes » ameutés : rien ne l’arrête, et son succès enflamme le pays.

Notez que ce n’est pas à l’Acte d’union qu’en veut, comme le Munster ou le Connaught, cet Ulster maintenant soulevé d’un bout à l’autre contre le régime agraire. C’est un esprit démocratique qui l’anime, et non pas l’esprit national. Protestant, loyaliste, il ne pactise pas avec l’Irlande nationaliste et catholique. Il est las du joug du landlordisme, il veut être maître du sol, et pour le moment il ne regarde pas au-delà. Verrons-nous plus loin, quant à nous ? Se pourrait-il qu’un jour il s’unît plus étroitement et sans arrière-pensée avec l’Irlande nationale, et que l’on vît alors renaître le temps des Irlandais-Unis ? C’est la crainte des unionistes et l’espoir des nationalistes : il ne faudrait qu’une chose pour cela, il faudrait que la communauté de luttes et d’intérêts apprît aux protestans et aux catholiques à se respecter mutuellement, et éteignît l’ardeur des passions « anti-papistes » dans l’âme indépendante et farouche des puritains du Nord[11]. Mais ce qui ne fait pas de doute, c’est que, dès à présent, du Nord au Sud de l’Ile d’Erin, le landlordisme a contre lui l’ensemble de la population agraire, protestans et catholiques, loyalistes et nationalistes, qui tous réclament d’une voix son abolition ; le temps est passé, pour le « Château, » des promesses et des atermoiemens ; si les Celtes du Midi ont la tête chaude, les Scots de l’Ulster ont la tête dure, et la révolte de l’Irlande entière contre les maîtres de la terre n’aura de fin que quand le dernier landlord aura affranchi le dernier paysan, j’allais dire le dernier serf, sur le sol irlandais.

Aussi bien est-ce là ce que comprend actuellement un grand nombre, et un nombre sans cesse croissant, de landlords, clairvoyans et modérés, que ne satisfont pas les dispositions réactionnaires et guerrières des grands maîtres de leur ordre, des régens de la Landowners Convention, et qui refusent de se laisser mener par eux à la ruine : d’où un second schisme, non moins grave que le premier, dans le parti unioniste irlandais[12]. Ils comprennent enfin qu’ils ont mieux à faire qu’à se laisser sacrifier aux ambitions politiques de ces hauts personnages ayant richesse, situation, puissance, qui se servent d’eux sans les servir, tout comme font les chefs de l’Orangisme officiel vis-à-vis du prolétariat de Belfast, ou les landlords ulstériens vis-à-vis de leurs paysans presbytériens. Que gagneraient-ils, pour leur part, à reprendre une fois de plus la lutte avec les paysans, à supposer que leurs moyens le leur permettent ? Ne seraient-ils pas à présent en meilleure situation, pécuniairement même, s’ils avaient accepté les offres de rachat que leur avaient faites Parnell en 1881 ou Gladstone en 1885 ? Ils comprennent enfin que le rôle de la « garnison » est fini, que ce qui leur reste d’influence ou de privilèges sera emporté à la marée prochaine, que l’heure héroïque, l’heure de la lutte et de la gloire a passé : celle de l’échéance sonne, le landlordisme a vécu. Ne vaut-il pas mieux prendre les devans, s’entendre d’homme à homme avec les paysans d’Irlande pour mettre fin à la guerre agraire et à ce régime désastreux de la dualité de propriété, en renonçant spontanément à jouer les seigneurs féodaux pour demeurer dans leurs manoirs, sur leurs domaines gérés directement, simples citoyens et propriétaires exploitans ?

Pour la première fois dans l’histoire d’Irlande, on voit ainsi aujourd’hui les landlords, du moins une majorité d’entre eux, se montrer favorables à la conciliation. Depuis quelques mois notamment, l’idée s’était fait jour d’un rapprochement, d’une entente entre landlords et paysans en vue d’une solution pratique de la question de la terre. Le gouvernement n’y était pas défavorable, si l’on en juge par cette déclaration officielle, — curieux aveu d’impuissance tombé des lèvres d’un Cherf Secretary, — que fit M. Wyndham en septembre dernier : « Nul gouvernement ne peut résoudre la question foncière. Il faut que les parties en cause la résolvent elles-mêmes ; le rôle utile du gouvernement n’est que de procurer les moyens, dans la mesure possible, de donner effet à l’arrangement intervenu. » On savait déjà que M. Wyndham devait déposer, en 1903, à la Chambre des communes un bill agraire : quel avantage si d’ici là landlords et paysans pouvaient se mettre d’accord par l’entremise de leurs délégués, et formuler, avec l’autorité de leur commune sanction, un avant-projet de solution du grand problème irlandais !

Mais on comptait sans la Lawlowners Convention, sans les grands personnages du parti, voués à la lutte à outrance : à une forte majorité, ils repoussent la proposition, qui leur est soumise par lord Mayo, M. Talbot-Crosbie et le capitaine Shawe-Taylor, d’une « conférence » à tenir entre les représentans des tenants et ceux des landlords. Ce fut le signal de la scission : tout de suite la grande majorité des landlords rompt avec ses représentans officiels. On insiste pour la réunion de la Conférence amiable, laquelle a lieu en effet, en décembre, sous la présidence de lord Dunraven ; les paysans y sont représentés notamment par MM. T. W. Russell, John Redmond et William O’Brien, à l’extrême modération desquels on ne peut que rendre justice. Elle aboutit à une sorte de « déclaration » où sont posées d’un commun accord les bases, les conditions d’un plan acceptable de rachat général des terres, avec avantages réciproques à faire aux deux parties, et large subvention à fournir par l’Échiquier, le Trésor impérial.

La parole était maintenant au gouvernement, qui n’ignorait pas qu’à trahir les espoirs développés en Irlande par ce qu’on a appelé le « Traité Dunraven, » il verrait l’agitation, un moment suspendue, reprendre plus vive que jamais. Le 25 mars dernier, M. Wyndham a donc exposé son nouveau bill agraire à la Chambre des communes. Ce bill[13], il faut l’avouer, ne suit que de loin les indications de la Conférence de décembre. Si favorable qu’il soit aux landlords, il ne les satisfera qu’à moitié. Il reste, d’autre part, bien loin des desiderata des paysans irlandais, il n’est guère généreux pour les tenants, non plus que pour l’Irlande en général, et ne sera probablement acceptable au parti : nationaliste que s’il est notablement amendé en cours de discussion. Somme toute, il ne sera sans doute encore qu’une demi-solution. La solution définitive viendra cependant, après quelque nouvel effort : il faudra bien que l’Angleterre finisse par céder devant cette mise en demeure de l’Irlande entière et unie, par comprendre que son intérêt même lui commande d’acheter, à quelque prix que ce soit, la paix en Irlande, et qu’elle se doit à elle-même de faire un sacrifice pour sauver, sinon le landlordisme, qui n’a que trop duré, du moins les landlords, qui ont fait si longtemps son service et tenu pour elle « garnison » sur la terre d’Erin.


VI

Ce qui est certain, c’est que, d’une façon ou de l’autre, l’Irlande se trouve enfin en vue d’une solution de la question agraire. L’Impérialisme britannique aura eu en Irlande ce contre-coup, en excitant les esprits et en provoquant l’agitation, de précipiter les événemens, de donner essor à des mouvemens qui se préparaient de longue date et qui se résoudront pacifiquement et peu à peu en une grande révolution sociale dont on devine déjà les caractéristiques essentielles, la création de la petite propriété paysanne, la rupture des forces de l’unionisme irlandais, la déchéance de l’Ascendancy, de la caste anglaise autrefois souveraine.

L’Irlande espère donc enfin guérir de ce cancer intérieur qui depuis des siècles la ronge et tarit en elle les sources de la vie nationale : le landlordisme. Ce mal séculaire détruit, la terre aux mains de celui qui la cultive, ce serait la voie ouverte à toutes les réformes ultérieures dont dépend l’avenir du pays ; ce serait non seulement l’agriculture mise à même de se développer et de s’outiller à la moderne, comme s’efforcent de l’y aider M. Horace Plunkell et ses collaborateurs, mais, dans toutes les branches de l’activité économique, le progrès enfin rendu possible ; ce serait le paysan devenant « conservateur » en même temps qu’il devient propriétaire, comme il le serait depuis longtemps déjà, tant il est dans son tempérament de l’être, si seulement il avait eu quelque chose à « conserver ; » ce serait enfin la paix et le calme rendus au pays, la fin des luttes agraires et des excès de l’agitation qui l’épuisent, une vie nouvelle qui s’ouvrirait pour l’Irlande. Verra-t-on d’ailleurs, avec le landlordisme, disparaître les landlords ? On verrait sans regret, je pense, disparaître ceux que rien n’attache au pays, les « absentéistes, » parasites de la terre irlandaise, qui, dans le passé, par leur égoïsme, leur tyrannie, leur oubli de toute fonction civilisatrice, ont déshonoré le régime anglais en Irlande ; qui, dans le présent, n’ont d’autre conception politique que le spoils System, la politique des dépouilles publiques, ne savent que se plaindre que leur loyalisme ne leur rapporte plus, — loyalty does not pay ; — et qui, s’ils sont « loyaux, » le sont à leurs intérêts et à leurs situations bien plus qu’à l’honneur britannique. Mais beaucoup resteront, — et l’Irlande y compte bien, — sur leurs domaines propres, pour qui la vieille Erin représente autre chose qu’une terre à vendre et le patriotisme autre chose qu’une « rente » à toucher : ils sauront s’adapter à leur situation nouvelle, et ce n’est pas, croyons-nous, une utopie de penser que, vivant enfin de la vie irlandaise, ils deviendront eux-mêmes Irlandais de cœur et d’âme, qu’ils reprendront alors leur place légitime dans une population dont les sépare à présent une barrière infranchissable, et que, prenant à cœur les intérêts matériels et moraux du pays, ils se mettront à travailler, à l’exemple des Horace Plunkelt, des Monteagle, à l’avenir et à la prospérité de l’Irlande.

Des horizons nouveaux s’ouvrent ainsi aux yeux des fils d’Erin, par des contre-coups lointains de l’Impérialisme. Leur fait-il entrevoir aussi la réalisation de cet idéal national qui reste malgré tout leur plus cher espoir : l’autonomie irlandaise ? Jamais, à en croire les hommes politiques ou les journaux nationalistes, l’Irlande n’aurait été plus près du home rule. L’Angleterre, dit-on, saura bien comprendre qu’il est de son propre intérêt de satisfaire les Irlandais, ne fût-ce que pour se débarrasser d’eux, et elle les satisfera, l’occasion venue, par la main des conservateurs ou des libéraux, trop heureux les uns ou les autres d’acheter à ce prix l’appoint des voix nationalistes à la Chambre des communes : — pure question de circonstance ou d’opportunité. — L’Impérialisme lui-même, ajoute-t-on, au fur et à mesure que l’Empire se développe, fait éclater à tous les yeux l’impossibilité ouest le Parlement britannique d’administrer à lui seul l’ensemble des affaires impériales, et la nécessité de le décharger en octroyant une certaine forme d’autonomie aux divers élémens du Royaume-Uni, — c’est le principe du home rule all around. — Voyez, dit-on enfin, les dangers et les complications qui partout menacent l’Empire et qui se chargeront de faire l’Angleterre conciliante : voyez cette seconde Irlande qui se crée dans l’Afrique du Sud, les colonies toutes favorables à la cause irlandaise, et, dans toutes les possessions britanniques, partout où se parle la langue anglo-saxonne, ces milliers d’Irlandais, émigrés et hostiles, que l’Angleterre rencontre à chaque pas face à face, le drapeau vert levé en face de l’Union Jack, l’Impérialisme d’Erin devant celui d’Albion !

On n’ose ici partager ces espoirs. Toutes les raisons d’espérer que l’Irlande politique se donne à elle-même se retrouveront un jour sans doute, et peut-être bientôt, quand aura passé cette fièvre d’impérialisme qui les rend sans force aujourd’hui. Il est vrai que la crise unioniste menace de faire perdre à l’Angleterre son point d’appui moral en Irlande, comme la destruction du landlordisme, au « Château » de Dublin son meilleur soutien ; il est vrai encore que le parti conservateur anglais pourrait bien voir aux élections prochaines sa majorité assez réduite pour que le parti nationaliste se retrouvât, comme cela s’est vu déjà, l’arbitre de la situation à Westminster. Mais tout n’est pas là[14]. Rien, croyons-nous, ne saurait prévaloir quant à présent dans l’âme anglaise contre la toute-puissance de l’idée impériale, je veux dire l’idée de l’unité, de l’intégrité, de la sécurité de l’Empire, et la crainte (bien vaine ou au moins bien exagérée) d’y voir porter atteinte par la concession de la moindre franchise politique à l’Irlande. L’Irlande, dont c’est le malheur d’être trop près de l’Angleterre, apparaît aux yeux de beaucoup d’Anglais, notamment depuis la guerre du Transvaal, comme un « Transvaal virtuel, » qu’il est plus que jamais nécessaire, pour se garantir des dangers qu’il leur créerait en cas d’une guerre européenne, de maintenir à toute force sous le joug de l’Union, fût-ce par la coercition, fût-ce même, si la « sédition » l’exige, par une application du régime arbitraire et despotique des colonies de la Couronne, des Crown colonies.

Il semble donc que ce soit la conséquence de l’Impérialisme britannique d’éloigner, par la fatalité des choses, le jour de l’émancipation politique de l’Irlande. C’est ce qui explique qu’il y ait aujourd’hui, parmi les Irlandais les plus patriotes, bien des désespérés, dont le suprême espoir eût été de vivre un jour pour voir leur patrie libre, et qui comprennent qu’ils devront mourir, — qui meurent, hélas ! — loin de la terre promise. Est-ce à dire qu’il n’y ait de salut pour l’Irlande que dans la décadence de l’Angleterre, et que l’étoile d’Erin ne doive en effet briller que du jour où pâlirait l’astre d’Albion ? Ce n’est pas, croyons-nous de la pure politique que l’Irlande doit attendre et attend en effet son salut. On sait que depuis dix ou quinze ans d’autres espérances, d’autres ambitions sont nées en elle, et quelle s’est adonnée à une tâche intérieure dont l’agitation reprise en ces années passées n’a d’ailleurs pu la détourner : il s’agit de reconstruire l’Erin nationale et traditionnelle ; de lui refaire une vie propre au point de vue mental, moral et social ; de reconstituer ses forces économiques par la coopération et l’instruction technique ; de restaurer enfin à tous les degrés un enseignement général qui forme les caractères tout autant que les intelligences. C’est une œuvre nécessaire et une grande œuvre qui s’accomplit, une œuvre d’éducation, qui seule peut rendre à l’individu ces fortes qualités humaines qui font les peuples prospères, et qui mettra l’Irlande à même de reprendre un jour sa place parmi les nations. C’est de cette œuvre de régénération sociale que doit sortir et que sortira la liberté irlandaise : le jour où elle sera assez avancée, alors enfin l’Irlande aura ce qui lui a toujours manqué, une opportunity, une occasion de faire voir et valoir ce qui est en elle, alors elle obtiendra tout naturellement son autonomie politique, sous quelque forme que ce soit, sous quelque nom que ce soit, de l’Angleterre enfin rassurée sur ce qu’elle appelle aujourd’hui « l’anarchie irlandaise » et d’ailleurs incapable de régir une société trop compliquée et trop différente d’elle-même. Unie et forte, l’Irlande gagnera ainsi, comme un couronnement de ses efforts présens, la liberté à laquelle elle a droit et sans laquelle elle ne peut d’ailleurs pleinement se développer : voilà l’espoir et la foi des plus clairvoyans de ses fils.


L. PAUL-DUBOIS.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1902 : le Recueillement de l’Irlande.
  2. Le roi, personnellement, n’est pas impopulaire en Irlande, comme l’était la reine Victoria, laquelle n’avait jamais caché ses sentimens anti-irlandais. On le croit, sans grande raison d’ailleurs, favorable au home rule. Lors de sa maladie en juin 1902, le sentiment populaire irlandais fut vivement et sincèrement affecté, la sympathie se montra sans réserve, et le jour où la triste nouvelle parvint à Dublin, le grand journal nationaliste, le Freeman’s Journal, termina son article de tête par ces mots : God save the King !
  3. Pendant le règne de la reine Victoria, la population de l’Irlande a diminué de moitié et la taxation par tête d’habitant a doublé, tandis qu’en Angleterre la population doublait et la taxation par tête d’habitant n’augmentait que d’un cinquième ou d’un sixième.
  4. Obligée de payer dans beaucoup de cas une sorte d’indemnité à ses représentans dont le mandat est gratuit, par voie de cotisations au « fonds parlementaire, » l’Irlande n’est pas assez riche pour se permettre de ne confier sa cause qu’à des hommes d’expérience et d’instruction : c’est là un des argumens les plus forts pour le rétablissement d’une législature irlandaise à Dublin.
  5. Depuis les premiers mois de 1903, une singulière détente s’est produite dans les rapports entre les nationalistes irlandais et le gouvernement : c’est une trêve tacite, tant au Parlement qu’en Irlande, où l’agitation de la Ligue s’est aussi momentanément calmée, en raison des espoirs développés par l’annonce d’une solution de la question agraire.
  6. En voici deux raisons. Nombre de tenants sont d’abord exclus pratiquement de tout recours devant la Commission agraire. Puis nombre de « rentes » sont haussées par la Commission agraire à proportion des améliorations et mises de fonds faites par le tenant seul : en fait, plus il améliore le fonds, plus la « rente » à payer monte. Il est à noter qu’en règle générale le landlord irlandais n’a jamais fait d’avance au sol, et que d’ailleurs la moyenne des réductions opérées par la Commission agraire est inférieure à la moyenne des réductions survenues dans les fermages en Angleterre depuis vingt ans.
  7. C’est l’expropriation pour cause d’utilité publique des landlords en tant que nus propriétaires des terres occupées et cultivées par les tenants : il ne s’agit nullement, bien entendu, des terres ou demesnes exploitées directement par les landlords, non plus que des terres d’élevage ou grazings soumis à un régime spécial. — On calcule que l’ensemble de l’opération représenterait un capital de deux milliards et demi de francs, à avancer par le Trésor au moyen de sortes de lettres de gage (land stock), et à amortir dans une période variant de 49 à 75 ans sur les annuités payées par les paysans acquéreurs. — On s’étonnera peut-être de ce que l’annuité du paysan acquéreur puisse être inférieure à la « rente » elle-même : il faut se rappeler d’abord que la « rente » est généralement excessive, eu égard aux circonstances, et puis qu’en Irlande, toutes les améliorations et avances au sol étant faites par le tenant seul, en règle générale, le sol n’a pour le landlord qu’une valeur de capitalisation très réduite.
  8. La loi de coercition de 1887 contient un assez grand nombre d’autres dispositions, d’importance moindre, comme le change of venue (ou droit de transfert des procès criminels d’une cour à une autre), ou qui n’ont pas été remises en vigueur par les « proclamations » de 1902, comme celle qui vise la suppression de la Ligue (tout membre de la Ligue devenant alors du jour au lendemain passible de prison). — Il est à noter que, sans attendre les « proclamations, » à partir du mois de décembre 1901, nombre d’orateurs aux meetings populaires avaient déjà été poursuivis devant les magistrates et condamnés en vertu d’une disposition, permanente celle-là, de la loi de coercition, pour unlawful assembly (réunion illicite), en réalité pour intimidation ou incitation à boycottage : c’était la coercition avant la lettre. — Il faut signaler enfin que l’application de la coercition semble avoir été suspendue depuis le commencement de l’année 1903 ; une « proclamation » du 3 février a même aboli la « juridiction sommaire » des magistrates dans une partie des régions qu’on y avait soumises l’an dernier. C’est l’effet de la trêve intervenue entre les Irlandais et le gouvernement dans l’attente du land bill.
  9. Avril 1902.
  10. Ce qu’est le régime du condamné de droit commun dans les prisons irlandaises, on le verra par les extraits suivans d’une lettre adressée au Daily News par une victime de la coercition, M. Haviland-Burke. « Le prisonnier est « exercé » au dehors (marche en file indienne de tous les prisonniers autour de la cour) deux heures par jour… Enfermé le reste du temps dans sa cellule, il lit la Bible ou l’unique volume que lui prête hebdomadairement la bibliothèque de la prison… Il ne peut recevoir de visite que de magistrates. Il ne peut avoir ni journaux, ni livres personnels, ni papier ni crayon. Il ne peut écrire ou recevoir une lettre qu’avec l’autorisation spéciale du gouverneur et pour affaires privées… Il est enterré vif. »
  11. Dans le Sud catholique, il n’y a guère d’anti-protestantisme ; on a bien moins d’hostilité contre les protestans que contre les unionistes et les « orangistes : » une preuve de cette tolérance est qu’il y a un certain nombre de protestans parmi les députés nationalistes irlandais. Dans I’Ulster, au contraire, les passions religieuses sont plus violentes que les passions politiques, et on est bien plus « anti-papiste » qu’on n’est anti-nationaliste.
  12. Il y en a un troisième, qui s’est produit récemment dans la capitale de l’Ulster, cette citadelle de l’unionisme, à Belfast. Ayant à élire un député, la démocratie « orangiste » de Belfast, cette démagogie bruyante et violente qui aime tant à crier par les rues : « A bas le pape ! » et jette des cailloux avec un égal plaisir sur les catholiques et sur la police, s’est révoltée contre les chefs de l’Orangisme officiel, contre l’oligarchie réactionnaire qui régit les « loges » orangistes. En face du luxueux et respectable Orange Hall, s’est élevé le parti de la Custom House, celui qui, faute d’une salle de réunion, tient ses meetings en plein air, le dimanche, sur les marches du bâtiment de la Douane, de la Custom House, et finalement l’on a élu un représentant, qui, farouche unioniste et protestant acharné, a saisi, au Parlement, la première occasion venue pour voter contre le gouvernement. Ce qui vient de se passer à Belfast pourra bien se reproduire à Derry et dans les autres villes de l’Ulster.
  13. C’est tout un nouveau système de rachat, en vertu duquel on verrait, à en croire le ministre, le transfert général des terres s’opérer en Irlande en quinze ans. Point d’obligation de vente, même indirecte, comme en avait prévu la Conférence. Les parties conviendront librement du prix, mais ce prix devra être compris entre 22 et 28 fois la « rente » (soit 19 et 25, s’il s’agit d’une « rente » non encore fixée pour la seconde fois par la Commission agraire) : l’annuité à payer sera ainsi inférieure à la « rente » de 10 à 30 p. 100 (soit 20 à 40 p. 100). Le Trésor avancera au landlord le prix de vente, lequel lui sera remboursé par le tenant en 68 ans, au moyen d’une annuité de 3 1/4 p. 100 ; un huitième de cette annuité restera toutefois dû à perpétuité, comme sauvegarde légale pour la protection du homestead. En outre, le Trésor versera à chaque landlord vendeur une prime de 5 à 15 p. 100 en sus du prix de vente : il sera ouvert à cet effet un crédit de 12 millions de livres sterling, à employer en 15 ans, et dont la charge sera d’ailleurs compensée par les économies à faire sur le budget irlandais, de sorte que le cadeau apparent fait à l’Irlande ne coûtera rien à l’Angleterre.
    Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des critiques faites au bill par les Irlandais, et dont plusieurs sont fort graves. Disons seulement que, le 16 avril, une « Convention nationale irlandaise, » réunie à Dublin, a adopté le principe du bill sous réserve d’amendemens à obtenir en cours de discussion.
    Ajoutons que le bill contient quelques dispositions, très insuffisantes d’ailleurs, pour le développement des opérations du « remembrement » agraire dans l’Ouest, et pour la réintégration des tenants évincés au cours des guerres agraires.
  14. Je sais bien que, depuis quelques mois, l’hostilité anglaise contre l’Irlande semble s’être un peu atténuée, et que le gouvernement unioniste fait montre de meilleures dispositions à l’égard des Irlandais, dont il parait rechercher l’appui, ou du moins la neutralité, au Parlement ; on annonce même qu’il donnerait prochainement à l’Irlande une Université catholique, une extension du local government, des faveurs économiques. Malgré tout, il n’est guère vraisemblable de voir de sitôt le parti conservateur assez infidèle a ses principes, ou le parti libéral redevenu assez puissant, pour imposer à l’opinion anglaise le home rule irlandais.